XXII . Les évêques héré­tiques

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1°) Quant à la titulature.

2°)  Quant à l’ordre.

3°) Quant à la juridiction.

On pourrait conduire un raisonnement similaire à propos des évêques hérétiques, sauf que les communions auxquelles ils appartiennent n’ont pas gardé, dans beaucoup de cas, la substance ni la validité de tous les sacrements.

On entend sous ce terme technique d’hérétiques aussi bien les nestoriens et les monophysites d’Orient, que les anglicans, les épiscopaliens, les protestants luthériens ou calvinistes, les baptistes, les évangéliques, les méthodistes… Ce qui n’inclut aucun jugement dévalorisant sur les personnes ou sur les communautés. On constate seulement de graves divergences au niveau du dogme de la foi, divergences qui peuvent affecter la nature même des sacrements.

Beaucoup de ces chrétiens, même protes­tants, ont conservé la titulature épiscopale, voire la structure hiérarchique complète, telle qu’héritée des apôtres et de la tradition de l’Eglise. Mais beaucoup aussi n’ont pas préservé la validité de l’ordre ni par conséquent la validité de la confirmation, de l’eucharistie, de la pénitence et de l’onction des malades. On peut considérer toutefois qu’ils ont à leur tour hérité d’une juridiction partielle, à l’usage de leurs fidèles, dans la mesure où ils ont maintenu, à l’intérieur de leurs communautés respectives, le droit apostolique et ecclésiastique de l’Eglise universelle et indivise.

Reprenons dans l’ordre chacun de ces trois points : la titulature, l’ordre et la juridiction.

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1°) Quant à la titulature.

Les Eglises orientales ont maintenu la forme intégrale de la hiérarchie de l’Eglise, et par conséquent la titulature.

Certaines dénominations protestantes, et non des moindres : les anglicans, les épiscopaliens, les luthériens de Scandinavie, et dans une certaine mesure ceux d’Allemagne, ont maintenu la titulature épiscopale et avec elle la structure épiscopale de l’Eglise catholique. Elles ont aussi préservé maintes formes extérieures du culte, les édifices religieux à commencer par les cathédrales, les résidences épiscopales, la liturgie et jusqu’au vêtement ecclésiastique. Les autres confessions protestantes, bien que ne possédant plus formellement l’épiscopat, ont cependant créé et développé des fonctions équivalentes d’inspection et de gouvernement. Les pasteurs protestants sont par bien des côtés les équivalents non seulement des prêtres mais encore des évêques, puisqu’ils confirment, puisqu’ils confèrent l’ordination pastorale. Quant aux théologiens protestants, ils affirment volontiers que pour eux l’épiscopat appartient au « bene esse » de l’Eglise (son « bien être »), mais non pas à son « esse », (son « être »). Autrement dit, il est facultatif, et non pas essentiel à la constitution divine de l’Eglise. D’autre part il est nécessaire de préciser que les évêques protestants, quand ils existent, ne se situent pas sur un plan de gouvernement monarchique à l’endroit de leur Eglise propre, mais seulement de présidence ou de représentation. Dans les différentes dénominations protestantes, les élections, aussi bien que le gouvernement effectif, fonctionnent selon un mode collégial, à travers les assemblées plénières, les synodes, les délégués des synodes, ou les collectifs mis en place par les mêmes synodes, selon des procédures variées que nous n’entendons pas décrire ici. Ces Eglises prétendent volontiers qu’elles sont régies par une forme démocratique de gouvernement.

Les vestiges de l’institution épiscopale conservés par les protestants, ou plus largement encore tous les vestiges de l’unique Eglise « catholique » indivise, peuvent être regardés comme des pierres d’attente pour le rétablissement de la pleine communion ecclésiale, des relais importants sur la route de l’œcuménisme.

L’Eglise anglicane en particulier se définit elle-même comme une Eglise pont, une Eglise à la fois catholique et protestante, à cause précisément de ces formes extérieures sauvegardées qui appartenaient à l’Eglise originelle. Formes extérieures qui peuvent correspondre à une spiritualité catholicisante, à des degrés divers. Aussi distingue-t-on deux tendances au sein de l’Eglise anglicane, la tendance Haute Eglise, ou anglo-catholique, de ceux qui se sentent plus proches de l’Eglise catholique romaine, et la tendance Basse Eglise, d’esprit plus protestant.

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2°)  Quant à l’ordre.

Si les Eglises protestantes, au moins plusieurs d’entre elles, ont maintenu la forme extérieure et les rites de l’épiscopat, et en général du sacerdoce, elles n’en ont pas malheureusement, aux yeux du théologien catholique, maintenu la substance ni préservé la validité.

Elles ont brisé la chaîne de la succession apostolique, au moins au niveau sacramentel. Autrement dit leurs ordinations épiscopales, quand elles subsistent, sont vaines. Et par conséquent leurs évêques ne sont pas de véritables évêques, leurs prêtres ne sont pas de véritables prêtres, leurs diacres pas de véritables diacres. Ils le sont nominalement, par la titulature, par le siège et par les fonctions liturgiques : ce qui n’est pas rien, car tout cela est d’origine apostolique et d’institution divine ; Mais ils ne le sont pas (évêques, prêtres, ou diacres) sacramentellement.

L’hérésie dirime, autrement dit empêche, la validité de l’ordre. Toutefois pas n’importe quelle hérésie. Encore faut-il que l’hérésie en question affecte gravement, soit la substance de la foi en Jésus-Christ vrai Dieu et vrai homme, soit la substance de la théologie des sacrements.

L’hérésie d’Arius, par exemple, et de ses partisans, empêchait la validité de l’ordre et par conséquent de l’eucharistie, parce qu’ils niaient la divinité même du Christ.

L’hérésie de Nestorius rendait les ordres au moins douteux, et donc nécessitant, en cas de résipiscence, une réordination au moins sous conditions, étant donné que Nestorius niait l’identité, en Jésus-Christ, du Verbe de Dieu et de la personne née de Marie. Par voie de conséquence, il refusait à la mère du Christ le titre de « Théotokos », ou Mère de Dieu.

Au contraire l’hérésie monophysite, professée par Dioscore patriarche d’Alexandrie, au Ve siècle, ne frappait aucunement les ordinations de nullité, puisque cette hérésie se bornait seulement à professer une unique nature en Jésus-Christ, Dieu et homme, après le premier moment de l’incarnation. Depuis Pie XII en 1951 (encyclique Sempiternus Rex), il est admis du côté catholique que ladite hérésie monophysite était plus verbale que réelle. Elle était due surtout à un désaccord sur le sens des vocables employés : les monophysites entendant (toujours d’après Pie XII) le mot « nature » (phusis) dans le sens de « personne » (hupostasis). L’erreur des monophysites, si elle persiste encore aujourd’hui malgré les accords théologiques qui ont été signés par leurs Eglises, soit avec l’Eglise byzantine, soit avec le Saint-Siège, consiste seulement à ne pas reconnaître l’autorité du concile de Chalcédoine (451), quatrième oecuménique.

Les ordinations protestantes, d’une façon générale, ne sont pas reconnues comme valides du côté catholique car les protestants ne confessent pas l’eucharistie comme un renouvellement non sanglant et sacramentel de l’unique sacrifice du Christ sur le calvaire. La succession apostolique s’en trouve rompue chez eux de ce point de vue sacramentel, même si par ailleurs ils ont conservés les formes extérieures de la continuité épiscopale (ou apostolique), comme il en est chez les anglicans ou les luthériens scandinaves. C’est dans ce sens négatif que le pape Léon XIII a tranché en 1896, après avoir réévalué la question de la validité des ordinations anglicanes, dans la bulle « Apostolicae Curae ».

Aujourd’hui la situation a encore évolué entre les anglicans, d’une part, et les catholiques de l’autre. Les positions doctrinales se sont rapprochées. Les anglicans professent maintenant sur l’eucharistie des opinions très proches du dogme catholique. Et si la succession apostolique (du moins sacramentellement) a été interrompue au XVIe siècle, désormais la participation fréquente aux ordinations anglicanes d’évêques vieux-catholiques (dont les ordres sont reconnus comme valides) rend la position de l’Eglise catholique moins intransigeante. En pratique aujourd’hui, les ordinations anglicanes ne sont plus considérées comme « invalides et tout à fait nulles » (Léon XIII, en 1896), mais seulement comme douteuses. En cas de « retour » de prêtres anglicans à la communion catholique, on se contente de les réordonner sous conditions (c’est-à-dire pour le cas où ils ne seraient pas prêtres). Quant aux évêques anglicans « réintégrés » dans l’Eglise romaine, on les autorise, une fois qu’on les a réordonnés prêtres, à porter leurs insignes épiscopaux (même s’ils ne sont pas réordonnés évêques). Ainsi donc le sacrement de l’ordre (anglican) est douteux, mais la titulature épiscopale (anglicane) héritée des apôtres à travers l’antique tradition commune, elle, ne l’est pas !

Même si les ordinations anglicanes ne sont que douteuses, la plupart des ordinations pratiquées dans les autres confessions protestantes ne peuvent absolument pas être regardées comme valides, aux yeux du théologien catholique. Le concile Vatican II fut bien conscient de ce fait, et le réaffirmait. (Cf. Unitatis Redintegratio, 22). Selon le sentiment même des protestants, la présence du Christ dans l’eucharistie n’est que mystique, ou symbolique, mais non pas réelle. Ce qui montre bien qu’ils n’ont pas gardé l’intégrité de la doctrine catholique au sujet de l’eucharistie ; et par conséquent non plus au sujet du sacrement de l’ordre (qui est conféré en vue de l’eucharistie). De plus il advient souvent chez eux que même des laïcs non ordonnés soient admis à célébrer la sainte Cène. On discerne là des obstacles qui peuvent sembler insurmontables pour une reconnaissance mutuelle des ministères.

Le concile Vatican II, cependant, ne dénie pas toute valeur religieuse aux liturgies des protestants, et singulièrement à leurs eucharisties. « Bien qu’elles n’aient pas avec nous la pleine unité dont le baptême est la source et bien que nous croyions que, en raison surtout de l’absence du sacrement de l’ordre, elle n’ont pas conservé la substance propre et intégrale du mystère eucharistique, cependant les communautés ecclésiales séparées de nous, lorsqu’elles célèbrent à la sainte Cène le mémorial de la mort et de la résurrection du Seigneur, professent que la vie consiste dans la communion au Christ et attendent son retour glorieux. » (Unitatis Redintegratio, 22). Le concile juge selon l’intention des cœurs. Il voit dans le culte de sainte Cène protestant, sinon une eucharistie réelle (au sens sacramentel), du moins une eucharistie dans l’espérance.

La non validité des ordres protestants, ou anglicans, n’empêcherait pas qu’éventuellement leurs évêques, ou les responsables parmi eux d’un rang équivalent, ne fussent admis à siéger dans un concile oecuménique d’union, à parité avec les autres évêques. Dans l’ancien droit de l’Eglise catholique les évêques, élus mais non encore consacrés, avaient leur place en qualité d’évêques, donc avec pleine voix délibérative, dans les conciles partiels ou généraux. Ils étaient considérés comme des évêques par le titre, et pouvaient être mis en possession de leur juridiction avant même leur sacre épiscopal. On trouve la trace de ces évêques, élus mais non encore consacrés, jusque dans les listes épiscopales ou papale : certains évêques résidentiels, ou papes, étant morts avant leur consécration, figurent dans ces listes épiscopales. Aujourd’hui on a tendance à éliminer leurs noms de ces listes ; mais au Moyen Age ils y étaient parfaitement admis.

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3°) Quant à la juridiction.

On peut assimiler la juridiction des évêques hérétiques (ou des responsables ecclésiastiques d’un rang équivalent) à celle des évêques schismatiques. Elle est relative (à leurs ouailles) et non absolue. Elle est partielle, au lieu d’être plénière. Elle repose sur le même postulat théologique : les évêques hérétiques (ou leurs substituts) bénéficient de la juridiction ecclésiastique dans la mesure où leurs confessions respectives ont maintenu l’ancien droit de l’Eglise, hérité des douze apôtres. Pour le dire d’une autre manière, ce qui subsiste d’authentique dans le mandat pastoral des évêques ou des responsables d’Eglises, séparés de Rome, dérive en droite ligne de l’institution divine et apostolique. Comme aurait dit Pie XI, « un morceau détaché d’un bloc aurifère est toujours aurifère ». Le droit positif de ces Eglises a pu évoluer depuis la rupture : il reste légitime dans l’exacte proportion où il s’est développé dans la ligne du droit apostolique ou divin. Il est illégitime dans la mesure où son développement s’est écarté du droit divin.

Les pasteurs de ces communautés héritent du droit commun de l’Eglise, issu des apôtres (et conféré collégialement auxdits apôtres le jour de l’Ascension : « Allez enseigner toutes les nations… » cf. Mt 28,19).

Pourrait-on prétendre que le pape gardât un droit de juridiction sur ces Eglises séparées de lui, puisqu’en un sens elles appartiennent à l’unique Eglise du Christ ? Et par contrecoup, il garderait un droit de regard sur la désignation de leurs évêques, sur la nature et l’étendue de la juridiction de ces mêmes évêques ? En droit pur et absolu : oui, car la juridiction du pape est illimitée. « Tout ce que tu lieras sur la terre...» (Mt 16,19). En pratique non, car de fait la juridiction du pape se trouve bornée par les frontières actuelles de l’Eglise catholique. « Qu’ai-je à faire en effet de juger ceux du dehors ? » s’écriait saint Paul (1 Co 5,12).

Non pas que les non catholiques n’eussent pas à rejoindre la véritable Eglise du Christ ; de même que les non chrétiens ont le devoir de se convertir. Mais tant que les uns et les autres n’ont pas accompli cette démarche, ils ne sont pas sujets directs du pape ; ils ne font pas partie de son obédience.

On pourrait poser --- avec à peine une pointe de paradoxe --- que les hiérarques orientaux, d’une part, et d’autre part les autres responsables des Eglises séparées de Rome, relèvent du droit divin de l’Eglise universelle, mais non pas de son droit ecclésiastique, tout au moins de son droit ecclésiastique actuel et principal, qui est le droit romain. Ils ne relèvent pas de la juridiction effective du pouvoir suprême de l’Eglise lequel est, selon Vatican II, soit le pape seul, soit le collège des évêques unis au pape. (Cf. Lumen Gentium, 22).

Non certes en droit absolu et définitif, mais de fait et provisoirement : tant que l’unité totale n’est pas rétablie ; unité cependant qui, de soi, demeure un devoir strict.

 Mais Dieu respecte les lenteurs des hommes et de l’histoire ! On pourrait ici invoquer la condescendance divine : elle se manifeste jusque dans l’interprétation du droit. Il y va en effet du salut des âmes, les âmes de ceux qui sont malheureusement encore séparés de l’unique Eglise, telle que voulue par Jésus-Christ. On sait bien qu’on a à faire ici à des situations de schisme, ou d’hérésie, invétérées depuis des siècles, voire plus d’un millénaire et demi. Qu’on songe seulement au cas de l’Eglise chaldéenne (nestorienne) séparée, tout autant de Rome que de l’Eglise byzantine, depuis le concile d’Ephèse en 431. 

Pris un à un, les évêques et les responsables des Eglises séparées exercent partiellement sur leurs communautés respectives un pouvoir monarchique hérité par la voie commune du seul Pierre, et non pas du pape, en tout cas pas du pape actuel. Ils disposent donc, eux aussi, d’une part du droit pétrinien, celle contenu dans le droit commun. Tous ces évêques, ou responsables d’Eglises, tiennent au milieu de leurs Eglises particulières, au milieu de leurs communautés, la place qu’occupait saint Pierre au milieu des apôtres. Quant à leur autorité, elle est légitime dans la mesure où la confession à laquelle ils appartiennent est restée fidèle aux principes originaires du christianisme.

Les communautés ecclésiales qui évoluent en dehors de l’unité chrétienne présentent donc une face authentique, en tant que chrétiennes, et une face inauthentique, en tant que séparées de l’unité voulue par Jésus-Christ.

Car les divisions sont le fait des hommes tandis que l’unité est l’œuvre de Dieu. Heureusement, comme dit le proverbe, que « le mur de nos divisions ne montent pas jusqu’au ciel ». A certains égards les chrétiens dont nous parlons appartiennent à l’unique Eglise de Dieu ; à d’autres, non. De même leurs chefs.

Ainsi est-on amené à considérer plusieurs cercles concentriques, dans l’appartenance à l’unique Eglise du Christ, et même au sein de la réalité ontologique de ladite Eglise : le niveau canonique, de ceux qui demeurent dans l’obédience visible du pontife romain ; le niveau sacerdotal, de ceux qui ont préservé la pleine validité des ordres sacrés et de l’eucharistie ; le niveau baptismal, de tous ceux qui sont  entrés dans l’Eglise du Christ par l’unique baptême trinitaire (confiteor unum baptisma ...) ; le niveau de la foi enfin, de ceux qui, même non baptisés, confessent Jésus-Christ comme Fils de Dieu et Sauveur. Peut-être pourrait-on ajouter encore la congrégation, ou l’Eglise invisible, de toutes les âmes de bonne volonté qui ont adhéré implicitement à Jésus-Christ par leur seul amour de la vérité, et ceci depuis le commencement du monde. C’est en songeant à toutes ces âmes que Jésus disait, avec nostalgie : « J’ai d’autres brebis encore qui ne sont pas de ce bercail. » (Jn 10,16).

Bien entendu, tous ces cercles n’ont pas la même compréhension, et pourtant, de chacun d’eux, il est toujours loisible de dire : voilà la véritable et unique Eglise de Jésus-Christ ! 

On s’en rend compte, le concept d’Eglise, bien que théoriquement univoque (Eglise égale « Congrégation de tous les fidèles du Christ »), n’a pas pour tout le monde la même clarté, et il souffre selon les contextes des acceptions très diverses.

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