Note 46

Lecture commentée de l’Apocalypse :

Sixième partie :

VI. Sept tableaux sur le châtiment de Rome.

Ap 17,1 --- 19,10

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VI. Sept tableaux sur le châtiment de Rome (17,1 --- 19,10)

1 – Vision de Rome : 17,1-18

(17,1) Alors vint l’un des sept anges qui tenaient les sept coupes [Ce VI e cycle démarrait dans le ciel comme les autres, puisque l’ange aux sept coupes résidait au ciel (cf. 15,1-7).

Il appert que ce VI e cycle, ou sixième partie,  serait moins bien balisé par les mots-charnières que les autres. Ces mots-charnières seraient ici moins évidents, moins caractéristiques.

Pour autant, ce VI e cycle se trouvait nettement délimité :

a) par l’unicité du thème qui le sous-tendait, et qui était le procès, suivi de la condamnation de Rome ;

b) par les deux cycles qui l’encadraient, et qui, eux, avaient une structure évidente :

- celui des sept coupes (cf. 15,1 --- 16,21) dont chacune était numérotée ;

- celui des sept visions finales (cf. 19,11 --- 22,5), introduites chacune par un ‘Kai eidon’, « Et je vis », sans équivoque.

A l’intérieur du cycle les changements de rythme, très brusques, et les changements de niveau des visions très marqués : le ciel, la terre, l’abîme…, nous aideraient à repérer les sept subdivisions coutumières.

Nous aiderait aussi le parallélisme, constaté, de la structure de ce cycle avec la structure des autres cycles. L’évolution interne du cycle, en effet, était assez comparable à l’évolution interne des autres cycles : voir notre tableau synoptique de l’Apocalypse (Note 35).] et il me parla en disant : « Viens, je te montrerai le jugement de la grande prostituée, [Ces mots résumaient le sujet de ce VI e cycle.

Tout le monde, ici, reconnaîtrait Rome, sise au bord des eaux (cf. suite du verset) du Tibre et du paganisme, vêtue de pourpre (cf. 17,4), à la fois comme une prostituée et comme l’empereur romain, la nouvelle Babylone (cf. 17,5), métropole du paganisme, persécutrice des saints de Jésus (cf. 17,6), assise sur sept collines (cf. 17,9).

Traçant le portait de la prostituée fameuse, il restait fort probable que Jean eût songé à certaines femmes célèbres, qui avaient depuis peu défrayé la chronique romaine : Messaline, Poppée…  

Cette prostituée, Rome, était grande et fameuse car tout l’univers avait les yeux fixés sur elle.

On sait que dans l’Israël ancien les prophètes avaient coutume de dénoncer l’idolâtrie, sous le nom de prostitution. Et déjà la Torah même. Les références seraient innombrables ; citons-en une : Ex 34,15.

Très souvent les cultes païens se trouvaient mêlés à des pratiques orgiaques, d’où l’amalgame facile entre prostitution et superstition. [assise aux bords des eaux multiples. [Chez Jérémie (51,13) ces mots visaient Babylone, sise sur l’Euphrate et non loin du Tigre, non loin aussi du Golfe persique et des plaines marécageuses de la Basse Mésopotamie.

Ils étaient transposés par Jean pour décrire Rome, la ville placée au bord du Tibre, non loin des rives de la Méditerranée.

Au verset 17,15 Jean nous donnerait de ces eaux une interprétation plus mystique.

En aucune façon ces mots ne pouvaient s’entendre de Jérusalem, comme l’ont soutenu certains critiques. Notoirement, Jérusalem n’était pas assise au bord des eaux, ni même au bord des nations païennes, retirée qu’elle était dans ses montagnes.

Certes la Ville sainte s’entendait souvent apostrophée par les prophètes (cf. Is 29,1-8) ou même dans le Nouveau Testament (cf. Lc 13,34-35 ; 19,41-44), à cause de ses infidélités. Pour elle cependant, une rédemption restait toujours possible. Rétablie par Dieu dans tous ses droits, et même élevée au ciel, elle finirait par redescendre sur la terre pour y régner à jamais (cf. 21,2-3).

Tandis que Babylone-Rome serait précipitée aux enfers (cf. 18,21).

Au verset 17,7 Jean se proposerait de nous dévoiler très clairement « le mystère » de cette fameuse prostituée.] (17,2) Avec elle ont forniqué les rois de la terre ; ils se sont enivrés, les habitants de la terre, du vin de sa prostitution. » [Du seul fait qu’ils utilisaient la monnaie romaine, tous les peuples participaient peu ou prou au culte impérial.

Rome tendait par politique à étendre à l’univers sa religion officielle, à l’institutionnaliser. On en avait comme témoin l’autel d’Auguste à Pergame. Jean y faisait allusion au verset 2,13 : il le qualifiait de « trône de Satan ».] (17,3) Et il me conduisit au désert en esprit.

Et je vis [L’image ne manquait pas d’audace : contempler une ville en plein désert ; car le désert restait l’antitype même de la ville.

Mais attention ! C’était Jean qui se transportait au désert, non la ville. Comme Jean-Baptiste son maître, Jean se rendait au désert ; mais en esprit, c’était dire en pensée.

Car c’est au désert, dans la retraite, qu’on perçoit le mieux la transcendance divine et, par contraste, la vanité du monde.

De son point de vue désertique Jean contemplait la grande Ville, la Cité païenne, et l’Etat, inclus en elle. Il discernait leur monstruosité, bien mieux que s’il eût été mêlé à la vie urbaine.

Le chrétien ordinaire qui vivait dans le monde, et bien souvent dans la ville, ne possédait pas ce recul. C’était pourquoi Jean lui adressait son message qui serait ainsi pour lui un enseignement. ] une femme assise sur une bête écarlate, [La femme était Rome = Babylone. La Bête écarlate était le pouvoir césarien, revêtu de pourpre. Rome même s’appuyait sur le trône impérial pour assurer sa domination universelle.] pleine de noms de blasphème, [Tous les titres divins, et par conséquent blasphématoires pour le vrai Dieu, dont s’affublait Rome, ou ses chefs, sur les pièces de monnaie, sur le fronton des monuments publics, dans l’intitulé des lois.] ayant sept têtes et dix cornes. [Nous avions aperçu déjà ces sept têtes et ces dix cornes, au verset 13,1, quand la Bête surgissait de la mer. Leur signification nous serait livrée bientôt (cf. 17,9-12). L’imagerie des dix cornes était empruntée au prophète Daniel (7,7.24), chez qui elle figurait des rois successifs. ] (17,4) Et la femme était revêtue de pourpre et d’écarlate [On sait qu’à Rome la couleur pourpre était réservée à l’empereur et aux prostituées… Rome resplendissait de la couleur, et de la gloire, de ses empereurs. Grâce à eux, elle dominait le monde. Elle leur devait une bonne part de sa prospérité à cause du commerce intensif qui s’organisait dans tout l’empire. Elle leur devait son embellissement, car elle bénéficiait des dépouilles des peuples.  

La couleur pourpre, réservée par la loi aux empereurs, provenait du manteau rouge des généraux en chef de la République, les impérators. Il servait de signe distinctif au milieu des combats.  C’était donc le manteau de Jules César.

Nous le voyons encore ce manteau rouge, sur nos écrans de télévision, en plein XXI e siècle, arboré par le pontife romain. Il en hérite en droite ligne de l’empereur Constantin, qui lui-même le tenait de Jules César !   

On sait que nombre de sectes protestantes n’avaient pas manqué de voir dans l’Eglise romaine, et dans son chef, l’objet des invectives de Jean dans l’Apocalypse ! ] et redorée d’or, de pierres précieuses, et de perles, [Toutes  les richesses du monde connu d’alors affluaient vers Rome, par mer et par terre.

Rome ne se gênait pas pour s’approprier les œuvres d’art du monde entier, en particulier celles de Grèce ou d’Egypte, afin d’orner ses palais, ou ses places publiques. Quelques années plus tard Rome hériterait du mobilier du Temple de Jérusalem, après la ruine de la ville, en particulier du chandelier à sept branches, qui figurerait en bonne place sur l’arc de triomphe de Titus.

Néron venait d’édifier, sur l’emplacement actuel du Colisée, la Maison Dorée, qui brillait alors de tous ses feux. Elle serait d’ailleurs détruite peu après, sur ordre de Vespasien. ] ayant un calice d’or dans la main,  plein des abominations et des impuretés de sa fornication. [La ville s’enivrait du vin de l’idolâtrie, du vin de l’immoralité, du vin de la puissance, en attendant de boire la coupe de la colère de Dieu ! (cf. 18,6).

Sa coupe était d’or, en tant qu’elle disposait de toutes les richesses de la terre.

On imagine facilement les orgies que pouvaient abriter les palais princiers, celles que Pétrone, ami de Néron, décrivait dans son Satiricon.] (17,5) Et sur son front un nom est écrit, un mystère : « Babylone la grande, la mère des fornications et des abominations de la terre. » [Pour les chrétiens, ‘Babylone’ était le surnom de Rome, presque un nom de code. Déjà Pierre l’avait utilisé dans sa première épître (cf. 1 P 5,13).

Le symbolisme était facile à percer. Il s’agissait de suggérer la plus grande ville du monde d’alors, la capitale du paganisme, comme le fut autrefois Babylone, et de lui prophétiser le même sort final.

Babylone, en son temps la plus grande ville du monde, fut prise par les Achéménides en 539, puis ruinée en 482 par Xerxès Ier. En 275 av. J.C. tous ses habitants furent déportés ; ce qui mit fin à la ville.  Il n’en subsiste plus aujourd’hui que des ruines, d’ailleurs imposantes.]  

(17,6) Et je vis la femme enivrée du sang des saints et du sang des martyrs de Jésus. [A l’occasion de la grande persécution déclenchée par Néron en 64, après l’incendie accidentel de Rome. Les soupçons s’étant portés sur l’empereur mégalomane, les chrétiens servirent de dérivatif. La persécution durait encore au temps où Jean écrivait. « Et je vis », dit-il. Il en était de loin le spectateur.

Parmi ces saints ou ces martyrs illustres pouvaient se reconnaître facilement Pierre et Paul, qui nous furent présentés en 11,3-13, et les nombreuses victimes immolées dans le cirque ou les jardins de Néron.

Ces martyrs furent livrés en spectacle à la populace romaine car, nous disait-on, la femme s’enivrait du sang.

Vers 66-67, quand Jean écrivait, Néron se promenait en Grèce dans tout l’éclat de sa puissance. Jean était réfugié à Patmos (cf. 1,9) ; Marie était cachée dans quelque endroit secret (cf. 12,6) ; tandis que les chrétiens étaient toujours pourchassés (cf. 12,17).] Et je m’étonnais, voyant cette femme, d’un étonnement immense. [On le serait à moins ! L’horreur de la persécution soudaine avait surpris Jean. Le spectacle de Pierre et de Paul livrés en pâture à la vindicte du monde entier (cf. 11,8-10) l’avait bouleversé. Et le séjour prolongé de l’empereur en Grèce, si près de Patmos, l’avait sans doute inquiété.] (17,7) Mais l’ange me dit : « Pourquoi t’étonner ?  [Jean aurait dû se souvenir des nombreuses prédictions du Christ, annonçant la persécution (cf. Mt 10,17-18 ; Lc 12,11-12 ; …).

Dans son propre évangile, Jean ferait dire au Christ, la veille de sa passion : « S’ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront aussi. » (Jn 15,20).

La prémonition évangélique de la persécution avait fait l’objet d’une béatitude : « Heureux les persécutés pour la justice, car le Royaume des Cieux est à eux. » (Mt 5,10).] Je vais te dire, moi, le mystère de la femme et de la bête qui la porte, celle qui a les sept têtes et les dix cornes : [Le nom de Babylone recouvrait un mystère (cf. 17,5), un mystère d’iniquité. L’ange allait nous l’expliquer sous peu.

Saint Paul, dans un passage que nous avons déjà allégué (commentaire du verset 13,11), avait parlé lui aussi de ce mystère : « En effet le mystère de l’iniquité agit déjà. » (2 Th 2,7). Il était question du même Néron.] (17,8) La bête que tu as vue, elle était et n’est plus, mais elle doit remonter de l’abîme [Cette Bête-là singeait Dieu, celui qui est, qui était et qui vient (cf. 1,4). Cette Bête-là singeait le Christ, puisque elle mourait et qu’elle ressuscitait comme lui.

Cette Bête n’était autre que Jules César, le premier et le prototype des empereurs romains, qui fut assassiné aux ides de mars de l’an – 44. Il ressuscitait en la personne de ses successeurs, les nouveaux Césars : « Rendez à César… » (Mt 22,21 et parallèles).

César remontait « de l’abîme », c’était dire de l’enfer, où il fut plongé par la mort. Il ressuscitait afin d’assurer le triomphe du paganisme.] et elle va à sa perte. [Mais sa victoire serait de courte durée, car l’empire ne saurait supplanter le Christ. Le pouvoir impérial mourait avec chaque empereur. Quant à l’institution impériale elle aurait certainement une fin ; elle ne détenait pas, comme le Christ, « les paroles de la vie éternelle. » (Jn 6,68).

Les puissances resurgies de l’Hadès ne sauraient tenir contre l’Eglise du Christ (cf. Mt 16,18).] Et ils s’émerveilleront les habitants de la terre, dont le nom ne fut pas écrit dans le livre de la vie depuis la fondation du monde, [Ceux qui, par le fait de leur seul péché, ne faisait pas l’objet de la prédestination positive, non seulement depuis la fondation du monde mais encore de toute éternité.

Ce verset apportait une confirmation à l’herméneutique que nous avions proposée du deuxième cycle, celui des Sept sceaux (cf. 4,1 --- 8,1). C’était depuis l’origine du monde que les sceaux du livre de la vie commençaient d’être ouverts, par cet Agneau qui était le Christ. ] voyant la bête, de ce qu’elle était, n’est plus, et reparaîtra. [Au décès de chaque empereur, la Bête renaissait de ses cendres comme par miracle, comme le phénix de la fable, à l’émerveillement des païens.

Tandis que les chrétiens, eux, s’émerveillaient de la résurrection du Christ, lequel demeurait à jamais.

Jean avait observé très finement le phénomène de la succession impériale, et plus généralement celui de toute succession politique : ce spectacle offrait toujours quelque chose de fascinant.

Aujourd’hui encore, dans notre monde hypermédiatisé, on ne se lasse pas de contempler ce spectacle, et même d’y participer par le moyen des procédures démocratiques. La moitié peut-être de l’attention qu’on accorde à la chose publique se porte sur la désignation, ou l’élection, des successeurs.] (17,9) Ici est l’intelligence, celle qui a de la sagesse ! [Jean reprenait ici la ritournelle du verset 13,18. Il s’agissait alors de décrypter le chiffre de Néron, l’Antéchrist en personne. Il fallait maintenant percer le mystère de cette prostituée assise sur une Bête immonde. Si nous faisions preuve d’intelligence, nous ne pouvions manquer d’en trouver la clef.] Les sept têtes, ce sont sept monts, sur lesquels la femme est assise. [Les sept collines bien connues du site de Rome.

Ici seulement nous était donnée, sans équivoque possible, l’identité de cette ville qui se cachait sous le nom de Babylone.

La femme est Rome, ou encore la population romaine : Senatus populusque romanus. La ville reposait sur une double assise : son lieu géographique si caractéristique, et le pouvoir césarien qui lui conférait le sceptre de l’univers. ] Ce sont aussi sept rois : (17,10) Cinq sont tombés, l’un est, et l’autre n’est pas encore venu ; [Sept empereurs romains, dont le sixième, Néron, régnait actuellement. Disons sept Césars, ou encore les premiers Césars.

Le mot ‘basileus’, roi, était couramment utilisé en grec pour désigner les empereurs romains, un peu comme on parlait du ‘Grand Roi’ des Perses.

1.              César.

2.            Octave, ou Auguste.

3.            Tibère.

4.           Caïus, ou Caligula.

5.            Claude.

6.           Néron, prince actuel.

7.             Le successeur prévisible de Néron.

Il fallait reconnaître dans César le véritable fondateur de la dynastie, et de l’empire. Auguste même s’était toujours considéré comme son fils et son héritier.

César avait légué son nom à ses successeurs comme un titre. A partir de Nerva seulement (fin du Ier siècle), le titre d’Auguste qualifierait l’empereur régnant, et le titre de César le successeur désigné.  

  « Cinq sont tombés, l’autre vit. » Ces mots prouvaient à l’évidence que l’Apocalypse fut rédigée sous le principat de Néron, le sixième César, le plus imparfait de tous (sept moins un), et non pas sous Domitien.

Si l’on datait l’Apocalypse du règne de Domitien, elle devenait radicalement incompréhensible (contrairement au vœu plusieurs fois exprimé de l’auteur) ; et c’était bien ce phénomène que l’on observait dans la plupart des commentaires, même savants (ou prétendus tels).

On ne trouvait dans l’Apocalypse aucune allusion à la fin lamentable, et au suicide, de Néron. Quand l’avenir était envisagé, c’était toujours selon un mode indéterminé, par manière de prophétie.

Jean considérait manifestement le groupe des sept premiers empereurs (dont un à venir) comme un paradigme, une sorte d’archétype du mal : ils étaient les sept têtes de la Bête (cf. 13,1 ; 17,7). Le summum  de la puissance néfaste.

A l’évidence, l’écrivain ignorait la suite de l’histoire.] mais lorsqu’il viendra, il faut qu’il reste peu de temps. [En effet le successeur immédiat de Néron ne devait demeurer que bien peu de temps : moins de huit mois, avant d’être éliminé. En l’an 69 trois empereurs éphémères se disputèrent le pouvoir en des luttes fratricides. L’empire ne retrouverait sa stabilité qu’avec Vespasien (69-79).] (17,11) Quant à la bête qui était et n’est plus, elle-même est le huitième ; elle appartient aux sept, mais elle va à sa perte. [Ces derniers mots paraîtraient incompréhensibles, voire incohérents, si l’on ne supposait pas que la Bête, qui était et n’est plus, ne fût Jules César (l’un des sept, et même le premier). Quant au huitième roi il s’appellerait toujours César, puisqu’il relèverait ce titre et assumerait la fonction.] (17,12) Et les dix cornes que tu as vues, ce sont dix rois ; [Chez Daniel, à qui cette phrase était empruntée (cf. Dn 7,24), les dix cornes, à l’évidence, symbolisaient des rois successifs, et non pas simultanés.

De même ici les dix cornes représentaient non pas les rois alliés de Rome (comme le soutiennent nombre d’exégètes) mais bien les successeurs futurs de César qui n’avaient pas encore reçu leur royauté (cf. les mots suivants) et dont le nombre était indéterminé : toute une dynastie.

Remarquons-le, les sept têtes et les dix cornes portaient toutes le même titre : ‘basileis’ ; c’étaient des rois, autrement dit des empereurs.

Dans l’Ancien Testament, le mot ‘corne’ avait toujours représenté la puissance politique, qui était la plupart du temps une puissance belliqueuse (citons par exemple : Za 2,1-4).] ils n’ont pas encore reçu la royauté ; [Parce qu’ils étaient envisagés dans le futur ; ils étaient prophétisés.] mais ils reçoivent le pouvoir comme rois pour une heure avec la bête. [Ils règneront sous le nom de César, et sous son égide, mais pour un temps très bref au regard de l’histoire.

Comme celui de César, leur pouvoir serait monarchique, et non pas collégial ou républicain.

C’étaient les futurs empereurs de Rome.] (17,13) Ceux-là n’ont qu’un seul dessein, qui est de remettre leur puissance et leur pouvoir à la bête. [Tous seraient unanimes pour avouer qu’ils tenaient leur pouvoir de César divinisé. Ils lui rendraient hommage et perpétueraient son culte.

Songeons que le césarisme devait rester l’essence de bien des régimes politiques, jusque dans les temps modernes : les empereurs byzantins, Charlemagne et les empereurs d’occident, les Tsars de Russie, Napoléon Ier, se réclameraient de lui. ] (17,14) Ceux-là combattront contre l’Agneau, [Jean prophétisait une longue persécution pendant les règnes d’au moins dix rois.

On sait que l’ère des persécutions ne prendrait fin qu’en 313, avec la proclamation de l’Edit de Milan. Près de deux siècles et demi donc, après la parution de l’Apocalypse.

Déjà Auguste, par le truchement d’Hérode le Grand, avait tenté d’assassiner le Christ à peine né (cf. Mt 2,16). Tibère, en la personne de Pilate, l’avait crucifié (cf. 1 Co 2,8). Et Néron venait de faire mettre à mort les deux coryphées des apôtres, Pierre et Paul, « les deux flambeaux » (11,4) chargés d’éclairer toute la terre.

Les successeurs immédiats de ces princes ne vaudraient guère mieux. Ils mèneraient campagne contre l’Agneau, c’était dire contre l’Eglise de l’Agneau.] et l’Agneau les vaincra [Car l’Eglise, à la fin, aurait le dernier mot. Le pouvoir impérial perdrait la bataille d’Harmagedôn (cf. 16,16). D’ores et déjà l’Agneau était proclamé vainqueur puisqu’il était élevé jusqu’au trône de Dieu (cf. 5,6).] car il est le Seigneur des seigneurs et le Roi des rois ; [Affirmation sans équivoque de la divinité de l’Agneau.] avec lui sont les appelés, les élus, les fidèles. » [Chaque génération viendrait apporter au Christ son contingent de nouveaux élus. Ils prendraient place aux côtés de l’Agneau (cf. 14,1). Eux-mêmes seraient déclarés vainqueurs (cf. 21,7).] (17,15) Et il me dit : « Ces eaux que tu as vues, là où siège la prostituée, ce sont des peuples, des foules, des nations et des langues. [On discernait dans Rome une sorte de Pentecôte du paganisme. La ville de Rome accueillait dans son sein tous les peuples, en même temps que toutes les religions de la terre.

A ses carrefours, on entendait parler toutes les langues.

Pendant longtemps l’Eglise romaine elle-même parlerait le grec, une langue importée.] (17,16) Et les dix cornes que tu as vues, et la bête, ceux-là prendront en haine la prostituée, et la feront désolée et nue. Ils mangeront ses chairs [Ne voilà-t-il pas que le pouvoir impérial lui-même se retournait contre Rome pour la saccager et pour la détruire ?

La prostituée se trouvait assise sur la Bête comme sur une monture (cf. 17,3). Soudain ladite monture se rebiffait contre sa cavalière, pour la désarçonner et pour la mordre.

L’histoire romaine nous offrirait maints exemples de tels avatars. Plus d’une fois les empereurs romains devraient prendre leur ville d’assaut, ou se battre dans ses murs. ] et la consumeront dans le feu. [De même que Néron, si l’on en croyait la rumeur populaire (peu importait ici la vérité historique), avait mis le feu à la Ville, de même ses successeurs ne se gêneraient pas pour incendier Rome et la dévaster.] (17,17) Car Dieu a donné à leur cœur d’accomplir sa pensée, [S’ils le feraient, ce ne serait pas sans une inspiration de la divine Providence. Ils seraient des justiciers inconscients.

De même, autrefois, Dieu avait armé le bras de Cyrus pour détruire Babylone (cf. Is 45,1 ; 48,14-15).

On sait que Yahvé dirigeait les cœurs, les consciences et les actes de ses amis comme de ses ennemis (cf. Ex 9,12 ; 10,22 ;…)] et de ne faire qu’une seule pensée pour donner leur royauté à la bête [Reprise de 17,13. Jusqu’à la fin de l’ère païenne, les souverains dans Rome consentiraient à mettre leur pouvoir sous le patronage de César et d’Auguste.

Une telle prophétie devait se réaliser très précisément, dans un temps que le visionnaire Jean en toute hypothèse, qu’il eût écrit sous Néron ou sous Domitien, n’avait pu connaître.] jusqu’à ce que soient accomplies les paroles de Dieu. (17,18) Et la femme que tu as vue, c’est la Ville, la grande, celle qui détient la royauté sur les rois de la terre. » [Cette amazone renversée par sa propre monture, cette ville envahie par ses propres rois, n’était autre que Rome, la capitale du monde, la Ville par excellence, l’Urbs.        

2 – Vision de l’ange annonçant la chute de Rome : 18,1-3

(18,1) Après cela je vis un autre ange descendant du ciel [Brusque changement de niveau, qui justifiait, en cet endroit, la division que nous proposions de ce VI e cycle, en l’absence de mots-charnières bien caractéristiques.

Après le spectacle répugnant de Rome assise au bord des eaux (du Tibre et du paganisme) Jean levait les yeux, et contemplait dans le ciel un nouveau tableau.] ayant un grand pouvoir, et la terre fut illuminée de sa clarté. (18,2) Et il cria d’une voix puissante, disant : « Elle est tombée, elle est tombée, Babylone la grande, [Le premier tableau (cf. 17,1-18) du cycle nous avait montré la comparution de l’accusée. Maintenant nous entendions le prononcé de la sentence. Suivrait bientôt l’exécution du jugement (cf. 18,21).

Le ciel, qui était la demeure de Dieu, jugeait la mer, réceptacle des démons, et la portion de terre qui lui était contiguë (celle des païens). Quant à la terre des justes, on la voyait illuminée par la splendeur de l’ange.

En cet endroit, le récit de Jean était tissé de réminiscences prophétiques.] et elle est devenue un habitacle de démons, un refuge pour tour esprit impur,  un refuge pour tout oiseau impur, un refuge pour toute bête immonde et odieuse. (18,3) Parce que du vin de la colère de sa prostitution ont bu toutes les nations, et les rois de la terre avec elle ont forniqué et les marchands de la terre, en vertu de son faste, se sont enrichis. [Allusion au trafic commercial incessant de la Rome antique, par voie de terre comme par voie de mer.

L’archéologie sous-marine découvre tous les jours les vestiges de ce commerce.

Les Actes des apôtres nous offraient maints exemples du cabotage intense qui sillonnait alors la ‘Mer intérieure’. 

3 – Recommandations au peuple de Dieu dans Rome : 18,4-8

(18,4) Et j’entendis une autre voix, venant du ciel, disant : [De nouveau notre attention se reportait au ciel, cette fois non plus pour voir (cf. 18,1), mais pour entendre.

Un ange parlait. Il s’adressait non pas à Babylone mais au peuple chrétien en elle, pour l’avertir de se désolidariser de son sort.] « Sortez, ô mon peuple, de cette ville afin de n’être pas participant de ses péchés, et de ne pas souffrir de ses plaies. [Thème classique chez les prophètes (cf. Is 48,20 ; 52,11 ; Jr 50,8 ; …)

Bien entendu le thème trouvait son origine dans la Genèse (Cf. Gn 19,12-22). Il fallait fuir alors les villes de Sodome et de Gomorrhe, menacées du châtiment céleste.

Certains commentateurs (Claude Tresmontant, l’Apocalypse) ont soutenu que cette apostrophe pouvait s’adresser aux chrétiens de Jérusalem, dans les années 66-67, les invitant à quitter la Ville sainte avant la catastrophe imminente.

Eusèbe de Césarée écrivait en effet dans son Histoire ecclésiastique : « Le peuple de l’Eglise de Jérusalem reçut, grâce à une prophétie transmise par révélation (apokalupsis) aux notables de l’endroit, l’ordre de quitter la ville avant la guerre et d’habiter une ville de Pérée, nommée Pella. Ce furent là que se transportèrent les fidèles du Christ, après être sortis de Jérusalem de telle sorte que les hommes saints  abandonnèrent complètement la métropole royale des Juifs et toute la terre de Judée. » (H.E, III, 5,3).

L’Apocalypse de Jean serait-elle cette ‘apokalupsis’, dont parlait Eusèbe ?

Rien dans le reste du livre ne venait corroborer cette hypothèse. L’Apocalypse fut envoyée comme un message d’encouragement aux sept Eglises de la province d’Asie, pour aider les chrétiens à supporter l’épreuve. On ne voit pas pourquoi elle se rapporterait à une persécution menaçante dans Jérusalem. Le nom même de Babylone, qui caractérisait la ville païenne vouée à la colère divine, ne saurait viser Jérusalem. Jérusalem en effet, avant sa ruine de 70, était tout sauf une cité païenne, puisqu’elle était la ville sacrée du peuple Juif. La théologie de saint Jean tendrait à idéaliser Jérusalem, promise à un avenir radieux.

Dans le long thrène qui allait suivre (cf. 18,9-24), déplorant le sort de la ville avec de nombreux détails, on ne rencontrerait aucun indice qui suggérât Jérusalem. Bien au contraire, tout ne ferait qu’évoquer Rome, capitale de l’empire.] (18,5) Car ses péchés se sont agglutinés jusqu’au ciel, et Dieu s’est souvenu de ses iniquités. (18,6) Rendez-lui, comme elle-même a rendu, [Autre traduction : « Qu’on la paie de sa propre monnaie ! » En effet l’idée de monnaie était ici sous-jacente. Bien entendu il faudrait la payer de la monnaie romaine, ayant cours universel, et non pas de la monnaie de Jérusalem réservée au Temple !] et doublez ses duplicités, selon ses œuvres. Dans le calice qu’elle a mixé, mixez-lui le double. [Toujours l’image de la prostituée (Babylone = Rome) se livrant à des libations licencieuses.

On se souvient que, selon la légende, Babylone tomba au cours d’une nuit d’orgie. En serait-il de même pour Rome ?   

Ce calice (en or) nous l’avions déjà aperçu en 17,4. L’image était empruntée au prophète Jérémie : « Babylone était une coupe d’or aux mains de Yahvé. » (Jr 51,7).] (18,7) Dans la mesure où elle s’est glorifiée, et qu’elle fut dans les délices, [Faste et luxe inouïs de Rome qui allaient, ci-dessous, nous être abondamment décrits.] donnez-lui autant de tourment et d’affliction. Parce qu’elle dit dans son cœur : « Je siège en reine et je ne suis point veuve ; et je ne connaîtrai pas l’affliction. » [Isaïe avait interpellé Babylone en ces termes : « Tu disais : Pour toujours je serai souveraine […] Je ne serai jamais veuve. » (Is 47,7-8).

Mais aujourd’hui c’était Rome, la maîtresse du monde, la reine des cités, la métropole du paganisme, qui se sentait interpellée.

La prostituée, qui s’était mariée avec beaucoup d’hommes, resterait veuve, tandis que « la vraie veuve » (1 Tm 5,5) deviendrait l’épouse de Dieu (cf. 21,2).] (18,8) C’est pourquoi en un seul jour viendront des plaies sur elle, la mort, l’affliction, la faim ; dans le feu elle sera brûlée, car il est fort le Seigneur Dieu qui l’a jugée. » [En un seul jour, comme Babylone fut détruite en un seul jour (cf. Is 47,9).  

L’incendie ici évoqué fait songer à celui de 64 qui anéantit une grande part de la ville de Rome. Une catastrophe semblable était ressentie comme probable, dans l’avenir.

4 – Lamentations sur Rome : 18,9-19

(18,9) Et ils pleureront et se lamenteront sur elle, les rois de la terre [Ici débutait une longue cantilène (cf. 18,9-19 puis 18,21 b-24), interrompue seulement par les versets : 18,20-21 a.  

Les lamentations des païens se faisaient entendre par toute la terre, tandis qu’en 18,20-21 nous serions transportés brusquement dans les cieux.

Le thrène était bourré de réminiscences prophétiques, et son vocabulaire emprunté, pour une grande part, aux chapitres 26 et 27 d’Ezéchiel : un oracle qui pour lors visait Tyr.

Mais par ailleurs, on y rencontrait les mêmes artifices de style que dans le reste du livre (contre la théorie documentaire).] ceux qui ont forniqué avec elle, qui ont vécu dans les délices, quand ils verront la fumée de son incendie. (18,10) Ils se tiennent au loin à cause de la crainte de son  tourment ; ils disent : « Malheur, malheur, la grande cité, Babylone, la cité forte, parce qu’en une seule heure est venu ton jugement ! » (18,11) Et les   négociants de la terre pleurent et se lamentent sur elle, parce que personne n’achète plus leur marchandise, (18,12) marchandise d’or et d’argent, de pierre précieuse et de perles, de lin et de pourpre, de soieries et d’étoffes d’écarlate, de tout bois de thuya, de tout vase d’ivoire, de tout vase de bois très précieux, et d’airain, et de fer, et de marbre, (18,13) et la cannelle, et l’amome, et les parfums, et l’onguent, et l’encens, et le vin, et l’huile, et la fleur de farine, et le blé, et les bêtes de somme, et les moutons, et des chevaux, des chariots, des esclaves et les âmes des hommes. [Argent, fer, étain, plomb, bronze, chevaux, coursiers, mulets, ivoire, ébène, escarboucles, pourpre, broderies, byssus, corail, rubis, grain de Minnit, cire, miel, graisse, baume, vin, laine, fer forgé, casse, roseau, couvertures de cheval, agneaux, béliers, boucs, aromates, pierres précieuses, or, riches vêtements, manteaux de pourpre et de broderie, étoffes bigarrées, cordes tressées… avait décliné Ezéchiel (cf. Ez 27,12-24).

Dans les deux cas le trafic d’un très grand port était évoqué, avec beaucoup de réalisme. Il ne pouvait donc être question de Jérusalem.]

(18,14) Et les fruits mûrs, le désir de ton âme, ils se sont enfuis de toi ; et toutes les choses grasses et brillantes s’en allèrent de toi, et on ne les trouvera plus jamais. (18,15) Les marchands, ceux qui se sont enrichis avec elle, se tiendront loin, à cause de la crainte de son tourment. Ils pleurent et se lamentent, (18,16) disant : « Malheur, malheur, la grande ville, qui était habillée de lin, de pourpre et d’écarlate, redorée d’or, de pierres précieuses et de perles, (18,17) parce qu’en une heure tant de richesse fut dilapidée! »

Et tout pilote et tous ceux qui naviguent sur la haute mer [Le texte reçu, qui  fait difficulté, porte :

Pas ho épi topon pléôn.

« Tous ceux qui naviguent vers le lieu. » 

Mais ce membre de phrase n’offre guère de sens satisfaisant.

Aussi, avec quelques manuscrits, nous proposons de lire :

Pas ho épi ton ponton pléôn.

« Tous ceux qui naviguent en haute mer. » 

On imagine fort bien les caboteurs naviguant sur la haute mer, effrayés soudain au spectacle de l’embrasement de Rome, aperçu dans le lointain.

Le glissement graphique de ‘ponton’ (mot rare) à ‘topon’ (mot vulgaire) se conçoit fort bien : c’est un cas de lectio facilior.

Le témoignage rétrospectif d’Ezéchiel (imité par Jean dans tout ce passage) était formel : il s’agissait bien de navigation en haute mer (cf. Ez 27,26).] et les matelots et tous ceux qui travaillent de la mer se tinrent au loin (18,18) et ils s’exclamaient, voyant la fumée de son incendie, disant : « Qui était semblable à cette grande cité ? » (18,19) Ils jetèrent de la poussière sur leurs têtes, et ils s’exclamaient, pleurant et se lamentant, [Comme les matelots d’Ezéchiel apercevant Tyr (cf. Ez 27,28-32), les navigateurs de la haute mer, après leur débarquement, admiraient l’incendie de Rome. Ils lançaient de la poussière sur leur tête, car il fallait que la mer (d’où ils venaient) et la terre (où ils abordaient) témoignassent ensemble du malheur de cette Grande cité.

Rome n’est qu’à 25 km environ du rivage d’Ostie. On entrevoyait de loin les lueurs de l’incendie.] disant : « Malheur, malheur, la grande cité que voilà, dans laquelle s’enrichirent tous ceux qui affrètent des navires sur la mer, de ses biens, car en une seule heure elle a été dépouillée !

5 – Allégresse au ciel : 18,20  

(18 2O) Réjouissez-vous sur elle, le ciel, [Brusquement notre regard s’élevait vers les cieux, la complainte s’interrompant. C’était là un effet de style, parfaitement voulu et conscient. Il signalait la cinquième section de ce VI e cycle.

Nous l’avions déjà remarqué : d’autres cinquièmes sections de cycle nous transportaient aussi dans le ciel, pour nous faire partager par anticipation le bonheur des élus.

6,9-11 : cinquième sceau du second cycle.

14,1-5 : cinquième vision du IV e cycle.

20,4-6 : dans la cinquième vision du VII e cycle.

Une telle allégresse survenait juste avant l’exécution de la sentence contre Rome qui aurait lieu dans la sixième section. Elle nous proposait de nous réjouir par avance.

Cette cinquième section de cycle ne contenait qu’un seul verset : 18,20. Mais c’était le cas de plusieurs autres sections de cycle, souvent fugitives. (Cf. 8,1 ; 16,3).] les saints, les apôtres et les prophètes, [Et parmi ceux-là on songeait par priorité aux apôtres déjà montés au ciel, au moment où Jean écrivait : Jacques frère de Jean, et Jacques le frère du Seigneur, mais surtout Pierre et Paul les premiers martyrs de Rome, intéressés au premier chef au jugement de Rome.] parce qu’il a jugé, Dieu, le jugement qu’elle vous avait infligé ! » [Mot à mot : « Il a jugé, Dieu, votre jugement de la part d’elle. »

Jean interpellait ses collègues, Pierre et Paul, ainsi que leurs compagnons : le jugement inique porté contre vous s’était retourné contre elle. Le jugement de Rome était jugé.

On entendait l’écho de maintes sentences évangéliques : « Ne jugez pas, afin de n’être pas jugés. » (Mt 7,1).

6 – Chute de Rome : 18,21-24

(18,21) Un ange puissant prit alors une pierre, comme une grande meule, et l’envoya dans la mer, [Jérémie avait demandé au grand chambellan Seraya de mimer la chute de Babylone, en lançant dans le fleuve Euphrate le livre de ses prédictions contre la ville, attaché à une pierre, en proclamant : « Ainsi doit s’abîmer Babylone pour ne plus se relever du malheur que je fais venir sur elle. » (Jr 51,64).  

C’était un mime.

Cela se passait en l’an 593, quatrième année du règne de Sédécias (cf. Jr 51,59), quelque 54 ans, donc, avant la prise de Babylone par Cyrus.

Dans l’Apocalypse, l’ange mimait la chute de Rome en lançant dans la mer une pierre énorme, comme une grosse meule. On songeait bien sûr à l’avertissement sévère du Christ à l’égard des fauteurs de scandale (cf. Mt 18,6).

Le geste de l’ange était sobre, quoique foudroyant. On croirait voir le Christ de Michel-Ange dans la Chapelle Sixtine...

Babylone = Rome, qui était assise au bord des eaux multiples (cf. 17,1), se voyait précipitée au fond de la mer, la demeure de Satan (cf. Is 27,1).] disant : « Ainsi d’un même mouvement sera jetée Babylone, la grande ville, et qu’on ne la trouve jamais plus. » [Ce qui était annoncé depuis tant de versets, depuis au moins 14,8, s’accomplissait « d’un même mouvement », ou « d’un coup ». C’était bien la fin de Rome qui était décrite ici, symboliquement, bien que le verbe fût encore au futur. Au verset 19,2 on parlerait du jugement de Rome comme d’une chose accomplie.

Ici reprenait la complainte interrompue, dès que l’ange eut parlé (cf. 18,21 b-24). Elle s’entendait principalement au futur. On y comptait sept fois l’exclamation : « Jamais plus », une fois avant l’interruption (cf. 18,14), six fois après.

Ce septénaire était certainement voulu. Il prouvait à l’évidence que le thrène répondait aux mêmes procédés de composition que le reste du livre. On ne pouvait donc pas parler de pièce rapportée. De plus le procédé cumulatif de notations, puisées chez les prophètes, était bien dans la manière de Jean.

Le demi verset  18,21 b appartenait lui-même au thrène (contre l’avis de la Bible de Jérusalem). Le démontraient l’emploi du futur (qui était le temps principal du thrène), et la présence d’un des sept « jamais plus » dans la bouche de l’ange.] (18,22) Et la voix des citharèdes, des musiciens et des joueurs de flûte ou de trompette chez toi qu’on ne l’entende jamais plus ; et tout artisan de tous arts qu’on ne le trouve plus en toi, jamais plus ; et la voix de la meule qu’on ne l’entende plus chez toi, jamais plus ; (18,23) et la lumière de la lampe qu’elle ne brille plus chez toi, jamais plus ; la voix de l’époux et de l’épouse qu’on ne l’entende plus en toi, jamais plus ; parce que tes marchands étaient les magnats de la terre ; parce que dans tes maléfices errèrent toutes les nations. (18,24) C’est en elle que fut trouvé le sang des prophètes et des saints, et de tous ceux qui furent égorgés sur la terre ! » [C’était dans le sein de Rome qu’on avait observé une si grande persécution.

On songeait, ici, plus particulièrement à Paul, « égorgé » par le glaive selon la tradition, et non pas crucifié.

7 – Triomphe au ciel : 19,1-10

(19,1) Après cela j’entendis comme une grande voix de foule nombreuse dans le ciel, [La finale de ce cycle (septième section : 19,1-10) anticipait la grande finale du VII e cycle, et de toute l’Apocalypse (cf. 21,1 --- 22,5).

Rome ayant chuté (cf. 18,21-24) la joie du ciel éclatait sans retenue.

Pourtant restait tout un pan de l’histoire humaine à parcourir (cf. 19,11 --- 20,15) avant l’irruption définitive de la Jérusalem céleste. Le paganisme connaîtrait encore bien des soubresauts.] de gens qui disaient :

« Alléluia !

Le salut, la gloire et la puissance à notre Dieu,

(19,2) car ses jugements sont vrais et justes ;

car il a jugé la grande prostituée, [Ce membre de phrase, formant inclusion avec 17,1 : « Viens, je te montrerai le jugement de la grande prostituée », résumait tout le VI e cycle, et démontrait son unité.] qui corrompit la terre dans sa prostitution, et il a vengé le sang de ses serviteurs, répandu par sa main à elle. »

(19,3) Et de nouveau ils dirent : « Alléluia ! Et sa fumée monte pour les siècles des siècles ! » [Eternité des peines de l’enfer, pour les nations païennes comme pour les individus !  

Les réprouvés se dirigeaient vers l’obscurité, tandis que les élus émigraient dans la lumière (cf. 21,23).

Abraham avait contemplé la fumée de  Sodome et Gomorrhe s’élevant « du pays comme la fumée d’une fournaise. » (Gn 19,28).

On se souvenait qu’au verset 9,2 Satan ouvrait le puits de l’Abîme. Il s’échappait « une fumée du puits comme la fumée d’une fournaise immense. »] (19,4) Et ils tombèrent les vingt-quatre vieillards et les quatre vivants, [Revoilà les 24 vieillards et les 4 vivants de 4,4 --- 5,14). C’était la vision liminaire de l’ouverture des sceaux, le début du second cycle, qui correspondait au début de l’histoire humaine.

(Alors commencement du II e cycle ; ici fin du VI e cycle : on constatait la symétrie de ces épisodes, par rapport au centre absolu de l’Apocalypse que nous avions fixé au verset 13,18 : milieu du IV e cycle, le cycle central.)

Ces vieillards et ces vivants symbolisaient, on l’a dit, le temps et l’espace envisagés dans leur totalité :

- le temps de l’Ancien Testament et des 12 patriarches, fils de Jacob ;

- le temps du Nouveau Testament et des 12 apôtres de Jésus-Christ ;

- les 4 points cardinaux ; ou, mieux encore, les quatre dimensions de l’espace : largeur, longueur, hauteur et profondeur (cf. Ep 3,18).

Le monde céleste se développait en quelque sorte comme s’il était l’image du monde physique, une image plus réelle que son modèle.

Idées, beauté, vertus composaient un nouveau cosmos, plus vaste que le nôtre, mais aussi plus proche de Dieu.

Ces idées, cette beauté, ces vertus, ne pouvaient être regardées seulement comme des abstractions, ou des concepts de l’esprit, mais bel et bien comme des êtres vivants, des personnes, autrement dit des anges.

A son tour ce plérôme, « spirituel » et non plus physique, avouait n’être qu’un reflet du plérôme divin (cf. Ep 3,19), et de l’infinité positive des puissances divines.] et ils adorèrent [Ces êtres spirituels n’étaient que des créatures. C’était pourquoi Jean nous les montrait s’inclinant devant Dieu pour l’adorer.

Ces créatures formaient les hiérarchies célestes, dont saint Paul avait plusieurs fois décliné les titres dans ses épîtres (cf. Ep 1,21 ; Col 1,16).

Hiérarchies que le Christ s’étaient entièrement soumises (cf. Col 2,15 ; 1 P 3,22), de gré ou de force…] le Dieu qui siège sur le trône, [Quant à Dieu même, il n’était pas seulement abstraction, idée ou nature. Il était encore une Personne vivante, puisqu’il siégeait sur un trône à la manière d’un roi.

Il était cet Ancien, aussi ancien que l’éternité, que Daniel avait contemplé dans ses songes (cf. Dn 7,9).

Le Nouveau Testament nous enseignait que Dieu était Père, Fils, et Esprit (cf. Mt 28,19). Et que ces Trois ne faisaient qu’un (cf. Jn 10,30). Les Trois siégeaient sur un même trône, c’était dire qu’ils possédaient ensemble l’unique nature divine.] disant : « Amen. Alléluia ! »

(19,5) Et une voix sortit du trône disant : [Non plus la Voix de Dieu lui-même, mais la voix d’un de ses ministres (cf. 19,10), qui se tenait debout sur les marches du trône.

Cette vision finale du VI e cycle servait de vision liminaire au VII e cycle qui n’en comportait pas formellement.

Comme toutes les visions liminaires, celle-ci nous transportait aux cieux.] « Louez notre Dieu tous ses serviteurs, et vous qui le craignez, les petits et les grands ! » (19,6) Et j’entendis comme la voix d’une foule nombreuse, et comme la voix d’eaux multiples, et comme la voix de tonnerres puissants, disant : « Alléluia ! Parce qu’il a régné le Seigneur, notre Dieu, le Tout-puissant. (19,7) Réjouissons-nous, exultons, et rendons-lui gloire, parce qu’elles sont venues les noces de l’Agneau, [Image hardie. Il s’agissait d’annoncer les noces du Christ en tant qu’il était immolé (comme l’agneau pascal), et ressuscité (puisqu’il se tenait debout : cf. 5,6).

Lorsque le chrétien, dans le repas eucharistique, consomme la chair de l’Agneau (cf. Jn 6,51-58), il anticipe les noces éternelles du Christ et de son Eglise. Il anticipe la fin des temps.

Le Christ, homme vierge, n’avait pas connu d’épousailles humaines sur cette terre. Mais bien des fois, il avait donné  à entendre qu’il était l’époux céleste (cf. Mt 9,15 ; 22,2 ; 25,1 ; Jn 3,29).

Par son incarnation il avait épousé mystiquement l’humanité, et même tout le cosmos. Quant à ses noces triomphales, elles ne seraient vraiment célébrées qu’au moment de la parousie (cf. 21,2).] et son épouse s’est préparée. [Cette épouse était l’Eglise ; c’était dire l’humanité entière, réconciliée.

L’évangile nous avait maintes fois suggéré cette notion, que l’humanité rachetée était l’épouse du Christ (cf. Jn 2,2 ; 3,29 ; 20,17). Quant à saint Paul, il avait longuement développé le thème (cf. Ep 5,22-32 ; 2 Co 11,2).

Déjà les prophètes avaient présenté Israël comme l’épouse (souvent infidèle) de Yahvé (cf. Ez 16 ; 23 ; Os 1,2 --- 3,5 ; …).

La célébration définitive des noces ne pourrait intervenir qu’après la purification de l’épouse. Voilà pourquoi on nous disait qu’elle « s’est préparée. »] (19,8) On lui a donné [Elle était sauvée, mais c’était par grâce. C’était en vertu des mérites du Christ, et non des siens propres.] de se couvrir d’un lin brillant et pur : [Ce lin brillant et pur symbolisait bien plus qu’une simple pureté morale, comme on s’en rendrait compte dès la seconde partie de ce distique (cf. 19,8 b).

Le lin blanc évoquait pour nous l’habit des prêtres de l’ancienne alliance (cf. Ex 28,5.42 ; 39,27-29).

Car l’épouse elle-même était admise à officier dans la liturgie céleste. Elle célébrait à l’autel de l’Agneau.

La blancheur éclatante de ce lin fin – « un lin brillant et pur » – manifestait la pureté spirituelle parfaite dont serait revêtue l’épouse. Car rien d’impur ne saurait être admis en présence de la majesté redoutable du Grand Roi (cf. Est 5,1-3).

Cette blancheur éclatante nous faisait songer à la Transfiguration du Christ : « Ses vêtements devinrent resplendissants, d’une telle blancheur qu’aucun foulon sur terre ne peut blanchir de la sorte. » (Mc 9,3). Jean, sur le mont Hermon, était l’un des trois témoins qui avaient contemplé cette scène.] le lin en effet ce sont les justifications des saints. » [Autrement dit leurs mérites, ou leurs bonnes actions. Seuls subsisteraient au ciel les mérites des saints – et ceux du Christ. L’Apocalypse nous remémorait plus d’une fois cet enseignement capital.]  (19,9) Et il me dit : « Ecris : Bienheureux les gens invités au festin des noces de l’Agneau ! » [On entendait ici l’écho de la parabole évangélique, celle  des gens invités au festin nuptial (cf. Mt 22,1-13).

Le judaïsme avait souvent représenté les joies de l’ère messianique sous l’image d’un festin (cf. Is 25,6).] Et il me dit : « Ces paroles de Dieu sont vraies. » [Logos (parole), alêthinos (vrai), Théos (Dieu) : Association de mots caractéristique du style johannique. C’était bien le même auteur qui avait rédigé l’Apocalypse et le IV e évangile.] (19,10) Et je tombai à ses pieds, afin de l’adorer. [Comme Jean, nous serions parfois tentés de prendre les voix qui sortent du trône (cf. 19,5) pour la voix de Dieu, ou les anges qui descendent du ciel (cf. 18,1) comme le Verbe en personne.

Mais la mise en garde de l’ange (et de Jean) serait fort nette.] Et il me dit : « Attention, n’en fais rien ! Je suis un serviteur avec toi [Par le fait qu’elles étaient personnifiées, et multiples, les puissances célestes se distinguaient de Dieu, car Dieu est un.

Les hiérarchies célestes, créatures de Dieu, étaient soumises à Dieu, et à son Christ. L’auteur de l’Apocalypse nous en avertissait, de concert avec Pierre (cf. 1 P 3,22), Paul (cf. Col 2,15) et l’auteur de l’épître aux Hébreux (cf. He 1,4 --- 2,18).

Le Nouveau Testament réagissait avec énergie contre le culte des anges, qui était devenu une tentation pour le judaïsme tardif.] et celui de tes frères qui détiennent le témoignage de Jésus. Adore Dieu. En effet le témoignage de Jésus, c’est l’esprit de prophétie. » [Autre signature johannique : association typique des mots : « frères », « témoignage » (répété), « Jésus » (répété), « Dieu », « esprit », « prophétie ».

On se souvenait que, dans les livres de l’ancienne alliance, on nommait « Témoignage » les deux tables de la Loi, enfermées dans l’arche (cf. Ex 25,16).

Mais dans l’alliance nouvelle l’Esprit Saint tenait lieu de tables de la Loi (cf. Rm 8,2), car il résidait dans nos cœurs. Il pouvait donc être appelé « Témoignage ». De plus, l’Esprit Saint s’était manifesté le jour de la Pentecôte comme l’Esprit de prophétie (cf. Ac 2,4.17-18), lequel, bien entendu, témoignait en faveur du Christ.  

De la nouvelle alliance, l’Esprit Saint était le sceau (cf. Jn 6,27).

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