La maison de la dernière
Cène,
à Jérusalem.
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J’ai lu récemment dans
une vieille édition de saint Marc, datant de 1935 (l’année de ma naissance : ça
ne me rajeunit pas) une autre hypothèse qui me paraît autrement plus
vraisemblable que celle de Jean-Christian Petitfils. La maison où Jésus aurait
mangé sa dernière Pâque avec ses disciples ne serait autre que celle du père de
Marc, l’auteur de notre second évangile. L’argumentation est assez serrée : il
faut la suivre. Citons d’abord l’évangile de Marc.
« Le premier jour des Azymes, où l’on immolait la Pâque, ses disciples lui disent : ‘Où veux-tu que nous allions faire les préparatifs pour que tu manges la Pâque ?’ Il envoie alors deux de ses disciples, en leur disant : ‘Allez à la ville ; vous rencontrerez un homme portant une cruche d’eau. Suivez-le, et là où il entrera, dites au propriétaire : Le Maître te fait dire : Où est ma salle, où je pourrai manger la Pâque avec mes disciples ? Et il vous montrera, à l’étage, une grande pièce garnie de coussins, toute prête : faites-y pour nous les préparatifs.’ Les disciples partirent et vinrent à la ville, et ils trouvèrent comme il leur avait dit, et ils préparèrent la Pâque. » (Mc 14, 12-16).
Et maintenant voici le
commentaire :
« Le suivant, ils entreront là où il ira et ils demanderont le local nécessaire au maître de la maison. Celui-ci était certainement un disciple dévoué. Etait-ce le père de Marc ? Et le porteur de la cruche d’eau était-il son fils [Marc lui-même], comme l’affirme une ancienne tradition [on ne dit pas laquelle] ? La réponse affirmative ne manquerait pas d’une certaine vraisemblance. Elle aurait en tout cas en sa faveur des probabilités fondées sur des textes néotestamentaires :
« 1°) le récit de la préparation de la Pâque est plus détaillé en S. Marc qu’il ne l’est dans S. Matthieu ; on dirait, à le lire, que l’évangéliste qui, pourtant, n’était pas l’un des Douze, a une connaissance personnelle des gens et des lieux ;
« 2°) l’incident du jeune homme qui s’enfuit nu la nuit de l’arrestation (14, 51-52) est particulier à Marc ; il est sans liaison avec ce qui précède ou avec ce qui suit. Il s’est produit après l’arrestation et la fuite des apôtres et avant l’arrivée chez le grand prêtre. Mais où s’est-il produit ? Est-ce à Gethsémani, est-ce au retour à Jérusalem, non loin du palais de Caïphe ? Si c’est au retour, le jeune homme réveillé en sursaut et qui sortit en curieux pour voir, ne serait-il pas le fils de celui qui avait prêté son logis pour la dernière cène ? Et, comme Marc est seul à raconter l’incident, n’aurait-il pas été ce jeune homme ? Cette hypothèse ne peut être avancée dans le cas particulier, que si l’on situe le palais de Caïphe au nord du cénacle et non à l’Ouest, là où se trouve Saint-Pierre-en-Gallicante ;
« 3°) enfin quand saint Pierre fut délivré miraculeusement de prison, il alla frapper à la maison de Marie, mère de Jean-Marc, où les frères se trouvaient réunis pour prier (Ac 12, 12). »
(Evangile selon Saint Marc par L. Pirot, La Sainte Bible, Tome IX, Letouzey et Ané, Paris, 1935).
Ce raisonnement vous a-t-il convaincu ? Moi, oui, à plus de 90%. Le recoupement des probabilités sur la personne de saint Marc : les nombreux détails qu’il donne dans son évangile, le fait que le jeune homme qui s’enfuit tout nu au jardin de Gethsémani ne peut être que lui, le rassemblement de la primitive Eglise dans la maison de sa mère (qui devait être veuve à cette époque-là) au moment de la persécution d’Agrippa (printemps 44) confère à la conjecture une grande force probante. Le commentateur affaiblit d'ailleurs sa propre thèse en supposant que l’incident du jeune homme nu ait pu se produire à Jérusalem. Il s’est produit à Gethsémani, ou sur le trajet de retour, puisque le texte nous dit qu’il suivait Jésus alors que tous les apôtres s’enfuyaient. Il avait accompagné le groupe des disciples, de nuit, de sa maison de Jérusalem à Gethsémani, puis il s’était endormi sur place comme les autres.
En tout cas cette hypothèse est bien plus vraisemblable que les inventions de Jean-Christian Petitfils.
Il est tout à fait contraire au texte des quatre évangiles, je dis bien des quatre, de prétendre que l’agonie au jardin de Gethsémani aurait pu se produire avant la sainte Cène : Mt 26,36 ; Mc 14, 32 ; Lc 22, 39 ; Jn 18,1. Ils sont unanimes et concordants.
Ou alors il ne faut pas prendre les évangiles au pied de la lettre. Mais dans ce cas-là ce sont des romans. On peut leur faire dire ce que l’on veut. Et puis c’est impossible, puisque Jésus a été arrêté au jardin de Gethsémani. L’aurait-on relâché pour qu’il puisse célébrer la Cène ? Je me demande bien comment l’auteur peut arranger son récit.
La tradition ancienne, les Pères de l’Eglise des premiers siècles, sont unanimes pour affirmer que l’apôtre Jean et l’évangéliste de ce nom ne font qu’un.
Prenons par exemple saint Irénée, disciple de
saint Polycarpe, lui-même disciple de saint Jean, et donc très proche de la
tradition apostolique.
« Revenons à la preuve tirée des Ecritures de ceux d’entre les apôtres qui ont mis par écrit l’Evangile, Ecritures dans lesquelles ils ont consigné leur pensée sur Dieu, non sans montrer que notre Seigneur Jésus-Christ était la vérité et qu’il n’y avait pas de mensonge en lui. » (Ad. Hae. III, 5,1). Allusion à l’évangile de Jean (cf. Jn 14,6).
D’habitude, Irénée désigne Jean sous le titre de ‘disciple du Seigneur’. Mais là il l’inclut indubitablement dans le groupe des apôtres.
Et encore :
« Ajoutons enfin que l’Eglise d’Ephèse, fondée par Paul et où Jean demeura jusqu’à l’époque de Trajan, est aussi un témoin véridique de la tradition des apôtres. » (Ad. Hae. III, 3, 4).
Eusèbe de Césarée, début du IIIe siècle, affirme
à plusieurs reprises que l’évangéliste Jean et l’apôtre du même nom ne faisait
qu’un.
« En ces temps-là, demeurait encore en vie, en Asie, celui qu’aimait Jésus, Jean, à la fois apôtre et évangéliste, qui gouvernait les Eglises de ce pays, après être revenu, à la mort de Domitien, de l’île où il avait été exilé. » (H. E. III, 23, 1).
Et toute la tradition est ainsi unanime.
C’est du même Eusèbe de Césarée qu’est tirée la légende invraisemblable, reprise par Tresmontant et d’autres, que Jean aurait été prêtre du Temple de Jérusalem, qu’il aurait en cette qualité assister à la Sainte Cène et qu’il eût été connu du grand prêtre, pour faire entrer Pierre dans la cour du grand prêtre, au moment de la Passion, comme le dit l’évangile de Jean (cf. Jn 18,15).
En effet, Eusèbe cite une lettre de saint
Polycrate, évêque d’Ephèse, à Victor, évêque de Rome (pape), vers la fin du
second siècle, qui s’exprime ainsi :
« De grands astres se sont en effet couchés en
Asie, qui se relèveront au dernier jour, à la parousie du Seigneur, lorsqu’il
viendra du ciel avec gloire et qu’il cherchera tous les saints, Philippe un des
douze apôtres qui repose à Hiérapolis, ainsi que deux de ses filles qui ont
vieilli dans la virginité ; et son autre fille, après avoir vécu dans le
Saint-Esprit, est ensevelie à Ephèse. Jean, lui aussi, celui qui a reposé sur
la poitrine du Seigneur, qui a été prêtre [hiéreus]
et a porté le petalon [insigne du grand prêtre, lame d’or sur laquelle était
inscrit : Sainteté à Yahvé], qui a été martyr et didascale, repose à Ephèse. »
(H.E. III, 31, 3).
Il est évident que ce Polycrate (fin IIe siècle) est un témoin tardif (par rapport aux apôtres), et qu’il parle ici par figure. Jamais Jean l’apôtre (c’est bien de lui qu’il s’agit), n’a été prêtre et encore moins grand prêtre du Temple de Jérusalem. On connaît la liste des grands prêtres. Ca se saurait ! Jean a été l’équivalent des prêtres (hiéreis) du Temple en étant prêtre (presbuteros) de l’Eglise de Dieu. C’est ainsi du reste qu’il se qualifie dans ses épîtres. (Cf. 2 Jn 1 ; 3 Jn 1). Et il a été l’équivalent du grand prêtre en sa qualité d’apôtre de Jésus-Christ.
Jean, non plus, n’a pas été martyr à proprement parler. Même si la légende était vraie, de l’huile bouillante dans laquelle il aurait été trempé à Rome. Mais c’est sûr il a été didascale. Et quel enseignement il nous a laissé, qui retentit encore aujourd’hui !
Mes explications vous paraissent-elles recevables, Me Parfu ? Une dernière question : avez-vous lu le livre de Benoît XVI sur Jésus de Nazareth ? Et si oui, qu’en pensez-vous ?
Autre remarque.
Qu'il faille prendre la lettre de Polycrate
d'Ephèse, citée par Eusèbe, en un sens spirituel, cela est encore confirmé par
la lettre de saint Ignace d'Antioche, précisément aux Ephésiens, et qui est
antérieure. Je la cite, même longuement, car tout le passage est significatif :
"J'ai appris que certains venant de là-bas
sont passés chez vous, porteurs d'une mauvaise doctrine ; mais vous ne les avez
pas laissés semer chez vous, vous bouchant les oreilles, pour ne pas recevoir
ce qu'ils sèment, car vous êtes les pierres du temple du Père, préparés pour la
construction de Dieu le Père, élevés jusqu'en haut par la machine de
Jésus-Christ, qui est la croix, vous servant comme câble de l'Esprit Saint ;
votre foi vous tire en haut, et la charité est le chemin qui vous élève vers
Dieu. Vous êtes donc aussi tous compagnons de route, porteurs de Dieu et
porteurs du temple, porteurs du Christ, porteurs des objets sacrés, ornés en
tout des préceptes de Jésus-Christ." (Saint Ignace d'Antioche, Lettre aux
Ephésiens, IX, 1 - 2).
Magnifique méditation ! En ce temps-là, on avait la nostalgie du Temple de Jérusalem qui avait été détruit peu de temps auparavant, et l'on prétendait le reconstruire de façon spirituelle dans l'Eglise de Jésus-Christ.
J'ai découvert ce rapprochement ce matin, en lisant mon Magnificat, pour préparer la messe du jour. Il cite saint Ignace, dont c’est d’ailleurs la fête.