A   )   ANALYSE DE L’EPISCOPAT


II . Eléments du ministère épiscopal . Fondements de cette distinction

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1°) Election et choix des ministres d’après l’Evangile et d’après l’ensemble du Nouveau Testament. Origine de la titulature ecclésiastique.

2°) Pouvoir sacerdotal, ou pouvoir d’ordre des ministres, d’après le Nouveau Testament. L’ordination des ministres.

3°) Pouvoir de juridiction des ministres, ou pouvoir pastoral, selon le témoignage du Nouveau Testament.

4°) Pressentiments, dans l’Ancien Testament, de cette distinction que nous avons posée : entre titulature, pouvoir d’ordre et pouvoir de juridiction.

5°) Analogies avec la société civile.

6°) Fondements théologiques de la distinction que nous avons posée entre les trois éléments de l’épiscopat et de tout ministère chrétien, à savoir la titulature, le pouvoir d’ordre et le pouvoir de juridiction.

Dans tout ministère chrétien et, a fortiori, dans le ministère épiscopal on doit distinguer trois éléments normale­ment unis, coopérant   à   la   même   fin,   tous  les   trois d’origine  évan­gélique ou apostolique, c’est-à-dire  d’institution divine, en un sens donc égaux entre eux, néces­saires à l’analyse mais pouvant se trouver accidentellement ou provi­soirement disjoints, c’est à savoir :  la titulature confé­rée par l’élection ou la nomination ;  le pouvoir d’ordre (ou pou­voir sacerdotal pour ce qui est de l’évêque et du prê­tre) conféré par l’imposition des mains dans les ordres ma­jeurs (épiscopat,presbytérat,diaconat) ou par tout autre forme de consécration   pour   les   ordres  mineurs ;    le   pou­voir   de   juri­diction enfin, ou pouvoir pastoral, conféré par l’investiture,  l’installation   ou   intronisation.

      Bien loin de représenter seulement des catégories scho­las­tiques inventées pour les besoins de l’étude, ces élé­ments trouvent leur fondement, leur justification et leurs raci­nes dans la Sainte Ecriture, bien mieux dans la praxis même de Jésus, instituteur très conscient de l’Eglise, et dans l’imitation de cette praxis qu’en ont donnée pour leur part les apô­tres sous la mouvance de l’Esprit Saint.

1°) Election et choix des ministres d’après l’Evangile et d’après l’ensemble du Nouveau Testament. Origine de la titulature ecclésiastique.

A part la brève allusion aux 70  (ou  72) au­tres  disciples dans Saint Luc  (10,1), on ne trouve men­tion­nés dans l’Evangile, comme ministres ou futurs ministres de l’Eglise, que les apôtres. En eux réside vrai­ment l’origine et le principe de tout le sacerdoce ministériel chré­tien. Voyons donc comment Jésus les choisit (élection) et les nomma (titularisation).

« Puis il gravit la montagne et il appelle à lui ceux qu’il voulait. Ils vinrent à lui, et il en institua Douze pour être ses compagnons et pour les envoyer prêcher, avec pou­voir de chasser les démons. Il institua donc les Douze : Simon, auquel il donna le nom de Pierre, Jacques, fils de Zébé­dée, et Jean, frère de Jacques, auxquels  il donna le nom de Boanergès, c’est-à-dire fils du tonnerre, puis An­dré, Philippe, Barthélemy, Matthieu, Thomas, Jacques, fils d’Alphée, Thaddée, Simon le Zélé, et Judas Iscariote, celui-là même qui le livra. » (Mc 3,13-19).

On remarque ici (du moins dans le texte reçu, car il existe quelques variantes entre les manuscrits), que l’évangéliste Marc ne donne pas aux Douze le nom d’apôtres. Mais ailleurs il ne se fait pas faute de les désigner ainsi (cf. Mc 6,30).

Nous nous situons, ici, dans la première année du ministère galiléen. Jésus avait déjà ébauché son équipe en choisissant ses plus proches compagnons, soit au bord du Jourdain d’après Jean (cf. Jn  1,35-51), soit au bord du lac de Tibériade d’après les synoptiques  (cf. Mt 4,18-22 ;  Mc  1,16-20 ; Lc 5,1-11). Il avait d’abord appelé Simon et An­dré, Jacques et Jean, puis Philippe et Barthélemy. Dès sa première rencontre avec Simon il l’avait affublé du surnom de Pierre  (cf. Jn 1,42). Il s’était ensuite adjoint Lévi (ou Matthieu) en passant la frontière vers la Trachonitide (cf. Mt 9,9 ; Mc 2,13-14 ; Lc 5,27-28).  Ayant gravi  la montagne, il complétait ce groupe des sept premiers disciples par trois membres, vraisemblablement, de sa propre famille, ceux qu’ailleurs on appelle ses «frères » : Jacques, Thaddée  (ou Jude) et un autre Simon (frère de Jacques). Il ajoutait enfin Thomas (le Jumeau) et Judas Iscariote (le futur traître), pour parvenir au chiffre sacré de Douze.

L’instant était solennel. Jésus gravissait une monta­gne comme avait pu le faire Moïse (cf. Ex 19,1-8). C’est là également qu’il allait proclamer les Béatitudes et prononcer son discours inaugural,    d’après Matthieu et Luc (cf. Mt 5,1 ---- 7, 29 ; Lc 6,12-49).Luc est l’évangéliste le plus complet puisqu’il est le seul à placer en cet endroit à la fois le choix des Douze et le sermon des Béatitudes. Lisons donc Saint Luc :

« Or, en ces  jours-là, il s’en alla dans la monta­gne pour prier, et il passa toute la nuit à prier Dieu. Puis, le jour venu, il appela ses disciples et en choisit douze, auxquels il donna le nom d’apôtres : Simon, qu’il surnomma Pierre, André son frère, Jacques, Jean, Philippe,  Barthélemy, Matthieu, Thomas, Jacques le fils d’Alphée, Simon surnommé le  Zélote, Judas frère de Jac­ques, et Judas Iscariote, celui qui devint un traître. »  (Lc 6,12-16).

C’est donc après une longue nuit de prière, et même de pénitence, que Jésus se décidait à nommer ses plus pro­ches collaborateurs, ses ministres. On notera dans la primi­tive Eglise ce même climat de prières et de pénitence qui entourerait toujours la  désignation des responsables (cf. Ac 13,2 ; 14,23). Jésus ne voulait élire ses principaux disciples qu’après avoir longuement consulté son Père, car c’est un exemple qu’il voulait laisser à l’Eglise. Pourtant cette précau­tion ne l’empêchait pas de commettre, semble-t-il, une « erreur » en nommant Judas puisque, tous les évangélistes le souli­gnent, celui-là deviendrait le traître. Malheureusement une telle « erreur » se renouvellerait mainte fois dans la suite des âges. La Providence a sans doute voulu nous apprendre ainsi à ne jamais nous fier entièrement dans les hommes.

Dans  la péricope précédemment citée, de Luc, on entend donné aux Douze le nom technique d’apôtres,  qui signifie quel­que chose comme «  envoyés »  ou « ambassadeurs ». Ce mot, dans le texte grec, traduirait l’araméen «  shalu­hah »  (Cf. Daniel-Rops :   Jésus en son temps, chap. V). Un tel titre, dans le Nouveau Testament, ne serait pas réservé exclu­sivement aux Douze mais se verrait attribué encore à quel­ques personnalités remarquables, comme Paul et Bar­nabé (cf. Ac 14,14), voire à de simples missionnaires de l’Evangile (cf. Rm 16,7).

On trouve là, cependant, le premier titre ecclé­siastique et même, dans l’Evangile, le seul. Inventé, selon Luc, par le Christ lui-même ; prémices de la titulature ecclésiastique subséquente qui se développerait d’abord dans l’âge apostolique, puis dans l’ère postaposto­lique jusqu’à nous.

On voit, chez Marc et chez Luc, que Jésus a l’initiative complète de l’élection de ses ministres : il ap­pelait souverainement qui il voulait ; il les choisissait parmi beau­coup d’autres ; il leur conférait le titre qui lui plaisait et qui convien­drait très adéquatement à leur mission.  Désormais le nom d’apôtre, pris dans sa plus large acception, décorerait tout missionnaire du Christ et l’ « apostolat », ou la « mission apos­tolique », définiraient son travail. Après le départ du Christ, l’élection des ministres fonctionnerait surtout par le mode de la cooptation : choix par les responsables après consultation du peuple, ou suffrage de l’assemblée. Sans oublier l’imploration d’abord adressée à Dieu, car c’est bien lui, Dieu, qui dans l’occurrence décide en dernier ressort.

Le Nouveau Testament nous délivre en deux autres endroits la liste complète des douze apôtres : cf. Mt 10,2-4 et Ac 1,13.26. Matthieu grec (probablement rédigé après coup par le diacre Philippe) s’exprime ainsi pour décrire l’envoi des douze apôtres en mission : « Ayant appelé ses douze disciples, il leur donna autorité sur les esprits impurs, avec pouvoir de les expulser et de guérir n’importe quelle maladie ou langueur. Voici les noms des douze apô­tres : le premier Simon que l’on appelle Pierre, avec André son frère ; puis Jacques, fils de Zébédée, avec Jean, son frère ; Philippe et Barthélemy; Thomas et Matthieu le publicain ; Jacques, le fils d’Alphée, et Thaddée ; Simon le Zélé et Judas Iscariote, celui-là même qui le livra. Ces douze, Jésus les envoya en mission avec les recommandations suivantes : … » (Mt 10,1-5).

Matthieu grec (Philippe) qualifie expressé­ment Simon Pierre de « premier » (prôtos).On peut deviner dans cet adjectif ordinal une annonce de la primauté de l’apôtre. Pierre était manifestement posé par Jésus comme la « pierre » fondamentale de l’édifice apostolique. L’Eglise ancienne, les Pères de l’Eglise, et encore aujourd’hui l’Eglise orthodoxe, ont toujours considéré Pierre comme le prototype et la source de l’apostolat et par conséquent de l’épiscopat. En ce sens chacun des évêques succède à Saint Pierre, en qualité de fondement unique et visible de sa propre Eglise particulière ou diocésaine (éparchie), et la source originelle de sa vie sacramentelle. Pour autant ne faisons pas de Pierre un super-apôtre aux côtés de qui les autres n’eussent été que des comparses. Les apôtres, en leur qualité d’apôtres, étaient égaux entre eux. De même les évêques, en leur qualité d’évêques, seront aussi égaux entre eux. Soutenir une opinion contraire serait s’opposer à la pensée formelle de Saint Paul pour qui « Dieu ne fait point acception des personnes » (Ga 2,6).Le même Paul revendiquait hautement son égalité avec les autre apôtres, ses devanciers (cf. 1 Co 9,5 ; Ga 2,6-9).

Manifestement, ici, un point d’équilibre doit être trouvé : les apôtres, ou les évêques, sont égaux entre eux par le pouvoir d’ordre. Mais bien que semblables et affublés du même titre ils sont inégaux entre eux dans la juridiction. Tous étaient apôtres et tous sont évêques. Il y a néanmoins un premier apôtre et les autres, un premier évêque et les autres.

Dès avant le jour de la Pentecôte, le groupe des apôtres se préoccupait de combler le vide laissé dans ses rangs par la défection de Judas. C’est Pierre, chef du collège, qui prit cette initiative durant ce temps de retraite qui sé­para l’Ascension de la fête de la Pentecôte, alors que Marie, la mère de l’Eglise, était là, présente à leurs prières et à leurs délibérations. (Cf. Ac 1,14-26). C’est l’assemblée qui proposait, puisque deux candidats étaient poussés en avant. Mais c’est Dieu qui décidait par le truchement – assez insolite – du tirage au sort. Jamais, semble-t-il, ce mode d’élection ne serait repris dans la suite. Alors Matthias se vit nommément mis au rang des apôtres dont le rôle principal, nous est-il précisé, était de rendre témoignage de toute la vie publique du Christ et de sa résurrection. L’apôtre de tous les temps est avant tout celui qui proclame : « Christ est ressuscité ! » ; il est le héraut de la résurrec­tion.

Les ministères ordonnés autres que l’apostolat, les divers ministères ecclésiastiques tels que nous les connaissons aujourd’hui, apparaissent dans l’Eglise primitive, d’après le Nouveau Testament,  dans un ordre inverse, ce semble, de leur importance : d’abord le diaconat, ensuite le presbytérat, enfin l’épiscopat.

Les premiers diacres, les Sept, furent d’abord élus pour le service des tables, afin de suppléer les apôtres (cf. Ac 6,1-5). Mais ils accédèrent rapidement à un office de prédicateurs. Ce furent eux les premiers qui après le martyre d’Etienne, et le déclenchement de la première persécution, parcoururent et évangélisèrent les campagnes de Judée et de Samarie (cf. Ac 8,1) et même la Galilée (cf. Ac 9,31) et même, au-delà, les pays étrangers (cf. Ac 11,19). Et c’est l’un d’eux, Philippe, établi à Césarée Maritime (cf. Ac 21,8), qui très proba­blement, après la dispersion des apôtres, transcrirait en grec et adapterait l’évangile araméen de l’apôtre Matthieu.

Les prêtres ou anciens, puis les épiscopes ou évêques, apparurent ensuite successivement dans l’histoire de l’Eglise, sans qu’on sache trop comment ils furent établis. Le corps constitué de l’Eglise ne surgit pas à nos yeux avec une parfaite clarté, en ces premiers temps du christianisme. Nous ne disposons pour nous renseigner que des écrits du Nouveau Testament qui n’en traitent pas ex professo, mais seulement par bribes et par quelques allusions. Pourtant dès l’ère des premiers Pères apostoliques, l’appareil hiérarchique de l’Eglise nous apparaît au complet, équipé de pied en cap, donné comme institué ne varietur par les apôtres, et destiné à perdurer, semble-t-il, jusqu’à la consommation des siècles. Mais surtout identiquement ins­tallé dans toutes les régions du monde alors connu. Comment cela s’est-il produit ? Il subsiste là, il est vrai, une obscurité ou si l’on préfère un mystère qui ne sont pas prêts d’être complètement éclaircis.

Des « anciens », ou « presbytres », se mani­festeraient donc très tôt aux côtés des apôtres sans qu’on sache trop comment ils ont été élus ou consacrés (cf. Ac 11,30 ; 15,2.4.6.22.23 ; 21,18). Sans doute ont-ils été créés à l’imitation des « anciens » du peuple juif (cf. Lc 22,66 ; Ac 4,8.23). Ou encore l’ordre des « anciens » dans la nouvelle communauté fait-il allusion aux 7O vieillards qui entouraient Moïse sur le mont Sinaï à l’instant de la conclusion de la première Alliance (cf. Ex 24,1-11) par le Livre et par le sang des bêtes. Nous nous souvenons que Jésus lui-même avait mandaté soixante-dix de ses disciples pour les envoyer en mission provisoire (cf. Luc 10,1). Sans doute l’avait-il fait en souvenir des vieillards de Moïse et en prophétie des futurs presbytres de la nouvelle alliance. Et peut-être les « anciens » de la primitive Eglise furent-ils tout simplement les survivants de ces soixante-dix appelés par Jésus ! Dans ce cas l’ordre presbytéral aurait été fondé par Jésus même. Plus tard, dans la liturgie céleste de l’Apocalypse, le visionnaire de Pathmos, Jean, contemplerait vingt-quatre vieillards, ou anciens, vêtus de blanc, se prosternant devant le trône de Dieu et de l’Agneau, douze en figure des patriarches de la première Alliance et douze en figure des Anciens de la nouvelle Alliance. (Cf. Ap 4,4 s).

      Mais en toute hypothèse les presbytres de la jeune Eglise de Jérusalem apparaissent-ils comme les adjoints des apôtres, ou même leurs suppléants quand ils étaient absents (cf. Ac 11,30). Ils les entouraient dans leurs délibéra­tions et prenaient part eux-mêmes aux décisions des conciles (cf. Ac 15,6.22.23). Dès leur première virée apostolique en Anatolie, les apôtres Barnabé et Paul songèrent à établir des presbytres dans chaque Eglise nouvelle qu’ils fondaient, afin d’imiter la structure de l’Eglise mère de Jérusalem. « Ils leur désignèrent des presbytres dans chaque Eglise. » (Ac 14,23). Le privilège de la nomination des presbytres revenait donc aux apôtres.

Bien plus tard, passant au large d’Ephèse, au retour de son troisième voyage missionnaire, Paul convoquait dans la ville de Milet les « anciens » de cette Eglise d’Ephèse qu’il avait également fondée, et prononçait devant eux un discours d’adieu émouvant (cf. Ac 20,17-38). C’est ainsi qu’il leur recommandait : « Prenez garde à vous-mêmes, et à tout le troupeau dont l’Esprit Saint vous a constitués évêques… » (Ac 20,28). Paul ne semble donc pas distinguer les évêques des prêtres dans cette province d’Asie.

Enfin, revenu dans la Ville Sainte, Paul trouvait les presbytres de Jérusalem réunis autour de l’apôtre Jacques (cf. Ac 21,18), le « frère du Seigneur », et le premier évêque de cette ville selon l’historien ecclésiastique Eusèbe de Césarée (cf. Hist. Eccl. II, 1,2). Ces presbytres composaient donc le presbyterium de Jacques le mineur.

Plus tard, de sa prison de Rome (cf. Ph 1,13 ; 4,22), Paul, avec son compagnon Timothée, écrivait aux chrétiens de Philippes, cette Eglise qui lui était si chère : « Paul et Timo­thée, serviteurs du Christ Jésus, à tous les saints qui sont à Philippes, avec leurs épiscopes et leur diacres… » (Ph 1,1). Ici encore évêques et prêtres paraissent-ils confondus.

Il est aussi question des presbytres dans la première épître de Pierre ; ils y sont exhortés à la vigilance et l’on recommande aux non prêtres, les laïcs, de leur res­ter soumis. (Cf. 1 P 5,1-5). L’apôtre Pierre se qualifie lui-même de « prêtre » (1 P 5,1), titre que revendiquerait encore l’apôtre Jean, en tête de ses épîtres pour se faire reconnaître de ses correspondants (cf. 2 Jn 1 ; 3 Jn 1).

Mais c’est seulement dans les épîtres dites pastorales, de Paul, qu’on trouve abondamment traité de l’organisation interne de l’Eglise. Paul venait d’être relâché de sa première captivité romaine : son procès s’était sans doute clos par un non-lieu. Il pérégrinait pour lors en Crète ; il parcourait l’Asie et la Macédoine et il abandonnait à ses collaborateurs, Timothée et Tite, le soin d’achever l’institution de la hiérarchie. Dans sa première épître à Timothée, Paul décrivait avec précision les rôles respectifs de l’évêque, des diacres et des prêtres, et les conditions que les candidats devaient remplir pour accéder à ces hautes fonc­tions. Notons-le, Paul dans les épîtres pastorales parlait toujours de l’évêque au singulier, des diacres et des prêtres au pluriel. Car, sans doute, l’évêque est-il unique dans son Eglise, tandis que les diacres et les prêtres forment des collèges. L’évêque administre l’Eglise de Dieu (cf. 1 Tm 3,4-5) ; les diacres « s’acquièrent un rang honorable » (1 Tm 3,13), les prêtres exercent la présidence et certains d’entre eux « peinent à la parole et à l’enseignement » (1 Tm 5,17). Dans l’épître à Tite, Paul demandait à ce compagnon d’ « établir dans chaque ville des presbytres » (Tt 1,5). Plus loin il ajoutait : « L’épiscope en effet, en sa qualité d’économe de Dieu, doit être irréprochable. » (Tt 1,7). Paul paraissait donc, ici encore, identifier les évêques et les prêtres. Peut-être n’installait-on dans certaines bourgades que l’évêque qui par conséquent était le seul prêtre.

Il ne semble pas qu’on puisse dire avec une entière exactitude que les titres d’évêque ou de prêtre eussent prévalu sur les titres similaires de « président »  (Rm 12,8 ; 1 Th 5,12), de « pasteur » (Ep 4,11), d’ « higoumène » (He 13,7.17.24). Posons plutôt que les évêques et les prêtres qui succédèrent aux apôtres devinrent, après eux, les « présidents », les « pasteurs » et les « higoumènes », ou les guides, du troupeau de Dieu.

Dans les Actes, comme dans les épîtres de Paul, on croit discerner parfois les linéaments d’une hiérar­chie différente et parallèle, de type charismatique, composée d’« apôtres », de « prophètes » et de « docteurs », voire de « thaumaturges », de « thérapeutes », d’ « interprètes » etc... (Cf. Ac 13,1 ; 1 Co 12,28-30 ; Ep 4,11). Mais les dons charismatiques que ces titres supposent paraissent devoir appartenir à tour de rôle à chacun des fidèles (cf. 1 Co 14,26-33). Ils sont directement et librement suscités par l’Esprit, et dans l’instant présent, sans rien de stable.

C’est un fait que la seule hiérarchie des évêques, des prêtres et des diacres s’est maintenue intacte dans l’Eglise des âges subséquents, jusqu’à nos jours.

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2°) Pouvoir sacerdotal, ou pouvoir d’ordre des ministres, d’après le Nouveau Testament. L’ordination des ministres.

Dans la nuit qui précédait son arrestation, le premier jour des Azymes   selon Matthieu, Marc et Luc, Jé­sus célébrait le repas pascal avec ses disciples :

« Puis, prenant du pain et rendant grâces, il le rompit et le leur donna en disant : ‘Ceci est mon corps, qui va être donné pour vous ; faites ceci en mémoire de moi’. Il fit de même pour la coupe après le repas disant : ‘Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang, qui va être versé pour vous’. » (Lc 22,19-20 ; cf. Mt 26,26-28 ; Mc 14,22-24).

Dans la première aux Corinthiens, on lit un récit semblable : « Le Seigneur Jésus, la nuit où il était li­vré, prit du pain et, après avoir rendu grâces, le rompit et dit : ‘Ceci est mon corps, qui est pour vous ; faites ceci en mé­moire de moi’. De même, après le repas, il prit la coupe en disant : ‘Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang ; toutes les fois que vous en boirez faites-le en mémoire de moi’. » (1 Co 11, 23-25).

Lors de sa vingt-deuxième session en 1562, le concile de Trente a défini que les apôtres furent ordonnés prêtres au Cénacle, pendant cette institution de l’eucharistie.  Le Christ « offrit à Dieu le Père son corps et son sang sous les espèces du pain et du vin et, sous les mêmes signes, il les distribua à manger à ses Apôtres qu’il établissait alors prêtres du Nouveau Testament ; à eux et à leurs successeurs dans le sacerdoce, il donna l’ordre de les offrir par ces paroles : ‘Faites ceci en mémoire de moi’, comme l’Eglise l’a toujours compris et enseigné. »  (DZ 938).

Plus formellement encore, dans le Canon 2 de la même session : « Si quelqu’un dit que, par ces paroles : ‘Faites ceci en mémoire de moi’, le Christ n’a pas établi les Apôtres prêtres, ou qu’il n’a pas ordonné qu’eux et les autres prêtres offrissent son corps et son sang, qu’il soit anathème. » (DZ 949).

Le concile de Trente dit bien « prêtres » (sacerdotes) et non pas « évêques » (episcopos). Il vise le pouvoir d’offrir le Saint Sacrifice de la messe, ou eucharistie, pouvoir qui effectivement, ce jour-là, fut communiqué aux apôtres. On se rend compte à quel point, dans la pensée de l’Eglise catholique, la nature intime de l’eucharistie et la définition du sacerdoce sont liées.  Le sacerdoce ne va pas sans l’eucharistie, comme l’eucharistie ne va pas sans le sacerdoce.

Quant au pouvoir de remettre les péchés, les apôtres l’ont reçu le jour même de la résurrection. « Il souffla sur eux et leur dit : ‘Recevez l’Esprit Saint. Ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis ; ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus’. » (Jn 20,22-23).

 Mais c’est évidemment le jour de la Pentecôte que les apôtres ont reçu en partage, avec l’effusion visible de l’Esprit, la plénitude du sacerdoce, avec la faculté de le transmettre à leur tour par le moyen de l’imposition des mains à leurs collaborateurs et successeurs. Ce point de doctrine n’est pas   explicitement défini par le magistère, mais il peut se déduire de la conduite ultérieure des apôtres. C’est seulement après la Pentecôte qu’ils se sont mis à imposer les mains ; et d’ailleurs l’on ne peut transmettre l’Esprit qu’à la condition de l’avoir reçu soi-même.

Le douzième apôtre Matthias, celui qui fut choisi pour pallier à la défection de Judas, ne participait évidemment pas à la sainte Cène. Il n’était donc pas prêtre (sacerdos). Et pourtant, le jour de la Pentecôte, il a reçu lui-même la plénitude du sacerdoce. Il est devenu un apôtre à part entière, avec les mêmes pouvoirs d’ordre et de juridiction que les autres, avec les mêmes charismes que les autres.

« Le jour de la Pentecôte étant arrivé, ils se trouvaient tous ensemble dans un même lieu, quand, tout à coup, vint du ciel un bruit tel que celui d’un violent coup de vent, qui remplit toute la maison où ils se tenaient. Ils virent apparaître des langues    qu’on eût dites de feu ; elles se divisaient, et il s’en posa une sur chacun d’eux. Tous furent alors remplis de l’Esprit Saint et commencèrent à parler en d’autres langues, selon que l’Esprit leur donnait de s’exprimer. » (Ac 2,1-4).

L’Eglise a toujours avoué qu’elle n’avait été pleinement fondée et constituée que ce jour de la Pentecôte, par l’envoi de l’Esprit Saint qui lui a été fait. C’est alors qu’elle acquit la stature adulte de son être spirituel, et la totalité de sa nature sacramentelle. L’Esprit Saint devenait l’âme de l’Eglise, et la nouvelle loi, la loi d’amour, se trouvait promulguée : désormais le Royaume de Dieu était ouvert à tous.

Le concile Vatican II enseigne expressément que : « le jour même de la Pentecôte […] l’Eglise apparut au monde » (Sacrosanctum Concilium, 6), et dans l’encyclique de Jean-Paul II sur le Saint-Esprit (Dominum et vivificantem, 25) on trouve cette formule : « La naissance de l’Eglise le jour de la Pentecôte… ». C’est ainsi que la tradition l’a toujours entendu.

Dès les premiers pas de la jeune Eglise, les apôtres mirent en action non seulement le kérygme évangélique : discours de Pierre au peuple (cf. Ac 2,14-36), mais encore l’équipement sacramentel dont ils étaient désormais les dépositaires.

« Repentez-vous [annonçait Pierre aux foules], et que chacun de vous se fasse baptiser au nom de Jésus-Christ pour la rémission de ses péchés, et vous recevrez alors le don du Saint-Esprit. « (Ac 2,38).

Il est probable qu’il faille ainsi compléter ce texte : « … que chacun de vous se fasse baptiser [dans l’eau] au nom de Jésus-Christ pour la rémission de ses péchés, et vous recevrez alors [par l’imposition de nos mains] le don du Saint-Esprit. » La suite du récit des Actes, en tous les cas, le laisse clairement entendre, et l’on voit les apôtres tour à tour baptiser et « confirmer ». (Cf. Ac 8,12-19 ; 19,5-6). L’ablution d’eau précède normalement l’imposition des mains des apôtres.

Certaine fois pourtant, sur l’initiative soudaine de l’Esprit, le processus se trouvait inversé. L’irruption de l’Esprit précédait alors le bain baptismal. (Cf. Ac 10,44-48).

Une réclamation des chrétiens de langue grecque amena, on l’a vu, l’institution, la nomination et la consécration des premiers diacres : « On les présenta aux apôtres et, après avoir prié, ils leur imposèrent les mains. » (Ac 6,6). C’est la première fois, selon le récit des Actes, que le geste de l’imposition des mains servait à l’institution de ministres. Ce geste d’allure charismatique resterait lié pour toujours, dans l’histoire de l’Eglise, à l’ordination des ministres. Ainsi l’ordination des clercs supérieurs se trouvait désormais unie pour toujours à l’effusion de l’Esprit. Mais il s’agissait là d’une effusion bien spécifique : en vue d’un ministère précis. Il s’agissait d’un pouvoir irrémissible qui était transmis une fois pour toutes, une capacité qui était conférée, un charisme, ou encore, comme le dirait la théologie savante du Moyen Age, un « caractère » qui était imprimé dans l’âme. Mais c’était aussi la grâce et la force de mettre en œuvre le ministère en question.

Les sept « diacres » en effet furent ordonnés comme tels : serviteurs de l’Eglise de Dieu et de la parole, et on les retrouverait sous ce titre et dans cette fonction dans l’histoire ultérieure du peuple chrétien.

Enfin il semble bien, d’après la suite du Nouveau Testament, que les évêques et les prêtres fussent ordonnés eux aussi par le truchement de l’imposition des mains des apôtres ou de leurs délégués.

Ayant désigné des presbytres dans les Eglises de Lycaonie et de Pisidie, Barnabé et Paul « après avoir fait des prières accompagnées de jeûne, […] les confièrent au Seigneur en qui ils avaient mis leur foi. » (Ac 14,23). Le geste d’imposer les mains n’est pas ici expressément indiqué ; mais on peut avec beaucoup de vraisemblance le supposer.

Ce rite de l’imposition des mains est signalé à trois reprises au moins, dans les épîtres pastorales de Paul, comme l’acte principal de la cérémonie d’installation des nouveaux ministres.

« Ne néglige pas le don spirituel qui est en toi, qui t’a été conféré par une intervention prophétique accompagnée de l’imposition des mains du collège des presbytres. » (1 Tm 4,14). Paul rappelait ainsi à son disciple Timothée qu’il avait été ordonné prêtre, évêque ou peut-être « apôtre », en tout cas délégué d’apôtre, par une imposition des mains collégiale des presbytres.

« Ne te hâte pas d’imposer les mains à qui que soit. Ne te fais pas complice des péchés d’autrui. » (1 Tm 5,22). Car Timothée lui-même, en tant que représentant d’apôtre, avait la faculté d’installer les ministres de l’Eglise par le rite de l’imposition des mains. Et la responsabilité des choix lui incombait.

« C’est pourquoi je t’invite à raviver le don que Dieu a déposé en toi par l’imposition de mes mains. » (2 Tm 1,6). Ainsi donc Timothée n’avait pas été ordonné seulement par le collège des presbytres (voir le commentaire que nous venons de donner de 1 Tm 4,14), mais également par l’imposition des mains de l’apôtre, lui Paul. Sans doute Paul avait-il procédé à cette ordination, flanqué du collège des presbytres.

L’auteur de l’épître aux Hébreux (que nous pensons pour notre part être l’apôtre saint Barnabé) parle de l’imposition des mains comme d’une pratique élémentaire de la vie de la jeune communauté Eglise, mais également comme d’un article fondamental de la doctrine chrétienne. (Cf. He 6,1-2).

Quant à cette imposition des mains par laquelle Paul et Barnabé eux-mêmes avaient été mis à part et envoyés en mission au début de leur ministère par l’Eglise d’Antioche (cf. Ac 13,3), elle nous paraît mystérieuse et probablement de nature charismatique. C’est pourquoi nous ne l’avons pas commentée. Les exégètes, ou les éditeurs de bibles, en donnent souvent pour leur part des explications assez embarrassées.

Par ailleurs, dans les Actes, l’imposition des mains intervient à plusieurs reprises comme un simple geste de guérison. (Cf. Ac 9,12.17 ; 28,8).

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3°) Pouvoir de juridiction des ministres, ou pouvoir pastoral, selon le témoignage du Nouveau Testament.

a)  Mission provisoire des apôtres.

Le Christ n’a pas attendu son exode définitif de cette terre pour envoyer en mission ses apôtres. Plusieurs fois il les a délégués en avant de lui. Il voulait sans doute les initier à leur futur travail apostolique.

Dès l’instant de leur appel sur la montagne, il définissait ainsi leur vocation : « pour être ses compagnons et pour les envoyer prêcher » (Mc 3,14) : fonction donc d’assistance et fonction de délégation. Ils seraient ses ministres et ses ambassadeurs. Une telle double tâche incombera toujours aux apôtres de tous les temps : entourer le Christ, être ses familiers, afin de mieux le représenter dans la suite. On entoure le Christ, on est son familier : par la prière et par l’acte liturgique ; on le représente par la prédication.

« Il appelle alors les Douze et il se mit à les envoyer en mission deux à deux, en leur donnant autorité sur les esprits impurs […] Ils s’en allèrent prêcher qu’on se repentît ; et ils chassaient beaucoup de démons et faisaient des onctions d’huile à de nombreux malades et ils les guérissaient. »  (Mc 6,7.12-13). En ces temps-là le démon régnait en maître, quasi visiblement, sur toute la terre. Par les nombreuses idoles adorées dans le monde païen ; par les possessions de toutes sortes dont se disaient victimes les malades et les infirmes. On ne distinguait guère alors les maladies psychosomatiques des manifestations diaboliques. C’est donc à une tâche de libération que Jésus conviait ses disciples, et d’appel à la conversion. En son nom ils exerceraient une autorité dans tout le pays mais d’abord sur le monde surnaturel, celui des esprits.

Libération et appel à la conversion, ces deux maîtres mots définissent, aujourd’hui encore, assez bien l’activité missionnaire.

« Ayant convoqué les Douze, il leur donna puissance et autorité sur tous les démons, avec le pouvoir de guérir les maladies. Et il les envoya proclamer le Royaume de Dieu et guérir […] Ils partirent donc, allant de village en village, annonçant la Bonne Nouvelle et faisant partout des guérisons. » (Lc 9,1-2.6). Au récit de Saint Marc, Luc ajoute la mention du Royaume de Dieu et de l’Evangile (Bonne Nouvelle). L’autorité sur les esprits et sur les corps qui est concédée aux disciples, l’est seulement en vue du Royaume de Dieu et en vertu de la « Bonne Nouvelle » de Jésus-Christ. Les consignes de pauvreté et de sobriété laissées de surcroît aux apôtres (cf. Mc 6,8-11 ; Lc 9,3-5) soulignent cette finalité exclusivement spirituelle de leur mission.

Dans l’évangile de Matthieu (probablement écrit, avons-nous dit, par le diacre Philippe) tout un chapitre (le dixième) est consacré à définir la mission des Douze, provisoire certes en Galilée et en Judée, mais prophétique du futur travail missionnaire. C’est ce qu’on nomme le discours apostolique, qui s’achève par les monitions célèbres : « Qui vous accueille m’accueille, et qui m’accueille accueille celui qui m’a envoyé […] ». (Mt 10,40 s). Philippe, en le rédigeant, ne pouvait que songer à sa propre expérience de prédication évangélique (cf. Ac 8,4-40).

Plus tard dans sa vie publique, le Christ enverrait encore des disciples en plus grand nombre. « Après cela, le Seigneur en désigna encore soixante-douze autres et les envoya deux par deux en avant de lui dans toutes les villes ou localités où lui-même devait se rendre. » (Lc 10,1). Non seulement les douze (apôtres ou évêques) devaient partir en mission, mais encore les soixante-douze (vieillards ou presbytres) le devaient aussi. Jésus anticipait ainsi les cadres futurs de son Eglise.

b) Pouvoir ordinaire de juridiction. Mandat commun à tous les ministres.

Dès le jour de sa résurrection le Christ précisait sans attendre le sens de la mission qu’il entendait confier à ses disciples : « Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie. » (Jn 20,21). Ayant achevé sa propre mission sur la terre, mission qu’il tenait du Père, le Christ passait le relais à ses amis.

Mais c’est à l’instant de les quitter que le Seigneur conférait à chacun de ses apôtres, et à travers eux à chacun des ministres futurs de son Eglise, leur mandat ordinaire ou particulier, leur juridiction personnelle. Il leur disait : « Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre. Allez donc, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, et leur apprenant à observer tout ce que je vous ai prescrit. Et moi, je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin du monde. » (Mt 28,18-20).

Dans le livre des Actes on lit : « Vous allez recevoir une force, celle de l’Esprit Saint qui descendra sur vous. Vous serez alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux confins de la terre. » (Ac 1,8).

Certes la mission est universelle puisqu’elle est destinée à répandre l’Evangile jusqu’aux extrémités du temps et de l’espace. Mais le mandat est particulier puisqu’il est adressé à tous et à chacun des missionnaires présents et futurs. De ce centre unique qu’est le Christ le mandat rayonne comme les rayons d’une roue à partir du moyeu. C’est en vertu de ce mandat particulier, ou commun, ou ordinaire, que les pasteurs de toutes les époques, catholiques ou même non catholiques, exercent leur ministère, émanation du droit ordinaire de l’Eglise : le droit canonique, promulgué ou implicite. Ils l’exercent sur une portion souvent infime du peuple de Dieu. Chacun de ces pasteurs particuliers hérite de sa circonscription particulière, qu’il soit lui-même le maître de son action ou qu’il ne soit qu’un modeste subordonné.

Or le Christ le leur a promis, à tous et à chacun, formellement, solennellement : je serai avec vous toujours et partout jusqu’à la consommation des siècles.

Malgré sa nécessité, malgré son efficacité certaine, le risque d’un tel mandat, d’une telle forme de ministère, c’était l’éparpillement. Aussi le Christ a-t-il prévu une instance supérieure de régulation qu’on peut nommer le pouvoir de juridiction extraordinaire, ou universel, ou encore personnel, ou encore le mandat pétrinien.

c) Pouvoir de juridiction extraordinaire, ou universel, ou encore personnel.    Le   mandat pétrinien.

Le pouvoir des clefs était confié par le Christ à tous et à chacun des disciples : mandat particulier (cf. Mt 18,18 : « En vérité je vous le dis : tout ce que vous lierez sur la terre sera tenu au ciel pour lié, et tout ce que vous délierez sur le terre sera tenu au ciel pour délié. »). Il n’en était pas moins assigné personnellement à l’apôtre Pierre : mandat universel (cf. Mt 16,19 : « Je te donnerai les clefs du Royaume des Cieux »). Ce que chacun des ministres représentait à l’intérieur de sa section particulière, Pierre le devenait en plénitude pour le troupeau entier de l’Eglise. Mais tous détenaient ensemble, avec Pierre, le pouvoir des clefs, à l’endroit de l’Eglise universelle.

Ce qu’on entend par pouvoir des clefs, c'est le pouvoir canonique, particulier ou universel, de décider en matière de foi, de juger en matière disciplinaire. Mais le pouvoir des clefs a toujours été entendu aussi par la tradition, et avec juste raison, comme le pouvoir surnaturel de pardonner les péchés ou, éventuellement, d’obliger en conscience le récalcitrant. Le majordomat de Pierre, et celui des autres ministres, de même que la Royauté du Christ, fonctionneraient d’abord dans le domaine spirituel.

Nous étudierons chapitre XIV, en traitant de la primauté de l’Eglise romaine, le dossier scripturaire complet de ce mandat pétrinien, sa préfiguration, son annonce et sa concession effective par Jésus-Christ.

  En vertu de ce mandat pétrinien une tête était attribuée par le Christ à son Eglise « catholique » en gestation. Le pastorat universel était institué. Les brebis ne se disperseraient pas dans des troupeaux séparés. Chaque ministère particulier devrait s’exercer en communion avec, et sous la vigilance de, ce « magistère universel ».

On pourrait dire – et Pie XII l’a enseigné dans une encyclique – que le pouvoir ordinaire de juridiction, qui de toute manière vient du Christ, serait transmis à chacun des pasteurs particuliers par l’intermédiaire de ce pouvoir extraordinaire et pétrinien : soit que le successeur de Pierre nommât lui-même les évêques, soit qu’ils fussent élus et consacrés en vertu du droit commun de l’Eglise, lequel n’échapperait pas par ailleurs à la juridiction universelle de Pierre.

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4°) Pressentiments, dans l’Ancien Testament, de cette distinction que nous avons posée : entre titulature, pouvoir d’ordre et pouvoir de juridiction.

On peut noter dans l’Ancien Testament de remarquables pressentiments de cette distinction que nous venons d’établir entre les divers éléments du ministère chrétien, à savoir :

_la titulature qui est attribuée par l’élection,

_le pouvoir d’ordre, ou pouvoir sacerdotal, conféré par la consécration,

_le pouvoir de juridiction, ou pouvoir pastoral, concédé au moment de l’installation ou intronisation.

Prenons comme exemple l’avènement à la royauté de Salomon, fils de David.

On sait que, dans l’Israël ancien, la royauté prenait une dimension incontestablement religieuse.

Certes Salomon était le fils de David, mais il était loin d’être le fils aîné. La lutte était chaude, au moment où allait s’ouvrir la succession, entre Adonias qui revendiquait la royauté comme un droit d’aînesse et Salomon le fils de cette Bethsabée à qui David avait promis par serment que son fils règnerait à sa place, (cf. 1 R 1,1-27).

L’accession au pouvoir, du vivant même de David, se jouerait comme un drame en trois actes, marqués par les différences de lieux, dans le cours d’une seule et même journée :

1°) Election, ou désignation, dans la chambre de David : cf. 1 R 1,28-37 ;

2°) Consécration comme roi à Gihon, devant l’arche, par les mains du prêtre Sadoq : cf. 1 R 1,38-40 :

3°) Intronisation dans le palais royal, sur le trône de David, et prise effective du pouvoir : cf. 1 R 1,41-53.

On pourrait relever dans la Bible bien d’autres faits similaires d’accession au pouvoir royal ou sacerdotal, en trois ou plusieurs étapes. Pensons à la vocation de Saül comme premier roi d’Israël. 

__Onction préliminaire ou élection anticipée de Saül (cf. 1 S 10,1).

__Tirage au sort, ou élection définitive de Saül (cf. 1 S 10,21).

__Prise effective du pouvoir sur le territoire d’Israël (cf. 1 S 11,7).

__Proclamation solennel de Saül comme roi d’Israël (cf. 1 S 11,15).

Songeons de même à la vocation de David, successeur de Saül.

__Onction de David encore enfant, des mains du prophète Samuel, ou élection anticipée de David par Yahvé. Cela se passait à Bethléem (cf. 1 S 16,13).

__Investiture de fait de David comme roi d’Israël à l’occasion du décès de Saül. C’était à çiklag (cf. 2 S 1,1-27).

__Sacre de David à Hébron comme roi du seul Juda (cf. 2 S 2,4).

__Enfin, sacre de David sept ans après, de nouveau à Hébron, comme roi de tout Israël (cf. 2 S 5,3).

Les exégètes discernent souvent dans ces divers récits, ou dans ces diverses étapes, l’indice de plusieurs traditions historiques mêlées. Quant à nous, nous prenons le texte biblique tel qu’il est, pour en tirer simplement une typologie spirituelle ou théologique.

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5°) Analogies avec la société civile.

La société civile elle-même n’est pas sans lien ni sans ressemblance avec la société religieuse. La société civile a des aspects religieux, des connotations religieuses. Elle en avait bien plus encore dans les régimes d’autrefois quand nous n’étions pas sous la loi de la séparation des Eglises et de l’Etat.

On peut trouver dans le processus d’accession au pouvoir des responsables politiques des analogies avec l’investiture en trois étapes des ministres chrétiens.

Ainsi les fils aînés des rois de France étaient élus rois pourrait-on dire, en application de la loi salique, à l’instant même de la mort de leur père.

Mais, s’ils étaient mineurs, ils n’étaient investis de fait du pouvoir royal qu’à partir de leur majorité légale, soit 13 ans révolus.

Plus tard enfin ils recevaient solennellement l’onction royale des mains du pouvoir religieux, oints qu’ils étaient d’une goutte du saint chrême prélevée dans la Sainte Ampoule.

Le Président des Etats-Unis est élu tous les 4 ans, au suffrage indirect. Il est choisi officiellement par le collège des grands électeurs, le premier lundi après le deuxième mercredi de décembre. Mais il ne prend officiellement ses fonctions que le 20 janvier suivant, à midi, heure de la capitale fédérale. Auparavant il prête serment sur la Bible entre les mains du président de la Cour suprême, ce qui équivaut à une consécration religieuse.

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6°) Fondements théologiques de la distinction que nous avons posée entre les trois éléments de l’épiscopat et de tout ministère chrétien, à savoir la titulature, le pouvoir d’ordre et le pouvoir de juridiction.

Le fondement de cette distinction appartient en quelque sorte à l’ordre métaphysique, ou ontologique.

Dans la société civile, deux phases seulement de la prise de pouvoir (j’entends la prise de pouvoir légitime ou régulière) apparaissent comme nécessaires en vertu de la nature des choses :

  - d’une part le choix du sujet, quelque soit le mode d’élection :   l’hérédité, la cooptation, le suffrage des administrés, etc.…

- d’autre part l’investiture, la prise effective de fonctions.

Mais quand il s’agit du pouvoir religieux chrétien, le sacerdoce donc, on est mis  en présence d’un élément absolument original, qui est le caractère non seulement religieux mais sacramentel, concédé in aeternum, des facultés qui sont accordées, car les dons de Dieu sont irrévocables.

Cela nécessite une troisième phase, qui est indispensable, pour l’accès au pouvoir, qui est l’ordination par laquelle s’opère la succession apostolique proprement dite.

Le concile de Trente enseigne nettement la nécessité de cette troisième phase quand il écrit : « Comme le témoignage de l’Ecriture, la tradition apostolique et le consentement unanime des Pères manifestent clairement que l’ordination sainte, qui s’accomplit par des paroles et des signes extérieurs, confère la grâce, personne ne doit douter que l’Ordre soit vraiment et à proprement parler un des sept sacrements de la sainte Eglise. L’Apôtre dit en effet : ‘Je t’invite à raviver la grâce de Dieu, déposée en toi par l’imposition de mes mains. Car ce n’est pas un esprit de crainte que Dieu nous a donné, mais un esprit de force, d’amour et de maîtrise de soi’. » (XXIII e session. Ch.3. DZ 959).

Le concile poursuit en ces termes :

« Mais, parce que dans le sacrement de l’Ordre, tout comme dans le baptême et la confirmation, un caractère est imprimé qui ne peut être détruit ni enlevé, le saint Concile condamne à juste titre l’opinion de ceux qui affirment que les prêtres du Nouveau Testament n’ont qu’un pouvoir temporaire et qu’une fois ordonnés selon les règles ils peuvent redevenir laïcs s’ils n’exercent pas le ministère de la parole de Dieu. » (XXIII e session. Ch.4. DZ 960).

Par le fait de l’ordination sont donc transmis tous les pouvoirs d’ordre, et avec eux tout le dispositif sacramentel de l’Eglise : l’eucharistie, la pénitence, l’onction des malades, la confirmation ou chrismation, l’ordre lui-même.

Le Saint-Esprit est manifestement répandu, de sorte que la Pentecôte est renouvelée. La grâce spécifique du ministère est attribuée.

Ce qui était facultatif, ou parfois implicite, dans la société civile - la consécration – devient ici non seulement nécessaire mais essentiel.

C’est par l’ordination, pour les ordres majeurs, et par la consécration qui lui est semblable pour tous les autres ordres, que s’accomplit l’acte central de la succession ministérielle : cette ordination, ou plus largement cette consécration, ne supprime pas les autres actes de la succession, elle s’y ajoute et même en devient l’élément majeur, l’élément   décisif.

Les trois étapes de l’accession au pouvoir sacerdotal, pouvoir pontifical dans le cas de l’évêque, se révèlent donc incontournables.

Il faut bien d’une part choisir le sujet idoine, le candidat remplissant les conditions requises.

Il faut bien par ailleurs que cet élu soit consacré et revêtu des pouvoirs sacerdotaux inhérents à son ministère.

Il faut bien ensuite que ce ministre soit investi effectivement d’une charge déterminée : l’investiture pouvant dans certains cas précéder la consécration. L’ordre est conféré in aeternum « Tu es prêtre pour l’éternité ! » La charge ministérielle peut quant à elle évoluer.

La consécration, épiscopale dans le cas de l’évêque, alloue le sacrement et les pouvoirs d’ordre. Elle concède la grâce, non seulement celle de sanctifier mais encore celle de régir véritablement, et d’enseigner. Mais non pas dans une éparchie précise ! La preuve en est qu’un évêque peut être transplanté d’un siège à un autre. Il peut partir en retraite et quitter son siège sans pour cela cesser d’être évêque.

L’antiquité chrétienne eut beaucoup de mal à admettre ce point, et on la comprend.  C’est qu’elle ne posait pas avec suffisamment de clarté la distinction – pourtant nécessaire – entre ordre et juridiction.

Les trois étapes de l’accession à l’épiscopat : élection, consécration, intronisation, peuvent aussi bien, dans certaines circonstances exceptionnelles, se voir rassemblées dans une seule et même séance, que séparées par des distances considérables dans le temps comme dans l’espace. Ce qui normalement est uni peut se trouver accidentellement séparé. L’un des trois éléments peut faire défaut, ou se révéler invalide.

Mais nous avons démontré par le dossier scripturaire, patristique, dogmatique, qui précède, que les éléments de l’épiscopat et plus généralement de tous les ordres ministériels, à savoir : la titulature, l’ordre et la juridiction, bien loin d’être seulement des inventions de la scholastique, ancienne ou moderne, trouvaient leur fondement et leur justification dans les Ecritures sacrées et dans la tradition apostolique.


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