Note 44

Lecture commentée de l’Apocalypse :

Quatrième partie :

IV. Les sept visions de la Femme et de son combat avec le Dragon.

Ap 12,1 --- 14,20

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IV. Les Sept visions de la Femme et de son combat avec le Dragon (12,1 --- 14,20

1 – Vision de la Femme : 12,1-2

(12,1) Et un signe grandiose apparut dans le ciel : [Le cycle commençait au ciel, car il s’enracinait dans la dernière vision du cycle précédent.

Dans l’évocation de l’histoire humaine, nous allions être ramenés un peu en arrière : au tout début de l’ère chrétienne. Léger procédé de ‘flash-back’. ] une femme  [La nouvelle Eve, Marie, qui dès l’aube des temps messianiques avait engendré le Messie (cf. 12,5) et tous les fils de Dieu (cf. 12,17). Elle reprenait à son compte l’antique lutte engagée entre le serpent et la race humaine (cf. Gn 3,15) ;  mais, cette fois, pour la mener à une fin victorieuse, au contraire de l’ancienne Eve. Au terme de l’Apocalypse, en effet, nous verrions l’humanité recouvrer l’Eden perdu, avec les arbres de la Vie trônant en son milieu (cf. 22,1-5).

Cette même Marie, selon l’évangéliste Jean, Jésus l’avait qualifiée de ‘Femme’ en deux instants solennels de son existence sur terre : à Cana, au moment d’opérer son premier miracle (cf. Jn 2,4), et sur la croix au moment de quitter ce monde (cf. Jn 19,26).

Cette Femme de l’Apocalypse ne pouvait pas être l’Eglise, car jamais l’Eglise n’avait été nommée la mère du Messie, comme le serait Marie (cf. 12,5). L’Eglise était tout au plus la fille : car elle naissait du flanc transpercé du nouvel Adam (cf. Jn 19,34), ou l’épouse du Christ (cf. Ep 5,23-32 ; Ap 21,2.9), jamais sa mère. On verrait, à bien d’autres traits, que cette « Femme » de l’Apocalypse n’était pas l’Eglise, mais bien plutôt la mère de l’Eglise (cf. 12,17).

Sans doute l’herméneutique qui voyait dans la « Femme » de l’Apocalypse une figure de l’Eglise possédait-elle des racines très anciennes, puisqu’elle remontait aux Pères de l’Eglise. Mais on savait aussi que les Pères de l’Eglise, à commencer par l’un des plus anciens d’entre eux, saint Irénée, avouaient avoir perdu la clef d’interprétation de l’Apocalypse. Ils ignoraient le sens du chiffre de la Bête, celui de 13,18. ] enveloppée de soleil, [Car elle était enveloppée, au même titre que les anges (cf. 7,2 ; 10,1 ; 19,17), du soleil de la divinité. Elle était féconde, elle était « grosse » de la divinité même. N’était-elle pas la mère du Fils, la fille du Père, l’épouse du Saint-Esprit ? Reportons-nous à saint Luc : « L’Esprit Saint viendra sur toi, et la puissance du Très Haut te prendra sous son ombre ; c’est pourquoi l’être saint qui naîtra sera appelé Fils de Dieu. » (Lc 1,35). Marie était « couverte » (en un sens fort, presque animal) de l’ombre de la Trinité ; et cette ombre se révélait plus éclatante que le soleil.

Marie devenait soudain aussi féconde que le Père : puisqu’elle allait enfanter le Fils. De plus, elle servait de temple à l’Esprit Saint, mieux qu’aucune autre créature n’avait su le faire. Dans l’œuvre de notre salut, on la voyait associée à la Trinité Sainte à un titre unique.        

De surcroît, elle était immaculée, comme nous l’enseignait la théologie catholique. Elle rayonnait donc de tout l’éclat de sa virginité consacrée.

A aucun de tous ces titres, l’Eglise, elle-même purifiée par le sang du Christ, ne pouvait prétendre à un même degré. ] et la lune sous ses pieds, [Marie dominait, par sa fidélité inébranlable, tout ce qui était changeant dans le cosmos, représenté par l’astre des nuits ; y compris le restant de l’humanité. On pouvait la considérer comme la reine du monde. Elle réparait, par sa constance, l’inconstance de la première Eve, qui avait connu ‘l’éclipse’ de la justice originelle, tandis que Marie ne la connaîtrait pas.  

De même que Jésus s’était identifié à ce « Fils de l’homme », ou ‘Fils d’Adam’, entr’aperçu dans les visions célestes du prophète Daniel (7,13), de même Marie, ici, nous était suggérée par Jean comme étant la ‘Fille d’Eve’, régissant tout le cosmos. ] et sur sa tête une couronne de douze étoiles, [Les douze apôtres de l’Agneau ; eux qui entouraient Marie, au cénacle, à l’heure fatidique de la gésine de l’Eglise (cf. Ac 1,13-14).

Quelques jours plus tôt, l’une de ces douze étoiles, Jean, n’avait-elle pas accompagné Marie, au Calvaire, pour l’assister dans son enfantement douloureux de l’humanité rachetée (cf. Jn 19,25-27) ?

Au moins cinq de ces douze étoiles s’apercevaient près de Marie, à Cana, lors du premier miracle (cf. Jn 2,1-12), quand Jésus s’était fiancé mystiquement avec l’humanité.

Les douze étoiles qui environnaient le chef de Marie dans le ciel figuraient aussi tout le cosmos matériel, les douze constellations du zodiaque, ou encore les galaxies, comme nous dirions aujourd’hui.

Mais de surcroît les douze étoiles symbolisaient les innombrables créatures des cieux, la « troupe nombreuse de l’armée céleste » (Lc 2,13), les anges qui bien souvent, dans la Bible, étaient comparés à des étoiles (cf. 1,20 ; 12,4 ; Is 14,12-13 ; Dn 8,10). Car Marie était aussi la reine des anges. Toutes les créatures, aussi bien matérielles que spirituelles, faisaient cercle autour de la personne de Marie ; elles la considéraient comme leur maîtresse.

Sur la terre, en l’absence de Jésus monté au ciel (cf. 12,6), Marie, confiée à Jean par le Seigneur (cf. Jn 19,27) restait plus que jamais la reine des douze apôtres ; et d’une certaine façon le ‘chef’ de l’Eglise commençante. Les apôtres survivants, au temps de la rédaction de l’Apocalypse, devaient la considérer comme telle.

Le Pape Paul VI, quand il reconnaîtrait devant le Concile Vatican II Marie comme la mère de l’Eglise, extrapolerait à peine les assertions, ou insinuations évidentes, qui étaient contenues dans l’Apocalypse. ] (12,2) et elle est enceinte, et elle crie en enfantant, et elle est torturée d’enfanter. [Certains exégètes s’étaient autorisés de ces mots pour nier que Marie fût ici visée par le texte car, disaient-ils, Marie n’avait pas connu les douleurs physiques de l’enfantement.

Mais le livre de l’Apocalypse n’avait pas pour mission de décrire l’enfantement historique du Christ, à Bethléem. Bien plutôt, son objectif était de nous donner à contempler, sous forme elliptique, l’accouchement douloureux du Christ total par Marie, depuis l’Annonciation jusqu’au Calvaire. Ledit accouchement fut effectivement douloureux, si l’on s’en référait à la prédiction du vieillard Syméon dans saint Luc : «Et toi-même, une épée te traversera l’âme ! » (Lc 2,35). ]

2 – Vision du Dragon : 12,3-17

(12,3) Et apparut un autre signe dans le ciel, et voici : un grand dragon [Le diable, l’antique serpent de la Genèse, comme Jean le dirait lui-même (cf. 12,9). Ce démon ressemblait aux bêtes cauchemardesques entr’aperçues dans ses visions par le prophète Daniel.

On pouvait se demander pourquoi le démon nous était montré dans le ciel, et non pas dans  les enfers ! Mais parce que le démon, créature spirituelle, avait lui aussi une origine céleste, et parce les divinités du paganisme, en réalité des démons, étaient censées, elles aussi, peupler l’empyrée, avant de se voir précipitées sur terre (cf. 12,4), ou dans les abîmes : « Je voyais Satan tomber du ciel comme l’éclair ! » (Lc 10,18). ] rouge-feu, [« Purros ».  Rouge comme le feu. Rouge de la couleur du feu. Rouge comme l’enfer (cf. Mt 25,41). Rouge encore comme la colère, ou la révolte qui gronde.

Spontanément le mouvement révolution­naire reprendrait comme emblème cette couleur rouge du sang et de la colère.

De même qu’il reprendrait à son compte le symbole de l’étoile, cette étoile déchue du ciel sur la terre !

Dans les traditions populaires, d’orient comme d’occident, le dragon était très souvent représenté crachant les flammes et le feu : imagerie sans doute vieille comme le monde. Elle faisait allusion à des phénomènes telluriques : le feu des volcans, la violence des tremblements de terre. ] ayant sept têtes et dix cornes, et sur ses têtes sept diadèmes, [Jean reviendrait plus loin (cf. 13,1 ; 17,3.7-14) sur la signification des sept têtes et des dix cornes. Disons dans une première approximation que ces têtes, surmontées d’un diadème, et ces cornes, symbolisaient la totalité des pouvoirs politiques, présents ou futurs, coalisés contre Marie ou contre l’Eglise : le diadème faisait penser à la royauté ; la corne suggérait la puissance belliqueuse. ] (12,4) et sa queue entraîne le tiers des astres du ciel et les précipite sur la terre. [Comme chez Daniel (8,10), ces étoiles tombées du ciel figuraient les anges entraînés par Satan dans sa chute. Saint Jean ajoutait une précision : le tiers. Nous possédions ici l’un des lieux de révélation qui nous apprenait que la rébellion de Satan avait emporté le tiers des anges. ] Et le dragon se tint devant la femme qui devait enfanter afin que, lorsqu’elle aurait enfanté, il dévorât son enfant, [Le démon s’était d’abord incarné en la personne d’Hérode le Grand qui, averti par les mages, avait tenté de tuer l’enfant dès sa naissance (cf. Mt 2,1-18). Mais il s’était incarné aussi dans Tibère qui, par l’intermédiaire de son procurateur Pilate, avait jugé et condamné à mort le Christ.

Il s’incarnait dans tous les pouvoirs, civils ou religieux, qui s’efforçaient d’anéantir l’Eglise naissante par le moyen de la persécution. ] (12,5) et elle enfanta un fils, un mâle, celui qui doit paître toutes les nations avec une verge de fer ; [Le Messie.

Isaïe (66,7-8) avait annoncé un enfant mâle, qui serait le nouvel Israël de Dieu :

« Peut-on mettre au monde un pays en un jour ?

« Enfante-t-on une nation en une seule fois ? » (Is 66,8).

Le Messie naissant était donc à la fois le fils de Marie considéré dans sa réalité personnelle, et le Messie envisagé comme chef, ou tête, du nouveau peuple de Dieu : le Christ individuel et le Christ total.

Cet enfant mâle était bien le Christ, celui qui serait circoncis huit jours après sa naissance (cf. Lc 1,21), selon les prescriptions de la Torah : « Quand ils auront huit jours, tous vos mâles seront circoncis. » (Gn 17,12). 

Il était aussi ce fils que devait mettre au monde une vierge, cet Emmanuel, prédit par le proto-Isaïe (cf. Is 7,14).

Il était le Fils d’homme, ou Fils d’Adam, entrevu dans les nuées du ciel par Daniel (7,13), et par l’auteur des paraboles d’Hénoch. 

Sans aucun doute il était aussi le nouveau peuple de Dieu, enfanté par l’ancien Israël, selon la prophétie d’Isaïe. Marie elle-même avait eu conscience de réaliser l’espérance de ses pères. Elle l’avait chanté dans son Magnificat (cf. Lc 1,54-55).

Cet enfant mâle n’était autre que la postérité promise à nos premiers parents dans le Protévangile (cf. Gn 3,15). Certes le serpent, ou Satan, devait la mordre au talon, c’était dire l’atteindre dans le point faible de son humanité. Mais finalement cette postérité lui écraserait la tête. Nous connaissions par l’Apocalypse l’issue de ce combat gigantesque, engagé dès l’aube de l’histoire humaine.

Ainsi l’Apocalypse closait dignement la Bible. C’était même la raison pourquoi elle était placée en finale. ] et son enfant fut enlevé auprès de Dieu et de son trône. [Par une ellipse extraordinaire, on passait directement de la naissance du Christ à sa résurrection, et à son ascension. La vie terrestre du Messie se voyait escamotée. Car le tableau qui nous était présenté se proposait seulement de résumer à grands traits l’histoire de notre rédemption.

L’enfant était enlevé auprès de Dieu, et de son trône, parce qu’il était vraiment Dieu. Il était associé à la divinité. Il recevait comme étant le Fils de l’homme « empire, honneur et royaume, et tous peuples, nations et langues le servirent. » (Dn 7,14).   

A la fin de l’Apocalypse, nous contemplerions l’Agneau de Dieu assis sur le trône même de Dieu (cf. 22,1).] (12,6) Et la femme s’enfuit au désert, [Le désert, comme refuge des persécutés et des silencieux. Il le fut pour Moïse (cf. Ex 2,15) ; il le fut pour Elie (cf. 1 R 19,4-8)…

Certes, ce n’était pas l’Eglise qui s’enfuyait au désert. Au contraire, elle s’installait durablement dans les villes, qui sont le contraire même du désert, et le plus ostensiblement possible, car elle était vouée à éclairer le monde : « Une ville ne se peut cacher, qui est sise au sommet d’un mont. » (Mt 5,14). Dans la province d’Asie, selon l’Apocalypse, elle se fixait dans les villes les plus importantes (cf. les sept lettres aux sept Eglises : 1,4 --- 3,22).

Quant à Marie, confiée à Jean (cf. Jn 19,27), c’était elle qui s’enfuyait au désert après son aventure ; elle se cachait dans la retraite. Effectivement, après la Pentecôte, on n’entendait plus parler d’elle.

Une tradition ancienne la faisait venir à Ephèse avec Jean. On montre même son refuge dans une  montagne de l’arrière-pays. Ce refuge, deux papes (Paul VI et Jean-Paul II) l’ont déjà visité. ] où elle a un refuge préparé par Dieu, afin qu’elle y soit nourrie pendant mille deux cent soixante jours. [Encore cette durée de trois ans et demi : 360 X 3,5 = 1260. La même que celle du ministère de Pierre et Paul à Rome (cf. 11,3). Le temps d’une persécution (cf. 11,2). Ce séjour de trois ans et demi de Marie au désert serait  remarquablement confirmé par le verset 12,14.

Pendant que les deux grands apôtres évangélisaient la Ville, Marie priait au désert. Sans doute priait-elle pour eux.

Car l’Eglise s’édifiait à la fois par la prière et par l’action : aussi bien par la contemplation, que par la prédication. Les deux aspects de la vie ecclésiale, loin de se contredire, s’appelaient mutuellement et se complétaient.

Marie inaugurait sur la terre la race des orants, des contemplatifs, et quasiment la race des moines.

Entre Marie et les apôtres s’instaurait comme une répartition des tâches. ]

(12,7) Et il y eut un combat dans le ciel, Michel et ses anges, afin de combattre le dragon, et le dragon combattit avec ses anges. [Comme on l’observait dans les cosmogonies païennes : les poèmes homériques, l’Enéide, la Bhagavad-Gita… le conflit des humains sur cette terre se doublait d’un combat des entités célestes. Tandis que les mortels s’affrontaient ici-bas, les dieux dans le ciel (pour nous les anges) livraient une bataille parallèle. De l’issue de ce choc céleste dépendrait le sort de la communauté terrestre. ] (12,8) et il ne fut pas de force, et on ne trouva plus de place pour eux dans le ciel. [Les dieux du paganisme, Jupiter et son cortège, avaient régné sans partage dans les cieux. Ils allaient être précipités sur la terre, de même que les idoles, leurs images, seraient jetées sur le sol.

Vertus et Vices cesseraient de siéger sur des trônes, avec insolence dès lors que la victoire du christianisme se dessinerait. Certes, ils continueraient de sévir dans le monde jusqu’à la fin des temps, en attendant d’être précipités plus bas encore, dans les enfers. Mais, dorénavant, on ne les adorerait plus comme des dieux. On les subirait seulement comme des fléaux. ] (12,9) Et il fut jeté ce grand dragon, l’antique serpent, qui est appelé le diable et Satan, celui qui égara le monde entier ; on le jeta sur la terre, et ses anges furent jetés avec lui. [Le paganisme, déjà visé par une sentence de mort, ne règnerait plus en maître absolu, même s’il continuerait d’exercer ses ravages dans le monde.] (12,10) Et j’entendis une grande voix disant dans le ciel : « Désormais sont arrivés le salut, la puissance et la royauté de notre Dieu et la domination à son Christ, [Elles leur étaient acquises par l’Eglise et dans l’Eglise. En espérance, cette Eglise se trouvait déjà victorieuse, malgré les persécutions. Dès le début de l’ère chrétienne, elle commençait de s’installer dans tout l’univers connu. Le règne de Dieu advenait visiblement parmi nous.

La voix céleste, à la fois prophétique et réaliste, consonait avec cette parole du Christ, prononcée peu avant la Transfiguration : « En vérité je vous le dis : il en est d’ici présents qui ne goûteront pas la mort avant d’avoir vu le Fils de l’homme venant avec son Royaume. » (Mt 16,28).

Ce royaume de Dieu déjà présent sur la terre, déjà manifeste, n’était autre que l’Eglise catholique. Dès les premiers siècles de l’ère chrétienne, on la voyait conquérante. ] parce qu’on a jeté bas l’accusateur de nos frères, celui qui les accusait devant notre Dieu jour et nuit. (12,11) Mais eux l’ont vaincu par le sang de l’Agneau et par la parole de leur martyre ; ils ont méprisé leur vie jusqu’à la mort. [Mais la victoire des chrétiens était acquise au prix d’un témoignage sanglant, grâce aux martyrs qui étaient les véritables « témoins » du Christ.

Dans ce verset, on pouvait discerner une allusion très claire aux deux apôtres Pierre et Paul, les grands vainqueurs du Dragon païen. On venait de nous entretenir longuement d’eux (cf. 11,3-12). C’était par leur mort, avant tout, que Pierre et Paul étaient des vainqueurs. De même le Christ fut victorieux par sa croix.] (12,12) Réjouissez-vous donc, vous les cieux et leurs habitants. Malheur à la terre et à la mer, car il est descendu chez vous le diable, avec une grande colère, sachant qu’il a peu de temps !» [Loin de faiblir, après le martyre des apôtres et de leurs compagnons, la colère de Satan ne faisait que croître. Il savait que le temps qui nous séparait de la fin du monde se faisait court.]

(12,13) Et lorsqu’il vit, le dragon, qu’il était rejeté sur la terre, il sa lança à la poursuite de la femme, celle qui avait enfanté l’enfant mâle. [Après avoir abattu les deux colonnes de l’Eglise, Pierre et Paul, voici que le pouvoir romain s’en prenait à Marie, la mère du Christ. Il la cherchait avec fureur, ignorant le lieu de sa retraite.

C’était par le témoignage de l’Apocalypse, témoin fiable, que nous apprenions ces détails, inconnus de la grande histoire.

Jean, quant à lui, pour échapper à ces mêmes poursuites, s’était-il réfugié dans l’île de Pathmos, à bonne distance d’Ephèse, probablement chez des amis sûrs. De là il envoyait son message aux sept Eglises, afin de les réconforter (cf. 1,9). Ces Eglises étant placées sous sa juridiction directe, il ne pouvait les abandonner.] (12,14) Mais il fut donné à la femme les deux ailes du grand aigle pour voler au désert [L’aigle était Jean, qui avait recueilli Marie dans ses serres, et qui la cachait dans son aire, après l’avoir reçu en héritage du Christ mourant.

Si Jean voulait bien se comparer à un aigle, l’image était parlante, même pour notre propos actuel : l’étude de l’Apocalypse. On pouvait en effet assimiler les sept cycles du livre à autant de volutes d’un aigle dans le ciel.

On pouvait reconnaître sept envols successifs, correspondant au début de chaque cycle, suivis chacun de sept tournoiements secondaires, plus quelques tournoiements adventices : les visions liminaires, les excursus.

L’aigle atteignait d’emblée les hauteurs du ciel, le zénith ; ensuite il cherchait sa proie de son regard perçant ; enfin il plongeait vers le sol.

On n’ignore pas d’autre part que la tradition avait fini par attribuer à Jean, auteur de l’Apocalypse et du IV e évangile, l’emblème de l’aigle en plein vol, l’un de ces quatre Vivants qui entouraient le trône (cf. 4,7).] jusqu’à son refuge [Nul, hormis Jean, ne connaissait la cache de Marie. C’était heureux, car ainsi les investigations de la police romaine resteraient vaines.] pour qu’elle y soit nourrie un temps et des temps et la moitié d’un temps, loin du serpent. [Jusqu’à ce que prît fin la persécution.] (12,15) Et le serpent vomit de sa gueule, derrière la femme, de l’eau comme un fleuve, afin qu’il la fît emportée de fleuve. [Une immense calomnie, des injures, proférées contre Marie et contre ses enfants, si violentes qu’à vue humaine elles semblaient devoir emporter à tout jamais leur réputation, et même leur existence. ] (12,16) Mais la terre vint au secours de la femme, et la terre ouvrit sa bouche et engloutit le fleuve vomi par la gueule du dragon. [Il ne semblait pas que fût évoquée ici la mort de Marie : la terre (de son tombeau) eût ainsi protégé la Femme du pouvoir romain.

Non : la terre ouvrant sa gueule engloutissait, non le corps de la Femme, mais les eaux du fleuve. De la même manière, autrefois, la terre s’était entr’ouverte pour engloutir les gens de Coré, et leur révolte contre Moïse (cf. Nb 16,30-35).

Les injures lancées contre Marie, et sa progéniture, se perdaient dans les espaces souterrains, ou plutôt elles étaient avalées par l’enfer, sans efficace, car Marie restait introuvable.] (12,17) Alors le dragon, furieux contre la femme, s’en alla faire la guerre contre le reste de ses enfants,  [Autrement dit : contre l’Eglise.

Mot à mot :

méta tôn loipôn tou spermatos autês

« avec ceux qui restent de sa semence. »

L’expression était forte. On la retrouvait dans saint Luc, à la fin du Magnificat, pour nommer la postérité d’Abraham (cf. Lc 1,55).

Furieux de dépit contre la Femme, et n’ayant pu la saisir, l’empire romain s’en prenait à sa semence ; il s’en prenait aux enfants de Marie, qui étaient aussi les enfants de Dieu.

La doctrine implicite de l’Apocalypse, concernant la maternité universelle de Marie, rejoignait celle suggérée par le IV e évangile : « Voici ta mère » (Jn 19,27).

Si Marie, en effet, était la mère de Jean, c’est qu’elle était aussi la mère de tous les hommes.

Souvenons-nous que Salomé, la mère des fils de Zébédée, la mère naturelle de Jean, se trouvait présente au pied de la croix (cf. Mt 27,56 ; Mc 15,40). ] ceux qui gardent les commandements de Dieu et possèdent le témoignage de Jésus. 

3 – Vision de la Bête : 12,18 --- 13,10

(12,18) Et je me tins sur la grève de la mer. [Là encore on était contraint de modifier légèrement le texte reçu :

estathên : je me tins debout,

au lieu de :

estathê : il se tint debout.

Heureusement que la variante était attestée par quelques manuscrits !

Le Dragon parcourait le monde à la poursuite des enfants de Marie. Dès lors, on ne voit pas pourquoi il se trouverait debout à Pathmos, sur l’arène, dans une posture ridicule.

Non : bien plutôt c’était Jean qui se promenait à Pathmos sur le bord de la mer, face à l’occident. Il contemplait, en esprit, Rome et tout l’empire romain en train de lutter contre l’Eglise. En ce moment s’engageait le combat suprême, entre paganisme et christianisme.

Le verset 12,18 appartenait de fait à la troisième (et non pas à la deuxième) vision de ce cycle : la vision de la Bête que Jean allait nous décrire. Pour nombre d’entre eux les traits de cette vision seraient empruntés au prophète Daniel. ]

(13,1) Alors je vis surgir de la mer une bête ayant dix cornes et sept têtes, et sur ses cornes dix diadèmes, et sur ses têtes des noms de blasphème. [Cette Bête était Rome et tout son empire. Nous avions déjà aperçu le monstre au verset 12,3. Il nous serait plus amplement décrit aux versets : 17,1-18. Là, son identité nous serait dévoilée dans les termes les plus clairs (cf. 17,9-10) : la Rome aux sept collines se trouvait comme incarnée dans le pouvoir impérial : les sept « basileis », ou rois. Car c’était ainsi qu’en grec on désignait les empereurs romains.

Rome qui venait d’assassiner, et d’exposer sur sa grand’place, les deux apôtres Pierre et Paul.

Rome qui faisait la guerre au Christ, et au christianisme, depuis leur surgissement.

Rome qui avait tenté d’occire le Sauveur dès sa naissance en la personne d’Auguste, et de son comparse, Hérode le Grand.

Rome qui l’avait finalement crucifié sur le Calvaire en la personne de Tibère, et du procurateur, Ponce Pilate.

Rome enfin qui ne cessait de harceler l’Eglise sous leurs successeurs : Caligula, Claude et maintenant Néron.

Cette Bête surgissait de la mer, comme déjà les bêtes entrevues par Daniel (7,3), car la mer était considérée comme le refuge des puissances maléfiques. Vu de l’orient, l’empire romain paraissait sortir des flots, car il advenait d’au-delà des mers. Sur la plage de Pathmos, Jean l’apercevait en esprit du côté de l’occident, comme si cette Bête se fût élevée devant lui, au-dessus de l’élément liquide.] (13,2) Et la bête que je vis ressemblait à une panthère, avec les pattes comme celles d’un ours, et la gueule comme la gueule d’un lion. Et le dragon [Satan] lui donna sa force et son trône et un pouvoir immense. [Il semblait aux yeux de l’observateur contemporain que Rome et son empire régnaient sur l’univers entier, tant l’empire était immense. C’était le démon en personne, Satan, qui lui avait transmis tout son pouvoir.

Les évangiles nous avaient appris que le démon entendait disposer de tous les royaumes de la terre : « Je te donnerai tout ce pouvoir et la gloire de ces royaumes, car elle m’a été livrée, et je la donne à qui je veux. » (Lc 4,6).    

En cela, Satan rivalisait avec Dieu, qui seul avait le droit de parler de la sorte : « C’est moi qui ai fait, par ma grande puissance et mon bras étendu, la terre, l’homme et les bêtes qui sont sur la terre ; et je les donne à qui bon me semble. » (Jr 27,5).

L’empire romain incarnait Satan, dans ce sens qu’il était le parangon du paganisme.

Le trône de Satan, à Rome, n’était autre que le Capitole, où résidait la Triade capitoline : Jupiter, Junon, Minerve, les divinités majeures du panthéon latin.] (13,3) Et la première de ses têtes paraissait blessée à mort, mais sa plaie mortelle fut guérie.  [

Kai mian ek tôn képhalôn.

« Et la première de ses têtes » : le numéro 1.

‘Mian’, littéralement : ‘l’une,’ devait se traduire ici par ‘la première’.

Voir par exemple au verset 6,1, où ‘mian’ signifiait indubitablement « le premier », puisqu’il s’opposait à ‘deutéran’, « le second » (sceau). Le nombre cardinal : eis, mia, en, avait pris la valeur d’un ordinal.

De même en 9,12 : ‘Ê ouai ê mia apêlthen’, devait se rendre sans aucun doute par : « Le premier malheur est passé » puisqu’il s’opposait aux deux suivants.

Si les sept têtes représentaient bien les sept premiers empereurs romains, les premiers ‘Césars’, les premiers « Basileis », comme Jean le donnerait clairement à entendre en 17,10, la première de ces têtes n’était autre que César, lui qui fut « blessé à mort » aux ides de mars de l’an – 44.

Pour les historiens anciens, la liste des empereurs romains devait  se compter à partir de César, et non pas d’Auguste. Témoins le titre et le contenu du livre de Suétone : la ‘Vie des douze Césars’. Jules César fut le premier à recevoir du Sénat romain le titre d’‘imperator’, à vie.

Mais « sa plaie mortelle fut guérie ». Sa plaie, qui était en même temps celle de la Bête, fut guérie car César survivait en la personne de son successeur, qui portait toujours le nom de ‘César’.

Nous trouvions une belle illustration de cette survie nominale dans la parole fameuse de Jésus : «Rendez donc à César ce qui est à César. » (Mt 22,21 ; Mc 12,17 ; Lc 20,25).  Ici le mot ‘César’ désignait Tibère.

Depuis Auguste, en effet, qui se prétendait le fils et l’héritier de César (il avait été reconnu par lui), les empereurs romains avaient relevé le nom de ‘César’ qui était devenu un nom commun.

César, en quelque sorte, ressuscitait en la personne de ses successeurs. Ainsi, la Bête imitait le Christ.] Alors la terre entière fut émerveillée derrière la bête (13,4) et l’on se prosterna devant le dragon, parce qu’il avait remis la puissance à la bête et l’on se prosterna devant la bête en disant : « Qui égale la bête, [Cri d’orgueil ! Antithèse exacte du nom de Michel : « Qui est comme Dieu ? » (Dn 10,13), ce Michel qu’on venait de voir à l’œuvre en 12,7.

La Bête, Rome, le principat romain, incarnaient l’orgueil, de même que Michel, le chef des anges, ‘hypostasiait’ l’humilité.

La puissance du principat romain, vu d’en bas, vu du peuple, paraissait immense. Nul ne pouvait rivaliser avec lui. Certes les Juifs de Palestine n’allaient pas tarder à se révolter contre Rome. Mais ils le feraient à leur détriment.] et qui peut lutter avec elle ? » (13,5) Et il lui fut donné une bouche proférant de grandes choses et des blasphèmes ; et il lui fut donné le pouvoir d’agir pendant quarante-deux mois. [Le temps de persécution annoncée en 11,2. Une durée égale à celle du ministère public, et libre, de Pierre et Paul à Rome (cf. 11,3). Chez Daniel (9,27), ce laps de temps (une demi-semaine d’années) caractérisait la persécution d’Antiochus Epiphane.] (13,6) Alors sa bouche s’ouvrit pour des blasphèmes contre Dieu, pour blasphémer son nom et sa demeure, ceux qui demeurent dans le ciel. (13,7) Et il lui fut donné de faire la guerre contre les saints, et de les vaincre ; et il lui fut donné pouvoir sur toute tribu, peuple et langue ou nation. [La persécution sévissait, au moment où Jean écrivait.] (13,8) Et ils l’adoreront tous les habitants de la terre, dont le nom ne se trouve pas écrit dans le livre de la vie de l’Agneau égorgé, depuis le commencement du monde. [Le véritable égorgé, le véritable martyr, ce n’était point César, mais le Christ. Jean le rappelait ici, incidemment.] (13,9) Si quelqu’un a des oreilles, qu’il entende ! (13,10) Si quelqu’un est pour la captivité, qu’il aille en captivité ; si quelqu’un doit être occis par glaive, qu’il soit occis par le glaive. Voilà la patience et la foi des saints. [C’était pendant ce temps de persécution : le temps présent, qu’il fallait faire preuve d’endurance (dans l’épreuve) et de confiance (dans le Christ). On avait là un rappel du verset 1,9 qui lui aussi visait le temps présent. Toute l’Apocalypse était écrite dans un but d’encouragement.]     

4 – Vision de l’autre Bête : 13,11-18

(13,11) Et je vis une autre bête monter de la terre, [Cette Bête était Néron, l’empereur actuellement régnant.

Jean nous signifierait son identité au verset 17,10 sans la moindre ambiguïté. Dans un instant (cf. 13,18) il allait nous livrer son chiffre.

Avec le Dragon (Satan) et avec la première Bête (Rome et son empire), cette autre Bête formait une espèce de trinité. Songeons à la Triade capitoline ! Une trinité fausse qui prétendait gouverner le monde aux lieu et place de la vraie.

Cette troisième Bête surgissait de la terre (et non plus de la mer comme la précédente). C’était dire qu’elle était issue du sol même de Rome et de l’Italie. Car Néron demeurait une personne humaine, et terrestre, tandis que Satan et l’empire romain personnifié pouvaient être considérés comme des personnes spirituelles.] elle avait deux cornes comme un agneau, [Les historiens nous apprenaient que les débuts du principat de Néron, il régna dès l’âge de 17 ans, furent marqués au coin d’une certaine modération : le fameux quinquennium Neronis.  

La politique de l’empereur ressemblait alors à celle d’un agneau, car il subissait l’influence de ses deux précepteurs : Burrus et Sénèque, les deux cornes de l’agneau.] mais parlait comme un dragon. [La puissance du principat romain demeurait intacte. Bientôt Néron secouait le  joug de ses mentors, et même celui de sa mère (l’agneau ne tétait plus sa mère !) qu’il finirait par faire assassiner. Il allait se manifester pour ce qu’il était : un tyran. Voilà pourquoi il se permettait de parler comme un dragon (comme le diable !)

Dans sa tragédie ‘Britannicus’, le poète Racine, d’ailleurs inspiré des historiens romains, montrait bien cette évolution psychologique du personnage.

Saint Paul lui-même, dans une page réputée obscure de sa seconde épître aux Thessaloniciens (cf. 2 Th 2,3-12), mais qui s’éclairait si on la supposait composée vers les débuts de l’imperium de Néron, ou peu avant l’accession au trône de ce prince, disséquait cette malice de l’ « Homme impie », sur le point de se déclarer, mais qu’une force mystérieuse retenait encore.

Il peut paraître intéressant de citer ici in extenso cette prophétie célèbre, quoique mystérieuse. Comme d’habitude, on se permettrait d’intercaler, entre crochets, nos commentaires.

« Que personne ne vous séduise d’aucune manière. Parce que doit venir d’abord l’apostasie [le summum de l’impiété] et se révéler l’homme d’iniquité [Néron], le fils de perdition, l’adversaire [l’Antéchrist], qui se dresse au-dessus de tout ce qui porte le nom de Dieu ou reçoit un culte, allant jusqu’à s’asseoir dans le Temple de Dieu, se montrant lui-même comme s’il était Dieu [tel un nouvel Antiochus Epiphane]. Ne vous souvenez-vous pas qu’étant encore avec vous je vous disais ces choses [lors de son second voyage apostolique, vers 50] ?

« Et maintenant [au temps présent où Paul écrivait, non dans l’avenir] vous savez ce qui le retient [sa mère, Agrippine, ses précepteurs Burrus et Sénèque], afin qu’il n’apparaisse qu’en son temps [à l’âge adulte]. En effet le mystère de l’iniquité agit déjà : que seulement celui qui le retient encore [Burrus], soit écarté. Et alors se révèlera [dans sa vraie nature de persécuteur] l’impie [Néron devenu mégalomane] que le Seigneur Jésus détruira [peu après] par le souffle de sa bouche et qu’il anéantira [suicide de Néron] par la manifestation de sa venue [l’avènement de l’Eglise en tant que règne de Dieu].

« L’apparition de cet impie [avènement du principat de Néron] se fera par la puissance de Satan [triomphe du paganisme], en toutes sortes de force, de signes et de prodiges mensongers [cf. Ap 13,13-15] et avec toutes les séductions de l’iniquité pour ceux qui périssent, parce qu’ils n’ont pas reçu l’amour de la vérité [la prédication apostolique], pour être sauvés. Aussi Dieu leur [les incrédules] envoie une puissance d’égarement [le paganisme], pour qu’ils croient le mensonge [les sortilèges théâtraux de Néron], en sorte que soient jugés tous ceux qui n’ont pas cru à la vérité [évangélique] mais ont pris plaisir à l’injustice [incarné par l’Antéchrist]. » (2 Th 2,3-12).

On voyait combien le climat général était proche de celui de l’Apocalypse. On pourrait même qualifier cette tirade extraordinaire de saint Paul de mini-apocalypse. On retrouvait jusqu’aux vocables dont Jean se servirait avec prédilection pour camper le personnage de Néron. Souvenons-nous que saint Paul, dans cette page, parlait en qualité de prophète. Lui-même l’annonçait clairement : « Parce que doit venir d’abord… » (2 Th 2,3), et nous entretenait tranquillement de son futur assassin ! Par voie de prémonition, il le connaissait fort bien…   

Il ne manquait même pas dans la pensée de Paul, pour la rapprocher de celle de Jean, la perspective du triomphe final des élus.] (13,12) Et elle établit devant elle le pouvoir de la première bête. Et elle amena la terre et ses habitants à adorer cette première bête dont la plaie mortelle fut guérie. (13,13) Et elle fit des prodiges étonnants : [Mot à mot : « de grands signes ».  

Ces signes dont avait parlé saint Paul : « en toutes sortes de force, de signes et de prodiges mensongers » (2 Th 2,9).

Dans le IV e évangile, Jean utiliserait le seul mot de « signes », pour qualifier les miracles du Christ.

Néron continuait de singer le Christ, en accomplissant des « signes ». Plus loin on l’entendrait appelé « faux prophète » (16,13 ; 19,20 ; 20,10). L’Antéchrist rivalisait avec le Christ par les œuvres comme par les paroles.] jusqu’à faire descendre le feu du ciel sur la terre aux yeux des hommes. [On ne savait exactement à quels sortilèges mensongers saint Jean, après saint Paul, faisait ici allusion. Mais de tels sortilèges demeuraient vraisemblables.

L’histoire nous renseignait sur l’activité théâtrale de Néron. Il parcourait l’empire en se produisant sur scène, tel un histrion, ou luttant dans les stades tel un athlète. Il se prenait pour Apollon, le soleil, et tentait d’éblouir l’univers par son talent.

Peu de mois avant sa chute, et sa mort, « au printemps 68, il célébra à Rome un triomphe apollinien, celui de l’artiste inimitable, qui devait plonger le monde dans la vénération. » (L’empire romain. Que sais-je ? N°1536, page 58).

Pendant sa tournée en Grèce, en 66-67, au moment même où Jean, réfugié à Pathmos, rédigeait l’Apocalypse, il avait collectionné les victoires faciles dans les Jeux, et projeté de percer l’isthme de Corinthe : véritable travail d’Hercule qui ne serait mené à bien, on le sait, qu’au XIX e siècle.] (13,14) Et elle séduisit les habitants de la terre par les signes qu’il lui fut donné de faire en présence de la bête, disant aux habitants de la terre de dresser une image en l’honneur de la bête qui, frappée du glaive, a repris vie. [Le prince faisait ériger des statues en l’honneur de César, l’empereur assassiné. Il exigeait qu’on leur rendît un culte et les adorât. César reprenait vie en la personne de son actuel successeur, qui arborait son nom.] (13,15) Et il lui fut donné de donner un esprit à l’image de la bête, pour que parlât l’image de la bête, [encore un sortilège théâtral. Néron ne se contentait pas de dresser des statues inanimées de César ; il leur communiquait un souffle de vie.

Néron « parlait » (13,11) ou même prophétisait (cf. 16,13) au nom de César ; il était comme son ‘vicaire’. ] pour que quiconque n’adorerait pas l’image de la bête fût mis à mort. (13,16) Et elle fit que tous, petits et grands, riches et pauvres, libres et esclaves, acceptassent la marque sur leur main droite ou sur leur front (13,17) et nul ne pourra acheter ni vendre s’il n’a pas la marque, le nom de la bête ou le chiffre de son nom. [Néron battait monnaie, et seule la monnaie impériale (pour les sommes importantes) avait valeur libératoire. Les pièces de monnaie étaient marquées de son effigie, et de son nom, accompagnés de ses titres. De telle sorte que personne ne pouvait commercer, « acheter ni vendre », s’il n’avait dans la main droite (celle des échanges), ou sur le front (en qualité de parure), la monnaie du Divin-César-Néron.

On se souvenait que Jésus, lors d’une altercation avec les docteurs juifs, s’était fait montrer, sans y toucher lui-même, cette monnaie qui proclamait César Dieu. Mais il l’avait dédaigneusement repoussée, et rendue à César, pour ce qui était de César, respectant la part de Dieu, pour ce qui était de Dieu. (Cf. Mt 22,15-22 ; Mc 12,13-17 ; Lc 20,20-26).]

(13,18) C’est ici qu’il faut de la sagesse ! Celui qui a de l’intelligence, qu’il calcule le chiffre de la bête, car c’est un chiffre d’homme : [Ici allait nous être livré le chiffre de l’Antéchrist dont l’identité, pour nous, ne faisait pas de doute. 

Tout homme qui niait que Jésus fût le Christ, qui le combattait, était un antéchrist (cf. 1 Jn 2,22). Néron l’était par prédilection, si l’on pouvait dire.

Il était cet Adversaire dont nous avait déjà entretenu saint Paul (cf. 2 Th 2,4), dans la fameuse péricope de la deuxième aux Thessaloniciens que nous avons citée (voir ci-dessus commentaire du verset 13,11).

Son chiffre était « un chiffre d’homme », car c’était le chiffre d’un vrai homme qu’il nous faudrait décrypter, et non pas celui d’un ange ou d’une abstraction. La troisième Bête se trouvait donc personnifié par un homme bien vivant, un homme de cette terre.

Les figures symboliques de l’Apocalypse renvoyaient généralement à des entités bien précises: l’Agneau qui était le Christ ; la Femme qui était Marie ; le Dragon qui était Satan ; la Bête qui était Rome, ou encore son empereur ; le faux prophète qui était Néron ; etc.…

Pour percer le mystère de ce chiffre qui allait nous être livré, Jean nous invitait à faire preuve d’intelligence : l’identité du personnage concerné n’était pas destinée à être voilée à jamais. On devait pouvoir proclamer le nom de l’Antéchrist.

Mais plus que d’intelligence, ou d’astuce, il s’agissait en réalité de sagesse spirituelle. Par deux fois, ici (13,18) et plus loin (17,9), à propos de l’identification du même personnage, Jean nous recommandait la sagesse.

Comprendre la prophétie, en effet, était une œuvre d’Esprit, plus que d’intelligence conceptuelle ou de pénétration. Une œuvre de ‘pneuma’ (spiritus) ou de ‘sophia’ (sapientia), bien plus que de ‘nous’ (ratio). Saisir la signification de ce verset revêtait une importance capitale dans l’interprétation du livre. Jean le soulignait. C’en était la clef. Pour avoir perdu cette clef, l’Apocalypse était devenue très tôt un livre fermé, et ceci pour de nombreuses générations (malgré le souhait explicite de l’auteur). Le phénomène était intervenu très tôt, dès l’époque des premiers Pères de l’Eglise. Saint Irénée nous avouait qu’il ignorait l’identité véritable de l’Antéchrist qui était sous-entendue par Jean (cf. Adv. Haer. 5, 30), tout en attestant vigoureusement le chiffre de 666, donné par les principaux manuscrits. Saint Augustin reconnaissait, et il avait en cela beaucoup de mérite, que l’Apocalypse demeurait pour lui un livre scellé.] son chiffre, c’est 666. [Ce   chiffre cachait le nom de César Néron, l’empereur actuellement régnant, au moment où Jean rédigeait, puis expédiait l’Apocalypse.

Le total de la valeur numérique des lettres (gématrie) en hébreu :

N R W N   Q S R (Néron César)

donnait 666.

6 étant le signe de l’imperfection (7 – 1), 666 symbolisait le comble de l’imperfection.

En cette place du livre, le chiffre de la Bête résonnait comme un point d’orgue. Si nous jetions un coup d’œil sur le plan de l’Apocalypse (reconstitué par nous, d’après Alfred Läpple : cf. Note 35), nous constations que cette vision en cours de l’autre Bête (soit : 13,11-18) se situait au centre absolu du livre, le centre logique :

Elle représentait la 4 e section sur 7

de la 4 e partie (ou cycle) sur 7.

Le chiffre de la Bête (cf. 13,18) marquait la fin de la vision en cours, sa conclusion. 

On avait là le pivot du livre.

Jusqu’à ce point, les visions de Jean avaient évoqué plutôt le passé de l’humanité, proche ou lointain, depuis l’aube de l’histoire (cf. le premier sceau : 6,1) jusqu’aux événements récents (le règne de Néron : ici même), ou bien encore la vie présente des Eglises (cf. les lettres aux sept Eglises : 1,4 --- 3,22).

Dès maintenant notre regard allait plonger dans le futur, proche (cf. 14,1 --- 16,21), lointain (cf. 17,1 --- 19,10), très lointain (cf. 19,11 --- 20,15), ou même plonger dans l’éternité (cf. 21,1 --- 22,5).

C’était donc ici que commençait la partie proprement prophétique du livre (si prophétie signifiait prédiction de l’avenir). Déjà les parties antérieures, nous l’avions plusieurs fois noté, bien que traitant du passé, ou du présent, étaient rédigées dans un style prophétique ; elles étaient truffées de visions d’avenir annonçant le triomphe final des élus.

On trouvait déjà dans le prophète Daniel, l’un des modèles principaux de l’Apocalypse, ce mélange subtil de l’évocation d’un passé historique déjà connu, et d’un futur seulement entrevu : le tout traité sur un mode, et dans un langage, prophétiques.

J’ai conscience que l’explication que j’adoptais du chiffre de la Bête (le chiffre de l’Antéchrist), et par contrecoup de toute l’Apocalypse, était la plus classique, la plus commune ; mais elle était la seule obvie, la seule vraisemblable. Tout autre solution aboutissait à une impasse.]

5 – Vision de l’Agneau : 14,1-5

(14,1) Et je vis : et voici qu’un Agneau se tenait debout sur le mont Sion, [Du spectacle dramatique ou répugnant que venait de nous offrir la terre, nous étions soudain transportés dans l’allégresse de la liturgie céleste. Il nous était demandé de nous réjouir, en espérance, avec le Christ déjà vainqueur.

On constatait cet intermède d’allégresse anticipée dans plusieurs cinquièmes sections des sept cycles :

dans le deuxième cycle (cf. 6,9-11),

dans le quatrième cycle (ici même : cf. 14,1-5),

dans le sixième cycle (cf. 18,20),

et dans le septième cycle (cf. 20,4-6).

Voici qu’on apercevait l’Agneau debout, et non pas couché comme on le représente souvent, à tort, dans l’iconographie chrétienne. Car l’Agneau immolé était aussi l’Agneau ressuscité. Nous le contemplions dans les cieux, c’était dire dans sa gloire.

Il se tenait sur le mont Sion, autrement dénommé le mont Moriyya (cf. 2 Ch 3,1), qui était la colline du Temple. C’était là, sur ce mont Moriyya, qu’Abraham avait autrefois entrepris d’immoler son fils Isaac, sur l’invitation de Yahvé (cf. Gn 22,2). Mais, au dernier moment, Yahvé avait substitué un agneau, qui était déjà le Christ (cf. Gn 22,7-13). C’était sur le mont Sion qu’on pouvait et qu’on devait immoler l’agneau pascal (cf. Dt 16,5-7).

Pendant toute l’éternité, la liturgie céleste se célébrerait sur le mont Sion, qui était la Cité de David (cf. 1 R 8,1), ce qui était dire aussi dans l’Eglise de Dieu, car cette Eglise prendrait la place de l’Israël ancien (cf. 21,2 ; 21,9 --- 22,5).] et avec lui cent quarante-quatre milliers de gens, [12 X 12 X 1000. Les douze tribus du nouvel Israël, une tribu par apôtre. Non seulement les douze tribus (12), mais encore les douze familles de chaque tribu (12 X 12). Non seulement les familles mais les foules qui composaient chaque famille (12 X 12 X 1000).

Ce chiffre ne nous donnait pas encore l’effectif complet de l’Israël définitif, qui deviendrait proprement innombrable (cf. 7,9). Mais l’effectif d’un Israël provisoire, celui de la première résurrection (cf. 20,4-6), dont le quantum, quoique déjà imposant, restait limité.

Qu’il fût loisible de reconnaître, dans ces 144.000, tous les saints canonisés ou non canonisés qui déjà partageaient la gloire du Christ dans le paradis. En somme tous ceux que nous fêtons le jour de la Toussaint.] portant son nom et le nom de son Père inscrits sur leur front. [Les disciples de Néron, le faux prophète, portaient le nom de Néron inscrit sur leur main droite, ou sur leur front (cf. 13,16 ; 14,9.11 ; 16,2 ; 19,20 ; 20,4) : sur la main droite pour commercer et sur le front sans doute pour adorer, en se prosternant jusqu’à terre ; ou encore parce qu’ils arboraient une monnaie romaine sur la tête en guise de parure.

Quant à eux, les disciples de Dieu le Père portaient le nom de leur Père gravé sur la main par la chrismation, et sur le front par le baptême.   

Et non seulement le nom du Père, mais encore celui du Fils, l’Agneau, et celui de l’Esprit, car les sacrements chrétiens étaient par essence trinitaires (cf. Mt 28,19).

Les disciples de Néron se servaient de la fausse monnaie du faux prophète. Mais quant à eux les vrais disciples, ceux du Père, utilisaient la vraie monnaie, l’Eucharistie, du vrai prophète, Jésus-Christ.] (14,2) Et j’entendis une voix venant du ciel, comme la voix de grandes eaux [Les eaux du baptême, et les eaux de la pénitence, qui se déversaient à grands flots sur le front des rachetés.

Mais aussi les flots de la grâce divine.] comme la voix d’un orage violent, [Le tonnerre de la prédication apostolique. Il avait déjà retenti par toute la terre ; mais il devait retentir encore jusqu’à la fin du monde.] et cette voix, que j’entendis, était comme celle de citharistes, jouant de la cithare sur leurs cithares. [Un cithariste ne pouvait jouer que de la cithare.

Un cithariste ne pouvait jouer de la cithare que sur sa cithare.

C’était la mélodie des sauvés qu’on entendait, s’élevant pour célébrer leur propre salut, et faisant vibrer leurs âmes régénérées par la grâce.] (14,3) Et ils chantent comme un cantique nouveau [Comme était nouveau le Nouveau Testament.

Le cantique de l’Ancienne Alliance était déjà magnifique : songeons au cantique de Moïse (cf. Ex 15,1-18), au cantique d’Anne (cf. 1 S 2,1-10), aux chants des psaumes.

Mais le cantique du Nouveau Testament le surpassait, car il était composé à la gloire de la Sainte Trinité. Citons le cantique de Marie (cf. Lc 1,46-55), le cantique de Zacharie (cf. Lc 1,67-79), le cantique du vieillard Siméon (cf. Lc 2,29-32) qui célébraient l’avènement du Fils ; ou encore les hymnes à la gloire du Christ recueillies dans les épîtres de saint Paul (cf. Ep 1,3-14 ; Ph 2,6-11 ; Col 1,15-20).

Voilà le cantique nouveau, et inimitable, que chanteraient éternellement les élus, en compagnie des anges dans le ciel.] devant le trône et devant les quatre vivants et les vieillards. Et nul ne pouvait apprendre le cantique, [Nul s’il n’avait, par la grâce de Dieu, pratiqué la vertu, ou acquis les mérites de ces élus, ne pouvait entonner ce chant.] hormis ces cent quarante-quatre mille qui sont les rachetés de la terre. (14,4) Ceux-là, ils ne se sont pas souillés avec des femmes ; en effet ils sont vierges ; ceux-là suivent l’Agneau, partout où il va ; ceux-là ont été rachetés d’entre les hommes comme prémices pour Dieu [Ils étaient les premiers des saints. Ils étaient même les plus grands d’entre eux.] et pour l’Agneau. (14,5) Et dans leur bouche ne fut pas trouvé de mensonge : ils sont immaculés.

6 – Vision des trois anges : 14,6-13

(14,6) Et je vis un autre ange volant au zénith, [Allaient suivre trois visions successives d’anges.

Toutefois on ne trouvait pour cette section (14,6-13) qu’un seul mot-charnière : ‘Kai eidon’, « Et je vis ».

Les trois visions ne formaient donc qu’une seule section : la sixième de ce quatrième cycle.

Comme souvent, dans les sixièmes sections de cycles, on voyait s’accomplir le jugement de Dieu, annoncé dans les sections précédentes.

Ce jugement se réalisait bien sûr en espérance, comme ici. Mais dans le dernier cycle il se réaliserait d’une manière définitive (cf. 20,11-15).] ayant un évangile éternel à annoncer [Littéralement : « ayant un évangile éternel à évangéliser. »

Car cet ange était porteur du kérygme apostolique qui serait proclamé jusqu’à la fin des temps.

Plus subtilement encore, on pouvait dire que cet ange apportait à Jean l’épure du IV e évangile. Cet évangile que le disciple bien-aimé n’avait pas encore rédigé, mais qu’il devrait brandir plus tard à la face de tous les peuples.

C’était le fameux petit livre dont on nous avait entretenu précédemment (cf. 10,2-11), dont le contenu était déjà révélé à Jean, mais qu’il avait la consigne de ne pas mettre par écrit.] à ceux qui demeurent sur la terre, [Mot à mot : « sur tous les assis sur la terre. »

A tous ceux qui attendaient avec patience, ou avec impatience, que la parole de Dieu leur fût annoncée, et qui ne l’avaient pas encore ouïe.

A tous ceux qui n’avaient pas encore été remis debout par elle et qui n’étaient pas encore ressuscités avec le Christ, dans les eaux du baptême.] à toute nation, tribu, langue et peuple (14,7) disant d’une voix forte : « Craignez Dieu et glorifiez-le, car voici l’heure de son jugement ; [Jamais l’heure du jugement de Rome n’avait été si proche : il se réaliserait définitivement en 18,21.

Jamais l’heure du jugement du monde ne fut plus proche : il s’accomplirait en 20,11-15.

Pour chacun des humains pris individuellement le jugement devenait, certes, encore plus imminent.] et adorez celui qui fit le ciel et la terre et la mer et les fontaines des eaux. » (14,8) Et un autre ange, un deuxième, suivit, disant : « Elle est tombée, elle est tombée, Babylone la Grande, [Isaïe (21,9), auquel ces mots étaient empruntés, employait déjà un temps du passé pour annoncer la chute, encore à venir, de Babylone.

De même Jean en usait-il avec Rome, la nouvelle Babylone. Puisqu’elle devait certainement tomber, on parlait comme si elle était déjà par terre.

Les deux prochains cycles du livre allaient nous exposer les péripéties futures de cette chute annoncée :

 - cinquième cycle : les châtiments qui allaient d’abord s’abattre sur Rome (cf. 15,1 --- 16,21).

- sixième cycle : le jugement final de Rome (cf. 17,1 --- 19,10).] elle qui a abreuvé du vin de la colère de sa prostitution toutes les nations !» [Le « vin de la colère » était une métaphore usuelle dans la Bible (cf. Is 51,17 ; Jr 25,15).

On devait comprendre, ici, que Babylone (= Rome) avait livré toutes les nations à la colère divine, en les entraînant dans sa prostitution (= idolâtrie).] (14,9) Et un autre ange, un troisième, les suivit, disant d’une voix forte : « Si quelqu’un adore la bête et son image, [César et la statue de César] et accepte la marque sur le front ou sur la main, [Quiconque participait au culte impérial en adorant (le front à terre) César ou ses effigies.

Quiconque trafiquait sans vergogne en utilisant la monnaie de César. ] (14,10) lui aussi boira le vin de la fureur de Dieu, qui se trouve préparé, pur, dans la coupe de sa colère, et il sera tourmenté dans le feu et le soufre, devant les saints anges et devant l’Agneau. (14,11) Et la fumée de leur supplice s’élève pour les siècles des siècles, [L’image encore était reprise du prophète Isaïe : « Nuit et jour il ne s’éteint pas, éternellement s’élève sa fumée, d’âge en âge il sera desséché. » (Is 34,10).

Toutefois, dans le prophète, la malédiction n’atteignait que des étendues devenues désertiques.

Chez Jean elle accablait les malheureux damnés, tous ceux qui s’étaient pervertis dans le culte idolâtrique. Après Matthieu (25,41) et Luc (16,26), Jean promulguait ici le dogme chrétien de l’éternité des peines de l’enfer.] et ils n’ont point de repos, ni le jour ni la nuit, ceux qui auront adoré la bête et son image et ceux qui auront reçu la marque de son nom. » (14,12) Voilà la patience des saints, ceux qui gardent les commandements de Dieu et la foi en Jésus. (14,13) Puis j’entendis une voix venant du ciel disant : « Ecris : Heureux les morts qui meurent dans le Seigneur, dès maintenant, oui, dit l’Esprit, qu’ils se reposent [Autre dogme, ici proclamé, de la religion chrétienne : dès l’instant de leur mort, « dès maintenant », les saints, s’ils avaient complètement lavé leur robe dans le sang de l’Agneau (cf. 7,14), partageaient le bonheur du Christ, bien avant le jour de la parousie.

On ne discernait pas d’une façon très claire si ces bienheureux jouissaient déjà de la pleine vision béatifique, mais on pouvait légitimement l’inférer, en particulier du verset 7,15 : « Ils sont devant le trône de Dieu, le servant jour et nuit dans son temple ; et Celui qui siège sur le trône étendra sur eux sa tente. » Ils bénéficiaient d’ores et déjà de l’intimité divine.

Le pape d’Avignon, Benoît XII, devait trancher sans appel le débat, dans sa constitution « Benedictus Deus » de 1336. Et cette croyance s’imposerait désormais à tous les chrétiens.] de leurs peines, car leurs œuvres les accompagnent. » [Jean nous enseignait, dans ce lieu, que les saints parvenaient au ciel munis de leurs œuvres, et que nous-mêmes n’y entrerions que parés de nos propres œuvres.

Ce serait de l’éclat des mérites du Christ et des saints que brillerait avant tout la Jérusalem céleste, et chacun nous serions jugés selon nos œuvres (cf. 20,12 ; Mt 25,31-46).

Le prophète Jean prenait ainsi position dans le débat qui opposait les théologiens de son temps : disons Paul et Jacques, de même qu’il opposerait les théologiens du XVI e siècle : disons Luther et Cajetan. Sommes-nous sauvés par le moyen des œuvres, ou sans les œuvres ?

Jean répondait sans ambages : on n’est pas sauvé sans les œuvres.

Mais sans doute l’alternative était-elle une fausse alternative. Aussi bien Paul lui-même, grand partisan du salut par la foi sans les œuvres (de la Loi), n’hésitait-il pas à proclamer : « Dans le Christ Jésus ni circoncision ni incirconcision ne comptent, mais seulement la foi opérant par la charité. » (Ga 5,6). Autrement dit : il n’est pas de salut sans la charité ; comme il n’est pas de foi ‘opérante’ sans les œuvres de la charité.

Il restait que nous étions sauvés gratuitement (cf. 21,6), car la foi, l’espérance, et la charité n’étaient autre chose que des dons de Dieu. La foi « dans le Christ Jésus » (Ga 5,6) demeurait le principe, ou la racine, de la vraie charité, comme du salut.

Devenaient caduques les œuvres de la Loi, comme toutes les œuvres faites sans la foi.]

7 – Vision du Fils de l’homme et la moisson par trois autres anges : 14,14-20

(14,14) Et je vis, et voici [Kai eidon, kai idou.

On retrouvait le mot-charnière : « Et je vis », qui commandait la plupart des sections du cycle : troisième, quatrième, cinquième, sixième et maintenant septième.

Vision finale, donc, de ce quatrième cycle.

Comme à chaque fin de cycle, ou début du cycle suivant, nous étions transportés aux cieux. Et par anticipation, il nous était donné, ici, de contempler l’ultime jugement de la terre.

En effet pour ceux qui étaient déjà morts, le jugement final, en un sens, s’accomplissait dès maintenant, sans attendre.] une nuée blanche, et sur la nuée était assis comme un Fils d’homme, [Revoilà le Fils d’homme de 1,13 dont la figure était empruntée au prophète Daniel.

Dans les fantasmagories de ce prophète (cf. Dn 7) on pouvait relever comme un pressentiment du dogme chrétien de la Sainte Trinité, ou tout au moins de la Paternité et Filiation divines. Ce pressentiment, bien sûr, Jean allait s’empresser de l’exploiter.

Si Daniel parlait de Dieu comme d’un Ancien (cf. Dn 7,9.13), il entendait signifier par là qu’il était une Personne, et qu’il avait l’âge de l’éternité. S’il peignait le Messie sous les traits d’un Fils d’homme (cf. Dn 7,13) entrevu dans les nuées du ciel, il voulait affirmer que c’était un Etre en quelque sorte ‘humain’ puisqu’il ressemblait à un ‘Homme’ ; autrement dit : une Personne.

Les hébreux, peu habiles à manier les concepts, ne disposaient pas d’autre notion pour évoquer l’ ‘Hypostase’ divine que de dire qu’elle était un ‘Fils d’Homme’, ou encore un ‘Vieillard’.

Mais en l’occurrence ce ‘Fils d’homme’ était le Fils de Dieu ; et ce ‘Vieillard’ était Dieu le Père. 

Chose inouïe que les anciens ne pouvaient énoncer, mais qu’ils pouvaient suggérer.

Dans les théophanies bibliques, la nuée représentait traditionnellement la divinité. Au Sinaï, Yahvé s’était révélé dans la nuée (cf. Ex 19,16) et ce serait dans une colonne de nuée qu’il accompagnerait l’exode du peuple hébreu dans le désert (cf. Ex 13,21-22). De même, dans l’évangile, la voix du Père se ferait entendre de la nuée (cf. Mt 17,5 ; Mc 9,7 ; Lc 9,35). Le Fils de l’homme venait dans la nuée, parce qu’il venait de Dieu, et qu’il était Dieu.

Pourtant la figure du Fils de l’homme, dans le prophète Daniel, restait énigmatique. Celui qui viendrait sur la terre à la fin des temps, pour recevoir l’empire éternel (cf. Dn 7,14), aurait-il seulement une apparence humaine ou deviendrait-il un homme véritable ?

Isaïe, quant à lui, avait clairement annoncé que le Messie naîtrait d’une jeune femme (selon l’hébreu), d’une vierge (selon le grec de la Septante), et qu’il serait Dieu avec nous, « Emmanuel » (cf. Is 7,14).

Pour Jean, toute ambiguïté était levée. Le « Fils d’homme », celui d’apparence humaine aperçu dans les nuées, devenait réellement un homme en Jésus-Christ, en naissant d’une femme (cf. 12,5).

On se souvient que, d’après les évangiles, Jésus n’avait pas hésité à s’attribuer à lui-même le titre de « Fils de l’homme », faisant référence implicite au prophète Daniel, ainsi qu’aux paraboles d’Hénoch. Il ne disait jamais pourtant : « Je suis le Fils de l’homme », car il était bien plus que cela.

Ce « Fils d’homme », d’apparence humaine dans le ciel, devenu réellement un « fils d’Adam » sur la terre de par sa naissance en Marie, restait le Fils (éternel) de Dieu (cf. Mt 26,63-64).] ayant sur la tête une couronne d’or et dans la main une faucille aiguisée. [Une couronne d’or, car il était le roi des siècles. Une faucille aiguisée, car il était le juge eschatologique qui s’apprêtait à moissonner le monde.] (14,15) Puis un autre ange [Le « Fils de l’homme » du verset précédent était donc qualifié d’‘ange’, sans doute au sens étymologique d’‘envoyé’.] sortit du temple, criant d’une voix puissante à celui qui était assis sur la nuée : « Jette ta faucille et moissonne, car l’heure est venue de moissonner, la moisson de la terre est mûre. » (14,16) Alors celui qui était assis sur la nuée jeta sa faucille sur la terre et la terre fut moissonnée. [Vision anticipée du jugement dernier, qui ne se réaliserait qu’en 20,11-15. Tant sa venue était certaine qu’elle était proclamée dans un temps du passé.

Peut-être fallait-il voir dans cette vision de la moisson une réminiscence de la parabole évangélique du bon grain et de l’ivraie, qui n’était rapportée que par saint Matthieu (13,24-30.36-43).

En vérité la moisson du monde se faisait sous nos yeux, dès maintenant. Nous en étions les témoins tous les jours, car : « regardez les champs, ils sont blancs pour la moisson.» (Jn 4,35).]

(14,17) Puis un autre ange sortit du temple qui est dans le ciel, tenant également une faucille aiguisée. [Le Fils de l’homme venait de moissonner. Mais il laissait à un ange le soin de vendanger.

On pouvait noter une différence de dignité entre les deux récoltes.

Le Messie moissonnait lui-même les élus, mais il laissait à un autre le soin de vendanger les réprouvés.

La moisson était destinée à être engrangée dans les greniers du Christ (cf. Mt 3,12 ; 13,30), tandis que la vendange serait foulée aux pieds hors de la ville (cf. 14,20), c’était dire hors du Christ et de son paradis. ] (14,18) Et un autre ange sortit de l’autel, l’ange préposé au feu ; il cria d’une voix forte à celui qui tenait la faucille aiguisée, disant : « Jette ta faucille aiguisée et vendange les grappes dans la vigne de la terre, car ses raisins sont mûrs. » (14,19) L’ange alors jeta sa faucille sur la terre et vendangea la vigne puis versa le tout dans la cuve de la colère de Dieu, cuve immense ! (14,20) Puis on la foula hors de la ville, et il coula du sang de la cuve qui monta jusqu’au mors des chevaux, sur une étendue de mille six cents stades. [Sans doute le pourtour de la cuve de la colère de Dieu !

200 milles romains (1 mille = 8 stades).

Près de 300 kilomètres (200 X 1,479 = 295,800).

L’auteur entendait donner un sentiment d’énormité. Surtout il voulait nous suggérer que la masse des péchés se trouvait exactement prévue, et mesurée par Dieu, de toute éternité. Car rien n’advenait en ce monde, même pas le péché, sans la permission divine ;  et tout concourait, même le péché, à la gloire de Dieu.

De la même manière la masse des mérites, dans la Cité céleste, atteindrait sa mesure depuis toujours prédéterminée : le rempart de la Jérusalem d’en haut ne compterait pas moins de 12.000 stades (cf. 21,16), soit 7 fois, et plus, le pourtour de la cuve de la colère de Dieu.

La fin du monde n’interviendrait que lorsque ces deux mesures, celle des mérites et celle des méfaits, d’avance prédestinées, seraient combles.

Mais attention ! La théologie catholique nous enseignait  que ces deux sortes de prédestination étaient d’ordre très différent.

L’une, celle des mérites, se voyait fixée par Dieu ante praevisa merita (avant la prévision des mérites), donc en vertu d’un libre décret divin.

Tandis que l’autre, celle des méfaits, n’intervenait que post praevisa merita (après la prévision des méfaits), donc en vertu de la seule décision  des méchants, et non en vertu de la volonté divine.

Car Dieu, en un sens, n’aurait même pas imaginé le mal : cf. Is 5,2  « Il en espérait des raisins, mais elle lui donna du verjus. » S’il l’avait prévu, dans sa science infinie, il ne l’avait en aucun cas voulu ; encore moins y avait-il collaboré.

On ne pouvait raisonner différemment sans tomber dans le fatalisme. Or rien n’était plus étranger à la pensée chrétienne, et en particulier à la pensée de Jean, que le fatalisme.

Voir par exemple à cet égard : 14,13 ou 20,12.

On serait jugé d’après ses propres œuvres, et non pas en vertu d’un décret divin antérieur.

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