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Dans votre Introduction au Nouveau Testament, pour résoudre les difficultés de la Théorie des deux sources, que vous admettez par ailleurs, du moins en principe, vous écrivez ceci : « Une solution plausible consisterait à penser que Luc, rédigeant son évangile sur la base de Mc, de la source Q et de ses traditions propres, a eu également connaissance de Mt et a jeté sur son texte un regard latéral (H.J. Holtzmann). »
Tout ceci pour rendre compte des accords mineurs existant entre Matthieu grec et Luc, contre Marc, que vous estimez au nombre de 700 environ, ce qui est énorme en effet.
Mais cette solution est impraticable. En effet si Luc en rédigeant son évangile avait disposé de Matthieu grec tel que nous le connaissons, au lieu d’y jeter un simple regard oblique, il n’aurait pas manqué de l’utiliser comme une source majeure, puisque dans son introduction il se prévaut d’utiliser tous les documents disponibles, et tous les témoignages, écrits ou oraux, dont il pouvait avoir connaissance. Cela me semble tomber sous le sens. De plus cette hypothèse mettrait à mal la Théorie des deux sources (plus les résultats de leur enquête personnelle). On devrait alors parler des trois sources : Marc, source Q et Matthieu grec. Ce qui est faux, et que jamais personne n’a soutenu.
Mais il y a une autre hypothèse valide, et même simpliste, et que vous n’envisagez en aucune façon :
Et si Luc et l’auteur de Matthieu grec s’étaient concertés avant la rédaction de leur évangile respectif, s’étaient procuré et avaient consulté ensemble les mêmes sources, avant de se séparer et ensuite de rédiger indépendamment l’un de l’autre, dans un lieu différent, leur propre évangile comme l’exige, avec raison, la Théorie des deux sources ?
Cela expliquerait à la fois les accords mineurs – comme s’ils avaient lu par dessus l’épaule l’un de l’autre – et les rédactions indépendances comme le prouve surabondamment la synopse des évangiles.
Il est évident par exemple que les évangiles de l’enfance chez Matthieu et Luc sont rigoureusement (mises à part les généalogies) symétriques et néanmoins puisés à des sources différentes : l’un chez la famille paternelle de Jésus, sans doute ses ‘frères’ de Jérusalem, et l’autre chez la famille maternelle. Pour tout dire chez Marie. Cela s’accorde fort bien avec une concertation préalable, et néanmoins avec des sources indépendantes.
Il est évident par exemple que le Sermon sur la montagne, ou en descendant de la montagne, qui n’existe pas chez Marc, et dont la teneur est si différente chez Matthieu et Luc, a cependant été placé, intentionnellement par les deux auteurs, au même endroit de la trame de Marc (3,13), qu’ils interrompent après 3,19.
Cela suppose :
1) Une concertation préalable.
2) Un document commun : la source Q, qui pour moi n’est autre que l’évangile araméen de Matthieu dont l’existence nous est attestée par la tradition.
3) Une rédaction totalement indépendante, et probablement dans un lieu différent et très éloigné, ainsi qu’une ‘publication’ tout à fait autonome dans une métropole distincte, suivie d’une diffusion également indépendante, tout au moins dans les débuts : par exemple l’une en Palestine : Matthieu grec, et l’autre à Rome ou en Grèce (ou même les deux, texte occidental et texte oriental) : Luc.
Mais quel serait ce mystérieux Matthieu grec, qui par définition aurait connu l’évangile araméen de Matthieu, et qui, selon notre hypothèse, aurait longuement rencontré Luc, compagnon de Paul ?
La réponse à la question ainsi posée est évidente. Ce ne peut être, pour moi, que le diacre Philippe, dont la rencontre avec Luc et Paul en Palestine est certaine, qui est mentionnée dans les Actes et qui se prolongea sur des années : cf. Ac 21,8 à 27,2.
Philippe rédacteur final de notre premier évangile ? Pourquoi pas. N’est-il pas qualifié dans les Actes de « Philippe l’évangéliste » (Ac 21,8), précisément au moment de sa rencontre avec Paul et Luc ? N’a-t-il pas connu en Palestine l’apôtre Matthieu avant son départ pour l’Ethiopie (nous dit la tradition) ? N’a-t-il pu recueillir son évangile araméen et même la tradition orale dont il pouvait être porteur ? N’a-t-il pu traduire en grec, lui qui était un helléniste distingué et un prédicateur éminent, ce même évangile araméen contenant les logia du Seigneur, et le communiquer à Luc oralement ou par écrit ? Personne n’était mieux placé que lui pour le faire. Sans oublier que le diacre Philippe a pu être pour Luc un témoin de première main pour la rédaction de ses Actes, en ce qui concerne surtout la première partie, l’histoire de la première communauté chrétienne en Palestine.
Luc quant à lui aura fourni à Philippe un exemplaire de l’évangile de Marc, autre compagnon de Paul, sous une forme peut-être légèrement antérieure à l’évangile définitif de Marc que nous connaissons : l’Urmarkus des exégètes allemands. Passe-moi le sel et je te passerai muscade. Pourquoi ne pas se rendre service s’ils avaient l’intention avouée de rédiger chacun une « vie » de Jésus, ou plutôt un enseignement motivé et autorisé à propos de la vie de Jésus ? Ils rassemblaient chacun consciencieusement tous les témoignages disponibles, ce dont précisément se vante saint Luc dans son exorde.
Philippe et Luc se sont ensuite séparés, Philippe restant à Césarée maritime et Luc suivant Paul à Rome, vers 59 ou 60 de notre ère.
Ce n’est qu’alors qu’ils ont couché par écrit leur texte définitif et qu’ils l’ont publié. Par scrupule de conscience, Philippe, ou l’Eglise après lui, aura placé son évangile sous le nom de Matthieu, l’apôtre, dont le nom était plus autorisé. Ce n’était pas une fausse attribution en ce sens qu’il reprenait largement en grec le texte de ses logia. Il se voulait seulement, par modestie, l’interprète ou plus exactement le traducteur de l’évangile araméen, ce que précisément nous atteste la tradition (mais sans donner le nom de ce traducteur).
Quant à Luc il aura rédigé son évangile en même temps que les Actes, à Rome, pendant la première captivité romaine de Paul. Il l’aura publié, avec les Actes, par l’intermédiaire d’un libraire de Rome, l’excellent Théophile, sans doute récemment converti au christianisme. D’anciennes traditions nous apprennent que Luc se rendit ensuite en Achaïe, où il mourut. Il a pu, là, donner une nouvelle version ou « édition » de son double ouvrage, en même temps qu’il avait dû collationner et « éditer » le corpus paulinien. Car ne l’oublions pas : Luc fut le secrétaire de Paul au moins pendant les derniers temps de sa vie. C’est lui qui avait tenu la plume – ou plutôt le stylet – quand Paul dictait ses épîtres pastorales.
Cette hypothèse dite « du diacre Philippe » s’harmonise on ne peut mieux avec la Théorie des deux sources. En même temps elle lève son aporie principale, qui est celle des accords mineurs, ou des rencontres d’expression, entre Matthieu grec et Luc, par-delà Marc. Si Philippe et Luc se sont longuement concertés, s’ils ont étudié ensemble les mêmes sources, ces coïncidences fréquentes de tournures s’expliquent tout naturellement. En même temps on peut conjecturer qu’ils se sont mis d’accord pour narrer chacun à leur manière, suivant des sources différentes, mais en parfaite symétrie, les enfances du Messie. L’un a donné la généalogie fournie par les « frères de Jésus ». L’autre a rapporté la généalogie transmise par Marie (et sans doute Jean). Ils se sont concertés pour placer au même endroit de Marc les Béatitudes et le Sermon de la montagne, mais sous leurs formes propres.
Si Matthieu grec (Philippe) a assez profondément bouleversé la séquence marcienne du ministère galiléen de Jésus, à partir de Marc 4,35 (la tempête apaisée), Philippe (ou présumé tel) et Luc ont très fidèlement suivi la trame de Marc jusqu’à la fin, jusqu’au récit de la Passion. Même Philippe plus que Luc, car Luc a de très larges omissions. De plus ils ont procédé, mais indépendamment l’un de l’autre, à de nombreuses insertions dans le récit de Marc. L’insertion la plus énorme est bien sûr celle de Luc (9,51 – 18,14) que j’appelle « l’insertion des montées », de la montée à Jérusalem. Matthieu grec et Luc se sont servis très différemment l’un de l’autre d’une même source : la source Q, dont l’existence est indéniable, même si elle est difficile à délimiter.
J’ai rédigé une synopse « chiffrée », composée seulement de références, des quatre évangiles en partant de l’hypothèse a priori que la Théorie des deux sources était juste. J’ai donc suivi intégralement la séquence de Marc en admettant ce principe qu’il était la source des deux autres synoptiques, et même en partie de saint Jean. Les résultats obtenus s’enchaînent très naturellement et, à mon avis, confortent la Théorie. Si l’on partait d’une autre principe (par exemple : Matthieu antérieur) on ne pourrait aboutir.
De plus, Jean vient assez aisément (mais au prix de certaines hypothèses) s’encastrer sans aucune interversion dans la trame de Marc et des deux autres synoptiques mis en parallèles.
En revanche Luc et surtout Matthieu grec voient leur ordre assez profondément remanié. Les péricopes décalées sont de façon systématique placées entre parenthèses.
A titre d’information, je me permets de vous envoyer un exemplaire de cette synopse.
Je vous remercie par avance de bien vouloir y jeter un coup d’œil.
Avec ma considération distinguée.
Jean Ferrand
4, allée du Prof. Jules Poumier
44100 Nantes
jean.ferrand21(arobase)aliceadsl.fr