Note 75

Le « Jésus », de Jean-Christian Petitfils

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Sommaire

 

1. Me Parfu, êtes-vous là ?

Selon votre conseil j’ai lu la nouvelle biographie de Jésus de Jean-Christian Petitfils, ou plutôt je l’ai feuilletée subrepticement au centre culturel d’Atlantis (près Nantes), comme je le fais d’habitude. C’est un peu du vol, je l’avoue, mais enfin je vais peut-être me décider à l’acheter. C’est un ouvrage remarquable, il faut le reconnaître. Un fort volume de près de 700 pages, je crois.

Je ne l’ai pas lu. Mais je suis allé à l’essentiel, c’est-à-dire à la chronologie, qui est primordiale en ce domaine, à la table des matières, et à quelques pages essentielles. Cela est suffisant pour se former un premier jugement et entamer un dialogue avec vous. N’hésitez pas à me contrer, mais sur arguments, non sur des sentiments (pour ou contre) qui sont ici stériles.

Cet ouvrage représente, à mon point de vue, une très remarquable avancée dans l’historiographie de Jésus, si abondante par ailleurs. Pour trois raisons principales : il tient compte, et avec raison,  du Suaire de Turin, comme d’une pièce authentique, au grand dépit des historiens rationalistes ; il tient compte de l’ouvrage d’Arthur Loth récemment publié, bien qu’il ait été écrit il y a plus de 80 ans, et qui est incontournable, même si la critique jusqu’ici n’en a guère fait état ; il prend en compte le travail remarquable d’Etienne Nodet, de l’Ecole Biblique de Jérusalem, qui vient de démontrer que le Flavius Josèphe slave serait authentique, ou tout au moins serait la traduction authentique du Flavius Josèphe araméen, jusqu’ici considéré comme perdu, et qui nous fournit de très précieux et originaux renseignements sur Jésus-Christ.

Rien qu’à ces trois titres, c’est remarquable.

Que penser de sa chronologie ? Elle est fortement dépendante de celle d’Arthur Loth ; comme telle elle est assez révolutionnaire dans le petit monde historico-critique, mais en même temps elle n’échappe pas aux critiques que l’on peut avancer contre la chronologie d’Arthur Loth, critiques que j’avais essayé de formuler dans des posts précédents.

En gros, c’est ceci : pour la fin de la vie de Jésus, Petitfils, à la suite d’Arthur Loth, rétablit nettement la vérité historique. Jésus est bien mort le 3 avril 33, et non pas le 7 avril 30, comme le prétendent presque toutes les bibles actuelles et les exégètes les plus renommés, ou les plus fumeux, catholiques ou non. Il remet ainsi en vigueur la date traditionnelle, telle qu’elle est commémorée, par exemple, dans l’Eglise catholique. La quinzième année de Tibère, c’est, et ça ne peut être, que 28/29. Et Jésus a été baptisé fin 29 ; début de son ministère en 30, avec pas moins de quatre Pâques dans la vie publique.  Jean-Baptiste est mort en 31, selon Petitfils, en réalité début 32, selon moi et Gérard Gertoux.

Pour le début de la vie de Jésus, problème que Petitfils ne traite qu’en fin de volume, en épilogue, c’est moins heureux. Jésus serait né en – 7, avant notre ère, alors qu’Arthur Loth proposait, au moyen d’un raisonnement un peu contraint, le 6 janvier – 4. Forcément, puisque d’après tous les historiens actuels Hérode est mort avant la Pâque de – 4, Jésus n’a pu que naître avant cette date, puisqu’il a été persécuté par Hérode et a dû fuir en Egypte dans les bras de ses parents.

Nous allons essayer de démontrer que c’est impossible. Et ceci pour des raisons fortes et convergentes.

1°) Cela n’est guère compatible avec l’affirmation de saint Luc, qui nous dit qu’au moment de son baptême Jésus avait environ 30 ans. D’après Arthur Loth il aurait eu environ 34 ans, c’est déjà difficile. D’après Petitfils, il aurait eu pas moins de 36 ou 37 ans. C’est très peu vraisemblable. L’‘environ 30 ans’, de Luc, veut dire 30 ans à quelques jours près, ou tout au plus à quelques mois près, mais pas à des années près. Tous les exemples équivalents relevés dans la Bible le prouvent. Luc, alors, aurait dû plutôt dire : près de 40 ans. Le fait est qu’il ne le dit pas. Jésus avait 30 ans, ou à peu près. Un point c’est tout.

2°) Presque tous les Pères de l’ancienne Eglise nous affirment à l’unisson que Jésus est né en – 2 ou – 1, la 41e ou la 42e année d’Auguste. Et cet accord est remarquable. La différence d’une année peut s’expliquer ou s’explique très bien selon une manière différente de compter, à la grecque ou à la romaine.

3°) Jésus est né alors que Quirinius était gouverneur de Syrie, selon saint Luc. Or tous les titulaires du gouvernement de Syrie sont connus par l’histoire, à l’exception remarquable des années – 3 et – 2. En 7 avant Jésus-Christ, c’est  Varus (le futur vaincu de la forêt de Teutobourg) qui était gouverneur. Il le fut jusqu’en – 4. Arthur Loth comme Petitfils se trompent. Nous savons par des inscriptions que Quirinius fut deux fois gouverneur de Syrie et qu’à chaque fois il a procédé à des recensements. La seule date disponible pour son premier gouvernement, c’est – 3 et – 2. Ce qui correspond au recensement d’Auguste, l’inventaire du monde, signalé par saint Luc.

Mais alors, tout cela remet en cause la date universellement admise de la mort d’Hérode en – 4. Il faut savoir que cette date n’est acceptée que depuis le XIXe siècle, en fait depuis le mémoire de l’académicien H. Wallon, en 1858. Il avait calculé qu’Hérode ayant été intronisé en – 40, par les romains, et étant mort dans la 37e année de son règne d’après Flavius Josèphe, son décès devait être placé en – 4, plus précisément juste avant la Pâque de – 4. Sachant par Josèphe qu’une éclipse de lune, ainsi qu’un jeûne, avaient précédé la mort d’Hérode, il identifiait l’éclipse de lune avec celle du 13 mars – 4 et le jeûne avec celui d’Esther du 12 mars, la veille. De plus H. Wallon plaçait la naissance de Jésus-Christ au 25 décembre de l’année – 7, pour tenir compte largement de l’apparition de l’étoile qui avait annoncé cette naissance.

Ce raisonnement est rempli de sophismes. En effet le jeûne d’Esther n’existait pas au 1er siècle de notre ère. Il fut institué seulement au 12e  siècle, sur les recommandations de Maimonide. De plus l’éclipse de lune du 13 mars – 4 fut seulement une éclipse partielle de magnitude 36,7 %, selon les calculs de l’astronomie moderne. Elle dut être aperçue de bien peu de gens à l’heure avancée de la nuit où elle se produisit. Hérode fut institué par le sénat romain, seulement en fin – 40 et son règne légal n’a dû commencer, comme celui des magistrats romains, qu’au 1er janvier – 39 et cette année – 39 doit être comptée comme année d’accession (année 0). Hérode a émis sa première pièce de monnaie en l’an – 36, après sa conquête de Jérusalem, et il l’a datée fictivement de la troisième année de son règne, conformément à ce schéma. Ayant régné légalement sur la Judée pendant 37 ans, il est donc mort fin - 2 ou début – 1. De plus nous savons qu’Hérode est mort 34 ans après l’assassinat d’Antigone, son prédécesseur, (A.J. XVII, 148), en mars – 36 : début du règne effectif en avril – 36. On en déduit qu’Hérode est mort entre avril – 2 et mars – 1, ce qui exclut de nouveau une mort en – 4.

Hérode avait 25 ans en juillet – 47, quand il fut nommé stratège de Galilée par Jules César visitant la Syrie (A.J. XIV, 158, corrigé, au lieu de 15 ans, erreur manifeste de copiste). Il est mort à l’âge de 70 ans selon Josèphe (A.J. XVII, 148), donc entre juillet – 2 et juin – 1.

Le récit de Flavius Josèphe correspond exactement aux dates en – 1, avec le jeûne commémoratif du 10 Tébeth (5 janvier – 1) et l’éclipse totale de lune dans la nuit du 9 au 10 janvier. Cette éclipse fut très spectaculaire, de magnitude 179,2% selon l’astronomie et d’une durée totale de 3 H 34, de 23 H 41 à 3 H 15 du matin. De plus tout Jérusalem était éveillée car cette même nuit fut brûlé vif Matthias, fils de Margolothos, sur l’ordre d’Hérode. Selon une tradition juive, Hérode mourut un 2 Shebat (le 26 janvier suivant en - 1) et la Pâque survint le 7 avril – 1, conformément au scénario décrit par Josèphe.

L’éclipse totale, en ces circonstances, suivie de peu de la mort d’Hérode, a dû frapper les esprits. Elle est la seule éclipse mentionnée dans toute l’œuvre de Josèphe.

« La lune, cette nuit-là, s’éclipsa » écrit sobrement Josèphe, comme si elle se voilait la face, et comme un bien mauvais présage pour Hérode agonisant. 

Comment expliquer dans ces conditions que tous les historiens, tous les exégètes modernes, toutes les encyclopédies, tous les universitaires, acceptent dure comme fer une mort d’Hérode en – 4 ? Arthur Loth lui-même, en brillant chartiste qu’il est, y engage toute son autorité. Il en apporte la preuve (apparemment) sans faille. Il considère la chose comme démontrée, comme évidente, un acquis irréversible. C’est pourquoi il a dû bâtir une chronologie de Jésus-Christ, pour tenir compte de cette ‘évidence’, par moment quelque peu acrobatique, tirée par les cheveux, à la limite du vraisemblable.

Il suppose ainsi que Quirinius fut nommé gouverneur de Syrie, à Rome, dès le 1er janvier – 4, mais qu’il n’aurait pris ses fonctions, après l’ouverture de la navigation en Méditerranée, qu’en juillet de cette même année. C’est donc bien Varus, gouverneur sur le départ, qui aurait réprimé en son nom les troubles consécutifs à la mort d’Hérode. Mais saint Luc, originaire d’Antioche, aurait eu connaissance à Antioche, capitale de la Syrie, du gouvernement légal de Quirinius à partir du 1er janvier – 4. C’est pourquoi Jésus, né le 6 janvier – 4, serait bien né sous le gouvernement, au moins nominal, de Quirinius. C’est évidemment tendancieux, et avancé sans preuves. C’est pourquoi Petitfils, apercevant la faiblesse du raisonnement, n’a pas cru devoir le retenir. Et il fait naître Jésus-Christ carrément en – 7, revenant ainsi, sans le dire, à la thèse de H. Wallon, mais avec les inconvénients (ou les impossibilités) que nous avons signalés ci-dessus.

De plus une raison grave, une découverte récente dont Arthur Loth lui-même n’a pas pu avoir connaissance, s’oppose catégoriquement à la validité du scénario historique qu’il a imaginé. Nous savons par l’historien Josèphe que la mort d’Hérode fut suivie de troubles considérables, ayant démarré à Jérusalem même, la capitale. C’est qu’en effet, à la mort d’Hérode, un procurateur financier, nommé Sabinus, fut désigné par Auguste pour procéder à la liquidation de sa succession. Archélaüs, en partance pour Rome, pour faire reconnaître son accession au trône, l’aurait rencontré avant son départ. Ce Sabinus se comporta avec tant d’arrogance, en l’absence du roi désigné, qu’il provoqua une révolte à Jérusalem, et Varus dut mobiliser toutes ses légions pour la réprimer.

Or ce liquidateur de la succession d’Hérode n’a pas pu intervenir en – 4. Nous savons avec certitude que Sabinus, en – 4, était en Libye, plus exactement en Cyrénaïque. A la demande d’Auguste il s’était occupé de réorganiser la justice dans la province de Cyrénaïque, suite à de graves plaintes déposées par des citoyens hellènes contre des juges romains. (Les édits d’Auguste découverts à Cyrène, F. de Visscher, Les Belles Lettres, Louvain, Paris 1940, pp 23-30). Il ne pouvait donc se trouver en Syrie, ou en Palestine, pendant la période de – 4. Preuve irréfutable que la succession d’Hérode ne s’est ouverte qu’en – 1 et non en – 4 (on n’a le choix qu’entre ces deux années). Varus lui-même était revenu en Syrie, en – 1, comme commandant de légions et légat de Caius César, successeur désigné d’Auguste, et c’est à ce titre qu’il mata la sédition.

Pourquoi donc les exégètes de notre temps, et Arthur Loth en particulier, pour lequel j’ai la plus grande estime (à mon avis, c’était un saint laïc), n’ont-ils pu se détacher d’une mort d’Hérode en – 4, car c’est bien là le blocage considérable qui empêche toute rédaction définitive d’une chronologie de Jésus ? C’est l’obstacle apparemment insurmontable qui fait que les historiens du Christ, croyants comme rationalistes, tournent en rond depuis des siècles, et reviennent toujours aux mêmes solutions insatisfaisantes. Il est vrai qu’il faudrait consentir à se mettre à dos, résolument, tout le monde universitaire. C’est une étape bien difficile à franchir et l’on conçoit qu’Arthur Loth lui-même, brillant élève du monde universitaire, ne l’ait même pas envisagée.

Reprenons brièvement les arguments qui incitent Arthur Loth à admettre, de manière catégorique, une mort d’Hérode en l’année 4 avant notre ère. Rouvrons son livre si méthodiquement bâti.

Arthur Loth se bat longuement avec les indications chronologiques de Flavius Josèphe pour leur faire dire que les 37 ans du règne long d’Hérode (depuis sa proclamation par le Sénat romain, en – 40) et les 34 ans de son règne court (depuis la prise de Jérusalem en – 37) aboutissent à l’an – 4. Mais il est obligé de forcer nettement les chiffres de manière peu convaincante.

L’éclipse partielle de lune du 13 mars – 4 le gêne par le caractère peu visible du phénomène. Mais enfin ce fut une éclipse qui a précédé la Pâque de cette année-là. Elle peut correspondre à la rigueur aux circonstances décrites par Josèphe. Sa date relativement tardive, seulement 27 jours avant la Pâque du 10 avril de cette année-là, laisse bien peu de place pour tous les événements racontés par l’historien, y compris le voyage d’Hérode aux eaux de Callirhoé, le retour à Jéricho, la mort du tyran, l’organisation de ses funérailles grandioses et le deuil de 7 jours qui a suivi. Mais enfin on peut imaginer qu’ils se sont déroulés à l’accéléré, ou que Josèphe les a narrés avec surabondance.

Mais l’argument-massue d’Arthur Loth, et de tous les historiens, pour imposer la mort d’Hérode en – 4, ce sont les règnes des fils d’Hérode : Archélaüs hérita de la Judée et de la Samarie, Philippe de la Trachonitide, de la Gaulanitide et de la Bathanée, Hérode-Antipas de la Galilée et de la Pérée. Leurs règnes sont bien attestés par l’histoire et leur chronologie est confirmée par la numismatique. Les trois règnes partent de l’an – 3. Archélaüs fut déposé par Auguste en l’an 6 de notre ère et dans la 9e année de son règne. Philippe est mort en 34, dans la 37e année de son règne. Hérode-Antipas enfin fut déposé puis exilé à Lyon par Caligula en 39 dans la 42e année de son règne. Donc Hérode, le père, dit le Grand, est bien mort en – 4. C.Q.F.D.

Mon référent, Gérard Gertoux, auquel j’emprunte la majorité de mes références, ne se laisse pas impressionner par cet état de fait. En chronologiste professionnel qu’il est (il a établi de main de maître la chronologie synchronisée de presque toutes les civilisations antiques) il sait d’expérience que les successions royales, les listes officielles de souverains, sont perturbées par des phénomènes récurrents : des interrègnes, des corégences, des usurpations et même des anticipations, des antidatations. Très souvent interviennent dans les débuts de règne des années dites d’accession, ou si l’on veut années 0, dont il faut tenir compte. Ce phénomène d’accession se comprend : l’année civile (ou en Palestine religieuse) portait déjà le nom d’un souverain défunt, s’il mourait en début d’année. Pour ne pas perturber le calendrier, la première année du souverain suivant ne commençait officiellement qu’au début de l’année suivante : en Palestine au 1er Nisan, début de l’année religieuse. Il est même arrivé quelquefois, mais rarement, qu’il y eût des années posthumes, si le successeur tardait à s’imposer, ou n’était pas connu.

Rappelons-nous qu’Hérode le Grand lui-même connut deux règnes : un règne légal, commencé à Rome en – 40 et un règne effectif après sa prise de Jérusalem en – 37. Il a commencé de battre monnaie en – 36 et il a daté ses pièces de la troisième année de son règne. On ne possède aucune pièce de monnaie d’Hérode datée de la première ou de la deuxième année de son règne : pour la bonne raison qu’il n’en a jamais frappée. Il en fut de même pour les trois fils d’Hérode. On ne possède aucune pièce de monnaie datée de la première ou de la deuxième année de leur règne. Pour la bonne raison qu’ils n’en ont pas émise. Ils n’étaient que des souverains fictifs en attendant la mort de leur père. Ils furent désignés rois par le testament d’Hérode en – 4 (750 U.C.), à la fin de la légation de Varus dont nous avons parlée. Et c’est Varus lui-même qui, à son retour à Rome, se chargea de faire valider le testament par l’empereur Auguste. A partir de là il devenait exécutoire, tout au moins sur un plan légal.

Mais Hérode ne mourut que le 26 janvier – 1, à l’âge de 70 ans (rappelons-nous qu’il avait 25 ans en juillet – 47), et il exerça le pouvoir réel jusqu’au bout. Il trouva moyen d’assassiner son fils Antipater, 5 jours avant sa propre mort, et Archélaüs dut se rendre aussitôt à Rome pour faire valoir ses droits à la succession. Les troubles consécutifs à la mort d’Hérode furent réprimés au cours de l’année – 1, par Varus revenu en Syrie comme légat  de Caius César, héritier désigné d’Auguste, et comme commandant de ses légions. Entre temps, en – 3 et – 2, c’est Quirinius qui fut gouverneur de Syrie, et Jésus de Nazareth naquit ces années-là. Plus précisément en fin – 2. Il aura 30 ans (ou à peu près), au moment de son baptême dans le Jourdain, en 29.

J’ai finalement acheté le livre de Jean-Christian Petitfils, à la médiathèque du centre Leclerc. Je leur devais bien ça. Je posterai d’autres critiques de ce livre. Car je ne suis pas d’accord avec l’auteur sur bien des points.

2. La genèse des évangiles

On ne parviendra à écrire une vie correcte de Jésus que lorsqu’on aura résolu la question synoptique, c’est-à-dire le problème de la datation et de la genèse de nos quatre évangiles canoniques, et des rapports qu’ils entretiennent entre eux. Or, c’est loin d’être le cas. Le tableau déconcertant de la question que dresse l’auteur en est une preuve. On est encore en plein marasme, et lui-même, l’auteur, n’apporte aucune clarté.

Il est à la mode aujourd’hui de remettre en question la Théorie des deux sources, sous prétexte qu’elle procède des exégètes allemands du XIXe siècle, souvent libéraux. Tous les moyens sont bons pour la contredire. On n’oublie que deux choses : la Théorie des deux sources explique à elle seule plus de 90% des faits synoptiques, et en dehors d’elle, tout n’est que confusion et contradiction. L’auteur lui-même l’avoue puisqu’en dehors d’elle il ne propose aucune explication satisfaisante.

Certes la Théorie des deux sources est incomplète et doit être améliorée, ou corrigée. Cela n’est pas une raison suffisante pour la rejeter sans rien proposer de crédible pour la remplacer. D’autant plus que la Théorie des deux sources, bien comprise, est tout à fait conforme à la plus ancienne tradition. C’est même la seule – ô paradoxe ! – qui lui soit conforme.

Je m’explique.

Posons le problème de la formation des évangiles dans la configuration la plus traditionnelle qui soit : celle de saint Irénée, ce père de l’Eglise très proche, on le sait, de la tradition apostolique. Que nous dit donc saint Irénée ?

« Ainsi Matthieu publia-t-il chez les Hébreux, dans leur propre langue, une forme écrite d’Evangile, à l’époque où Pierre et Paul évangélisaient Rome et y fondaient l’Eglise. Après l’exode de ces derniers, Marc, le disciple et l’interprète de Pierre, nous transmit lui aussi par écrit ce que prêchait Pierre. De son côté Luc, le compagnon de Paul, consigna en un livre l’Evangile que prêchait celui-ci. Puis Jean, le disciple du Seigneur, celui-là même qui avait reposé sur sa poitrine, publia lui aussi l’Evangile, tandis qu’il séjournait à Ephèse en Asie. » (Adv. Hae. III, 1, 1).

Mais cette explication, en apparence très simple, de saint Irénée, renferme une énigme redoutable qu’on peut exprimer en ces termes : comment se fait-il que l’évangile en langue hébraïque (probablement en araméen) de Matthieu ne nous soit pas parvenu en l’état, et que l’évangile de Matthieu grec, celui que nous possédons, comprenne en son sein plus des deux tiers de l’évangile de Marc ? Et comment se fait-il que les évangiles de Matthieu grec et Luc aient en plus une source commune, indépendante de Marc, probablement d’origine araméenne ?

Voilà le problème synoptique posé dans toute sa brutalité, si j’ose dire.

C’est évident que l’évangile araméen de Matthieu a été traduit en grec par un auteur inconnu qui possédait un exemplaire de Marc, et qui a fait de Marc la charpente, je dis bien la charpente, de son propre évangile. Il est évident, d’autre part, que Luc disposait des mêmes sources que Matthieu grec, à savoir Matthieu araméen, sans doute traduit en grec à son intention, et Marc. De plus il apparaît à de nombreux indices que si Matthieu grec (auteur inconnu, je le rappelle) et Luc ont rédigé indépendamment l’un de l’autre, sans doute dans des lieux différents (Théorie des deux sources), ils se sont néanmoins longuement concertés au préalable.

Et voilà pourquoi la plus ancienne tradition aboutit très logiquement à la Théorie des deux sources. C’est elle qui donne le mot de l’énigme.

On doit ajouter, ce qui conforte ma thèse, que selon Papias excerpté par Eusèbe de Césarée, autre tradition très ancienne, antérieure même à celle de saint Irénée, (cf. H. E. III, 39, 16), l’évangile araméen de Matthieu ne contenait guère que des sentences, ou paroles, dites logia du Seigneur. C’est exactement la définition qu’on peut donner de la fameuse source Q des exégètes allemands, telle qu’on peut la reconstituer à partir des évangiles canoniques de Matthieu (grec) et Luc : ce que Matthieu grec et Luc ont en commun en dehors de Marc. Tout le monde peut faire cette reconstitution ; c’est une expérience très instructive.

Plus que jamais, donc, je maintiens que la Théorie des deux sources correspond à la plus authentique et à la plus ancienne tradition, même si ses concepteurs eux-mêmes ne s’en sont pas aperçus.

L’auteur, Petitfils, ne lui oppose que des objections facilement réfutables. Et ne la remplace, je le répète, que par des théories confuses.

1°) Selon la Théorie des deux sources, l’évangile de Marc daterait de 70 environ, et les évangiles de Matthieu et Luc de 80-90 environ.

Ce n’est aucunement essentiel à la Théorie des deux sources. Pour moi, qui en suis partisan (après correction), je date Matthieu araméen de 40 ou même avant ; Marc de 42 environ, pendant la première évangélisation de Pierre à Rome, et Matthieu grec et Luc de 60-62 environ, pendant la première captivité romaine de Paul.

2°) L’antériorité de Marc serait une solution de facilité. Ce n’est pas parce qu’un texte est plus concis qu’il est antérieur.

Argument sans aucune valeur. Ni pour ni contre. L’antériorité de Marc s’impose à l’analyse, contrairement (en apparence) à l’opinion traditionnelle. Nous avons montré qu’en réalité il n’en était rien.

3°) Le modèle standard s’est imposé pour des raisons surtout ecclésiales ou théologiques.

Pour le prétendre, il ne faut jamais avoir essayé, par soi-même, de résoudre le problème synoptique. Quand on constate, en mettant les synoptiques en parallèle, que l’évangile de Marc constitue l’ossature essentielle de Matthieu grec et de Luc pour le ministère public du Christ, et qu’il est parfois copié mot à mot, le modèle standard s’impose comme un phénomène purement littéraire, ou textuel, sans aucun a priori ecclésial ou théologique. Certes, on a pu abuser du modèle standard pour prétendre contredire la tradition, ou lui faire postdater les évangiles, au-delà du raisonnable : mais c’est purement anecdotique et même illusoire, on l’a vu. Ce n’est en rien lié à l’essence de la Théorie.

4°) Si Matthieu grec avait travaillé uniquement sur Marc, il n’aurait pas amélioré tout au long le grec de ce dernier pour y insérer à l’occasion des sémitismes de son cru.

D’abord Matthieu grec n’a pas travaillé uniquement sur Marc, mais aussi sur Matthieu araméen. Ensuite Matthieu grec a très bien pu améliorer le grec, ou peut-être même le latin, assez pauvres de Marc. Et pourquoi pas y introduire des sémitismes si Matthieu grec était lui-même un sémite parlant grec, autrement dit un juif helléniste travaillant en Palestine, comme je le prétends. Matthieu grec a pu très bien enrichir Marc de renseignements originaux puisés à bonnes sources. C’est même certain qu’il l’a fait : le Tu es Petrus, la redevance au Temple payée par Jésus et Pierre, la marche de Pierre sur les eaux qu’il est seul à signaler, etc.…

5°) Marc est le moins juif des synoptiques.

Paradoxe ! Marc fut l’interprète de Pierre qui parlait araméen et son évangile est le seul – ou presque – à contenir des sentences araméennes dans la langue originale. Faut-il rappeler Talitha koum, etc.… ? Son évangile est empli d’aramaïsmes. Pour la langue, c’est vrai. Marc s’adressait à Rome à des romains. On a pu même soutenir avec vraisemblance que sa langue originale était le latin, un latin populaire, proche de celui de Plaute. En cela oui, sa grécité pouvait être perfectionnée. En cela aussi, latin populaire, il était le moins juif ! Alors que Marc, l’auteur, aussi bien que Pierre, étaient juifs jusqu’au bout des ongles !

6°) Marc surcharge de gloses des récits apparemment antérieurs.

Non. Il explique à l’adresse des romains les mœurs juives pour leur permettre de comprendre la catéchèse de Pierre. Ces gloses étaient inutiles en Palestine, et Matthieu grec les a supprimées. D’ailleurs Matthieu grec et Luc abrègent souvent (de façon indépendante : Théorie des deux sources oblige !) la narration de Marc en la privant souvent de son pittoresque original et saisi sur le vif. Les exemples, ici, seraient innombrables. Le coussin de la barque… Le démoniaque se tailladant avec des pierres… La blancheur telle qu’aucun foulon ne peut blanchir de la sorte… etc.… etc.… 

7°) L’évangile de Matthieu, écrit directement en Palestine ou en Syrie, est forcément antérieur à celui de Marc écrit à Rome.

Matthieu araméen est antérieur à Marc, conformément à la tradition. Matthieu grec est postérieur à Marc et lui emprunte en substance 600 de ses 661 versets : plus de 90% ! Matthieu grec, en Palestine, a pris connaissance de l’évangile antérieur de Marc, que lui a fourni Luc. Une version de Marc peut-être antérieure et légèrement différente que celle que nous possédons : l’Urmarkus, des exégètes allemands, théoriciens du modèle des deux sources.

 8°) Il est difficile de croire qu’il a copié un évangile venu de Rome, en l’expurgeant d’explications dont ses lecteurs judéo-chrétiens n’avaient que faire.

Justement si ! Il l’a expurgé d’explications dont ses lecteurs judéo-chrétiens n’avaient que faire. C’est pourtant obvie. Il procède ainsi constamment, en améliorant et abrégeant Marc. Luc fait de même, à sa façon. Néanmoins Marc reste le canevas, de Matthieu comme de Luc, sauf que Matthieu grec, dans la première partie de la vie publique, a assez considérablement modifié la séquence de Marc, déplaçant des épisodes entiers. Mais à partir de Mt 13,53, il le suit très fidèlement jusqu’à la fin (authentique de Marc). Vous pouvez vérifier dans une synopse.

            9° Dans la loi de Moïse, le mari seul avait le droit de répudier sa femme.

Marc à Rome a exprimé le droit romain. Matthieu en Palestine a fait allusion au droit juif, qui ne prévoyait pas la répudiation du mari par la femme. Il a corrigé Marc en conséquence pour rester dans la vraisemblance. Sans doute Pierre, à Rome, avait-il de son propre chef, dans sa catéchèse, amélioré la sentence de Jésus, pour la rendre applicable aux mœurs romaines. C’est l’un des indices sur lequel on se base pour prouver que l’évangile de Marc a bien été écrit en Occident, et celui de Matthieu en Orient. La parole authentique de Jésus n’avait pas été enregistrée par un micro. On l’interprétait un peu à sa guise. Jamais mécaniquement. Les exemples abondent. Rappelez-vous de même le titulus de la croix. Aucun des évangélistes ne le rapporte identiquement. Ne savaient-ils donc pas lire ?

10°) De nombreux accords mineurs entre Matthieu grec et Luc, contre Marc.

C’est là la pierre d’achoppement de la Théorie des deux sources. C’est normal que Petitfils la garde pour la fin. Personnellement j’en compte jusqu’à 225, en étant pointilleux : accords positifs (ajouts semblables) ou négatifs (omissions semblables).

Petitfils ne cite pas le plus caractéristique et dont le père Philippe Roland fait des gorges chaudes, bâtissant presque exclusivement là-dessus ses théories compliquées.

En Marc 9,19 nous lisons cette phrase dans la bouche de Jésus : « Engeance incrédule, leur répondit-il, jusques à quand serai-je auprès de vous ? » Matthieu grec et Luc complètent à l’unisson, sans se concerter : « Engeance incrédule et pervertie… » . Preuve que Matthieu grec et Luc n’ont pas copié Marc indépendamment ? On est moins surpris de cet accord quand on constate que l’expression « Engeance incrédule et pervertie » figure en toutes lettres dans le papyrus P 45 de Marc, daté du IIIe siècle.

Ces rencontres entre Matthieu et Luc peuvent s’expliquer très naturellement, même dans le cadre de la Théorie des deux sources.

D’abord, je l’ai dit, Matthieu grec et Luc ont pu utiliser une version de Marc antérieure à celle que nous connaissons : que les exégètes allemands désignent comme l’Urmarkus. Cette version pouvait contenir des leçons reproduites par Matthieu grec et Luc, et qui ont été modifiées dans l’édition définitive de Marc qui nous est parvenue.  

Certains accords peuvent être dus au hasard, chacun améliorant, et en général abrégeant, le grec de Marc un peu sommaire, et selon une tradition orale qu’ils pouvaient avoir en mémoire.

N’oublions pas aussi certaines harmonisations des évangiles dues aux copistes, qui avaient l’autre évangile sous les yeux.

Mais l’explication principale viendra dans le paragraphe suivant.

11°). Or Matthieu grec et Luc ne se connaissaient pas. Le fait est admis unanimement.

C’est là l’erreur fondamentale. C’est le point, je l’ai dit, où la Théorie des deux sources mérite d’être amendée. Dans son principe la Théorie des deux sources, il faut l’avoir pratiquée longuement pour s’en convaincre, n’exige qu’une seule chose, mais impérativement : Matthieu grec et Luc ont travaillé séparément, indépendamment, à la rédaction de leur évangile respectif. Certainement dans des endroits très éloignés. Pour moi, je pense que Matthieu grec a travaillé en Palestine, et plus exactement à Césarée maritime, tandis que Luc a travaillé à Rome, durant la première captivité romaine de Paul, dans les années 60 à 62 de notre ère. Chacun ne pouvait certes pas copier par dessus l’épaule du voisin. Quand ils modifient Marc, c’est toujours à l’insu l’un de l’autre. De même ils utilisent la source Q – Matthieu araméen – dans un ordre totalement dispersé.

Mais rien n’interdit qu’ils ne se soient pas connus au préalable, avant la rédaction, pendant le stade de la préparation. Bien au contraire. D’innombrables indices attestent qu’ils se sont longuement concertés, pendant près de trois ans, pendant le séjour de Luc en Palestine à la suite de Paul dans les années 57 à 59. Ils se sont faits part de leur projet respectif (confer le prologue de Luc). Ils ont échangé leurs sources. Ils ont rassemblé les documents nécessaires. Ils ont chacun de leur côté procédé à une enquête minutieuse pour accumuler les témoignages.

La Théorie des deux sources ne l’exclut absolument pas. Bien mieux, elle l’impose !

Luc a fourni à Matthieu grec un exemplaire de Marc, autre compagnon de Paul, on s’en souvient. Matthieu grec de son côté a longuement renseigné Luc sur l’histoire de la primitive Eglise de Jérusalem pour lui permettre la rédaction des Actes, qu’il savait avoir en chantier. Il a traduit à son intention la source Q, l’évangile araméen de Matthieu, dont il avait héritée tout naturellement au départ de cet apôtre pour la mission. Il a pu l’entretenir de bien d’autres traditions orales dont il était porteur.

Si Matthieu grec et Luc ont longuement travaillé ensemble sur des matériaux communs, rien d’étonnant si de multiples rencontres d’écriture s’observent dans leurs évangiles respectifs, même après un délai. On constate de nombreuses réminiscences qui affleurent à tout instant, sans parler des réminiscences dues, comme nous l’avons dit, à la tradition orale commune, qui était diffuse dans toute la diaspora chrétienne.

Il n’est pas impossible, même, que Luc ait laissé à Philippe – et si c’était lui, Matthieu grec ? -, en partant pour Rome, une partie de ses brouillons. Tout au moins le raccourci de Marc qu’il comptait utiliser. Ainsi Philippe, après le départ de Luc, aurait-il travaillé avec deux textes sous les yeux : Marc et l’interprétation de Marc rédigée par Luc. D’où parfois des rencontres d’expression entre Matthieu grec et Luc, contre Marc. Ou des omissions identiques. Car, en règle générale, Matthieu grec et Luc abrègent Marc.

12)) Si Luc dépendait de Marc, il faudrait admettre aussi qu’il a omis de relater plus d’une dizaine d’épisodes de son évangile.

L’argument a silentio n’a pas de valeur probante. Luc a pu choisir de ne pas raconter certains épisodes pour des raisons qu’on ignore. L’objection peut se retourner facilement contre toute autre hypothèse : si Marc dépendait de Matthieu grec, il est peu vraisemblable qu’il ait omis plus de 468 versets de cet évangile, en particulier de nombreux discours, les évangiles de l’enfance et la généalogie.

13°) La contradiction flagrante entre le modèle standard et les affirmations des Pères de l’Eglise et des premiers auteurs chrétiens.

Nous avons montré qu’il n’en était rien, et que la Théorie des deux sources, au contraire, respecte parfaitement la plus ancienne tradition. C’est même la seule qui soit compatible avec elle : si l’on identifie la source Q des exégètes allemands avec l’évangile araméen, dont l’existence nous est connue par la tradition.

Corrigée dans le sens indiqué, la Théorie des deux sources tient donc parfaitement la route. Reste un problème majeur. Quel est ce personnage inconnu, à la fois hébraïsant et helléniste, qui a rencontré Luc en Palestine, probablement à Césarée maritime, qui a traduit à son intention l'évangile araméen de Matthieu, qui a reçu de lui un exemplaire de l'évangile de Marc, qui l'a renseigné de première main sur la primitive Église de Jérusalem en particulier sur le martyre de saint Étienne ? Il ne peut être que le diacre Philippe. Les Actes nous disent qu’il résidait à Césarée maritime, avec ses quatre filles qui étaient prophétesses, en même temps qu’ils le désignent comme « Philippe l’évangéliste, qui était l’un des Sept. » (Ac 21,8).

Ce Philippe a pu renseigner Luc de première main, pour lui permettre la rédaction des Actes.  Il était en contact naturel avec les « frères de Jésus » qui dirigeaient alors l’Eglise de Jérusalem, et il pu hériter d’eux les traditions concernant l’enfance du Christ, rapportées du point de vue de saint Joseph. De la même manière il a pris connaissance de  la généalogie du Christ, qui était aussi celle de Joseph. Il a fréquenté longuement l’apôtre Pierre, aux dires des Actes, et il a pu ainsi enrichir l’évangile de Marc de notations originales provenant directement de l’apôtre Pierre, et qui le concernaient : le Tu es Petrus, la redevance au Temple payée par Jésus et Pierre, la marche de Pierre sur les eaux à la demande de Jésus, etc.….  Toutes anecdotes qu’on ne trouve que chez Matthieu grec.

Avec ce modèle standard amélioré, on obtient une datation des évangiles très vraisemblable, et relativement haute :

Matthieu araméen dès 40, ou même avant. Et pourquoi pas noté du vivant même de Jésus ?

Marc vers 42, au moment de la première évangélisation de Rome par l’apôtre Pierre, selon Eusèbe de Césarée. En tout cas, avant l’année 56, puisque Matthieu grec et Luc l’avaient en main dès 57.

Matthieu grec et Luc de concert, quoique indépendamment l’un de l’autre, vers 60-62, pendant la première captivité romaine de Paul.

L’évangile de Jean est venu plus tard, puisqu’il est rédigé après le décès de saint Pierre. Il est même prophétisé dans l’Apocalypse qui nous parle du petit livre ouvert mais non écrit (le futur IVe évangile) et des sept tonnerres (ses sept chapitres principaux). Mais il est bien postérieur à elle, car son style n’est plus le même, et il a été longuement médité. Il fut publié à Ephèse, plus tard dans le siècle, conformément à la vraisemblance et à la plus ancienne tradition. Vers 80 de notre ère peut-être. Il complète sciemment les trois évangiles canoniques qui l’ont précédé, sans les contredire en rien. Les trois épîtres de Jean sont à peu près contemporaines de l’évangile. Peut-être un peu postérieures.

14°) La naissance des évangiles est le fruit d’un processus qui implique nécessairement l’existence préalable de plusieurs documents antérieurs : des préévangiles.

On n’en a aucune preuve. On n’en a aucune trace. Je dirais même : on n’en possède aucun indice. Seul l’existence de l’évangile araméen de l’apôtre Matthieu est : d’une part certifiée par la tradition, et d’autre part postulée par la Théorie des deux sources, sous le nom de source Q.

Même si on ne le détient plus, cet évangile a tenu une grande place dans la mémoire collective. Les Pères de l’Eglise en parlent. Saint Jérôme déclare l’avoir consulté à la bibliothèque de Césarée maritime. Dommage qu’il ne nous en ait pas laissé une recension complète, ou mieux une copie.

Selon Eusèbe de Césarée (H.E. V, 10, 3), Pantène de l’école catéchétique d’Alexandrie, envoyé en Inde par son évêque, y aurait découvert l’évangile de Matthieu, écrit en caractères hébreux, qui aurait été importé dans ce pays par l’apôtre saint Barthélemy au moment de la dispersion des apôtres, vers les années 44 donc, ce qui suppose une datation très haute dudit évangile. Il n’est du reste pas impossible qu’on le retrouve un jour.

Rien de tel pour les préévangiles supposés par les théories de Philippe Roland. On n’en garde pas la moindre trace écrite ni le moindre souvenir. Cela serait bien étonnant s’ils eussent réellement existé.

Reprenons le graphique de Philippe Roland (page 509 de Petitfils). On s’aperçoit qu’il est contraire à la tradition ecclésiastique la plus constante. Marc viendrait en dernier des synoptiques, alors que les anciens et les Pères nous disent que les évangiles furent composés dans l’ordre : Matthieu en langue hébraïque, Marc, Luc et Jean.

Marc ne procèderait pas de la catéchèse de Pierre, mais d’une compilation provenant en dernière analyse de l’évangile sémite de Matthieu. La source Q (maintenue de la Théorie des deux sources) serait étrangère à l’évangile araméen. De sorte qu’on ignorerait totalement sa provenance. L’évangile araméen, quant à lui,  aurait surtout rapporté des faits et des gestes, alors que la tradition raconte au contraire qu’il renfermait les logia du Seigneur, c’est-à-dire essentiellement ses discours, ou ses apophtegmes.

Remarque curieuse : si l’on remplace dans le graphique de Philippe Roland l’improbable évangile sémitique de Matthieu par l’Urmarkus, on obtient exactement le schéma de la Théorie des deux sources. Par conséquent Philippe Roland croit à la Théorie des deux sources. Par conséquent, selon lui, elle est juste. Marc, en dernier dans son graphique, représenterait une version manuscrite de Marc, tardive, légèrement altérée ou contaminée, celle qui nous serait parvenue. Ce scénario est assez plausible. Sauf que pour moi, Marc procède directement de l’Urmarkus, même si, effectivement, dans sa publication définitive, il peut être postérieur à Matthieu grec et à Luc, sans toutefois s’en inspirer, à l’exception de la finale longue de Marc (Mc 16,9-20) qui n’est pas de sa main et qui veut résumer Luc, et même Jean.

Quoi qu’il en soit de cette remarque, il reste tout à fait invraisemblable, voire impossible, que le contenu de notre Marc actuel, que la tradition unanime et la vraisemblance interne rattachent à l’enseignement de Pierre à Rome, au moment de la première évangélisation de cette cité, procède d’un évangile sémite de Matthieu, rédigé à Jérusalem dès avant la mort du diacre Etienne en 36 ! A moins de supposer que Pierre ait emporté à Rome l’évangile araméen, et qu’il ait exactement conformé son enseignement à son ordre didactique, que Marc n’aurait fait que traduire en grec (ou en latin). On reconnaît là les hypothèses aventureuses du père Carmignac.

D’autre part, il reste absolument improbable que la tradition marcienne, pour chaque épisode contenu dans  l’évangile de Marc, par exemple la tempête apaisée, se soit scindée très tôt en deux parties, l’une dans le pré-Matthieu et l’autre dans le pré-Luc. Chaque auteur empruntant une phrase, ou un détail, du récit tandis que l’autre utiliserait une autre phrase ou un autre détail. Ensuite un quatrième auteur, en l’occurrence notre Marc actuel, aurait de nouveau fondu en une seule, pour chaque épisode, la version de pré-Matthieu et celle de pré-Luc, de manière à retrouver comme par miracle la teneur de la rédaction initiale, et les événements tels qu’ils se seraient réellement passés dans l’histoire. Car telle est bien la thèse de Philippe Roland. C’est là un scénario tout à fait paradoxal et improbable. Notre Marc actuel ne serait qu’un immense pastiche.

Si Matthieu araméen était la source réelle de la tradition pétrinienne et marcienne, car c’est bien là ce qu’affirme Philippe Roland, on ne comprendrait pas qu’un témoin de la première heure et très proche des faits ait réduit à une seule année et à une montée à Jérusalem le ministère public, alors que ce ministère aurait en réalité duré plus de trois ans, presque quatre. Cela s’entend fort bien de Marc, à Rome, qui ne fut pas témoin de la vie publique et qui a résumé sommairement la catéchèse de Pierre.

On ne comprendrait pas par exemple que Matthieu, l’apôtre, ait placé à la fin de la vie publique la purification du Temple par Jésus, alors qu’elle se serait passée exactement trois ans plus tôt, à la troisième pâque antérieure.

Marc ne donne pas l’impression d’être un amalgame de deux ou même trois traditions différentes, en l’occurrence le pré-Matthieu, le pré-Luc et la catéchèse de Pierre, comme le voudrait Philippe Roland.

J’ai moi-même réalisé pour mon usage personnel une synthèse des quatre évangiles : on aboutit à une espèce de bégaiement, ou de ralentissement, du texte. Et jusqu’à des effets comiques. Par exemple les cris redoublés des disciples dans la barque pour réveiller Jésus. Ce bégaiement, ce ralentissement, ses effets comiques, ne sont pas désagréables. Ils ont même leur charme propre. Ce que je veux dire, c’est qu’on n’observe aucun phénomène de ce genre dans la prose de Marc. Au contraire, sa narration prend tous les aspects d’un récit original, alerte, primesautier, ne dépendant d’aucune source, sauf la mémoire auditive de l’auteur. C’est apparemment lu, Marc,  le document-maître qui conduit les autres, qui apporte les informations originales et vécues, prises sur le vif. Si c’est là un pur effet littéraire, dû à l’aisance de plume de Marc, on peut dire que c’est réussi !

On ne conçoit guère que l’auteur, Petitfils, ait fait un sort à une théorie aussi inopérante, qui n’apporte avec elle aucune valeur explicative, qui ne fournit aucun renseignement historique exploitable, même à titre provisoire.

Décidemment, il faut en revenir à la Théorie des deux sources, améliorée dans le sens que nous avons indiqué, pour comprendre quelque chose, du point de vue historique comme littéraire, à la formation de nos quatre évangiles canoniques.

Car Jean lui-même dépend directement de Marc et de Luc, et peut-être de Matthieu, qu’il a voulu compléter. Jean est bien plus synoptique qu’on ne le dit : baptême de Jésus, première multiplication des pains, récit de la Passion… Quelquefois en creux, car il suppose connus des événements, ou des renseignements, rapportés par ses trois prédécesseurs.

3. Le roman du « prêtre Jean ».

Plus qu’une nouvelle biographie de Jésus, le livre de Petitfils est un roman, je n’ose pas dire un roman-feuilleton, qui entend montrer qu’en réalité l’apôtre Jean n’était pas l’apôtre Jean mais un disciple secret, un prêtre du Temple de Jérusalem, portant le même nom de Jean (puisque les écrits qu’il nous a laissés sont placés sous ce vocable).

Ce prêtre se serait trouvé par hasard au Jourdain, au moment du baptême de Jésus. Ou plutôt, il aurait fait partie de la délégation « des prêtres et des lévites » (Jn 1,19), descendue de Jérusalem pour interroger Jean-Baptiste, et il se serait secrètement rallié à sa cause ainsi que, subséquemment, à celle de Jésus.

Il devient disciple de Jésus dès le Jourdain et le suit à Cana, où il rencontre pour la première fois Marie. Il assiste au miracle, descend à Capharnaüm, puis remonte presque aussitôt à Jérusalem pour la première Pâque du ministère public. Il approuve l’action de Jésus qui purifie le Temple de ses marchands. Naturellement, il est sur place pour l’entretien de Jésus avec Nicodème. Mais il ne le suit plus dans le reste du ministère judéen puis galiléen. Il aura en permanence ses antennes auprès de lui pour le renseigner sur les faits et sur son enseignement. Quels furent ses informateurs, toujours placés aux premières loges ? Les apôtres sans doute.

Quand Jésus monte à Jérusalem pour les fêtes juives, naturellement Jean, le prêtre de Jérusalem, redevient un témoin visuel.

La dernière Cène se déroulera dans sa maison, à Jérusalem. Car, sans aucune preuve, l’auteur admet que le jeune homme portant une cruche, le soir de Pâque, et suivi par les apôtres Pierre et Jean, fut Jean, le futur évangéliste, et la maison où il les conduisit celle de son père. En tant qu’hôte, et disciple préféré, ce Jean aurait assisté au dernier repas à la droite de Jésus. Treizième apôtre, si l’on peut dire, au milieu des apôtres. Mais curieusement, le même évangéliste Jean ne reproduira pas le récit de l’institution de l’eucharistie.

Enfin, il sera un témoin direct de la Passion, bénéficiant par son état d’entrées chez les grands prêtres. Avec les saintes femmes, il soutiendra Marie au pied de la croix, alors qu’aucun des Douze ne sera présent. Et de la bouche même de Jésus, il la recevra en héritage. Alors que Jean, fils de Zébédée, mourra peu après la persécution d’Agrippa, comme le veulent certaines traditions, Jean l’évangéliste, lui, s’expatriera à Ephèse, Eglise fondée par Paul, et y mourra très âgé du temps de Trajan, non sans nous avoir donné l’Apocalypse, l’Evangile et trois épîtres.

La dossier semble bien ficelée, et la démonstration bien cadenassée. Cette thèse n’oublie qu’une chose : les évangiles synoptiques, pas plus que la plus ancienne tradition, n’ont jamais eu conscience de ce dédoublement entre un Jean l’évangéliste et un Jean l’apôtre.

Ouvrons Matthieu, Marc et Luc, à l’épisode de la Sainte Cène, prélude de la Passion. Nous voyons Jésus attablé avec les douze apôtres, et apparemment personne d’autre. « Le soir venu, il était à table avec les Douze. Et tandis qu’ils mangeaient, il leur dit : ‘En vérité je vous le dis, l’un de vous me livrera’. » (Mt 26,20-21). ‘L’un de vous’ ne peut désigner que l’un des douze, et non pas un éventuel treizième. « C’est l’un des Douze, qui plonge avec moi la main dans le même plat » renchérit Jésus dans saint Marc (14,20). « Lorsque l’heure fut venue, il se mit à table et les apôtres avec lui » souligne Luc (22,14). Il ne reste pas de place pour un convive supplémentaire, fût-il l’hôte des lieux. Le disciple bien-aimé qui, à la demande de Pierre, se penche sur la poitrine de Jésus pour demander le nom du traître, dans saint Jean (cf. Jn 13,25), ne peut donc qu’être Jean le fils de Zébédée, et par ailleurs, nous le savons par les synoptiques et par les Actes, ami inséparable de l’apôtre Pierre. S’il ne se nomme pas dans le quatrième évangile, c’est par discrétion, toute la tradition l’a compris ainsi. Pas besoin d’aller chercher un problématique deuxième Jean.

Les évangiles synoptiques sont porteurs de la plus ancienne tradition apostolique, celle de Matthieu, Pierre à travers Marc, et Paul à travers Luc. Il faudrait peut-être y ajouter le diacre Philippe, s’il fut vraiment le traducteur de Matthieu araméen en grec, après consultation avec Luc et lecture du second évangile, celui de Marc. Philippe, on doit le reconnaître, était lui aussi un témoin hors norme de la primitive Eglise.

Mais les synoptiques s’accordent fort bien avec le quatrième évangile, pour le récit de la Cène, si l’on fait l’économie d’une hypothèse risquée, celle d’un quatorzième convive.

La plus ancienne tradition reçue dans l’Eglise ignore l’existence d’un deuxième Jean, doublure de saint Jean. Eusèbe de Césarée qui a collecté consciencieusement dans son Histoire Ecclésiastique les plus anciens récits, les citations des auteurs les plus proches des origines, ne connaît jamais qu’un seul Jean qui fut à la fois apôtre, évangéliste, épistolier et auteur de l’Apocalypse. (Il ne connaît pareillement qu’un seul Jacques le mineur, à la fois ‘frère du Seigneur’, apôtre, premier évêque de Jérusalem, et auteur d’une épître ; mais cela est un autre problème). L’identité de Jean l’évangéliste et de Jean l’apôtre est affirmée dans les termes les plus nets.

« En ce temps-là, à ce qu’on rapporte, l’apôtre et évangéliste Jean était encore en vie : à cause du témoignage en faveur du Verbe divin il avait été condamné à habiter l’île de Patmos. » (H.E. III, 18, 1). « En ces temps-là, demeurait encore en vie, en Asie, celui qu’aimait Jésus, Jean, à la fois apôtre et évangéliste, qui gouvernait les Eglises de ce pays, après être revenu, à la mort de Domitien, de l’île où il avait été exilé. » (H.E. III, 23, 1). Et cela est répété, maintes fois. « Et maintenant, indiquons les écrits incontestables de cet apôtre [Jean, dont il vient d’être parlé longuement dans le chapitre précédent]. Et tout d’abord il faut certainement recevoir l’Evangile selon Jean qui est reconnu par toutes les Eglises sous le ciel. » (H.E. III, 24, 1). « On dit que ce fut pour cela que l’apôtre Jean fut prié de transmettre dans son évangile le temps qui avait été passé sous silence par les évangélistes précédents et les actions faites par le Sauveur durant ce temps, c’est-à-dire avant l’emprisonnement du Baptiste. » (H.E. III, 24, 11).

Sans doute, au chapitre XXXIX du même livre, Eusèbe rapporte-t-il  les propos de Papias signalant qu’il y aurait eu deux Jean à Ephèse, l’un classé parmi les apôtres et l’autre parmi les presbytres. Eusèbe précise même qu’on vénérerait deux tombeaux de Jean à Ephèse (ce que d’ailleurs la tradition ultérieure n’a jamais confirmé). Eusèbe aurait tendance à attribuer l’Apocalypse à ce second Jean, si le premier, l’apôtre, était bien l’auteur de l’évangile.

Il est probable que cette légende proviendrait du fait que l’apôtre Jean, dans ses épîtres, se prévalait seulement du titre de ‘presbytre’, (cf. 2 Jn 1 ; 3 Jn 1), au lieu de se dire apôtre. Dans les souvenirs, on aurait eu tendance à distinguer deux personnages. Les propos de Papias sont très isolés, ambigus. Peut-être même sont-ils mal interprétés par Eusèbe.

Ces deux Jean éventuels en Asie, et ces deux tombes à Ephèse, ne confirmeraient en aucune façon la thèse du dédoublement de Jean telle que l’expose Petitfils. En effet, la thèse voudrait que l’apôtre et fils de Zébédée, Jean, fût mort précocement en Palestine au moment de la persécution d’Agrippa, ou peu après, et enterré à Jérusalem, tandis que le disciple bien-aimé Jean, eût vécu en Asie et serait mort à Ephèse. C’est très différent.

Si Petitfils accordait quelque crédit à ces propos de Papias, il faudrait qu’il distinguât trois Jean, et non deux, seulement !

Irénée affirme nettement que l’apôtre et l’évangéliste Jean ne font qu’un. Habituellement il le désigne sous le vocable de ‘disciple du Seigneur’, ce qui pour nous serait ambigu. Mais tout montre qu’il l’identifie à l’apôtre Jean, qui le soir de la Cène a reposé sa tête sur la poitrine de Jésus. « Revenons à la preuve tirée des Ecritures de ceux d’entre les apôtres qui ont mis par écrit l’Evangile, Ecritures dans lesquelles ils ont consigné leur pensée sur Dieu, non sans montrer que notre Seigneur Jésus-Christ était la Vérité et qu’il n’y avait pas de mensonge en lui. » (Adv. Hae. III, 5, 1). Irénée fait manifestement allusion à l’évangile de saint Jean. (Cf. Jn 14,6). Et il le place sous le nom d’un apôtre. « Mais l’Eglise d’Ephèse, fondée par Paul et où Jean demeura jusqu’au temps de Trajan, est aussi un témoin véritable de la tradition des apôtres. » (Adv. Hae. III, 3, 4). Ce propos d’Irénée, cité par Eusèbe (H.E. III, 23, 4), montre bien qu’il identifiait Jean avec les apôtres.

Irénée voyait toujours dans l’évangéliste le disciple qui avait reposé sa tête sur la poitrine du Seigneur. Dans son esprit, cela ne pouvait être que Jean, le fils de Zébédée et l’un des Douze. S’il avait pensé autrement, ou s’il eût su quelque chose d’autre, on ne voit pas pourquoi il ne l’aurait pas exposé clairement. Aurait-il lui-même été trompé ? C’est bien peu vraisemblable.

Irénée ne cite pas moins de 237 fois l’évangile de Jean dans l’Adversus Haereses. Pas une seule fois il ne laisse transparaître une opinion différente au sujet de son auteur.

La thèse de l’auteur, Petitfils, est bien peu compatible avec la foi catholique qui nous enseigne que l’Eglise est bâtie sur les apôtres et sur leurs successeurs, et non pas sur un éventuel disciple, présent à la dernière Cène. Aurait-il reçu le sacerdoce comme les autres ? S’il était présent le jour de la Pentecôte serait-il devenu à cette occasion un éventuel treizième et secret apôtre, chargé lui aussi d’évangéliser le monde ? Le fait est que la tradition ne garde aucun souvenir de cet apôtre fantôme. Après la résurrection, les disciples ont complété le collège des Douze, en élisant Matthias. Ils n’ont pas tenu compte d’un hypothétique deuxième Jean

Mais l’argument majeur allégué par Petitfils pour prouver que l’évangéliste Jean était un prêtre du Temple de Jérusalem, peut-être même un grand prêtre, tout au moins un hiérarque important, est la lettre que Polycrate, évêque d’Ephèse, adressa, à la fin du second siècle, à Victor, évêque de Rome, et que cité Eusèbe de Césarée. « De grands astres se sont en effet couchés en Asie, qui se relèveront au dernier jour, à la parousie du Seigneur, lorsqu’il viendra du ciel avec gloire et qu’il cherchera tous les saints, Philippe un des douze apôtres qui repose à Hiérapolis, ainsi que deux de ses filles qui ont vieilli dans la virginité ; et son autre fille, après avoir vécu dans le Saint-Esprit, est ensevelie à Ephèse. Jean, lui aussi, celui qui a reposé sur la poitrine du Seigneur, qui a été prêtre [hiéreus] et a porté le petalon [insigne du grand prêtre], qui a été martyr et didascale, repose à Ephèse. » (H.E. III, 31, 3).

Ainsi Jean l’évangéliste eût été « prêtre » du Temple et même hiérarque !

Remarquons tout d’abord que Polycrate dans sa lettre ne doute pas un seul instant que ce Jean fasse bien partie du collège des Douze. S’il ne le signale pas expressément, c’est que cela semble pour lui une évidence. Il croit l’avoir identifié suffisamment en parlant de celui qui a reposé sa tête sur la poitrine du Seigneur, le soir de la Cène. D’ailleurs Eusèbe, dans la suite de son chapitre, ne laisse place à aucune ambiguïté. C’est bien ainsi qu’il comprend la lettre. « Ce qui est venu à notre connaissance sur les apôtres et les temps apostoliques… »  (H.E. III, 31, 6).

Rappelons brièvement le contexte dans lequel se situe la lettre.

Nous sommes en pleine querelle pascale. Victor, en véritable autocrate de la chrétienté, pleinement pape, voulait imposer à tous, sous peine d’excommunication, l’usage de célébrer la Pâque le dimanche, jour de la Résurrection, à la mode d’Alexandrie, de Rome, et de la plupart des Eglises.

Les quartodécimans, au contraire, disciples de saint Jean et d’autres apôtres, avec toute l’Eglise de la province d’Asie, entendaient célébrer la Pâque à la mode juive, c’est-à-dire le 14 nisan au soir, pleine lune du premier mois lunaire, quel que soit le jour de la semaine où il tombât. Pour eux, la Pâque c’était avant tout la commémoration de la mort du Sauveur, et ils jeûnaient ce jour-là. 

Et Polycrate de revendiquer avec emphase dans sa lettre les antiques autorités dont il se prévalait.

Comme les juifs n’hésitaient pas, certaines années, à reculer d’un jour le 1er Nisan, et donc le 14, selon la règle du Badu, pour éviter que la Parascève (journée du 14 nisan) ne tombât un mardi, un jeudi ou un samedi, la pratique de l’Eglise d’Asie revenait à suivre aveuglément le calendrier assez arbitraire de la synagogue.

Voilà pourquoi Victor tenait si fermement à faire prévaloir l’usage alexandrin et romain, déjà répandu dans tout l’univers chrétien, à la seule exception de la petite province d’Asie.

Si Polycrate avait voulu dire à Victor : « Voyez, notre évangéliste Jean était un ‘prêtre’ et même un hiérarque du Temple de Jérusalem, donc il faut respecter l’usage qu’il nous a légué », le motif invoqué ne pouvait plus mal sonner ! « A plus forte raison, aurait répondu Victor, faut-il abolir l’usage d’un Temple qui n’existe plus, et l’usage de la synagogue. Les prêtres juifs n’ont plus aucune autorité sur nous, d’autant plus que leur Temple a été détruit. »

Mais ce n’est pas, manifestement, ce qu’avait voulu dire Polycrate. Il parlait d’un Temple mystique qui, aux yeux des premiers chrétiens, gardait tout son prestige. Il s’agissait de remplacer un Temple destructible par un édifice indestructible, un Temple de pierres, par un Temple d’Esprit. Et Jean lui-même y avait participé. En tant que prêtre (presbuteros, et c’est bien ainsi qu’il s’intitulait dans ses épîtres, cf. 2 Jn 1 ; 3 Jn 1), il avait été prêtre (hiéreus) du nouveau Temple spirituel et en tant qu’apôtre de Jésus-Christ il avait été grand prêtre (archi-hiéreus) du Temple de Dieu.

Ainsi l’argument principal de la thèse de Petitfils s’évanouit. Il faut s’en tenir à la tradition bien établie, et seule vraisemblable. L’auteur de notre IVe évangile canonique n’était autre que l’apôtre Jean, fils de Zébédée, et disciple préféré du Sauveur. Il a terminé ses jours à Ephèse, en Asie, où l’on vénère encore aujourd’hui son tombeau. Il est également l’auteur de l’Apocalypse, et de trois épîtres placées sous son nom.

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