XX . Evêques  intrus,  dépo­sés,  excommuniés…

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Il nous faut considérer du point de vue théologique (qui est le nôtre) l'état des évêques en situation irrégulière vis-à-vis de la règle canonique, à l'intérieur même de l'Eglise romaine. Par analogie on pourrait leur assimiler les évêques, même non catholiques, en situation irrégulière vis-à-vis de leur Eglise d'origine, condamnés ou exclus par leur propre Eglise confessionnelle.

Un évêque, a fortiori un pape, intrus est un évêque, voire un pape, irrégulièrement élu et plus encore irrégulièrement installé sur un siège qui ne lui appartient pas. Canoniquement, il n'est pas autre chose qu'un usurpateur. Les Pères de l'Eglise n'avaient pas de mots assez durs pour qualifier l'attitude de ce faux berger entré autrement que par la porte dans la bergerie du Christ, venu pour piller et voler plutôt que pour paître, égorger plutôt que soigner. (Cf. Jn 10,10).

Seulement le problème se complique par le fait que ces évêques (et même autrefois ces papes …) illégitimes, revendiquaient souvent avec force leur propre légitimité. Et malheureusement il advint plus d'une fois que les éléments de discernement, pour distinguer le vrai pasteur du faux, fussent parfois minces et objets de discussions, même parmi des gens (des théologiens) de bonne foi. 

Un principe à poser toujours en préalable, c'est d'examiner attentivement les règles canoniques en cours de validité au moment précis de l'élection et de l'installation du pasteur contesté. Dans l'Eglise romaine, il existe en plus un autre principe de discernement a priori : l'évêque légitime est celui qui se trouve en communion effective avec le successeur de saint Pierre, et reconnu par lui. De même, dans tout autre Eglise, doit être réputé légitime, régulier, le pasteur qui se soumet à l'autorité suprême de sa confession quelle qu’elle soit : autorité patriarcale, autorité synodale, ...

Le problème de l'illégitimité, ou de l'intrusion, d'un pontife devient particu­lièrement grave, au sein de l'Eglise romaine, quand il s'agit du pontife romain lui-même ! On n'est plus guère habitué de nos jours (heureusement !) à discuter à perte de vue de la légitimité d'un pape, car les élections pontificales, depuis plusieurs siècles, ne sont plus contestées. On est pour ou contre la personne du pape, on approuve ou non son action. Mais l'identité même du titulaire ne fait plus l’objet de débats. Il n'en fut pas toujours ainsi dans le passé. On se rend compte, en parcourant les livres d’histoire de l'Eglise, que les discussions autour de la légitimité du pontife romain ont tenu une grande place dans les préoccupations des chrétiens. Pendant plus d'un millénaire, exactement de l'an 251 (schisme de Novatien) à l'an 1449 (démission du dernier antipape : Félix V) l'Eglise romaine a connu à plusieurs reprises des scissions profondes et durables. Celle que l'on appelle le Grand Schisme d’Occident (1378-1415) ne fut que l'une des plus sévères, à la suite de beaucoup d'autres. C'est presque un miracle, même, que ces crises n'aient pas connu des prolongements jusqu'à nos jours.

Malgré les progrès actuels du droit canonique, rien ne garantit, d’un point de vue dogmatique, ou théologique, que pareilles mésaventures ne se reproduiront pas dans l'avenir. C'est pourquoi il importe de se former un jugement sûr à propos de ces schismes passés, aussi bien que des schismes futurs toujours possibles (en théorie), même s'ils restent fort improbables.

En entrant dans ce débat, il est essentiel, à mon avis, de bien comprendre que le "tutiorisme" (le jugement le plus sûr, le plus prudent, en matière de conscience, comme en matière canonique) joue dans des sens diamétralement opposés selon qu'il s'agit du sacrement, ou de la juridiction.

Le doute, un doute réel, vient toujours au bénéfice de la situation juridique acquise, tandis qu'il joue contre la validité d’un sacrement.

Je m'explique.

En cas de doute, un doute réel et non pas un vague soupçon, sur la validité d'un sacrement on doit toujours le réitérer (au moins sous condition) et donc le considérer a priori comme invalide, et ceci dans l'intérêt même de celui qui l'a reçu, de peur que la réalité du sacrement n'eût pas été posée.

Au contraire, en matière de juridiction, on doit toujours respecter et accepter l'autorité établie, même si elle est douteuse quant à  son origine, par crainte de désobéir à une autorité légitime, véritable, voulue ou instituée par Dieu même.

Je me rends compte que cette analyse du tutiorisme, et le principe même du tutiorisme, ne seront pas forcément acceptés par de bons esprits : mais c'est certainement à tort. Le refus de ces évidences morales a conduit dans le passé à des situations inextricables, à de véritables impasses canoniques, qui n'ont été surmontées qu’après les plus déplorables délais.

Rappelons brièvement les faits et les circonstances du Grand Schisme pour vérifier sur un cas mémorable, et typique, comment les principes s'appliquent.

En 1378 à Rome, après le retour des papes d'Avignon, une double élection pontificale se produisit. Le napolitain Urbain VI, qui n'était même pas cardinal, fut d'abord élu à l'issue d'un conclave tumultueux, assailli par la foule romaine qui réclamait un pape ‘‘romain ou au moins italien’’. Le camérier apostolique, détenteur des trésors pontificaux, enfermé au château Saint-Ange, refusa de reconnaître le nouveau pontife. Il ne lui livra même pas les insignes de sa dignité. Le nouvel élu n'en fut pas moins couronné le jour de Pâques et reconnu apparemment par l'ensemble de la chrétienté.

Mais le nouveau pape se montra vite d'un caractère difficile, voire intraitable. C'est ainsi que le Sacré Collège, regrettant son choix et réuni à Anagni crut devoir déclarer son élection invalide pour cause d' « impression »; c'était dire que la ‘‘pression’’ de la foule avait rendu inopérant le choix d’un conclave assiégé dans le Vatican.

 Quelques jours après ce qui était une véritable déposition, les cardinaux qui s'étaient entre temps retrouvés à Fondi, élurent un nouveau pape en la personne du cardinal français Robert de Genève, qui prit le nom de Clément VII. Le schisme était dès lors consommé. Chacun des pontifes déclara l'autre intrus et ils s'excommunièrent mutuellement. Urbain VI resta finalement en possession de la ville de Rome, tandis que Clément VII, et sa curie, durent se replier en Avignon.

Après d'innombrables péripéties, le schisme ne devait prendre fin qu'au concile de Constance, en 1415. Entre temps le concile de Pise (en 1409) avait aggravé la situation en élisant un troisième pape, Alexandre V, bientôt mort, et remplacé par Jean XXIII (Balthazar Cossa). Le concile de Constance commença par déposer l’antipape qu’il avait sous la main, et au nom de qui il avait d’abord été convoqué : Jean XXIII (Balthazar Cossa donc).  Puis il reçut l'abdication volontaire du seul pape légitime, Grégoire XII, successeur à Rome du pape Urbain VI, qui le reconvoqua officiellement. Il entama ensuite une longue procédure contre l’autre antipape, Benoît XIII (Pedro de Luna), successeur de Clément VII. Mais devant son obstination à se maintenir, il finit par le déclarer déchu et déposé.

Il est patent que le Sacré Collège, réuni à Anagni en 1378, n'avait aucunement compétence pour déposer le pape légitime, ni même pour juger de la validité de son élection. A la rigueur il aurait pu servir de témoin devant une autre instance, mais il n’avait pas qualité de tribunal. Le doute réel, même s'il existait, ne pouvait bénéficier qu'au pontife régnant, en place depuis plus de 6 mois et reconnu par toute la chrétienté, à l'exception de certains bureaux, ou services, de l'administration pontificale.

Le tutiorisme doit jouer en faveur de l’autorité en place.

En vertu de l'antique adage : ‘‘le Saint-Siège n'est jugé par personne’’, seul Urbain VI lui-même était juge pour apprécier la validité de sa propre élection. Car le pontife romain n'admet pas d'instance au-dessus de lui ; ni le concile œcuménique, qu'il convoque lui-même; ni le Sacré Collège des cardinaux qui n'est que sa créature ; ni aucun autre tribunal sur cette terre.

Faute d'accepter uniment cet axiome, la chrétienté a dû affronter une crise qui dura près de quarante ans.

On ne peut non plus admettre la thèse, encore défendue dans certains ouvrages récents, qui soutenait que la vérité sur le pape légitime était alors indiscernable, et que son identité demeurait irrémédiablement incertaine. C’était déclarer pour toute cette période, non seulement la vacance du Saint-Siège, mais encore la disparition de l'institution pontificale en tant que telle. Ce qui est inadmissible. Les contemporains ne pouvaient s'exonérer, en excipant de la difficulté à connaître le vrai pape, de l'obéissance à l'autorité légitime de l'Eglise.

Devant l'histoire, la respon­sabilité prin­cipale, dans cette aventure du Grand Schisme, incombe probablement au gouvernement français. Le roi Charles V, pourtant réputé pour la sagesse de ses jugements, eut le tort de prendre le parti des cardinaux français, en majorité en 1378, contre la papauté romaine. Ce faisant, il engageait la chrétienté dans une division durable. Seule la reconnaissance, en 1418, après bien des atermoiements, de l'élu du concile de Constance, Martin V, par le gouvernement français devait amener la fin réelle de la crise, qui pourtant connaîtrait encore des rebondissements avec  le concile de Bâle (1431-1449) et l’élection d’un nouvel antipape : Félix V (1439-1449).

Quand il s'agit de simples évêques, l'intrusion, la déposition ou l'excommu­nication éventuelles ont moins de conséquences pour l'ensemble de l'Eglise. Elles n'entraînent pas moins des turbulences graves au sein du peuple chrétien. On sait qu'au long de son histoire l'Eglise a été amenée à sanctionner nombre de prélats. Aujourd'hui le phénomène se rencontre encore, mais à l'état sporadique.

Dans l'Eglise antique, les synodes régionaux se reconnaissaient le plein droit de déposer les évêques prévaricateurs. Nous ne citerons ici que le concile d'Antioche qui dut s'y reprendre à plusieurs fois : en 264, puis en 268, pour condamner et déposer l'évêque hérésiarque de cette ville, Paul de Samosate. Encore ne parvint-on à l'expulser du siège qu'en faisant appel au bras séculier, en l'occurrence l'empereur païen Aurélien !

Dans la pratique actuelle de l'Eglise romaine, un évêque déposé se trouve d'office transféré à un siège fictif, comme un évêque en retraite. Dès la notification, il se voit privé de sa charge et interdit d'en exercer les attributions. On a observé récemment le cas de Mgr Gaillot, évêque d'Evreux, transféré d'office (1995) au siège « in partibus infidelium » de Partenia, en Maurétanie césarienne (actuelle Algérie).

L’excommunication qui retran­che, comme son nom l'indique, de la communion de l'Eglise romaine, est une mesure encore plus grave. Elle fut prononcée ‘‘latae sententiae’’, c'est-à-dire d'office, selon le Code, en 1988, à l'encontre de Mgr Lefebvre, ex-archevêque de Dakar, ex-évêque de Tulle, coupable d'avoir ordonné des évêques sans le consentement de Rome. Une ordination sauvage d'évêques entraîne en effet, presque inéluctablement, un véritable état de schisme. C'est une autre Eglise qui se dresse contre l'Eglise établie.

L'évêque excommunié par le Saint-Siège disparaît même de l'annuaire pontifical. Il n'est plus considéré comme faisant partie du clergé catholique. Ses pouvoirs d'ordre subsistent cependant, car ils sont éternels, et la sentence n'a d'effet que sur le terrain de la juridiction. L'évêque excommunié conserve une certaine titulature de fait, même si elle n'est pas reconnue officiellement. Il reste évêque, et même ex-évêque de tel ou tel lieu. 

Rappelons, pour sourire, un point d'histoire. Quand ils traitaient avec Talleyrand, ministre des Relations extérieures du royaume de France, les cardinaux romains le surnommaient volontiers entre eux ‘‘d'Autun’’, puisque effectivement il était ancien évêque d'Autun, même s'il était encore sous le coup de l’excommunication pour avoir contribué à fonder une Eglise schismatique : l'Eglise constitutionnelle.

Dans les Eglises orientales séparées de Rome, les synodes patriarcaux, faisant office de véritables conciles locaux, peuvent être amenés à déposer des évêques rebelles à leur autorité, voire à les exclure de leur communion. Il est même arrivé, à Constantinople par exemple, que le synode déposât son patriarche ! De fait cependant, les synodes patriarcaux dans leurs obédiences respectives ne jouissent pas, à l'évidence, d'une autorité aussi affirmée que celle du pontife romain dans l’Eglise catholique, et leurs sentences peuvent faire l'objet de contestations, même au sein de leur propre communauté.                   

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