Note 63

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Pierre Prigent et l’Apocalypse

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Je me suis contraint d’étudier plume en main et lignes par lignes la dernière, et volumineuse, mise au point de Pierre Prigent sur l’Apocalypse de saint Jean, publiée en l’an 2000 aux éditions Labor et Fides. C’est pour moi un pensum car elle contredit presque systématiquement (pourrait-on dire !) toutes mes idées sur le sujet. Néanmoins, il faut reconnaître que c’est une étude très documentée, l’œuvre de toute une vie, à jour (à la date indiquée et pour autant qu’il est possible) de l’énorme littérature que se publie sans cesse sur le sujet, et dans toutes les langues. J’y ai appris beaucoup de détails importants. Par lui j’ai accès à l’état actuel de la question. J’ai comme une recension d’une quantité d’ouvrages que je ne pourrais jamais consulter, même si je connaissais les langues.

Néanmoins je ne remets en cause aucune de mes conclusions, celle que j’ai publiées dans l’article de Wikipédia sur l’Apocalypse, toujours en ligne à l’heure où j’écris (par une espèce de miracle, car cet article contredit ex abrupto la plupart des vues de l’exégèse contemporaine, et même ancienne). 

Par une série de courtes notices je vais essayer de les confronter (mes conclusions) avec celles de Pierre Prigent, et par son intermédiaire avec celles de l’exégèse actuelle et, je l’espère, de les justifier.

Nous étudierons successivement le plan de l’Apocalypse, puis les grandes énigmes de l’Apocalypse, ensuite l’ « historicisme prophétique » de l’Apocalypse (que notre commentateur nie farouchement), ensuite la place de l’Apocalypse dans l’histoire de la révélation, son Sitz im Leben, comme diraient les allemands, enfin la « théologie » de l’auteur Jean, ou plus exactement sa pensée, ou sa doctrine,  selon le sommaire ci-dessous que nous essayerons de suivre.

Je compte bien mettre ce travail en ligne, sur mon site, après avoir recueilli les observations éventuelles des membres du Forum, et après correction.

Sommaire

 

1.Le plan de l’Apocalypse

(Quand je fais mention du plan septénaire de l’Apocalypse, il s’agit de celui qui figure, à ce jour, dans l’article de Wikipédia : « Apocalypse », et qu’on peut  consulter.)

Pierre Prigent ne semble pas connaître le plan septénaire de l’Apocalypse, proposé par l’exégète allemand Alfred Läpple, et que j’ai adopté (et adapté) dans l’article précité. Toutefois notre commentateur avance un plan assez informel, plutôt des titres de chapitres, qui ne s’en éloigne pas tellement, et même qui confirme sur bien des points ses subdivisions. Il existe, entre les deux plans, des convergences remarquables, et quelques différences, qu’il nous faut décrire sommairement.

Il appelle son plan : « une présentation succincte du parcours que l’Apocalypse propose à ses lecteurs anciens ou présents. » (Page 74).  Ce « parcours » serait-il prémédité chez Jean ? Il ne le dit pas. Pour nous, il nous paraît évident que le plan septénaire, encore souligné par des mots-charnières dans presque tous ses paragraphes (mots-charnières, cependant moins apparents dans le sixième cycle, celui des sept tableaux, mais qui s’y repèrent par déduction), est tout à fait volontaire et conscient de la part de Jean. C’est même l’ossature préméditée de tout l’œuvre.

Le Prologue (appelé Introduction par Prigent), l’adresse, la vision préliminaire aux sept lettres aux sept Eglises et les sept lettres elles-mêmes correspondent. C’est le premier septénaire ou cycle (cf. Ap 1,4 – 3,22). Il est vrai que ces divisions-là sont peu contestables.

La vision liminaire des sept sceaux (cf. Ap 4-5) est considérée par Prigent comme une unité à part, une espèce d’ouverture grandiose de toute la prophétie. Cependant, il est flagrant qu’elle annonce formellement et solennellement les sept sceaux (cf. Ap 5,1). Puisque elle a son unité interne, que Prigent reconnaît : la Bible de Jérusalem (1998) l’intitule avec raison : « Dieu remet à l’Agneau les destinées du monde », elle doit bien être considérée, selon le plan septénaire, comme la vision liminaire du second cycle tout entier, celui des sceaux (cf. Ap 4,1 – 8,1). Ce que ne fait pas Prigent.

Le même Prigent groupe ensemble les six premiers sceaux. Il est vrai que le cycle des sept sceaux semble interrompu par une Vision intermédiaire (cf. Ap 7) et le septième sceau (cf. Ap 8,1), très brièvement évoqué, presque pour mémoire, s’en trouve comme détaché.

Mais c’est un procédé de composition flagrant de l’auteur de l’Apocalypse, puisqu’on trouve son exact parallèle dans le cycle suivant, celui des trompettes. Après la sixième trompette et le deuxième malheur, comme ici après le sixième sceau, on trouvera trois visions intercalées, que le plan septénaire appelle des excursus. Mais la septième trompette et le troisième malheur, comme ici le septième sceau, ne seront pas oubliés (cf. Ap 11,15-19).

 Il faut donc bien maintenir la cohérence du cycle des sept sceaux, comme tout à l’heure il faudra maintenir celui des sept trompettes.

L’interruption par Jean est tout à fait consciente et préméditée. Il intercale, il use de digressions, selon un procédé constant de la rhétorique antique, ce qui a pour avantage de briser la monotonie du discours, d’assouplir la raideur du plan.

D’autant plus que ces intercalations s’avèrent tout à fait appropriées, tout à fait en situation. Dans le cycle des sceaux, qui envisage le passé le plus reculé de l’histoire des hommes, l’auteur, Jean, laisse soudain entrevoir, par une anticipation géniale, l’avenir le plus ultime : l’accès des élus à la béatitude finale (ch. 7). Et dans le cycle des trompettes, qui évoque plutôt les événements d’un passé assez récent, il allègue soudain un passé encore plus immédiat : celui de la révélation qu’il vient d’avoir d’un quatrième évangile, encore à écrire, et celui du martyre que viennent de subir à Rome les bienheureux apôtres Pierre et Paul (ch. 10 et 11). Ces trois témoignages apostoliques, un par l’écrit et deux par le sang, sonneront aussi comme des trompettes, ô combien éloquentes, annonciatrices de la fin du monde, puisque nous voilà rendus aux derniers temps.

Prigent regroupe le septième sceau (cf. Ap 8,1) avec l’ouverture du cycle des 7 trompettes (cf. Vision liminaire, Ap 8,2-5) mais, à mon avis, à tort. Car le cycle des 7 sceaux se termine par un silence notoire d’une demi-heure (cf. Ap 8,1) qui marque bien une pause, et donc la fin d’un cycle.

D’ailleurs Prigent, à ce détail près, admet l’unité littéraire du cycle des trompettes (cf. Ap 8,2 – 11,19) qui est flagrante : « D’abord un silence qu’il faudra expliquer, ensuite la présentation des sept anges aux sept trompettes, c’est-à-dire l’introduction au septénaire suivant. » (Page 229).

Par contre, Pierre Prigent n’aperçoit pas l’unité de ce que nous appelons le quatrième cycle (cf. Ap 12,1 – 14,20), et que nous intitulons : « Les sept visions de la Femme et de son combat avec le dragon. » Mais ce regroupement du quatrième cycle peut se déduire facilement de l’unité du troisième cycle avant, et du cinquième cycle après, qu’il reconnaît. D’autre part les mots-charnières, qui appuient le plan septénaire, y sont flagrants. Ils donnent une suite bien charpentée :

1.                 Et un grand signe apparut. (12,1).

2.                 Et apparut. (12,3).

3.                 Et je vis. (13,1).

4.                 Et je vis. (13,11).

5.                 Et je vis. (14,1).

6.                 Et je vis. (14,6).

7.                 Et je vis. (14,14).

Ces différents numéros pris en détail, il paraît évident que l’apparition du dragon (2) suit nécessairement l’apparition de la Femme (1). Que le dragon remet son pouvoir à la première Bête (3). Que la première Bête appelle la deuxième (4). Que la présence du faux agneau sur la terre (Néron et ses deux cornes) et de ses victimes, appelle la vision de l’Agneau véritable dans le ciel et de ses compagnons (5). Que la vision du Christ au ciel amène l’annonce prophétique de la chute de la Bête et de ses adorateurs (6). Que la chute de la Bête et de ses adorateurs amène la vision anticipée du jugement dernier : moisson des élus par le Christ, et vendange des réprouvés par les anges (7). Tout cela se tient comme un bloc. C’est comme une mini-apocalypse à soi seul.

Prigent répartit cette section en cinq paragraphes successifs seulement, car il regroupe ensemble première et deuxième visions (1 et 2), troisième et quatrième visions (3 et 4). Ca mis à part, il respecte les divisions du plan septénaire.

Le commentateur, Pierre Prigent, reconnaît très heureusement l’unité littéraire du cinquième cycle, celui des sept fléaux des sept coupes (cf. Ap 15-16), avec sa vision préalable (ch. 15), suivie de la description des sept fléaux (ch. 16).

Il reconnaît également l’unité littéraire, pourtant moins évidente, d’Ap 17,1 – 19,10 que le plan septénaire nomme : « 7 Tableaux sur le châtiment de Rome », et considère comme le sixième cycle. Il l’intitule, quant à lui, « le jugement de Babylone ».

Bien entendu Prigent ne voit pas, comme le plan septénaire qu’il n’a pas en tête, l’unité littéraire du septième et dernier cycle (cf. Ap 19,11 – 22,5) et que nous baptisons : « Sept visions finales de l’avenir ». C’est l’une de nos grandes divergences. Elles sont pourtant bien soulignées, ces sept visions, par l’introduction d’un même mot-charnière répété sept fois : « Et je vis » (19,11) ; « Et je vis » (19,17) ; « Et je vis » (19,19) ; « Et je vis » (20,1) ; « Et je vis » (20,4) ; « Et je vis » (20,11) ; « Et je vis » (21,1). Elles se terminent par une formule quasi liturgique : « dans les siècles des siècles » (22,5). Elles forment une unité globale : tout ce qui suit la chute de Rome (cycle précédent) jusqu’à, et y compris, la parousie finale, en exceptant la conclusion même du livre (cf. Ap 22,6-21) où Jean reviendra sur terre et dans le présent de ses Eglises.

Prigent regroupe les trois premières visions du cycle, celle du verbe de Dieu (19,11-16), celle de l’ange exterminateur (19,17-18) et celle de la Bête et de sa défaite (19,19-21). Elles sont pourtant bien distinctes.

Prigent regroupe à tort le règne de mille ans (20,1-3) et la première résurrection (20,4-10). Le premier ne court que jusqu’au dernier combat eschatologique. La deuxième englobe aussi ce combat.

Prigent fait commencer à tort le jugement des nations en Ap 20,7. Mais non. C’est seulement le dernier combat eschatologique, peut-être d’une durée fort longue, qui doit précéder la parousie (cf. 20,11).

Par contre, Prigent aperçoit, avec juste raison, une unité littéraire globale très nette dans la vision finale de l’Apocalypse (avant les conclusions), celle de la Jérusalem céleste (cf. Ap 21,1 – 22,5), à l’opposé de maints exégètes et de maintes bibles (par exemple la Bible de Jérusalem), et conformément au plan septénaire qu’il conforte ainsi. Il la subdivise ou plutôt l’analyse légitimement selon trois parties. Ce que ne fait pas le plan septénaire, qui est plus succinct, ou plus global, ou encore plus systématique, (mais pourrait faire).

Enfin Prigent, dans la logique de sa perception précédente, voit très justement une conclusion, ou un épilogue à toute l’Apocalypse, comme le plan septénaire, dans ce que ce dernier appelle : « Epilogue : Recommandations finales », soit : Ap 22,6-21. En effet, les grandes visions (du passé comme de l’avenir) sont terminées. Il s’agit d’un retour sur la terre et d’une adresse aux fidèles, et donc d’une parénèse, répondant aux débuts de l’Apocalypse.

Le commentateur distingue également trois parties dans cette conclusion, peut-être selon lui rédigées à des époques différentes. Mais cette analyse plus pointue ne nie pas, là non plus, l’unité du morceau, et, ce qui ne gâte rien, sa composition par le même auteur. Il s’agit pour moi de simples reprises littéraires, peut-être (pourquoi pas ?) rédigées à un jour d’intervalle. L’auteur sacré est coutumier de ces reprises. Elles sont très naturelles dans une fin de lettre (cf. les épîtres de saint Paul). Or l’Apocalypse est une lettre, cf. l’envoi.

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2. Les grandes énigmes de l’Apocalypse.

1. Le Millenium.

Le commentateur, Prigent, entend le millenium (cf. Ap 20,2.3.4.5.6.7) comme étant le temps présent, qui est le temps de l’eschatologie déjà réalisée. Pour lui nous sommes déjà rendus à la fin du monde. Mais pourquoi ce chiffre de mille ? A quel symbolisme répond-il ? C’est parce que, selon la tradition, le paradis terrestre aurait duré mille ans ! Et le millenium ne serait autre que la reprise sur terre de ce paradis terrestre !

Explication originale, et qui me paraît à moi totalement artificielle, pour ne pas dire extravagante.

D’abord, dans la description que Jean donne du millenium (ch. 20), à part la mention de « l’antique serpent », rien n’évoque directement le second chapitre de la Genèse. Ensuite si Adam, selon Gn 5,5, a vécu presque mille ans (exactement 930 ans !) c’est bien après la faute, et donc il ne résidait plus au paradis, et donc le paradis terrestre n’a pas duré mille ans (CQFD). On est obligé d’en venir à ce littéralisme pour contrer le commentateur.

Que si le millenium prétend restaurer le paradis terrestre sans la faute, alors de nouveau il y a erreur. Car le paradis sans la faute originelle n’aurait pas durer mille ans, mais bien dix mille, ou même jusqu’à la fin du monde !

S’il existait des traditions dans le bas judaïsme sur la durée millénaire du paradis terrestre, elles furent tout à fait marginales, peu connues. On ne voit pas que Jean les eût invoquées ici sans la moindre préparation et qu’il les eût appliquées arbitrairement à une autre réalité : celle de l’avènement présent du Christ, et du temps de l’Eglise. Ce serait une charade. Il y a d’autres charades, direz-vous, dans l’Apocalypse ? Oui, mais elle sont amenées.  

« Sur la base de ces traditions juives, écrit Prigent, des chrétiens [Justin, Irénée, etc.] ont affirmé que le séjour en paradis qu’instaurerait le messie durerait mille ans. » (Page 430). Raisonnement circulaire. Si lesdits chrétiens ont estimé que le premier règne inauguré par le messie durerait mille ans, c’est au vu de l’Apocalypse qu’ils connaissaient.  Irénée le dit expressément : cf. Adv. Hae. V, 36, 3 : « Ainsi donc, de façon précise, Jean a vu par avance la première résurrection, qui est celle des justes… » Et la première résurrection, c’est précisément celle qui doit durer mille ans : cf. Ap 20,5-7.

Cette question du millenium a toujours posé problème aux exégètes, et elle en pose encore. Les premiers Pères de l’Eglise, donc, Justin, Papias, Irénée… l’ont pris au pied de la lettre, prévoyant un premier règne du Christ d’une durée de mille ans, précédant la parousie. Sous l’influence de Tyconius, un donatiste, mais surtout des orthodoxes saint Jérôme et saint Augustin, la pensée chrétienne s’est reprise, voyant dans ce chiffre de mille ans un pur symbolisme. Heureusement qu’elle s’est reprise, sinon nous dirions aujourd’hui qu’elle s’est trompée !

Saint Augustin (Cité de Dieu, livre XX) voyait dans les mille ans (il ne pouvait se défaire de cette expression qu’il lisait noir sur blanc dans l’Apocalypse) l’espace (symbolique) qui sépare la Pentecôte (origine de l’Eglise) du dernier combat eschatologique qui, selon lui, durerait trois ans et demi tout juste (d’après Ap 13,5) et précéderait le jugement des nations (décrit en Ap 20,11-15).

La Bible de Jérusalem (édition de 1998, note sur Ap 20,4) pense que ce règne de mille ans est « la phase terrestre du Règne de Dieu, de la chute de Rome (cf. Ap 18,21) à la venue du Christ (cf. Ap 20,11). » Certes, le point de départ est juste, ou relativement juste. Mais du coup, elle n’explique pas le chiffre de mille. Pourquoi mille, et non pas dix mille, ou encore 1697 (2010 – 313 !), ou encore dix millions ?

Je pense que le lecteur brûle de savoir ma pensée là-dessus ! L’Apocalypse prise à la lettre fait en effet partir le millenium d’après la chute symbolique de Rome en tant qu’empire païen, décrite en Ap 18,21, ou encore quelque temps après cette chute, mais ce millenium doit se poursuivre seulement jusqu’au second et dernier combat eschatologique d’Ap 20, 7 sq, dont la durée, contrairement à ce qu’affirme saint Augustin (voir plus haut), reste indéterminée, et peut par conséquent s’étendre sur des siècles, voire des millénaires…

Les mille ans, et la première résurrection,  correspondraient donc à la durée approximative d’une chrétienté, et nous nous situerions déjà dans le dernier combat eschatologique, celui qui précède tout juste la parousie !

Saint Jean aurait ainsi prévu non seulement la chute de Rome, en tant que capitale du paganisme, mais encore la victoire temporaire et précaire des chrétiens, les mille ans, la première résurrection, mais encore la remise en cause de cette victoire : le relâchement de Satan pour un dernier et décisif combat.  

Ce qui précède ne présume en rien de l’imminence de la parousie. Conformément aux sentences du Christ, personne au monde ne connaît l’échéance.

Ce qu’on peut déduire de tout cela, c’est que l’Apocalypse prise au pied de la lettre demeure parfaitement logique et compréhensible. Inutile même de faire appel au spiritualisme (des Pères) ou au symbolisme (des Pères, comme des exégètes qui souvent en usent et abusent).

Prigent (pages 425-426) divise les hypothèses millénaristes, émises au cours des âges, en deux catégories principales :

1. Le millénarisme futuriste, dirons-nous, de ceux qui attendent le millenium pour la fin des temps. Ils prévoient avant la parousie une période de mille ans pendant laquelle le Christ règnera visiblement sur la terre avec les justes. Les plus anciens Pères de l’Eglise, Justin, Papias, Irénée, se comptent dans cette catégorie.

Pour certains exégètes modernes (Swete, A. Feuillet,  la Bible de Jérusalem même…), et cette solution se rapprocherait assez de la nôtre, en tout cas y conduirait, le futur du millenium serait à considérer du point de vue de Jean. Le millenium « coïncide[rait] avec le renouveau de l’Eglise, après la période des persécutions sanglantes, celle qui s’ouvrait au temps où écrivait l’auteur de l’Apocalypse. »

2. Le millénarisme présentiste, qui fut celui de saint Augustin, et auquel se rallie le commentateur. « Mille ans » désignerait symboliquement la période présente, celle que nous vivons depuis la Résurrection du Christ et qui court jusqu’à la parousie.

3. Prigent n’envisage en aucune façon le millénarisme passéiste.  Et si des fois le millenium était forclos… S’il appartenait au passé !

 Saint Irénée, qu’on présente parfois comme la parangon du millénarisme, pensait que la durée totale du monde atteindrait 7.000 ans. « Car autant de jours a comporté la création du monde, autant de millénaires comprendra sa durée totale. C’est pourquoi le livre de la Genèse dit : ‘Ainsi furent achevés le ciel et la terre et toute leur parure. Dieu acheva le sixième jour les œuvres qu’il fit, et Dieu se reposa le septième jour de toutes les œuvres qu’il avait faites.’ (Gn 2,1-2) Ceci est à la fois un récit du passé, tel qu’il se déroula, et une prophétie de l’avenir : en effet, si ‘un jour du Seigneur est comme mille ans’ (2 P 3,8 ; cf. Ps 90,4) et si la création a été achevée en six jours, il est clair que la consommation des choses aura lieu la six millième année. » (Adv. Hae. V, 28, 3).

Après ces 6.000 ans, donc, viendra le septième millénaire, celui du shabbat, le règne du Christ avec les justes, le paradis restauré que les presbytres cités par Irénée ont décrits en termes dithyrambiques. Jérusalem sera rebâtie sur la terre d’après les indications des prophètes.

C’est à ce moment-là seulement, après l’achèvement du septième jour, et sans transition, que descendra la Jérusalem d’en haut et que commencera l’éternité bienheureuse.

« Car, après les temps du royaume, ‘je vis, dit-il [Jean], un grand trône blanc et Celui qui y était assis ; de devant sa face le ciel et la terre s’enfuirent, et il ne se trouva plus de place pour eux.’ (Ap 20,11). Il décrit alors en détail la résurrection et le jugement universels. » (Adv. Hae. V, 35, 2).

Mais je fais remarquer que ce scénario ne cadre pas tellement avec la lettre de l’Apocalypse. En effet Jean nous dit clairement : « Les mille ans écoulés, Satan, relâché de sa prison, s’en ira séduire les nations des quatre coins de la terre, Gog et Magog, et les rassembler pour la guerre. » (Ap 20,7). 

Après le millenium Satan fera encore des ravages ! Il faut donc renoncer à cette conception d’un millénaire enchanté et paradisiaque avant la parousie. Jean veut simplement nous parler d’une victoire relative, et provisoire, du Christ et des chrétiens sur la terre, d’un enchaînement non définitif de Satan. Certes pendant ce temps-là les martyrs ou les saints déjà rendus au ciel commencent de régner avec le Christ et « suivent l’Agneau partout où il va. » (Ap 14,4).   

Saint Augustin, après avoir été un temps millénariste (cf. Sermon 259), se rétracte dans la Cité de Dieu (livre XX) sous l’influence de son compatriote, le donatiste Tyconius, mais plus encore de saint Jérôme. Même s’il l’interprète au sens spirituel, ou symbolique, il revient sans cesse sur cette expression des « mille ans », le temps qui sépare, dans ses vues, la Résurrection du Christ de la parousie. Les « mille ans » correspondent en chiffres approximatifs au règne spirituel de l’Eglise, inauguré avec le premier avènement du Sauveur.

Le diable, après ces mille ans, sera délié pour un peu de temps (cf. Ap 20,7) exactement trois ans et demi, selon Ap 11,2. Après quoi viendront le jugement et la parousie.

Il semble que saint Augustin commette une double méprise sur le millenium.

D’abord il n’est pas évident que le millenium parte de la Résurrection du Christ, mais bien plutôt de la chute de l’empire romain, en tant qu’empire païen (cf. Ap 18,21), ou des temps qui suivirent cette chute. Ensuite il n’est dit nulle part que les « quarante-deux mois » (d’Ap 11,2 et 13,5) ou « mille deux cent soixante jours » (d’Ap 11,3), soit trois ans et demi, visent la durée du dernier combat eschatologique, qui doit avoir lieu après les mille ans (cf. Ap 20,7-8). Ce dernier combat reste d’une durée indéterminée, d’après le texte même de l’Apocalypse.

Je m’en tiens donc à ma position. Le millenium prophétiserait, de la part de Jean, une victoire provisoire du Christ (cf. Ap 19,11), puis de l’Eglise (cf. Ap 20,1-3) sur les païens, après la chute de Rome et avant le dernier combat eschatologique. En somme un temps de chrétienté.

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2. Les 24 anciens, les 4 animaux, et les 7 esprits.

Dès la fin de l’envoi des lettres aux 7 Eglises, nous sommes transportés par Jean dans la cour céleste. (Cf. Ap 4,1). Et nous apercevons le trône de Dieu, et Dieu lui-même entouré de toute ses anges. Nous sommes plongés soudain dans la liturgie d’en haut, qui se célèbre depuis les origines du monde, et qui anticipe déjà  sa fin.

La scène s’inspire manifestement des visions d’Ezéchiel, comme de Daniel, voire d’Isaïe, ou même de Zacharie, et qui nous transportaient au ciel.

Autour du trône de Dieu, on discerne 24 Vieillards, ou Anciens, 4 Animaux, ou 4 Vivants, et 7 lampes qui sont les 7 esprits de Dieu. Quels sont ces Anciens ? Quels sont ces Animaux ? Quels sont ces esprits ? Puisque la vision est reprise, avant tout, des prophètes, pour moi il ne fait aucun doute qu’on entrevoit ici les principaux esprits angéliques qui composent la cour céleste. Les premiers des anges, car plus loin on apercevra autour d’eux une quasi infinité d’autres anges : « Ils se comptaient par myriades de myriades et par milliers de milliers. » (Ap 5,11).

Les Anciens sont des puissances célestes, celles qui gouvernent l’histoire, de l’origine à sa fin ; les 4 Animaux sont les chérubins d’Ezéchiel (cf. Ez 1,4-28), ils représentent le cosmos avec ses quatre dimensions ; et les sept esprits sont les sept anges qui contemplent sans cesse la face de Dieu (cf. Tb 12,15) et sont également les envoyés de Dieu (cf. Za 4,10). On peut dire aussi que tout ce beau monde est à l’image des énergies divines, comme diraient les théologiens grecs. On peut compter – ou contempler – dans la nature divine autant d’énergies incréées qu’il y a d’anges. Elles sont unes en Dieu, bien sûr, car l’essence divine est une. Mais elles sont multiples du point de vue de l’intelligence humaine, limitée, qui les considère.

Que sont donc les 24 Vieillards ? Ce sont des anges, bien sûr, puisqu’ils sont vêtus de blanc et qu’ils célèbrent la liturgie divine. Ils sont dits Vieillards, ou Anciens, parce qu’ils sont là depuis la création du monde, à laquelle d’ailleurs ils vont faire allusion : « Tu es digne, ô notre Seigneur et notre Dieu, de recevoir la gloire, l’honneur et la puissance, car c’est toi qui créas l’univers ; par ta volonté, il n’était pas et fut créé. » (Ap 4,11). Et ils attendent les élus dans le ciel, quand sera achevée l’histoire, afin de proclamer avec eux la gloire de Dieu.

De même l’ancienneté de l’Ancien des jours, dans Daniel, faisait-elle référence à l’éternité de Dieu. (Cf. Dn 7 ,9).

Mais pourquoi 24 ? Le langage de l’Apocalypse est tributaire, avant tout, de l’Ancien Testament, comme des formes liturgiques de l’ancien Temple de Salomon. Or, d’après le livre des Chroniques, on comptait dans le Temple de Jérusalem 24 ordres de prêtres (cf. 1 Ch 24), et 24 classes de chantres (cf. 1 Ch 25). Ce qui légitime le nombre de ces Anciens. Mais, plus encore, remarque-t-on que 24 est le multiple de 12 (12 X 2 = 24). Ces 24 Vieillards ne sont autres que  les anges protecteurs des 24 tribus d’Israël. Mais oui : 12 pour l’Israël ancien, autant que de patriarches éponymes, et 12 pour l’Israël nouveau, correspondant aux 12 apôtres choisis par Jésus-Christ. Ce n’est pas un rêve. Ce sont ces Vieillards, avec les Vivants, qui ne vont pas tarder à accueillir dans le ciel les 144. 000 élus de la maison d’Israël, 12.000 bien comptés pour chaque tribu dûment énumérée (cf. Ap 7,5-8), et la foule innombrable correspondant à l’Israël nouveau (cf. Ap 7,9-10). C’est pourquoi l’un des 24 Vieillards s’adresse ainsi au voyant : « Ces gens vêtus de robes blanches, qui sont-ils et d’où viennent-ils ? » (Ap 7,13). « Ce sont ceux qui viennent de la grande épreuve. » (Ap 7,14). Les élus ont désormais rejoint les anges.

De même dans la vision finale de la Jérusalem céleste retrouvera-t-on 12 anges veillant près des portes portant les noms des 12 tribus d’Israël (cf. Ap 21,12). Et l’on peut inférer légitimement que 12 anges  présideront aux 12 assises, portant les noms des 12 apôtres de l’Agneau (cf. Ap 21,14), même s’ils ne sont pas formellement nommés. En tous les cas, on trouve bien là, dans ce passage, la mention explicite de deux fois douze : « douze tribus des fils d’Israël » (Ap 21,12) et « douze apôtres de l’Agneau » (Ap 21,14).

Toutes les tribus d’Israël, de l’Israël ancien comme de l’Israël nouveau, ont forcément un ange qui préside à leur destinée, de même qu’au début de l’Apocalypse nous voyions un ange affecté à chacune des sept Eglises d’Asie.  

Mais pourquoi, demandera-t-on, ces 24 Anciens siègent-ils sur des trônes, et portent-ils une couronne ? On ne voit pas ailleurs dans la Bible des anges exercer une fonction royale ?

Ces 24 Vieillards vêtus de blanc assument, depuis la fondation du monde, une fonction à la fois royale et sacerdotale car ils officient par anticipation, dans le culte divin, à la place des douze tribus d’Israël, qui seront les unes royales (comme Juda) et les autres sacerdotales (comme Lévi) ; et de même aux lieux et places des douze apôtres de l’Agneau, qui seront à la fois royaux et sacerdotaux. « Vous siégerez sur des trônes pour juger les douze tribus d’Israël » (Lc 22,30) leur a promis Jésus. Ces 24 Vieillards représentent donc auprès du trône de Dieu la totalité de l’Eglise, la totalité des prédestinés, ceux qu’ils attendent avec impatience pour les recevoir dans les demeures éternelles. Ils offrent à Dieu, par avance, leurs prières, leurs hommages et leurs oblations. (Cf. Ap 5,8).

Pour autant,  ils ne sont pas vraiment prêtres ni rois. Ils se prosternent de tout leur long devant le trône de Dieu, abdiquant ainsi leur sacerdoce ; et ils jettent  leurs couronnes à terre, abdiquant ainsi leur royauté (Cf. Ap 4,10), ce que refusent de faire de bon gré les rois de la terre (note avec humour la Bible de Jérusalem). Ces grands anges ne sont guère, en quelque sorte, que des locum tenens, locum tenentes, des douze patriarches éponymes comme des douze apôtres.

Prigent refuse absolument d’entrer dans ces vues. Il s’en tient à l’argument classique : jamais on n’a vu dans la Bible d’anges assis sur des trônes et portant une couronne d’or. Mais, on l’a dit, ces anges n’exercent qu’une suppléance ; ils se dessaisissent volontiers des insignes de leur royauté. Dans l’Apocalypse, le vêtement blanc est réservé aux fidèles. Peut-être, mais dans la Bible le tunique blanche est bien l’habit traditionnel des anges (cf. Dn 10,5 ; Mt 28,3 ; etc.…). De même pourquoi 24 ? Prigent ne voit aucune allusion explicite aux 24 catégories de chantres ou de prêtres dans le Temple de Jérusalem. De plus, il affecte de prendre les chiffres de l’Apocalypse comme ils sont : 24 signifie seulement 24, et non pas deux fois douze. Pourtant, il est notoire que dans l’Apocalypse les nombres se répondent les uns aux autres, et s’appellent mutuellement. En particulier, les multiples de douze semblent jouer un rôle significatif. La Bible de Jérusalem (version de 1998) commente ainsi la vision de la Jérusalem messianique (Cf. Ap 21, note au verset 14) : « La perfection dans la totalité du peuple nouveau succède à celle de l’ancien. Aux douze tribus d’Israël répondent les douze apôtres. Tous les nombres multiples de douze, dans cette description, expriment la même idée de perfection. » De même, note au verset 16, pour expliquer 12.000 : « 12 (le nombre des tribus de l’Israël nouveau) multiplié par 1.000 (multitude). » Le nombre 24, quant à lui, fait irrésistiblement penser à deux fois douze.  Surtout, comme on l’a vu, que dans cette même description de la Jérusalem d’en haut, les douze apôtres sont mentionnés juste après les douze tribus d’Israël.

Prigent imagine que ces 24 Vieillards symboliseraient, non pas des anges, mais les 24 livres de l’Ancien Testament, ou peut-être leurs auteurs, selon le canon juif de la Bible, celui qui fut arrêté au concile de Jamnia vers 90 de notre ère. (Rappelons pour mémoire que ce canon sera celui de l’Ancien Testament, dans  les bibles protestantes.) Il me paraît peu vraisemblable que saint Jean ait songé à promulguer ainsi le canon juif de la Bible au premier siècle de notre ère. Les traditions, à ce sujet, étaient diverses, et discutées. De plus, nous l’avons vu, ces 24 Vieillards s’identifient bien à des anges qui préfigurent, ou anticipent, toute l’histoire du salut, et non pas seulement l’Ancienne Alliance. Les auteurs, humains, de la Bible (par exemple Salomon) ne sont pas tous, forcément, rendus au ciel ! 

De plus, il est connu que, dans l’ancien Israël, tous les morts, indistinctement, descendaient au shéol : bons et mauvais (cf. Gn 37,35 ; 1 S 2,6 ; 1 S 28,19 ; Ps 89,49) même si la puissance du Dieu vivant s’exerçait jusque dans ce lieu désolé. « Mais Dieu rachètera mon âme des griffes du shéol et me prendra. » (Ps 49,16).

Les morts de l’Ancien Testament, même auteurs humains de la Bible, ne peuvent faire partie de la cour céleste, et surtout pas depuis la création du monde ! Ils ne le pourront qu’à partir de la venue du messie, lui qui, le jour de l’Ascension, les entraînera dans son sillage.

Certes, au séjour des morts, un sort bien différent attendait les bons et les méchants, les élus et les réprouvés. Nous savons, surtout par le Nouveau Testament, que les amis de Dieu reposaient « dans le sein d’Abraham ». (Lc 16,22). Mais, pas plus qu’Abraham, ils ne contemplaient encore la face de Dieu. Il fallait la venue du messie, et du sauveur, pour les délivrer. (Cf. Mt 27,52-53 ; 1 P 3,19).

« Même aux morts a été annoncée la Bonne Nouvelle, afin que, jugés selon les hommes dans la chair, ils vivent selon Dieu dans l’esprit. » (1 P 4,6).

Quant aux quatre Animaux, il ne fait aucun doute qu’ils sont aussi des anges supérieurs, des chérubins, dont l’image est sortie tout droit des visions d’Ezéchiel, chapitre 1. Deux chérubins entouraient l’arche d’Alliance dans le Temple de Jérusalem (cf. Ex 25,18). De même les quatre Animaux d’Ezéchiel (cf. Ez 1,4-28) soutiennent-ils le char de Yahvé, qui peut être aperçu même dans le lointain exil babylonien. Ainsi, dans l’Apocalypse, les quatre Vivants entourent, ou plutôt composent, le trône de Dieu : un lion, un taureau, une face humaine, un aigle. La tradition chrétienne, avec saint Irénée, en a fait le symbole des quatre évangélistes, voire le symbole du canon des évangiles. Car, postulait ce Père de l’Eglise, l’univers n’ayant que quatre dimensions, il ne pouvait y avoir, ni plus ni moins, que quatre évangiles. (Cf. Adv. Hae. III, 11, 2).

Prigent aperçoit dans ces quatre Animaux le symbole du cosmos, et de la totalité de l’univers créé. (Page 177).

C’est vrai, mais il s’agit plutôt des Puissances angéliques, celles qui président, organisent et gouvernent le cosmos.

De même que les 24 Vieillards figuraient la totalité de l’histoire, autrement dit du temps : le passé, le présent et le futur ; de même les quatre Animaux globalisent la totalité de la géographie, autrement dit de l’espace : hauteur, largeur, longueur et profondeur. Ces Vivants sont constellés d’yeux, par derrière, par devant, tout autour et en dedans, car ils sont, avant toutes choses, des consciences, autrement dit des intelligences, des esprits supérieurs. Mais là encore, pour une perception mystique de l’Apocalypse, il serait naïf de s’arrêter, soit à l’aspect matériel des choses (le cosmos physique), soit encore à l’aspect purement angélique (le cosmos spirituel, modèle de l’autre). Il faut remonter à Dieu. Le physique est à l’image du spirituel, mais le spirituel à son tour est à l’image de Dieu : tous deux, physique et spirituel, nous révèlent quelque chose de la nature divine. Ces anges certes ne sont pas des émanations de l’essence divine : ce serait une erreur, ce serait professer l’émanationisme (plotinien) que de le poser. Mais ils en sont des manifestations, ou encore des illustrations. Leur contemplation nous invite à contempler Dieu. Effectivement, quand on lit la vision d’ouverture du prophète Ezéchiel, celle du char de Yahvé, on a bien l’impression de se trouver en présence de Yahvé lui-même, celui pourtant que nul œil humain ne peut voir. De même en présence des quatre Vivants de l’Apocalypse, l’œil mystique entr’aperçoit ces autres attributs divins que sont la Vie (par excellence) et la Science (par excellence) : des êtres vivants (dzôa), constellés d’yeux (symboles d’intelligence). (Cf. Ap 4,6). A plus forte raison pourra-t-on affirmer cela des sept esprits.

Formellement, les sept esprits sont les anges de la face, ceux qui ne quittent pas sa présence (cf. Ap 8,2 ; Za 4,10 ; Tb 12,15…). Peut-être leur description a-t-elle été inspirée à Jean par le souvenir du chandelier à sept branches, ou sept flammes, du Temple de Jérusalem. Cet objet du culte, qui figurera sur l’arc de triomphe de Titus, est à la fois un et septuple : un chandelier mais aussi sept lumières. On peut en parler au singulier comme au pluriel, à l’image des sept esprits de Dieu.

Ils ne sont pas s’en rappeler les sept anges qui présidaient aux sept Eglises d’Asie (cf. Ap 1,4 ; 2,1 ; etc.…), ni sans préfigurer les sept anges aux sept trompettes (cf. donc Ap 8,2), qui vont annoncer les calamités prémonitoires de la fin des temps. Cependant, il en est parlé en des termes qui font irrésistiblement penser à l’Esprit septuple, tel que décrit par Isaïe : Esprit de sagesse, d’intelligence, de conseil, de force, de connaissance, de crainte de Yahvé, et de piété (cf. Is 11,2 dans les versions de la Septante et de la Vulgate latine), et dont la tradition chrétienne fera l’Esprit « septiforme ».

« Sept lampes de feu brûlent devant lui, les sept Esprits de Dieu. » (Ap 4,5). « Un Agneau, comme égorgé, portant sept cornes et sept yeux, qui sont les sept Esprits de Dieu en mission par toute la terre. » (Ap 5,6).  

Prigent pose d’emblée, et sans discussion, que les sept esprits sont l’Esprit Saint (cf. Page 88). On peut le lui accorder. Mais il ne semble pas conscient du caractère progressif de la Révélation, ni de l’emboîtement des symbolismes : du chandelier à sept branches, on passe insensiblement aux sept Anges de la face, et de là à l’Esprit Saint septiforme que chantera la liturgie. Cette élévation graduelle et constante de la pensée, proprement mystique, est un des secrets de l’Apocalypse.  

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3. Les deux Témoins.

Pour Prigent les deux Témoins d’Ap 11,1-14 ne sont que des figures symboliques, la personnification de la mission prophétique confiée quelques lignes plus haut  (ch. 10) à l’auteur de l’Apocalypse. La preuve, c’est que ces Témoins s’adressent au même public que devait le faire Jean. « L’appel à prophétiser sur des nations, peuples, langues et rois (d’Ap 10,11) semble bien trouver un écho dans l’énumération des gens qui ont été tourmentés par la prédication et l’action des deux Témoins (Ap 11,9 : peuples, tribus, langues, nations). » (Page 260).

Preuve fragile. Pourquoi alors deux Témoins ? Jean les décrit sans doute, dit le commentateur, en pensant à Moïse et Elie, ceux mêmes qu’on avait  vus aux côtés du Christ sur la montagne, et qui résument à eux seuls tout l’Ancien Testament. Sans aucun doute sont-ils de dignes représentants de la mission prophétique, qui est, selon Jean « le témoignage de Jésus » (Ap 19,10).

Ou encore Jean a-t-il pensé aux deux oliviers de Zacharie, qui symbolisent Josué et Zorobabel, les chefs du retour d’exil. (Cf. Za 4,3.14).

Oui, Jean y a pensé comme à des modèles, comme à des « types » (typologie), car il emprunte constamment son langage à la Bible. Il cite dans ce passage, parfois mot à mot, l’Exode, les Rois, Ezéchiel, Daniel et Zacharie. Mais ce ne sont-là que des « types », des figures, des anticipations. Depuis l’avènement de Jésus-Christ nous sommes passés dans le temps de la réalisation, et nous avons quitté celui de la figure. Les prophéties sont accomplies dans les personnes du Messie et de son Eglise. Ni Moïse, ni Elie, ni Josué, ni Zorobabel n’ont quelque chose à faire dans le nouveau Temple de Dieu qu’il s’agit de mesurer (cf. Ap 11,1), ni dans la nouvelle Ville sainte (cf. Ap 11,2), qui sont l’Eglise. Aucun d’eux ne fut martyr. Aucun n’a foulé le sol de la ville de Rome, où se situe nettement l’apostolat des deux Témoins. Aucun n’y mourut. Aucun d’entre eux n’a eu son cadavre exposé sur la place de cette grande Cité. (Cf. Ap 11,8).

Jean a emprunté son langage à maints endroits de l’Ancien Testament, et il en composé un tableau poétique, à la fois, et véhément, comme un peintre élabore ses couleurs sur sa palette puis les dispose finement sur la toile.

On voit où je veux en venir. Jean dépeignait une réalité très récente et très pathétique, le martyre à Rome des deux coryphées de l’Eglise, Pierre et Paul, ses collègues en apostolat, et qu’on venait tout juste de lui rapporter. L’illustre « témoignage de Jésus », rendu par le sang, des deux plus grands prophètes, après Jésus, des deux plus grands oliviers, des deux plus grands flambeaux. Ces Témoins illustres furent jumeaux dans le martyre. C’est pourquoi ils sont nommés « deux » (cf. Ap 11,3.4). Ils sont jumeaux à jamais dans le souvenir de l’Eglise, jumeaux dans leur naissance au ciel (cf. Ap 11,12). Encore aujourd’hui on les fête ensemble (le 29 juin), malgré la différence de leurs tempéraments, et de leurs charismes, qu’on se plaît souvent à souligner.  

Certes, on ne manquera pas de soulever une difficulté textuelle à cette opinion, que Pierre et Paul seraient les deux Témoins d’Ap 11. Prigent l’énonce en ces termes : « Le lecteur mesurera toutes les difficultés que soulève cette identification : la grande cité que l’on peut nommer Sodome et Egypte, c’est le monde [ou l’endroit] dans lequel Jésus a été crucifié. » « Là où leur Seigneur aussi fut crucifié » dit en propres termes l’Apocalypse (11,8).

Difficulté  redoutable dit Prigent. J’ajouterais : difficulté insurmontable. Mais l’aporie du texte subsiste, même si l’on ne reconnaît pas Pierre et Paul dans les deux Témoins. Comment Jérusalem pourrait-elle être qualifiée de Grande Cité (cf. Ap 11,8) alors qu’ailleurs dans l’Apocalypse cet attribut désigne invariablement  Rome, la capitale de l’empire païen, sous le nom de Babylone ? (Cf. Ap 14,8 ; 16,19 ; 17,5.18 ; 18,2.10-21).

La Bible de Jérusalem, dans son édition originale, supposait que ces mots : « là où leur Seigneur aussi fut crucifié » fussent une glose, introduite à tort dans le texte. Pour ma part, je proposerais une correction moins drastique en suggérant qu’il faille lire : « comme leur Seigneur aussi fut crucifié », et non pas « là où leur Seigneur aussi fut crucifié ». « Hopôs », de la même manière que, en grec, et non pas « hopou », là où. Paléographiquement les deux mots sont très proches. On peut présumer une erreur de scribe.

Ou encore on pourrait comprendre, en poussant jusqu’au bout la logique de ce chapitre 11 de l’Apocalypse : puisque Pierre et Paul ont établi à Rome, ville païenne, le nouveau Temple spirituel , la nouvelle Ville Sainte (versets 1 et 2), nous aurions donc à Rome la nouvelle Jérusalem. En ce sens-là, ce sens mystique, on peut dire que Jésus lui-même y fut crucifié. De même Irénée parlera de « l’Eglise très grande, très ancienne et connue de tous, que les deux très glorieux apôtres Pierre et Paul fondèrent et établirent à Rome » (Adv. Hae. III, 3, 2) laissant presque entendre que l’Eglise hiérosolomytaine avait toute entière déménagé à Rome.

Mais cette dernière explication me paraît amenée de trop loin. Je me rabats de préférence sur l’erreur de scribe. Elle me semble plus obvie. C’est cette solution que je préconise dans l’article de Wikipédia.

Le père Mariana, jésuite espagnol du XVIIe siècle, fut le premier à avoir l’intuition de reconnaître Pierre et Paul sous la figure des deux Témoins et des deux oliviers d’Ap 11,1-13. (Scholia in Vet. et Nov. Test., 1624). 

Cette hypothèse a le mérite de jeter un jour quasi définitif sur une péricope controversée de l’Apocalypse. De plus elle s’insère dans un ensemble très cohérent. Voici le commentaire que j’étais amené à donner de ce passage, en 2005, sur mon site. La traduction de l’Apocalypse est de mon crû.

Excursus III. Les deux témoins : 11,1-14

(11,1) « Puis on me donna un roseau, semblable à une baguette, en me disant : « Lève-toi et mesure le sanctuaire de Dieu, l’autel et les adorants qui s’y trouvent. [Lève-toi pour mesurer les dimensions prises par l’Eglise de Dieu dans le monde contemporain (de Jean), le nombre et le mérite des croyants qui s’étaient agrégés à elle, depuis sa fondation. Déjà cette Eglise se trouvait-elle répandue dans l’univers connu, de l’orient à l’occident, et les foules commençaient-elles d’envahir ses parvis.]

(11,2) Quant à l’atrium, qui est à l’extérieur du sanctuaire, évite-le, et ne le mesure pas, car il fut donné aux nations : [Comme le Temple de Jérusalem l’Eglise naissante possédait, elle aussi, son parvis des gentils : l’espace de ceux qui avaient entendu parler d’elle, mais ne l’avaient pas encore rejointe par le baptême.] la ville sainte, elles la fouleront pendant quarante-deux mois. [Ils fouleront la nouvelle Jérusalem, comme on foule du raisin dans la cuve : ils la persécuteront pendant trois ans et demi. C’était en effet à peu près le temps que devait durer la persécution de Néron : de fin 64 à début 68. Ce délai typique d’une persécution était emprunté au prophète Daniel (cf. Dn 7,25 ; 9,27). Il caractérisait, chez ce dernier, la persécution d’Antiochus Epiphane.]

(11,3) Mais je donnerai à mes deux témoins [Les deux témoins, les deux martyrs par précellence : Pierre et Paul.] de prophétiser pendant mille deux cent soixante jours, [Durée approximative, ou symbolique, du ministère de Pierre et de Paul, à Rome, venus pour y fonder l’Eglise de Dieu.] vêtus de sacs. » [Portant l’habit classique des prophètes, prêchant dans la pauvreté et le dénuement, dans la simplicité, et même travaillant de leurs mains comme Paul s’en faisait gloire à plusieurs reprises dans ses lettres (cf. 1 Co 4,12 ; 2 Co 12,13 ; 1 Th 2,9 ; 2 Th 3,8).]

(11,4) Ce sont les deux oliviers et les deux flambeaux, qui se tiennent devant le Seigneur de la terre. [Les nouveaux Josué et Zorobabel, ceux qui avaient été choisis pour restaurer le Temple de Jérusalem (cf. Za 4,3.14) ; les nouveaux Moïse et Aaron]

(11,5) Et si quelqu’un veut leur nuire, un feu sort de leur bouche et dévore leurs ennemis ; [Leur parole prophétique brûlante comme une flamme, celle même qui était recueillie dans leurs épîtres respectives.  

Spirituellement, Pierre et Paul se dressaient comme des géants redoutables. Leur stature dominait la terre, même si, physiquement, ils se présentaient comme des êtres chétifs et vulnérables.  

L’écrivain sacré les dépeignait en référence aux géants de l’Ancienne Loi : Moïse et Elie, qui avaient éduqué le peuple de Dieu.] et si quelqu’un avait voulu les frapper, ainsi lui faut-il être tué.

(11,6) Ils ont pouvoir de fermer le ciel, de sorte qu’il ne tombe plus de pluie, durant les jours de leur prophétie.  [Comme Elie (cf. 1 R 17,1)] Ils ont aussi pouvoir sur les eaux, de les changer en sang, et de frapper la terre de tout fléau, [Comme Moïse (cf. Ex 7,17 ; 11,10)] autant de fois qu’ils l’auront voulu.

(11,7) Mais quand ils auront fini leur témoignage, la bête, qui surgit de l’abîme, fera la guerre contre eux, les vaincra et les occira. [La Bête n’était autre que l’empereur Néron, qui nous serait longuement présenté en 13,11-18. Il était le premier des Antéchrists, et leur type même, en tant que meurtrier de Pierre et de Paul, les deux coryphées de l’Eglise. Le premier aussi il avait lancé une persécution générale contre l’Eglise en vue de la détruire. ]

(11,8) Et leurs corps sur la place de la grande cité, qu’on appelle, spirituellement, Sodome et Egypte, [Ces sobriquets ne pouvaient désigner que Rome. Elle était Sodome par son péché ; elle était Egypte par l’oppression qu’elle faisait subir au nouveau peuple de Dieu ; elle était Egypte aussi par les plaies dont elle était menacée, plaies qui nous seraient décrites en détail dans le cinquième cycle : les Sept fléaux des sept coupes (cf. 15,1 --- 16,21).

La Grande Cité n’était autre que la maîtresse actuelle des nations, celle qui serait bientôt appelée Babylone (cf. 14,8).là où leur Seigneur aussi fut crucifié. [Beaucoup de commentateurs avaient souligné l’incohérence de cette incise, qui nous transportait soudain à Jérusalem. Mais jamais Jérusalem ne fut qualifiée de Sodome ou Egypte, encore moins de Babylone. Dans la bouche de Jean ç’eût été des insultes.

Infidèle, meurtrière des prophètes, et même du Grand Roi, vouée à être foulée aux pieds par des païens, Jérusalem n’en demeurait pas moins la Cité de Dieu.

A la fin de l’Apocalypse, on la verrait descendre du ciel, toute belle, telle une fiancée parée pour son époux (cf. 21,2).

Aussi la Bible de Jérusalem (dans son édition de 1956) suggérait-elle que l’incise en question fût une glose – et une glose erronée – introduite plus tardivement dans le texte. Pourtant, il fallait reconnaître le fait : tous les manuscrits de l’Apocalypse contenaient ce membre de phrase, avec quelques variantes minimes qui n’en changeaient pas la signification.

Le plus simple, d’après nous, était d’accepter ici une légère correction du texte reçu. Il fallait lire, croyions-nous :

Hopôs kai ho kurios autôn estaurôthê.

« De la même manière que leur Seigneur aussi fut crucifié. »

Et non pas :

Hopou kai ho kurios autôn estaurôthê.

« Là où leur Seigneur aussi fut crucifié. »

Hopôs’ au lieu de ‘Hopou’.

Paléographiquement les deux mots étaient proches ; écrits en onciales bibliques, en usage au premier siècle de notre ère, cela donnait :

                  au lieu de :           

Il suffisait donc que l’oméga et le sigma (dans le premier mot) eussent été accidentellement rapprochés pour que la confusion fût possible :

Dans le style d’écriture fleurie, utilisé précisément dans les années du règne de Néron, une confusion de ce genre était encore plus plausible. Une mauvaise lecture se serait introduite de très bonne heure dans la tradition du texte, et serait passée de là dans tous les manuscrits.

Mais quel que fût le cas de figure envisagé, la leçon habituellement retenue de l’incise : « Là où leur Seigneur aussi fut crucifié » était indéfendable.]

(11,9) Et des gens venus des peuples, des tribus, des langues et des nations contemplent leur cadavre pendant trois jours et demi ; sans qu’il soit permis de mettre leurs cadavres dans le tombeau. [Nous apprenions ici un détail historique, inconnu par ailleurs, mais fort vraisemblable : les cadavres de Pierre et de Paul eussent été exposés à la curiosité ou même à la vindicte publiques, au beau milieu de « la place de la Grande Cité » (11,8), pendant un temps assez long, avant qu’il fût permis de les ensevelir.]

(11,10) Et les habitants de la terre se réjouissent à leur propos, et se congratulent ; ils échangeront des présents, car ces deux prophètes avaient tourmenté les habitants de la terre. [Les païens, mais aussi tous les démons, s’éjouissaient de voir périr les deux hérauts de la nouvelle, et soi-disant perverse, doctrine. N’oublions pas que la rumeur publique, alimentée soigneusement par Néron, attribuait aux chrétiens l’incendie de Rome, et encore bien d’autres méfaits. On les soupçonnait de ‘haine du genre humain’ comme l’écrirait plus tard l’historien Tacite.]

(11,11) Mais après les trois jours et demi, un souffle de vie entra en eux et les remit sur pieds ; alors un grand effroi tomba sur ceux qui les regardaient.

(11,12) Et ils entendirent une voix puissante, venant du ciel, leur disant : « Montez ici ! » Ils montèrent donc vers le ciel dans la nuée, et leurs ennemis les regardaient.  [Passés les trois jours et demi, Pierre et Paul ressuscitaient « en esprit », et leurs âmes montaient au ciel à la confusion de tous les démons. Jamais Pierre et Paul n’avaient été plus vivants, et spécialement à Rome, que depuis leur martyre. Ils survivaient dans cette Eglise qu’ils avaient fondée. Leur esprit planait sur les lieux vénérés de leur sépulture.]

(11,13) A cette heure-là il y eut un violent séisme, et le dixième de la ville s’écroula et furent tuées dans ce séisme sept mille personnes ; et les survivants furent frappés d’effroi et rendirent gloire au Dieu du ciel. [Ici était évoqué un tremblement de terre, qui aurait fait sept mille victimes dans une Rome déjà ravagée par l’incendie. Peut-être fut-ce un désastre plus moral que physique…]

(11,14) Le deuxième « Malheur » est passé ; voici que le troisième « Malheur » vient, vite. »

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4. Le petit livre et les sept tonnerres.

Obscurité totale, chez Prigent, pour le petit livre et les sept tonnerres d’Ap 10. Il n’y voit qu’une vague annonce de la mission prophétique qui sera confiée aux deux Témoins du chapitre suivant, lesquels, comme nous venons de le dire (numéro 3 des grandes énigmes), restent pour lui des personnages purement symboliques.

Il est vrai que le même commentateur, Prigent, a le mérite de regrouper en une seule unité les deux excursus (1 et 2) que distingue le plan septénaire (cf. Ap 10,1-7 et Ap 10,8-11). En effet, les deux excursus en question s’avèrent fortement liés. Ils nous entretiennent, comme nous l’admettrons, d’une même réalité : la transmission aux hommes de la parole évangélique (cf. Ap 10,11), de l’évangile lui-même (cf. Ap 10,7), et pour être encore plus précis, du quatrième évangile (cf. Ap 10,2), celui que devait rédiger le prophète Jean, à la demande de l’ange, tout en le réservant pour un avenir plus propice (cf. Ap 10,4) : celui de la fin de la persécution contemporaine de l’Apocalypse. 

C’est en effet l’analyse hautement probable à laquelle nous parvenons pour ce passage célèbre, mais resté tout à fait énigmatique pour la plupart des commentateurs.

Mais pour l’envisager, ou même seulement y penser,  il faut admettre, ce que ne font pas Prigent ni avec lui la grande majorité des exégètes actuels, que l’apôtre Jean est bien l’auteur de l’Apocalypse comme du IVe évangile, que d’autre part il a composé l’Apocalypse du temps de la persécution de Néron, et bien avant, peut-être 10 ou 20 ans avant l’évangile, puisque il en fait ici l’annonce très précise et qu’il reçoit en même temps l’ordre (difficilement compréhensible en d’autres circonstances) de ne pas l’écrire, et donc de le réserver pour l’avenir (cf. Ap 10,4).

La péricope Ap 10 - 11,14, écrivait Prigent (page 239), est « une parenthèse qui doit avoir un principe unificateur ». Certes Prigent a bien subodoré un principe unificateur, mais il n’a pas aperçu, et ne pouvait pas apercevoir lequel, en vertu de ses a priori indéracinables : ce principe unificateur n’est autre que le témoignage apostolique, celui de Jean dans sa prédication aux Eglises d’Asie et dans sa future rédaction du IVe évangile (cf. Ap 10) et celui des apôtres Pierre et Paul à Rome (cf. Ap 11,1-14). Le tout pendant les 42 mois prophétisés (une durée relativement courte) de la persécution de Néron (cf. Ap 11,2), un peu semblable à celle qui jadis fut perpétrée à Jérusalem par le tyran Antiochus Epiphane, persécution à laquelle le prophète Daniel faisait allusion(cf. Dn 7,25).

Quel plus beau principe unificateur, en effet, que cet unique témoignage apostolique des trois principaux fondateurs de l’Eglise chrétienne : Pierre, Paul et Jean !

« Il faut que le petit livre, écrit encore Prigent (page 253) ne soit pas radicalement différent [de l’Ancien Testament] : il doit lui aussi avoir un accent christocentrique et eschatologique. » Assez bien deviné ! Prigent le pense parce que la prédiction de ce petit livre vient juste après cette annonce à ses yeux non équivoque : « Alors s’accomplirait le mystère de Dieu, comme il en a annoncé la bonne nouvelle à ses serviteurs, les prophètes » (Ap 10,7) et qui pour lui résume tout l’Ancien Testament. Mais cette annonce résume aussi le Nouveau ! Jean dans l’original, comme la Vulgate dans sa traduction, emploient d’ailleurs  le terme technique : « euêggelisen », « evangelizavit ». Il a évangélisé !

Quoi de plus christocentrique, admettons-le, et de plus eschatologique que le IVe évangile ! Il est bien la fin des évangiles, étant le dernier, et l’évangile de la Fin (comme écrirait Prigent). La Fin entendue dans le sens eschatologique d’accomplissement du monde.

« A nouveau je viendrai et je vous prendrai près de moi, afin que, là où je suis, vous aussi vous soyez. » (Jn 14,3).

Prigent fait encore la comparaison entre le petit livre ouvert (c’est-à-dire déjà révélé)  d’Ap 10,2 avec le Grand Livre roulé et scellé (c’est-à-dire non encore révélé) qu’on avait entrevu au début des visions (cf. Ap 5,1) dans la main droite de Dieu. « L’un, dit Prigent, est remis à l’agneau qui seul peut l’ouvrir, l’autre est donné au voyant pour qu’il le mange » (page 253).  Voici comment je commenterais (à mon tour) la phrase du commentateur : « L’un [le grand livre des destinées futures du monde] est remis à l’agneau [le Christ] qui seul peut l’ouvrir [pour en révéler le contenu], l’autre [le petit livre, ébauche du IVe évangile] est donné au voyant [l’apôtre et prophète Jean] pour qu’il le mange [pour qu’il le médite longuement, avant de le coucher noir sur blanc sur le parchemin] ».

Prigent continue :

« La description de cet ange [celui qui remet à Jean le petit livre] correspond à l’ampleur de sa mission, qui est oecuménique. » (Page 254). Quoi de plus œcuménique, et destiné au monde entier jusqu’à la consommation des siècles, que le IVe évangile ? La description de cet ange du IVe évangile, en effet, est somptueuse ; presque digne de Dieu lui-même. Un ange puissant comme le monde céleste ; descendant du ciel comme la révélation qu’il apporte ; enveloppé d’une nuée, la nuée de la divinité qui l’envoie ; un arc-en-ciel sur la tête en signe de paix et d’alliance pour l’humanité entière ; le visage comme le soleil car il illumine le monde ; les jambes comme des colonnes de feu car il relie le ciel à la terre (cf. Ap 10,1). Il tient dans sa main un tout petit livre, voyez le contraste, mais qui est grand par son contenu. Il pose le pied droit sur la mer et le pied gauche sur la terre, car son message est destiné à tous les continents et tous les éléments (cf. Ap 10,2). Il pousse une clameur pareille au rugissement du lion, car sa prophétie doit s’entendre jusqu’aux extrémités de l’espace et du temps. Après quoi les sept tonnerres retentissent (cf. Ap 10,3) …

« L’article défini (les 7 tonnerres) fait problème » avoue Prigent (page 255). Car de ces sept tonnerres on n’en a pas encore entendu parler. Ces tonnerres ne sont autres que la voix de Dieu, comme souvent dans la Bible, et expressément dans saint Jean (cf. Jn 12,28-29).

Mais pourquoi donc sept, et pourquoi « les » sept ? Cet article « suppose qu’il s’agit d’un groupe bien connu, ce qui n’est pas le cas. » (Page 255).  Dans le système de Prigent, c’est bien difficile à deviner. Sept à lui seul pourrait peut-être suggérer l’achèvement, la complétude de la révélation.

Non. Il s’agit tout simplement des sept révélations, des sept petites apocalypses (= révélations) qui seront contenues dans ce petit livre, une fois publié. Autrement dit de ses sept chapitres ! En effet, si l’on examine de près le IVe évangile, on constate qu’il est composé d’une semaine inaugurale et de six fêtes juives (une première Pâque à Jérusalem, une deuxième fête anonyme à Jérusalem, la Pâque du pain de vie en Galilée, une fête des Tentes à Jérusalem, une fête de la Dédicace également à Jérusalem, enfin la dernière Pâque à Jérusalem qui voit le départ du Christ). Ce qui fait bien sept parties, chacune illustrée par un miracle – ou signe – retentissant, clôturées par une première conclusion, où il est question, justement, de signes (cf. Jn 20,30-31).

Manifestement le Prologue (Jn 1,1-18) et l’appendice (Jn 21) ont été rajoutés après coup par le même auteur, avant la diffusion.

Récapitulons sommairement ce plan septénaire :

Prologue : Jn 1,1-18.

I. Semaine inaugurale : Jn 1,19 – 2,12.

II. 1ère Paque à Jérusalem : Jn 2,13 – 4,54.

III. 2e fête à Jérusalem : Jn 5.

IV. Pâque du pain de vie : Jn 6.

V. Fête des Tentes, à Jérusalem : Jn 7,1 – 10,21

VI. Fête de la Dédicace à Jérusalem : Jn 10,22 – 11,54.

VII. Dernière Pâque à Jérusalem : Jn 11,55 – 20,31.

Appendice : Jn 21.

Comme l’Apocalypse, et la coïncidence n’est pas fortuite, le IVe évangile se trouve bâti sur un plan nettement septénaire, lui-même déjà esquissé et prophétisé dans la même Apocalypse. Cela forme un groupe bien défini dans la pensée de Jean : les sept futurs chapitres de son petit livre, encore à méditer puis à écrire : le IVe évangile.  Voilà pourquoi il emploie l’article : « les sept tonnerres ». Il fallait le faire !

Le petit livre, donc, c’est le futur IVe évangile ; et les sept tonnerres, ce sont ses chapitres prémédités ! Telle est la conclusion inéluctable à laquelle nous parvenons, au sujet de ce chapitre 10 de l’Apocalypse. Voici encore le commentaire que nous en donnions, en 2005.

Nous divisions le chapitre en deux excursus, conformément au plan septénaire.

Excursus I. Les sept tonnerres : 10,1-7

(10,1) Et je vis un autre ange, [Autre que les anges des sept trompettes, car il était porteur d’une révélation différente.] puissant, [de la puissance même de Dieu] descendant du ciel [d’auprès de Dieu] enveloppé d’une nuée, [la nuée lumineuse de la divinité, cette nuée que Jean avait déjà pu contempler au mont Hermon (cf. Mt 17,5 ; Mc 9,7 ; Lc 9,34)] un arc-en-ciel au-dessus de la tête, [car la Nouvelle Alliance, dont il apportait la charte, rappellerait l’Alliance autrefois conclue avec Noé ] son  visage était comme le soleil [car ce visage reflétait la gloire divine] et ses jambes comme des colonnes de feu. [Ces jambes immenses, et faites de lumière, rappelaient l’échelle de Jacob qui avait autrefois relié le ciel et la terre (cf. Gn 28,12).

(10,2) Il tenait dans sa main  [comme un docteur tient en sa main le livre] un tout petit livre [rien moins que le IVe évangile, ou du moins son ébauche, son épure, son projet] ouvert. [Car la révélation qu’il enfermait était destinée au monde entier.] Il posa son pied droit sur la mer, [l’élément liquide] le gauche sur la terre, [l’élément solide]

(10,3) et il clama d’une voix puissante, [si puissante qu’elle pouvait retentir jusqu’aux extrémités du monde, et de l’histoire] comme le lion rugit. [« Le lion a rugi : qui ne craindrait ? Le Seigneur Yahvé a parlé : qui ne prophétiserait ? » (Am 3,8)] Quand il eut clamé, les sept tonnerres firent entendre leurs voix. [Ces tonnerres symbolisaient les sept chapitres principaux, les sept semaines ou fêtes juives, dont serait composé le IV e évangile.]

(10,4) Quand les sept tonnerres eurent parlé, [quand la septuple révélation fut achevée] j’allais écrire [Jean s’apprêtait à coucher aussitôt par écrit la communication dont il venait de bénéficier ; il s’apprêtait à rédiger le IVe évangile : rappelons que nous étions encore au temps de la persécution de Néron.] mais j’entendis une voix du ciel, disant : « Scelle ce qu’ont dit les sept tonnerres, et ne l’écris pas. » [Jean avait déjà conçu l’évangile, avec son plan septénaire ; mais il ne le mettrait par écrit que beaucoup plus tard, quand la persécution aurait cessé.]

(10,5) Alors l’ange que j’avais vu debout sur la mer et sur la terre, leva sa main droite au ciel

(10,6) et jura [Dieu lui-même avait juré, en levant la main droite vers le ciel, selon le Cantique de Moïse (cf. Dt 32,40). Si l’ange jurait, du jurement de Dieu, c’était pour attester la véracité infrangible de ce message qu’il confiait aux hommes, par l’intermédiaire de Jean. ] par le vivant dans les siècles des siècles, [Dieu même] qui créa le ciel et ce qu’il contient, [les créatures angéliques] la terre et ce qu’elle contient, [les créatures terrestres, les humains] la mer et ce qu’elle contient : [le reste du cosmos] « Il n’y aura plus de temps, [La révélation chrétienne devait être portée sans tarder à son accomplissement.]

(10,7) mais dans ces jours de la voix du septième ange, [quand serait révolue la première génération chrétienne, celle des apôtres] lorsqu’il se mettra à sonner, alors est consommé le mystère de Dieu, [la révélation serait parvenue à son terme, désormais insurpassable.] comme il l’a annoncé à [mot à mot : « comme il a évangélisé »] ses serviteurs les prophètes. » [Les prophètes, ses esclaves : Jean et les autres hagiographes du Nouveau Testament.]

Excursus II. Le petit livre : 10,8-11

(10,8) Puis la voix que j’avais entendue [celle de 10,4] du ciel de nouveau me parla en disant : « Va prendre le petit livre ouvert dans la main de l’ange [l’épure du IVe évangile] qui se tient sur la mer et sur la terre. » [Car la révélation de l’évangile intéressait tout le cosmos.]

(10,9) Je m’en fus alors auprès de l’ange, le priant de me donner le tout petit livre ; [Pour l’instant Jean serait seul en possession de la révélation contenue en icelui.] et lui me dit : « Prends, et dévore-le ; [nourris-toi de lui, rumine-le, médite-le, fais-en ta substance] il remplira tes entrailles d’amertume, [à cause des jugements sévères qu’il pouvait recéler] mais dans ta bouche [de prédicateur]  il sera doux comme le miel. » [En vertu de la Bonne Nouvelle qu’il annonçait au peuple.]

(10,10) Et je pris le tout petit livre de la main de l’ange [Ce jour-là je décidai de composer l’évangile, j’en assumai la responsabilité] et le dévorai ; [j’en fis l’objet de ma méditation incessante] dans ma bouche il était comme du miel doux ; [il renfermait toute la douceur des confidences du Christ à ses amis] mais quand je l’eus mangé, mes entrailles devinrent amères. [L’élaboration complète de l’évangile coûterait encore à Jean beaucoup de temps et beaucoup d’efforts.]

(10,11) Alors on me dit : « Il te faut de nouveau prophétiser [par l’achèvement du « grand livre » en cours : celui de l’Apocalypse, par des sermons, par des épîtres, puis, plus tard, par la rédaction et l’expédition du IVe et dernier évangile]  sur une multitude de peuples, de nations, de langues et de rois. » [En réalité contre l’univers entier, car c’était à lui qu’était destinée la révélation.]

J’ai rédigé un travail entier sur le IVe évangile, intitulé précisément, selon cette intuition : « Le petit livre et les sept tonnerres. » Ici.

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5. La Femme.

Quelle est cette Femme qui apparaît soudain dans le ciel, au début du chapitre 12, et qui subira les attaques du grand dragon, qui est Satan ?

Dans son gros volume critique, L’Apocalypse de saint Jean, 2000, Prigent ne fait même pas allusion à la solution naturelle de cette énigme, ne serait-ce que pour la réfuter : la Vierge Marie elle-même. Mais ne serait-ce pas son atavisme protestant qui l’influence ?

C’est pourtant bien vers cette identification que semble s’orienter, quasi officiellement de nos jours, la pensée catholique.  Le Catéchisme de l’Eglise catholique n’écrit-il pas dans son numéro 2853 : « C’est le jugement de ce monde et le prince de ce monde est jeté bas. Il se lance à la poursuite de la Femme, mais il n’a pas de prise sur elle : la nouvelle Eve, pleine de grâce de l’Esprit Saint, est libérée du péché et de la corruption de la mort (Conception immaculée et Assomption de la très sainte Mère de Dieu, Marie, toujours vierge). Alors, furieux de dépit contre la Femme, il s’en va guerroyer contre le reste de ses enfants. C’est pourquoi l’Esprit et l’Eglise prient : viens Seigneur Jésus… » ? Beau résumé, et centon, de l’Apocalypse, chapitre 12 et épilogue, qui identifie sans complexe Marie et la nouvelle Eve, Marie et la Femme revêtue de soleil.

Prise de position dogmatique, dira-t-on, mais qui n’a pas de valeur exégétique. Voire…

Prigent s’en tient à l’opinion dominante des commentateurs, et qui date même des Pères de l’Eglise. Puisque cette Femme a d’autres enfants (cf. Ap 12,17) : « Il s’agit donc d’une communauté qui donne naissance au messie et dont les autres enfants sont les chrétiens. » (Page 292).

« Il faut donc identifier la Femme à l’Eglise. » (Idem). Mais, page suivante, le commentateur aperçoit bien la difficulté de la chose. « Comment le Christ Jésus peut-il être présenté par un chrétien comme naissant du peuple de Dieu ? » En effet, absurde. Plus loin Prigent (page 297) cite le commentateur catholique A. Feuillet : « La naissance messianique que décrit l’Apocalypse [cf. Ap 12,2.5] n’est pas, directement du moins, celle de Bethléem, mais celle du matin de Pâques ; quant aux douleurs de l’enfantement, elles correspondent au Calvaire. » Mais qui ne se souviendrait que, d’après l’évangile de Jean justement (pour moi l’auteur de l’Apocalypse), Marie, la mère des douleurs, fut également présente aux Calvaire (cf. Jn 19,25) et qu’elle a participé de très près à l’enfantement douloureux de son Fils pour la gloire du matin de Pâques ?

Stabat Mater dolorosa…

Non. La vision mystique de l’Apocalypse résume à grands traits toute la vie du Christ, de la naissance à la Résurrection, puis à l’Ascension même. Marie n’a pas souffert les douleurs de l’enfantement à Bethléem, selon la doctrine catholique, car elle était exempte du péché originel, comme de ses conséquences ; mais elle a effectivement souffert ces douleurs au Calvaire pour enfanter non seulement le Christ au ciel, mais encore tout « le reste de ses enfants » (Ap 12,17), autrement dit le peuple de Dieu, l’Eglise.

Du haut de la croix Jésus le dira formellement à ce même Jean qui témoigne : « Voici ta mère » (Jn 19,27), ta mère et donc celle de tous les chrétiens.

L’Eglise, en tant que communauté, ne peut pas être la mère du Christ ; elle en est au contraire la fille, puisque elle est née de son flanc transpercé, le jour du Vendredi Saint. Ou encore peut-elle être appelée son épouse, car pour elle il s’est sacrifié. D’après l’Apocalypse, elle est l’épouse de l’Agneau (cf. Ap 19,7 ; 21,2.9 ; 22,17).

De plus, l’Eglise primitive ne s’est pas enfuie au désert, comme le fait Marie (Cf. Ap 12,6.14) pendant mille deux cent soixante jours, le temps que s’épuise la persécution en cours. L’Eglise primitive se présentait comme une réalité essentiellement urbaine. En témoignent les lettres aux sept Eglises qu’on trouve en ouverture de l’Apocalypse, et qui furent écrites pendant que sévissait la persécution de Néron. Le meilleur refuge d’un peuple brimé, ou persécuté, c’est encore l’anonymat des villes, grandes ou moyennes. Ce n’est que bien plus tard, vers la fin du IIIe  siècle, que l’Eglise chrétienne trouvera le chemin du désert en inventant le monachisme.

La meilleure preuve que la Femme de l’Apocalypse n’est pas l’Eglise, c’est qu’elle se réfugie au désert pendant trois ans et demi, tandis que le reste de ses enfants, la communauté chrétienne, l’Eglise, continue de subir la persécution. (Cf. Ap 12,14.17). Elle s’en distingue donc très nettement.

Prigent surenchérit (page 299) : « Les témoins d’Ap 11 et la femme du chapitre 12 symbolisent la seule et même Eglise en l’envisageant sous différents aspects. » Symbolisme et même spiritualisme excessifs, qui s’inspirent du vieux Tyconius, lequel ne voyait dans toutes les visions de l’Apocalypse qu’un emboîtement de réalités identiques, décrites sous différents angles. L’Eglise, au contraire, n’est pas une réalité anonyme, ou amorphe (sans forme). Elle s’incarne dans des personnes privées, et diverses, et très précises, qui la représentent : Pierre et Paul, comme chefs et prophètes, Marie comme mère, nous-mêmes comme fils et fidèles…

Bien entendu, les exégètes, et Pierre Prigent le premier, excipent des passages de la Bible où la Femme représente le peuple saint d’Israël : Isaïe (26,17), Michée (4,10), … pour avancer qu’il s’agit forcément d’une réalité collective et dénier toute interprétation mariale. Mais ce postulat lui-même est-il si sûr ?

La Bible de Jérusalem remarque : « La scène [d’Ap 12,1] répond à Genèse 3,15-16. La Femme engendre dans la douleur celui qui sera le Messie. Satan la tente, la persécute, ainsi que sa descendance. » (Note ad locum).

Or la Genèse parlait bien d’une femme individuelle : Eve, la mère des vivants, l’origine de l’espèce humaine. De même Jean nous décrit ici l’aventure mystique – et bien réelle à la fois - de la nouvelle Eve, Marie, la mère du Messie, et par conséquent la mère du nouveau peuple de Dieu.

On se souvient de la prophétie de l’Emmanuel, dans Isaïe, telle que la citait saint Matthieu, d’après la Septante : « Voici que la vierge concevra et enfantera un fils, et on l’appellera du nom d’Emmanuel. » (Mt 1,23). Ici encore il est bien question d’une femme individuelle, et non pas d’une collectivité.  Ici encore il s’agit de la mère du Messie, du moins c’est ainsi que l’interprète la tradition chrétienne.

De même la prophétie de Michée, que reprendra encore Matthieu, envisage aussi une femme individuelle, comme la mère du Rédempteur : « Et toi, Bethléem Ephrata, petite parmi les clans de Juda, c’est de toi que sort pour moi celui qui doit gouverner Israël. Ses origines remontent aux temps jadis, aux jours antiques. C’est pourquoi il [Yahvé] les abandonnera jusqu’au temps où aura enfanté celle qui doit enfanter. » (Mi 5,1-2).

Ce langage si précis n’empêche pas que parfois, dans la prophétie, Jérusalem, ou le peuple de Sion tout entier, ne puissent être figurés par une femme. « Avant d’être en travail elle a enfanté, avant que viennent les douleurs elle a accouché d’un garçon. Qui a jamais entendu rien de tel ? Qui a jamais vu chose pareille ? Peut-on mettre au monde un pays en un jour ? Enfante-t-on une nation en une seule fois ? A peine était-elle en travail que Sion a enfanté ses fils. » (Is 66,7-8).

Mais Marie, la mère de Jésus, n’est-elle pas la fille de Sion par excellence ? C’est par elle que s’accomplit cet oracle quasiment final d’Isaïe, et qui prophétise justement les temps messianiques.

Ce que ne pouvait faire un peuple : enfanter une nation en une seule fois, Marie l’a fait.

« La femme, l’enfant et le dragon », titrait Prigent (dans « L’Apocalypse », 1998, page 122). Les trois noms désignent bien des entités personnelles : La femme, c’est Marie, l’enfant, c’est le Christ, le dragon, c’est Satan. Quoi de plus naturel ?

La tradition juive dans son entier attendait un messie individuel. Et ce messie individuel ne pouvait naître que d’une femme individuelle. Cette femme fut Marie.

Voici la méditation sur Marie que je proposais, en 2005, sur mon site, en commentant les 17 premiers versets de ce chapitre 12 de l’Apocalypse. On appréciera combien cette hypothèse, que Marie soit la Femme de l’Apocalypse, donne de cohérence et de vraisemblance à la péricope, laquelle, en dehors de cette hypothèse, reste à peu près incompréhensible, ou très vague.

1 – Vision de la Femme : 12,1-2

(12,1) Et un signe grandiose apparut dans le ciel : [Le cycle commençait au ciel, car il s’enracinait dans la dernière vision du cycle précédent, qui montrait le temple de Dieu ouvert dans le ciel.

Dans l’évocation de l’histoire humaine, nous allions être ramenés un peu en arrière, par rapport au cycle précédent, celui des trompettes : au tout début de l’ère chrétienne. Léger procédé de ‘flash-back’.] une femme  [La nouvelle Eve, Marie, qui dès l’aube des temps messianiques avait engendré le Messie (cf. Ap 12,5) et tous les fils de Dieu (cf. Ap 12,17). Elle reprenait à son compte l’antique lutte engagée entre le serpent et la race humaine (cf. Gn 3,15) ;  mais, cette fois, pour la mener à une fin victorieuse, au contraire de l’ancienne Eve. Au terme de l’Apocalypse, en effet, nous verrions l’humanité recouvrer l’Eden perdu, avec les arbres de la Vie trônant en son milieu (cf. Ap 22,1-5).

Cette même Marie, selon l’évangéliste Jean, Jésus l’avait qualifiée de ‘Femme’ en deux instants solennels de son existence sur terre : à Cana, au moment d’opérer son premier miracle (cf. Jn 2,4), et sur la croix au moment de quitter ce monde (cf. Jn 19,26).

Cette Femme de l’Apocalypse ne pouvait pas être l’Eglise, car jamais l’Eglise n’avait été nommée la mère du Messie, comme le serait Marie (cf. Ap 12,5). L’Eglise était tout au plus la fille : car elle naissait du flanc transpercé du nouvel Adam (cf. Jn 19,34), ou l’épouse du Christ (cf. Ep 5,23-32 ; Ap 21,2.9), jamais sa mère. On verrait, à bien d’autres traits, que cette « Femme » de l’Apocalypse n’était pas l’Eglise, mais bien plutôt la mère de l’Eglise (cf. Ap 12,17).

Sans doute l’herméneutique qui voyait dans la « Femme » de l’Apocalypse une figure de l’Eglise possédait-elle des racines très anciennes, puisqu’elle remontait aux Pères de l’Eglise. Mais on savait aussi que les Pères de l’Eglise, à commencer par l’un des plus anciens d’entre eux, saint Irénée, avouaient avoir perdu la clef d’interprétation de l’Apocalypse. Ils ignoraient par exemple le sens du chiffre de la Bête, celui de Ap 13,18.] enveloppée de soleil, [Car elle était enveloppée, au même titre que les anges (cf. Ap 7,2 ; 10,1 ; 19,17), du soleil de la divinité. Elle était féconde, elle était « grosse » de la divinité même. N’était-elle pas la mère du Fils, la fille du Père, l’épouse du Saint-Esprit ? Reportons-nous à saint Luc : « L’Esprit Saint viendra sur toi, et la puissance du Très Haut te prendra sous son ombre ; c’est pourquoi l’être saint qui naîtra sera appelé Fils de Dieu. » (Lc 1,35). Marie était « couverte » (en un sens fort, presque animal) de l’ombre de la Trinité ; et cette ombre se révélait plus éclatante que le soleil.

Marie devenait soudain aussi féconde que le Père : puisqu’elle allait enfanter le Fils. De plus, elle servait de temple à l’Esprit Saint, mieux qu’aucune autre créature n’avait su le faire. Dans l’œuvre de notre salut, on la voyait associée à la Trinité Sainte à un titre unique. 

De surcroît, elle était immaculée, comme nous l’enseignait la théologie catholique. Elle rayonnait donc de tout l’éclat de sa virginité consacrée.

A aucun de tous ces titres, l’Eglise, elle-même purifiée par le sang du Christ, ne pouvait prétendre à un même degré.] et la lune sous ses pieds, [Marie dominait, par sa fidélité inébranlable, tout ce qui était changeant dans le cosmos, représenté par l’astre des nuits ; y compris le restant de l’humanité. On pouvait la considérer comme la reine du monde. Elle réparait, par sa constance, l’inconstance de la première Eve, qui avait connu ‘l’éclipse’ de la justice originelle, tandis que Marie ne la connaîtrait pas.  

De même que Jésus s’était identifié à ce « Fils de l’homme », ou ‘Fils d’Adam’, entr’aperçu dans les visions célestes du prophète Daniel (7,13), de même Marie, ici, nous était suggérée par Jean comme étant la ‘Fille d’Eve’, régissant tout le cosmos.] et sur sa tête une couronne de douze étoiles, [Les douze apôtres de l’Agneau ; eux qui entouraient Marie, au cénacle, à l’heure fatidique de la gésine de l’Eglise (cf. Ac 1,13-14).

Quelques jours plus tôt, l’une de ces douze étoiles, Jean, n’avait-elle pas accompagné Marie, au Calvaire, pour l’assister dans son enfantement douloureux de l’humanité rachetée (cf. Jn 19,25-27) ?

Au moins cinq de ces douze étoiles s’apercevaient près de Marie, à Cana, lors du premier miracle (cf. Jn 2,1-12), quand Jésus s’était fiancé mystiquement avec l’humanité.

Les douze étoiles qui environnaient le chef de Marie dans le ciel figuraient aussi tout le cosmos matériel, les douze constellations du zodiaque, ou encore les galaxies, comme nous dirions aujourd’hui.

Mais de surcroît les douze étoiles symbolisaient les innombrables créatures des cieux, la « troupe nombreuse de l’armée céleste » (Lc 2,13), les anges qui bien souvent, dans la Bible, étaient comparés à des étoiles (cf. Ap 1,20 ; 12,4 ; Is 14,12-13 ; Dn 8,10). Car Marie était aussi la reine des anges. Toutes les créatures, aussi bien matérielles que spirituelles, faisaient cercle autour de la personne de Marie ; elles la considéraient comme leur maîtresse.

Sur la terre, en l’absence de Jésus monté au ciel (cf. Ap 12,6), Marie, confiée à Jean par le Seigneur (cf. Jn 19,27) restait plus que jamais la reine des douze apôtres ; et d’une certaine façon le ‘chef’ de l’Eglise commençante. Les apôtres survivants, au temps de la rédaction de l’Apocalypse, devaient la considérer comme telle.

Le pape Paul VI, quand il reconnaîtrait devant le Concile Vatican II Marie comme la mère de l’Eglise, extrapolerait à peine les assertions, ou insinuations évidentes, qui étaient contenues dans l’Apocalypse.]

(12,2) et elle est enceinte, et elle crie en enfantant, et elle est torturée d’enfanter. [Certains exégètes s’étaient autorisés de ces mots pour nier que Marie fût ici visée par le texte car, disaient-ils, Marie n’avait pas connu les douleurs physiques de l’enfantement.

Mais le livre de l’Apocalypse n’avait pas pour mission de décrire l’enfantement historique du Christ, à Bethléem. Bien plutôt, son objectif était de nous donner à contempler, sous forme elliptique, l’accouchement douloureux du Christ total par Marie, depuis l’Annonciation jusqu’au Calvaire. Ledit accouchement fut effectivement douloureux, si l’on s’en référait à la prédiction du vieillard Syméon dans saint Luc : «Et toi-même, une épée te traversera l’âme ! » (Lc 2,35).]

2 – Vision du Dragon : 12,3-17

(12,3) Et apparut un autre signe dans le ciel, et voici : un grand dragon [Le diable, l’antique serpent de la Genèse, comme Jean le dirait lui-même (cf. Ap 12,9). Ce démon ressemblait aux bêtes cauchemardesques entr’aperçues dans ses visions par le prophète Daniel (7,8 ; 8,10).

On pouvait se demander pourquoi le démon nous était montré dans le ciel, et non pas dans  les enfers ! Mais parce que le démon, créature spirituelle, avait lui aussi une origine céleste, et parce les divinités du paganisme, en réalité des démons, étaient censées, elles aussi, peupler l’empyrée, avant de se voir précipitées sur terre (cf. Ap 12,4), ou dans les abîmes : « Je voyais Satan tomber du ciel comme l’éclair ! » (Lc 10,18).] rouge-feu, [« Purros ».  Rouge comme le feu. Rouge de la couleur du feu. Rouge comme l’enfer (cf. Mt 25,41). Rouge encore comme la colère, ou la révolte qui gronde.

Spontanément le mouvement révolution­naire reprendrait comme emblème cette couleur rouge du sang et de la colère.

De même qu’il reprendrait à son compte le symbole de l’étoile, cette étoile déchue du ciel sur la terre !

Dans les traditions populaires, d’orient comme d’occident, le dragon était très souvent représenté crachant les flammes et le feu : imagerie sans doute vieille comme le monde. Elle faisait allusion à des phénomènes telluriques : le feu des volcans, la violence des tremblements de terre.] ayant sept têtes et dix cornes, et sur ses têtes sept diadèmes, [Jean reviendrait plus loin (cf. 13,1 ; 17,3.7-14) sur la signification des sept têtes et des dix cornes. Disons dans une première approximation que ces têtes, surmontées d’un diadème, et ces cornes, symbolisaient la totalité des pouvoirs politiques, présents ou futurs, coalisés contre Marie ou contre l’Eglise : le diadème faisait penser à la royauté ; la corne suggérait la puissance belliqueuse.]

(12,4) et sa queue entraîne le tiers des astres du ciel et les précipite sur la terre. [Comme chez Daniel (8,10), ces étoiles tombées du ciel figuraient les anges entraînés par Satan dans sa chute. Saint Jean ajoutait une précision : le tiers. Nous possédions ici l’un des lieux de révélation qui nous apprenait que la rébellion de Satan avait emporté le tiers des anges !] Et le dragon se tint devant la femme qui devait enfanter afin que, lorsqu’elle aurait enfanté, il dévorât son enfant. [Le démon s’était d’abord incarné en la personne d’Hérode le Grand qui, averti par les mages, avait tenté de tuer l’enfant dès sa naissance (cf. Mt 2,1-18). Mais il s’était incarné aussi dans Tibère qui, par l’intermédiaire de son procurateur Pilate, avait jugé et condamné à mort le Christ.

Il s’incarnait dans tous les pouvoirs, civils ou religieux, qui s’efforçaient d’anéantir l’Eglise naissante par le moyen de la persécution.]

(12,5) et elle enfanta un fils, un mâle, celui qui doit paître toutes les nations avec une verge de fer ; [Le Messie.

Isaïe (66,7-8) avait annoncé un enfant mâle, qui serait le nouvel Israël de Dieu :

« Peut-on mettre au monde un pays en un jour ?

« Enfante-t-on une nation en une seule fois ? » (Is 66,8).

Le Messie naissant était donc à la fois le fils de Marie considéré dans sa réalité personnelle, et le Messie envisagé comme chef, ou tête, du nouveau peuple de Dieu : le Christ individuel et le Christ total.

Cet enfant mâle était bien le Christ, celui qui serait circoncis huit jours après sa naissance (cf. Lc 2,21), selon les prescriptions de la Torah : « Quand ils auront huit jours, tous vos mâles seront circoncis. » (Gn 17,12). 

Il était aussi ce fils que devait mettre au monde une vierge, cet Emmanuel, prédit par le proto-Isaïe (cf. Is 7,14).

Il était le Fils d’homme, ou Fils d’Adam, entrevu dans les nuées du ciel par Daniel (7,13), et donné comme préexistant par l’auteur des paraboles d’Hénoch (cf. I Hénoch, 48, 2-3). 

Sans aucun doute il était aussi le nouveau peuple de Dieu, enfanté par l’ancien Israël, selon la prophétie d’Isaïe. Marie elle-même avait eu conscience de réaliser l’espérance de ses pères. Elle l’avait chanté dans son Magnificat (cf. Lc 1,54-55).

Cet enfant mâle n’était autre que la postérité promise à nos premiers parents dans le Protévangile (cf. Gn 3,15). Certes le serpent, ou Satan, devait la mordre au talon, c’était dire l’atteindre dans le point faible de son humanité. Mais finalement cette postérité lui écraserait la tête. Nous connaissions par l’Apocalypse l’issue de ce combat gigantesque, engagé dès l’aube de l’histoire humaine.

Ainsi donc l’Apocalypse closait dignement la Bible. C’était même la raison pourquoi elle était placée en finale.] et son enfant fut enlevé auprès de Dieu et de son trône. [Par une ellipse extraordinaire, on passait directement de la naissance du Christ à sa résurrection, et à son ascension. La vie terrestre du Messie se voyait escamotée. Car le tableau qui nous était présenté se proposait seulement de résumer à grands traits l’histoire de notre rédemption.

L’enfant était enlevé auprès de Dieu, et de son trône, parce qu’il était vraiment Dieu. Il était associé à la divinité. Il recevait comme étant le Fils de l’homme « empire, honneur et royaume, et tous peuples, nations et langues le servirent. » (Dn 7,14).   

A la fin de l’Apocalypse, nous contemplerions l’Agneau de Dieu assis sur le trône même de Dieu (cf. Ap 22,1).]

(12,6) Et la femme s’enfuit au désert, [Le désert, comme refuge des persécutés et des silencieux. Il le fut pour Moïse (cf. Ex 2,15) ; il le fut pour Elie (cf. 1 R 19,4-8)…

Certes, ce n’était pas l’Eglise qui s’enfuyait au désert. Au contraire, elle s’installait durablement dans les villes, qui sont le contraire même du désert, et le plus ostensiblement possible, car elle était vouée à éclairer le monde : « Une ville ne se peut cacher, qui est sise au sommet d’un mont. » (Mt 5,14). Dans la province d’Asie, selon l’Apocalypse, elle se fixait dans les villes les plus importantes (cf. les sept lettres aux sept Eglises : Ap 1,4 --- 3,22).

Quant à Marie, confiée à Jean (cf. Jn 19,27), c’était elle qui s’enfuyait au désert après son aventure ; elle se cachait dans la retraite. Effectivement, après la Pentecôte, on n’entendait plus parler d’elle.

Une tradition ancienne la faisait venir à Ephèse avec Jean. On montre même son refuge dans une  montagne de l’arrière-pays. Ce refuge, deux papes (Paul VI et Jean-Paul II) l’ont déjà visité.] où elle a un refuge préparé par Dieu, afin qu’elle y soit nourrie pendant mille deux cent soixante jours. [Encore cette durée de trois ans et demi : 360 X 3,5 = 1260. La même que celle du ministère de Pierre et Paul à Rome (cf. Ap 11,3). Le temps d’une persécution (cf. Ap 11,2). Ce séjour de trois ans et demi de Marie au désert serait  remarquablement confirmé par le verset 12,14.

Pendant que les deux grands apôtres évangélisaient la Ville, Marie priait au désert. Sans doute priait-elle pour eux.

Car l’Eglise s’édifiait à la fois par la prière et par l’action : aussi bien par la contemplation, que par la prédication. Les deux aspects de la vie ecclésiale, loin de se contredire, s’appelaient mutuellement et se complétaient.

Marie inaugurait sur la terre la race des orants, des contemplatifs, et quasiment la race des moines.

Entre Marie et les apôtres s’instaurait comme une répartition des tâches.]

(12,7) Et il y eut un combat dans le ciel, Michel et ses anges, afin de combattre le dragon, et le dragon combattit avec ses anges. [Comme on l’observait dans les cosmogonies païennes : les poèmes homériques, l’Enéide, la Bhagavad-Gita… le conflit des humains sur cette terre se doublait d’un combat des entités célestes. Tandis que les mortels s’affrontaient ici-bas, les dieux dans le ciel (pour nous les anges) livraient une bataille parallèle. De l’issue de ce choc céleste dépendrait le sort de la communauté terrestre.]

(12,8) et il ne fut pas de force, et on ne trouva plus de place pour eux dans le ciel. [Les dieux du paganisme, Jupiter et son cortège, avaient régné sans partage dans les cieux. Ils allaient être précipités sur la terre, de même que les idoles, leurs images, seraient jetées sur le sol.

Vertus et Vices cesseraient de siéger sur des trônes, avec insolence, dès lors que la victoire du christianisme se dessinerait. Certes, ils continueraient de sévir dans le monde jusqu’à la fin des temps, en attendant d’être précipités plus bas encore, dans les enfers. Mais, dorénavant, on ne les adorerait plus comme des dieux. On les subirait seulement comme des fléaux.]

(12,9) Et il fut jeté ce grand dragon, l’antique serpent, qui est appelé le diable et Satan, celui qui égara le monde entier ; on le jeta sur la terre, et ses anges furent jetés avec lui. [Le paganisme, déjà visé par une sentence de mort, ne règnerait plus en maître absolu, même s’il continuerait d’exercer ses ravages dans le monde.]

(12,10) Et j’entendis une grande voix disant dans le ciel : « Désormais sont arrivés le salut, la puissance et la royauté de notre Dieu et la domination de son Christ, [Elles leur étaient acquises par l’Eglise et dans l’Eglise. En espérance, cette Eglise se trouvait déjà victorieuse, malgré les persécutions. Dès le début de l’ère chrétienne, elle commençait de s’installer dans tout l’univers connu. Le règne de Dieu advenait visiblement parmi nous.

La voix céleste, à la fois prophétique et réaliste, consonait avec cette parole du Christ, prononcée peu avant la Transfiguration : « En vérité je vous le dis : il en est d’ici présents qui ne goûteront pas la mort avant d’avoir vu le Fils de l’homme venant avec son Royaume. » (Mt 16,28).

Ce royaume de Dieu déjà présent sur la terre, déjà manifeste, n’était autre que l’Eglise catholique. Dès les premiers siècles de l’ère chrétienne, on la voyait conquérante.] parce qu’on a jeté bas l’accusateur de nos frères, celui qui les accusait devant notre Dieu jour et nuit.

(12,11) Mais eux l’ont vaincu par le sang de l’Agneau et par la parole de leur martyre ; ils ont méprisé leur vie jusqu’à la mort. [Mais la victoire des chrétiens était acquise au prix d’un témoignage sanglant, grâce aux martyrs qui étaient les véritables « témoins » du Christ.

Dans ce verset, on pouvait discerner une allusion très claire aux deux apôtres Pierre et Paul, les grands vainqueurs du Dragon païen. On venait de nous entretenir longuement d’eux (cf. Ap 11,3-13). C’était par leur mort, avant tout, que Pierre et Paul étaient des vainqueurs. De même le Christ fut victorieux par sa croix.]

(12,12) Réjouissez-vous donc, vous les cieux et leurs habitants. Malheur à la terre et à la mer, car il est descendu chez vous le diable, avec une grande colère, sachant qu’il a peu de temps !» [Loin de faiblir, après le martyre des apôtres et de leurs compagnons, la colère de Satan ne faisait que croître. Il savait que le temps qui nous séparait de la fin du monde se faisait court.]

(12,13) Et lorsqu’il vit, le dragon, qu’il était rejeté sur la terre, il sa lança à la poursuite de la femme, celle qui avait enfanté l’enfant mâle. [Après avoir abattu les deux colonnes de l’Eglise, Pierre et Paul, voici que le pouvoir romain s’en prenait à Marie, la mère du Christ. Il la cherchait avec fureur, ignorant le lieu de sa retraite.

C’était par le témoignage de l’Apocalypse, témoin fiable, que nous apprenions ces détails, inconnus de la grande histoire.

Jean, quant à lui, pour échapper à ces mêmes poursuites, s’était-il réfugié dans l’île de Pathmos, à bonne distance d’Ephèse, probablement chez des amis sûrs (cf. Ap 1,9). De là il envoyait son message aux sept Eglises, afin de les réconforter (cf. Ap 1,4). Ces Eglises étant placées sous sa juridiction directe, il ne pouvait les abandonner.]

(12,14) Mais il fut donné à la femme les deux ailes du grand aigle pour voler au désert [L’aigle était Jean, qui avait recueilli Marie dans ses serres, et qui la cachait dans son aire, après l’avoir reçu en héritage du Christ mourant (cf. Jn 19,27).

Si Jean voulait bien se comparer à un aigle, l’image était parlante, même pour notre propos actuel : l’étude de l’Apocalypse. On pouvait en effet assimiler les sept cycles du livre à autant de volutes d’un aigle dans le ciel.

On pouvait reconnaître sept envols successifs, correspondant au début de chaque cycle, suivis chacun de sept tournoiements secondaires, plus quelques tournoiements adventices : les visions liminaires, les excursus.

L’aigle atteignait d’emblée les hauteurs du ciel, le zénith ; ensuite il cherchait sa proie de son regard perçant ; enfin il plongeait vers le sol.

On n’ignore pas d’autre part que la tradition avait fini par attribuer à Jean, auteur de l’Apocalypse et du IVe évangile, l’emblème de l’aigle en plein vol, l’un de ces quatre Vivants qui entouraient le trône (cf. Ap 4,7).] jusqu’à son refuge [Nul, hormis Jean, ne connaissait la cache de Marie. C’était heureux, car ainsi les investigations de la police romaine resteraient vaines.] pour qu’elle y soit nourrie un temps et des temps et la moitié d’un temps, loin du serpent. [Jusqu’à ce que prît fin la persécution néronienne.]

(12,15) Et le serpent vomit de sa gueule, derrière la femme, de l’eau comme un fleuve, afin qu’il la fît emportée de fleuve. [Une immense calomnie, des injures, proférées contre Marie et contre ses enfants, si violentes qu’à vue humaine elles semblaient devoir emporter à tout jamais leur réputation, et même leur existence.]

(12,16) Mais la terre vint au secours de la femme, et la terre ouvrit sa bouche et engloutit le fleuve vomi par la gueule du dragon. [Il ne semblait pas que fût évoquée ici la mort de Marie : la terre (de son tombeau) eût ainsi protégé la Femme du pouvoir romain.

Non : la terre ouvrant sa gueule engloutissait, non le corps de la Femme, mais les eaux du fleuve. De la même manière, autrefois, la terre s’était entr’ouverte pour engloutir les gens de Coré, et leur révolte contre Moïse (cf. Nb 16,30-35).

Les injures lancées contre Marie, et sa progéniture, se perdaient dans les espaces souterrains, ou plutôt elles étaient avalées par l’enfer, sans efficace, car Marie restait introuvable.]

(12,17) Alors le dragon, furieux contre la femme, s’en alla faire la guerre contre le reste de ses enfants,  [Autrement dit : contre l’Eglise.

Mot à mot :

méta tôn loipôn tou spermatos autês

« avec ceux qui restent de sa semence. »

L’expression était forte. On la retrouvait dans saint Luc, à la fin du Magnificat, pour nommer la postérité d’Abraham (cf. Lc 1,55).

Furieux de dépit contre la Femme, et n’ayant pu la saisir, l’empire romain s’en prenait à sa semence ; il s’en prenait aux enfants de Marie, qui étaient aussi les enfants de Dieu.

La doctrine implicite de l’Apocalypse, concernant la maternité universelle de Marie, rejoignait celle suggérée par le IVe évangile : « Voici ta mère » (Jn 19,27).

Si Marie, en effet, était la mère de Jean, c’est qu’elle était aussi la mère de tous les hommes.

Souvenons-nous que Salomé, la mère des fils de Zébédée, la mère naturelle de Jean, se trouvait présente au pied de la croix (cf. Mt 27,56 ; Mc 15,40).] ceux qui gardent les commandements de Dieu et possèdent le témoignage de Jésus. 

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6. Le Dragon, la première Bête et la deuxième Bête.

Pour Prigent, et les exégètes, il ne fait aucun doute que le Dragon rouge feu d’Ap 12,3 ne soit le diable, ou Satan, ou le serpent des origines (celui qui tenta Eve). C’est affirmé explicitement par saint Jean : « Il fut précipité, le grand dragon, le serpent ancien qu’on appelle Diable ou Satan. » (Ap 12,9).

« Le serpent de la Genèse, ajoute Prigent, a pris la forme d’un dragon à sept têtes couronnées. Il a partie liée avec le pouvoir impérial totalitaire et donc idolâtre et persécuteur. » (L’Apocalypse, 1998, page 125). La remarque est assez juste. Il a partie liée, pour l’instant, avec le pouvoir impérial romain qu’incarnera la première Bête. Comme elle, il a sept têtes, et dix cornes, et sept diadèmes. (Cf. Ap 12,3 ; 13,1 ; 17,3).

Prigent identifie très justement la première Bête (d’Ap 13,1) à l’empire romain. Comme beaucoup, il voit dans les sept têtes, qui l’affublent, une succession d’empereurs. Mais il est intrigué par le mystère de cette tête blessée à mort et qui reprit vie, à l’imitation de l’Agneau. (Cf. Ap 13,3).

Pour l’expliquer, notre commentateur est obligé de recourir au mythe du Nero redivivus qui avait cours dans certains milieux païens, à la fin du premier siècle. Cette tête serait Néron, qui aurait survécu à son suicide, se serait réfugié en Orient, et reviendrait à la tête d’armées formidables. Mais cela suppose que les chrétiens du premier siècle se seraient laissé impressionner par cette rumeur, et que Jean lui-même y aurait ajouté foi.

C’est bien peu vraisemblable. Il est bien plus naturel de penser que cette tête blessée à mort, la première tête en vérité, n’est autre que César, le fondateur de la lignée impériale. Assassiné aux ides de Mars de l’an 44 avant notre ère, il ressuscite en quelque sorte en les personnes de ses successeurs qui reprennent tous son nom de César. Le Christ le dira lui-même en parlant de Tibère (la troisième tête) : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. » (Mc 12,17). Qui plus que César est le symbole du pouvoir impérial ? Il en est la personnification. Auguste lui-même se prévaudra toujours de la filiation adoptive qui le reliait au grand conquérant. Le mot d’Imperator, dont nous avons fait Empereur, faisait partie de la titulature militaire de Jules César. L’Imperator était le chef des armées. Le manteau rouge, ou pourpre, qui le distinguait, était un signe de ralliement dans les combats.  Ce manteau rouge est encore porté de nos jours… par le pontife romain !

Quant à la deuxième Bête, qui se met au service de la première (cf. Ap 13,11-12), Prigent est encore plus embarrassé. « Si l’on cherche dans le monde de l’époque une réalité jouant ce rôle de serviteur des prétentions totalitaires de l’Empire, on pensera naturellement au culte impérial, à son clergé, à la religion qui le soutient et aux cultes locaux qui rivalisent à son égard de servile dévotion. » (L’Apocalypse, 1998, page 140). C’est bien vague.

C’est bien vague et cela s’accorde bien peu avec la solution qu’on devra donner à la fameuse énigme du 666, qui désigne sans aucun doute cette seconde Bête, et qui, sans aucun doute aussi, dissimule une personne précise : « C’est un nombre d’homme. » (Ap 13,18).

Cette seconde Bête n’est autre que l’empereur actuellement régnant, l’empereur persécuteur qui se met au service de César (le pouvoir impérial romain) et, par son intermédiaire, de Satan : Domitien, si l’Apocalypse a été écrite sous Domitien ; mais bien plus vraisemblablement Néron, si l’Apocalypse a été rédigée puis expédiée du temps de la persécution de Néron, ce que je pense.

En plus de son chiffre (on le verra plus loin), cette seconde Bête a tout de Néron. Alors que la première montait de la mer (cf. Ap 13,1) : l’empire romain, en effet, vu de Pathmos, semblait émerger de la mer, derrière l’horizon, cette seconde Bête monte de la terre (cf. Ap 13,11), car elle est tout simplement terrestre, comme tous les humains. Elle est un homme parmi d’autres. « Elle avaient deux cornes comme un agneau » (idem), en quoi elle ressemblait vaguement au Christ ( !), car le règne de Néron a commencé dans la douceur, sous la garde des deux précepteurs, Burrus et Sénèque. « Mais elle parlait comme un dragon » (idem) car elle a très vite adopté les mœurs cruelles, de l’empire comme de Satan qui l’anime. « Tout le pouvoir de la première bête, elle l’exerce devant elle. » (Ap 13,12). Car elle détient dans ses mains le pouvoir impérial romain. « Elle fait adorer par la terre et ceux qui y habitent la première bête dont la plaie mortelle a été guérie. » (Idem). Néron dresse des statues en l’honneur de Jules César et des empereurs romains, ses prédécesseurs, et leur fait rendre un culte dans tout l’univers soumis à Rome. « Elle accomplit de grands signes jusqu’à faire descendre un feu du ciel sur la terre devant les hommes. » (Ap 13,13). Néron pose des signes, comme en a posé le Christ ! Des prodiges, des prestidigitations de théâtre, de grands spectacles publics comme les aimaient les Romains. Des chantiers gigantesques qu’il entreprend, propres à étonner le monde, comme le percement de l’isthme de Corinthe.  « Et nul ne peut acheter ni vendre s’il ne porte la marque, le nom de la bête ou le chiffre de son nom. » (Ap 13,17). Car nul ne peut commercer s’il ne détient pas dans sa main la monnaie romaine, qui porte inscrite l’effigie de César, et le nom de l’empereur régnant. Certains mêmes s’en affublent comme d’une parure. « C’est ici qu’il faut de l’intelligence ! Que celui qui a de l’intelligence calcule le chiffre de la bête. » (Ap 13,18). Mais nous ferons ce calcul un peu plus loin. (Post suivant.)

On avait déjà aperçu « la Bête qui surgit de l’Abîme » en Ap 11,7. On retrouvera cette deuxième Bête tout au long de l’Apocalypse. Elle sera désignée par la suite sous le nom de « faux prophète » : cf. Ap 16,13 ; 19,20 ; 20,10. Non contente d’imiter l’Agneau avec ses deux cornes (cf. Ap 13,11), elle singe aussi les prophètes de Dieu, Pierre et Paul, qu’elle vient de faire mettre à mort (cf. Ap 11,7). Or c’est l’empereur Néron, et personne d’autre, qui fut le meurtrier des apôtres Pierre et Paul.

Elle participera, cette deuxième Bête, au combat d’Harmaguedon, au moment de la sixième coupe (cf. Ap 16,12-16), quand les rois de l’Orient franchiront le grand fleuve Euphrate pour attaquer l’empire romain.

Elle sera capturée avec la première Bête lors du premier combat eschatologique (cf. Ap 19,19-21) et jetée avec elle dans les enfers, où on l’entreverra encore en Ap 20,10 : « Et leur supplice durera jour et nuit, pour les siècles des siècles. »

Mais revenons un instant à la première Bête avec ses sept têtes et ses dix cornes. « Il faut reconnaître, dit Prigent page 311, que les explications données plus loin par notre auteur (Ap 17,9-12) imposent pratiquement l’interprétation ‘romaine’. »

Si, comme nous l’avancions, la première tête frappée à mort et qui reprit vie ne peut être que César, le fondateur de la dynastie, alors la sixième tête, le sixième empereur, est sans aucun doute Néron. Or justement Jean nous dira au verset 17,10 que le sixième roi est encore vivant au moment où il écrit. On en conclut très logiquement que l’Apocalypse fut bien rédigée sous le principat de Néron, et même, plus précisément, pendant la persécution de Néron, vers les années 66-67 de notre ère. Comme nous l’écrivions dans Wikipédia : l’Apocalypse « n’aurait pas de sens si elle n’eût été expédiée, dans son intégralité, avant la chute et le suicide de Néron (chute et suicide auxquels elle ne fait aucune allusion). »

Tout concourt pour nous faire admettre que la péricope de la deuxième Bête (cf. Ap 13,11-18) nous donne le portrait et nous décrit l’activité de l’empereur actuellement régnant, et dans son acmé, au moment où Jean écrit, et qui ne peut être que Néron.

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7. 666.

La position de Prigent sur le 666, l’énigme majeure de l’Apocalypse, peut-être, est flottante, et même paradoxale. Que Néron fût l’Antéchrist désigné par cette gématrie il l’admet seulement comme une possibilité dans son livre de 1998. « Ainsi, en hébreu, ‘Néron empereur’ (Qesar Nero) vaut effectivement six cent soixante six. » (Page 142). Et plus loin : « Que derrière ce mystère se cache effectivement un nom, c’est tout à fait possible. Mais il faut reconnaître que nous n’avons pas la clé qui permettrait d’ouvrir aujourd’hui cette porte fermée depuis mille neuf cents ans ! » Pourtant dans son gros volume critique publié en l’an 2000, il donne une exposition détaillée de cette hypothèse qui emporte presque la conviction : « Les solutions hébraïques ont beaucoup plus de succès. Mentionnons en premier lieu la plus répandue : Qesar Néron [Cette transcription  hébraïque des nom et titre grecs de l’empereur est attestée à Murabba’at dans un document araméen, ce qui contribue à accréditer l’explication], c’est-à-dire Néron empereur. Cette identification a le mérite d’expliquer du même coup une variante attestée par quelques manuscrits et par Irénée [Adv. Hae. V, 30,1] et selon laquelle le nombre serait 616. Si l’on dit, à la romaine, Nero en place de Néron (prononciation grecque), la valeur numérique du nom diminue de 50 et Qesar Nero = 616 … L’explication ne manque ni de séduction, ni de vraisemblance : on sait la place qu’occupe Néron dans l’univers apocalyptique et dans l’Apocalypse même. Il faut simplement avoir la sagesse de reconnaître que c’est une hypothèse possible, mais seulement une hypothèse. » (Page 329). Mais notre commentateur n’en propose pas d’autres. Elle n’a même pas de concurrent sérieux. Et comme l’auteur de l’Apocalypse demande avec insistance que l’on perce l’énigme, qu’il la déclare même accessible à l’intelligence moyenne du croyant (cf. Ap 13,18), je pense que cette solution s’impose presque nécessairement. Elle est d’ailleurs infiniment cohérente avec tout le reste de la prophétie. Bien plus : elle lui confère, et elle seule, sa véritable signification.

Par ailleurs la position de Prigent reste paradoxale.

Il admet, au moins à titre d’hypothèse plausible, que 666, le chiffre de la seconde Bête, désigne bien Néron, c’est-à-dire une personne physique. Et d’autre part il ne voit, comme on l’a dit (post précédent), dans la seconde Bête qu’une personne morale, représentant le culte impérial, au service de la première Bête.

Comment concilier ce fait, aussi, que Néron soit réputé comme l’Antéchrist, le persécuteur des chrétiens, avec la quasi-certitude, comme le pense Prigent, que l’Apocalypse ait été composée sous Domitien ? Et que le sixième roi, ou sixième empereur, encore vivant, d’Ap 17,10 soit par le fait Domitien, comme l’admet également  Prigent (page 381) ?

Tout cela n’est guère cohérent.

Si l’Apocalypse avait été rédigée sous Domitien, elle aurait dénoncé Domitien, et non pas Néron, comme étant l’Antéchrist.

Non, la seule solution cohérente, c’est d'accepter, d’une part que le fameux 666 indique bien Néron, au plus fort de sa puissance et de son prestige, que l’Apocalypse tout entière a été non seulement rédigée mais expédiée, comme lettre, du vivant de Néron, et que le sixième roi (Basileus) encore vivant d’Ap 17,10 soit bien Néron lui-même (comme on le verra dans le post suivant.)

Mais n’est-ce pas beaucoup demander à la critique contemporaine ?

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8. Le sixième Roi.

Pour justifier que le sixième roi toujours vivant d’Ap 17,10 soit Domitien, l’empereur sous lequel la prophétie est censée écrite, Pierre Prigent fait des prodiges d’imagination. Il invente tout un roman. Qu’on en juge (L’Apocalypse, 1998, page 169) : « L’identification des différents souverains n’est pas si simple qu’on pourrait le penser. En effet, faut-il commencer de compter avec Auguste, ou déjà avec Jules César ? De plus entre Néron et Vespasien, l’Empire a connu une période agitée où régnèrent, pour quelques mois, Galba, Othon, Vitellius, dont l’autorité fortement contestée ne fut pas universellement reconnue. Faut-il, ou non, en tenir compte ? … Aussi bien convient-il de se laisser guider par l’Apocalypse elle-même. Nous avons lu, au chapitre 12, que Satan, chassé du ciel par la résurrection du Christ, était descendu sur la terre pour y susciter les persécutions contre les chrétiens. Jésus a été crucifié sous Tibère. Le premier dont Satan, chassé sur la terre, peut faire son instrument est donc Caligula, successeur de Tibère. Le deuxième est Claude, le troisième Néron. On saute Galba, Othon et Vitellius. Le quatrième est donc Vespasien et le cinquième Titus. Le sixième, qui règne, est Domitien… » J’oserais presque ajouter : C.Q.F.D. !

Déduction fort aventureuse, et même arbitraire. Satan aurait pu agir dès Tibère. Quant à Galba, Othon et Vitellius, malgré la brièveté de leurs principats, ils furent toujours considérés comme des empereurs romains, par les historiens. 

Enfin, pour expliquer la mention de « la bête qui était et n’est plus est elle-même un huitième roi » d’Ap 17,11, Prigent fait de nouveau appel au mythe du Nero redivivus.

« Après lui viendra un septième, ce sera Nerva. Mais un huitième s’ajoute à la série en la récapitulant. C’est un empereur dont on nous dit à la fois qu’il est l’un des sept et qu’on doit l’identifier à la bête elle-même. Ces indications mystérieuses sont en fait des indices parfaitement clairs : on a rappelé plus haut… qu’après la mort de Néron, on attendit son retour miraculeux (le huitième est l’un des sept)… » Ce huitième serait donc Néron. (Même livre, pages 169-170).

Mais cette légende, on l’a dit, avait cours dans les milieux païens et non pas chrétiens. De plus il demeure invraisemblable que Jean y ait ajouté foi au point de l’inclure dans sa prophétie ! Mauvais prophète au demeurant.

Non encore. Il est bien plus naturel de penser que César lui-même fut la première tête de la Bête, blessé à mort aux ides de mars de l’an 44 avant notre ère, mais ressuscité, en quelque sorte, en les personnes de ses successeurs qui relevaient son nom de César :

Auguste,

Tibère,

Caligula,

Claude

et Néron, le sixième empereur toujours vivant au moment où Jean écrit. Par la même occasion, c’est lui le 666 d’Ap 13,18, le Qesar Néron, la seconde Bête donc, au service de la première, en laquelle on reconnaît l’empire romain ; ce Néron qualifié de « faux prophète » en Ap 16,13 parce qu’il faisait parler la première Bête et qu’il accomplissait à son service des prodiges étonnants (cf. Ap 13,15).

Tout cela demeure d’une grande limpidité historique, un peu comme dans les oracles sibyllins, où il est assez facile, en général, de décrypter les allusions historiques. Un peu même comme dans le livre biblique de Daniel (dont notre auteur s’inspire souvent), et qui fait très clairement référence à la persécution d’Antiochus Epiphane.

Et du même coup l’Apocalypse acquiert, dans toutes ces parties (le chapitre 13, celui des deux Bêtes, le chapitre 17, celui de la Prostituée fameuse, comme le chapitre 19, celui du premier combat eschatologique), une grande homogénéité. Elles se répondent l’une à l’autre.

Mais pour en convenir il faut admettre, comme on l’a déjà dit, que notre Apocalypse, donc, a été écrite sous Néron et même pendant la persécution de Néron, et non sous Domitien. Ceci est un autre problème !

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9. 3 ans et demi.

Depuis le prophète Daniel (cf. Dn 7,25) : « Un temps, des temps et la moitié d’un temps », trois ans et demi, est devenu la durée-type d’une persécution.

Mais dans l’Apocalypse, je pense qu’il faut effectivement prendre cette expression comme désignant une période assez courte.

« Quant au parvis extérieur du Temple, laisse-le, ne le mesure pas, car on l’a donné aux païens : ils fouleront la Ville sainte durant quarante-deux mois. » (Ap 11,2). Le temps de la prédication de Pierre et de Paul, qui s’adressait aussi bien aux convertis (le Temple de Dieu) qu’aux païens (le parvis).

« Mais je donnerai à mes deux témoins de prophétiser pendant mille deux cent soixante jours, revêtus de sacs. » (Ap 11,3). Les apôtres Pierre et Paul reçoivent la mission de prêcher librement à Rome pendant quelques années, avant que la persécution ne fonde sur eux.

De même leurs cadavres resteront exposés aux regard des peuples « durant trois jours et demi » (Ap 11,9) avant que les chrétiens ne puissent les enterrer, et qu’ils ne ressuscitent en esprit.

La Femme d’Ap 12 se réfugie au désert « pour qu’elle y soit nourrie mille deux cents soixante jours. » (Ap 12,6). On le redit  d’après Daniel : « Loin du Serpent, elle doit être nourrie un temps et des temps et la moitié d’un temps. » (Ap 12,14). C’est Marie, la mère de Jésus, qui pendant la durée effective de la persécution de Néron trouve refuge dans un lieu caché, un désert, où elle est nourrie de la manne de l’eucharistie, qui lui est procurée par Jean (« les deux ailes du grand aigle » d’Ap 12,14), chez lequel elle a trouvé protection (cf. Jn 19,27), ou par les collaborateurs de Jean.

La première Bête, en effet, a reçu le pouvoir de malmener les saints « durant quarante-deux mois. » (Ap 13,5). C’est la durée approximative, telle que prévue, de la première grande persécution contre les chrétiens, celle de Néron.

Saint Augustin, au chapitre XX de la Cité de Dieu, attribuait, on ne sait trop pourquoi, cette durée de trois et demi au dernier combat eschatologique d’Ap 20,7-10 qui devait suivre les mille ans (le Millenium) et précéder immédiatement la parousie. Cette indication ne figure pas dans l’Apocalypse. Mais Augustin, tributaire des théories d’un Tyconius, n’apercevait pas le déroulement historique, on pourrait dire le panorama historique, si prégnant dans l’Apocalypse de Jean. Il n’y voyait qu’une série de visions superposables qui s’emboîtaient les unes dans les autres. Une série de répétitions, ou de « récapitulations » selon le mot de Tyconius, qui reprenaient, sous diverses formes, la description des mêmes événements.

Pierre Prigent ne sort guère de ce système. Bien mieux, il le pousse aux extrêmes. Il refuse absolument de voir dans l’Apocalypse la moindre référence à des événements historiques précis. « Mais souvenons-nous que l’Apocalypse ne décrit pas le déroulement d’événements successifs. Bien plutôt entend-elle jeter sur la réalité des éclairages différents. » (Page 333). Comme Tyconius (qu’il ne cite pas), il ne veut reconnaître aux chiffres aucune valeur temporelle précise. Pour lui, ils restent purement symboliques. « Un temps, des temps et la moitié d’un temps, c’est le temps présent qui a commencé à Pâques. » (Page 305). Il pensera de même du Millenium (page 426), si bien que, dans sa conception, le Millenium et les trois ans et demi se recoupent.

On pourrait lui faire remarquer que dans Daniel, que Jean imite, ce laps de temps, trois ans et demi, faisait bien référence à une durée historique effective, celle de la persécution d’Antiochus Epiphane. Pourquoi n’en serait-il pas de même chez Jean ?

Comme nous le verrons plus loin, notre commentateur est partisan d’une espèce d’eschatologie déjà réalisée. Tout est déjà présent, tout est déjà donné, avec l’avènement de Jésus-Christ. Il n’y a donc pas d’événements à commémorer, pas plus que d’anticipations à fantasmer. Nous sommes déjà ressuscités avec le Christ. Prigent nie pratiquement le rapport au temps de l’auteur de l’Apocalypse, qui est pourtant chez lui si manifeste, et si structurant de sa pensée.

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10. Les cent quarante-quatre mille.

Dans l’Apocalypse il nous est parlé deux fois des 144.000, (cf. Ap 7,4 et 14,3). Pour Prigent, bien sûr, ce sont les mêmes : « Encore les cent quarante-quatre mille », titre-t-il. (L’Apocalypse, 1998, page 143).  Pour nous, ils sont différents.

« Et j’appris combien furent alors marqués du sceau : cent quarante-quatre mille de toutes les tribus des fils d’Israël. » (Ap 7,4). 12.000 par tribu, et d’énumérer chacune des douze tribus de l’Israël ancien. Il s’agit manifestement des élus de l’ancienne alliance, qui prendront place eux aussi, avec leurs patriarches éponymes, au festin céleste. Jésus lui-même en avait clairement parlé, d’après l’évangile : « lorsque vous verrez Abraham, Isaac, Jacob et tous les prophètes dans le Royaume de Dieu… » (Lc 13,28).

Par contre, au chapitre 14 de l’Apocalypse, nous apercevons les compagnons de l’Agneau, donc les premiers chrétiens. « Il se tenait sur le mont Sion, avec cent quarante-quatre milliers de gens portant inscrits sur le front leur nom et le nom de son Père. » (Ap 14,1) « Et nul ne pouvait apprendre le cantique, hormis les cent quarante-quatre milliers, les rachetés de la terre. Ceux-là, ils ne se sont pas souillés avec les femmes, ils sont vierges ; ceux-là suivent l’Agneau partout où il va ; ceux-là ont été rachetés d’entre les hommes comme prémices pour Dieu et pour l’Agneau. Jamais leur bouche ne connut le mensonge. Ils sont immaculés. » (Ap 14,3-5).

Jean entrevoit sur le mont Sion, la Jérusalem nouvelle, les premiers saints de la nouvelle alliance, les premiers martyrs de Jésus-Christ, ceux qui se sont consacrés tout entiers à l’avènement de son Royaume, en particulier dans le célibat. Compagnons privilégiés de l’Agneau, ils le suivent partout où il va (en particulier, dirons-nous, dans le sacrement de l’eucharistie, et bien sûr dans la liturgie invisible). De nos jours, on pourrait reconnaître en eux, spécialement, les saints canonisés, ou même les saints inconnus. Ils s’offrent bien comme des prémices pour Dieu dans son Royaume.

De même que les élus de la première Alliance, ils demeurent encore en nombre limité, en attendant les foules innombrables (au sens propre) entr’aperçues, dans l’avenir,  au verset 7,9 et qui les rejoindront.

Quant à la signification du nombre 144.000, on l’a déjà expliquée, d’après la Bible de Jérusalem. « Le carré de douze (le nombre sacré) multiplié par mille (une multitude) ». (Note au verset 7,4).

Prigent prend tout en symbolisme, et dans l’indistinction. « Voici à nouveau (Ap 14,1) les 144.000 » s’écrit-il (page 331). Je fais remarquer que le texte original ne porte pas, en cet endroit, l’article défini. Il ne s’agit pas des mêmes.

Et dans son livre de 1998 : « On se gardera bien soigneusement de toute myopie dans l’interprétation. Comme tous les nombres de l’Apocalypse, celui-ci n’invite pas à calculer mais à comprendre. Et le sens est évident : il s’agit du véritable peuple de Dieu. Israël n’en était qu’une prophétie, mais elle annonçait l’accomplissement… C’est donc le peuple chrétien de tous les temps et de tous les lieux. » (L’Apocalypse, page 82). Aussi bien dans le chapitre 7 que dans le chapitre 14.

« Ils ne se sont pas souillés avec les femmes. » (Ap 14,4). « Encratisme peu commun »  se scandalise Prigent (page 334). Bien sûr, dans sa logique, s’il s’agit de tous les élus !

Mais il faut interpréter, ajoute Prigent. S’ils ne se sont pas souillés avec les femmes, c’est seulement parce qu’ils se sont abstenus de toute idolâtrie. Et s’ils n’ont pas proféré de mensonge, c’est encore parce qu’ils ont préféré le Christ aux idoles, qui sont les mensonges par excellence. Mais les pécheurs seront-ils donc exclus de la foule des élus ? On pourrait le craindre dans ce système herméneutique…

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11. La première résurrection.

Pour saint Augustin (Cité de Dieu, livre XX) cela ne faisait aucun doute. « La première résurrection » d’Ap 20,5 correspondait au paradis présent des élus. La première résurrection représentait une résurrection en esprit qui s’opposait à la résurrection de la chair, laquelle devait se produire à la fin des temps. Mais nous-mêmes, les baptisés, sommes déjà ressuscités en espérance car nous avons revêtus le Christ. D’ailleurs saint Jean, dans son évangile, avait bien caractérisé ces deux sortes de résurrections, à propos du retour à la vie terrestre de l’ami de Jésus, Lazare.  « ‘Je sais, dit Marthe, qu’il ressuscitera à la résurrection, au dernier jour.’ Jésus lui dit : ‘Moi, je suis la résurrection. Qui croit en moi, même s’il meurt, vivra.’» (Jn 11,24-25). La résurrection de la fin des temps, qui reste un dogme de foi, n’empêche pas de croire à la résurrection en esprit, avec le Christ, dès à présent.

Mais cette première résurrection, dont parle l’apocalypticien Jean, c’est la survie des élus dès à présent dans le ciel, la survie des 144.000 compagnons du Christ, ceux qu’on a entrevus en Ap 14,1. (Cf. Post précédent).

Déjà nous avions contemplé les deux témoins d’Ap 11,1-13, les deux apôtres Pierre et Paul, en train de monter au ciel en esprit, tout de suite après leur mort et leur exposition de trois jours et demi sur les places publiques de la grande ville romaine. Leur première résurrection nous était amplement décrite : « Mais, passés les trois jours et demi, Dieu leur infusa un souffle de vie qui les remit sur pieds, au grand effroi de ceux qui les regardaient. J’entendis alors une voix puissante leur crier du ciel ‘Montez ici !’ Ils montèrent donc au ciel dans la nuée, aux yeux de leurs ennemis. A cette heure-là, il se fit un violent tremblement de terre, et le dixième de la ville croula, et dans le cataclysme périrent sept mille personnes. Les survivants, saisis d’effroi, rendirent gloire au Dieu du ciel. » (Ap 11,11-13). Pierre et Paul sont donc montés au ciel au vu de tous, un peu comme Elie dans son char de feu (cf. 2R 2,11). Ils règnent désormais dans la gloire, et ne cessent de gouverner ou d’enseigner l’Eglise d’en haut, ne serait-ce que par le truchement de leur successeur authentique : l’évêque de Rome.

« Heureux et saint celui qui a part à la première résurrection [ajoute l’Apocalypse]. Sur eux la deuxième mort n’a plus de pouvoir. Ils sont prêtres de Dieu et du Christ et règneront avec lui pendant mille ans. » (Ap 20,6). Cela s’entend de tous les saints déjà dans la gloire du ciel, ceux que nous fêtons dans la liturgie. Mais très spécialement de Pierre et de Paul. Ils sont à la fois prêtres et rois dans le Christ, comme le dit le texte.

« Le reste des morts ne revint pas à la vie avant l’achèvement des mille ans » (Ap 20,5) ajoute très explicitement saint Jean, auteur de l’Apocalypse. Beaucoup de morts, même de morts dans le Christ, ne bénéficient pas tout de suite de la gloire du ciel. Un temps d’attente leur est imposé. Cela ne peut s’expliquer que par le temps d’attente de ce que nous appelons le purgatoire. On trouve ici un lieu indiscutable de ce dogme de foi.

Comme prévu, notre commentateur Pierre Prigent n’entend pas du tout les choses de cette oreille. « Notre auteur, dit-il, y recourt [à l’évocation d’une première résurrection] sans se soucier de la relative inconséquence qu’il y a à parler d’une première résurrection comme de la seule possible ! » (Page 429, note 14). En effet nous sommes déjà ressuscités avec le Christ, c’est là la première et unique résurrection. C’est ce qu’on appelle la théologie de l’eschatologie déjà réalisée. Mais comment Jean se serait-il laissé entraîner à parler d’une première résurrection alors qu’il n’y en a qu’une ? « On sait, explique Prigent, que les apocalypses juives parlent très volontiers de deux résurrections… On peut imaginer que notre auteur s’est laissé inconsciemment entraîner à employer les mots de cette tradition apocalyptique qui lui fournit tant de ses matériaux : comme elle il va parler de la première résurrection sans prêter attention à l’inconséquence que cela introduit dans son livre et dans sa pensée, puisqu’il ne saurait admettre l’existence d’une seconde résurrection. » (L’Apocalypse, 1998, pages 190-191).

Bien peu vraisemblable. Une étourderie en somme. Le commentateur part de ce présupposé : il n’y a pas de seconde résurrection, pour imposer son point de vue à l’auteur.

Parler d’une première résurrection qui ne doit durer que mille ans (cf. Ap 20,6), c’est obligatoirement évoquer une seconde qui durera une éternité. Le même Jean, dans le IVe évangile, distinguera très nettement les deux résurrections comme nous l’avons vu : celle en esprit, possible dès maintenant, et la résurrection générale à la fin des temps. Les apocalypticiens, comme le disait Prigent (ci-dessus), croyaient à la résurrection générale. Pas de raison que Jean ait évacué leur doctrine, qui fut aussi celle du judaïsme tardif. Tout le Nouveau Testament unanime professe cette foi en la résurrection de la chair. Saint Paul, on le sait, usera habilement de cette croyance pour dissocier parmi les juifs les pharisiens des sadducéens (cf. Ac 23,6-10). Et le Christ avait affirmé hautement cette conviction contre les mêmes sadducéens (cf. Mt 22,23-33 et textes parallèles).

De plus, si Jean n’emploie pas l’expression de « seconde résurrection », qui en effet n’est pas usitée dans la Bible, il  décrit très nettement cette réalité, à la fin de ce même chapitre 20 : « Et je vis les morts, grands et petits, debout devant le trône. » (Ap 20,12).  « Et la mer rendit les morts qu’elle gardait, la Mort et l’Hadès rendirent les morts qu’ils gardaient, et chacun fut jugé selon ses œuvres. » (Ap 20,13). Il s’agit bien ici de la résurrection charnelle de la fin des temps, et non pas d’une résurrection seulement spirituelle. Ce serait presque un paradoxe de nier la chose. « Et je vis un ciel nouveau, une terre nouvelle, car le premier ciel et la première terre ont disparu, et de mer, il n’y en a plus. » (Ap 21,1) . C’est tout le cosmos qui est appelé à être régénéré, à ressusciter. L’Apocalypse demeure tout à fait cohérente, en cela, avec l’ensemble du Nouveau Testament.

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12. Le second et dernier combat eschatologique.

Saint Augustin, on l’a dit, le voyait durer trois ans et demi seulement, et précéder la parousie. Mais pendant ce laps, les saints du millénaire devraient continuer de régner avec le Christ !

Saint Augustin avait confondu l’épreuve de la Femme au désert (cf. Ap 12,6.14), où il voyait l’épreuve de l’Eglise, ou encore la persécution déclenchée par la première Bête contre les chrétiens (cf. Ap 13,5), avec le second et dernier combat eschatologique d’Ap 20,7-10. C’était dû à son système d’emboîtement des prophéties, hérité du vieux Tyconius.

Mais saint Jean ne dit rien de tel. La durée du dernier combat, qui doit suivre le millenium et précéder immédiatement la parousie avec le jugement des nations, reste d’une durée indéterminée, et que par conséquent on peut imaginer fort longue, des siècles, voire des millénaires… Car personne ne connaît la date de la fin.   

Nous y sommes déjà, dans ce dernier combat, si l’on assimile, comme nous l’avons proposé, le Millenium avec une époque de chrétienté !

Satan, relativement enchaîné pendant le règne des saints et de l’Eglise du Christ, en Orient comme en Occident, fut relativement relâché avec, disons, la révolution française et même la révolution bolchevique en Russie, qui marquèrent la fin d’une chrétienté, pas toujours idéale. Aujourd’hui le combat spirituel est engagé plus que jamais, et la victoire paraît incertaine, à vues humaines, d’un côté comme de l’autre, entre « le camp des saints, la Cité bien-aimée » (Ap 20,9) qui sont l’Eglise, et l’ensemble des nations déchaînées contre elle (cf. Ap 20,7).

Quand le monde, et par conséquent la lutte, prendront-ils fin ? Dieu seul…

Prigent ne voit guère qu’incohérence dans la narration de ce dernier combat de la fin. En effet, c’est bien peu compatible avec sa conception d’une eschatologie réalisée. « Si l’on se laisse obnubiler par la chronologie qui organise ce passage, sans chercher à en saisir l’intention véritable, on tombe dans un inextricable lacis de difficultés : quelle est cette cité (même assimilée à l’Eglise) qui après les mille ans subit le siège des armées sataniques ? » (Page 443). Et encore : « Comment se représenter cette attaque menée contre les saints, c’est-à-dire des gens dont le millenium a révélé la condition de ressuscités… ! » (Page 444).

Le sens de tout cela est pourtant bien obvie, comme nous l’avons inféré tout à l’heure.

Dans son livre de 1998, Prigent est amené à émettre, sur ce dernier combat eschatologique, des réflexions assez pertinentes… mais qui confortent plutôt notre point de vue que le sien !

« A la fin des mille ans, Satan est relâché pour être anéanti. Cela signifie que la période présente, comme toute l’histoire du monde, n’a pas de sens en soi. Ce n’est ni un progrès ni une déchéance. C’est seulement le temps de la coexistence avec Satan. Or, cela n’est pas une réalité éternelle. Notre temps reçoit de Dieu seul son sens : il est attente de l’accomplissement universel de ce qui n’est aujourd’hui perçu que par les croyants. Satan participe, comme nous, à la finitude. Cette vérité doit s’imposer à l’univers entier et à tout ce qui le compose, êtres et choses, depuis les origines. » (Page 194).

Amen, dirais-je. Ainsi soit-il.

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13. Harmaguedon.

Harmaguedon (cf. Ap 16,16) n’eut pas lieu pendant le dernier combat eschatologique, mais pendant les sept fléaux des sept coupes, précisément à la fin de la sixième coupe ; il faut donc l’identifier au sixième fléau qui devait précéder le châtiment définitif de Rome. Il se situe, non pas à la fin du monde, ou dans le futur, comme on le dit souvent,  mais bien dans le passé : avant même la chute de l’empire romain en tant qu’empire païen et parangon du paganisme. On peut ainsi l’assimiler aux guerres orientales que dut mener Rome pour préserver son empire et qui étaient prévisibles puisque du temps de Néron l’empire, presque au maximum de son expansion, était déjà menacé sur sa frontière de l’Euphrate. (Cf. Ap 9,14).  

On peut remarquer que dans l’Apocalypse il est question du grand fleuve Euphrate, à deux reprises, aussi bien au moment de la sixième trompette (cf. Ap 9,14) dans le troisième cycle, qu’à l’occasion du sixième fléau (cf. Ap 16,12) dans le cinquième cycle. Il semble bien que les deux menaces se répondent. Elles sont symétriques autour du quatrième cycle (le cycle médian) .

Dans le cycle des trompettes, il était question des calamités qui avaient assailli l’empire romain peu de temps avant l’époque de Jean, peu de temps avant le présent de l’écrivain. Dont les graves menaces sur la frontière de l’Euphrate, mais qui avaient finalement été contenues par les victoires de Corbulon, le général romain.

Le cycle des fléaux, quant à lui, prophétisait que dans l’avenir, mais avant la chute définitive de Rome (cf. Ap 18,21), l’assaut des Parthes et des rois de l’Orient reprendrait. Que le fleuve Euphrate serait franchi. Et que la bataille devrait s’engager en un lieu nommé significativement Harmaguedon (cf. Ap 16,16). A cette bataille participeraient le démon (dit « le Dragon »), l’empire romain (« la Bête ») et même le « faux prophète », Néron, sans doute en la personne de son successeur, ainsi que les rois du monde entier coalisés. Mais ce serait plutôt pour une déroute retentissante.

Harmaguedon veut dire, en hébreu, « la montagne de Megiddo ». Cette montagne de Megiddo n’est autre que le Carmel, la montagne d’Elie le Tishbite. Elie y avait exterminé 450 prophètes de Baal (cf. 1 R 18,20-40).

Mais l’on pourrait comprendre aussi « la colline de Megiddo », ou « le tell de Megiddo ».

 Dans la plaine de Megiddo, le roi Josias fut vaincu  par les armées du Pharaon Neko (cf. 2 R 23,29) en l’an 609 avant notre ère, ce qui reste le symbole d’une grande défaite. 

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14. Gog et Magog.

Avec Gog et Magog (cf. Ap 20,8) nous revenons au dernier combat eschatologique, celui qui précède immédiatement la parousie. D’après moi, ce dernier combat serait en cours, depuis la fin de la chrétienté, bien que sa durée fût d’une longueur tout à fait imprévisible, peut-être immense, alors que sa description, dans l’Apocalypse, ne prend que quelques lignes. 

« Les mille ans écoulés, Satan, relâché de sa prison, s’en ira séduire les nations des quatre coins de la terre, Gog et Magog, et les rassembler pour la guerre, aussi nombreux que le sable de la mer ; ils montèrent sur toute l’étendue du pays, puis ils investirent le camp des saints, la Cité bien-aimée. Mais un feu descendit du ciel  et les dévora. » (Ap 20,7-9). Trois versets donc.

Il s’agit d’un combat planétaire (dirions-nous aujourd’hui), car il engage toutes les nations du monde. Mais, bien sûr, c’est un combat spirituel, et non pas d’abord un combat militaire. Toutes les guerres mondiales, entre autres, y sont impliquées mais aussi les moindres conflits.

C’est un combat mondial, donc, mais avant tout mystique, contre la « Cité bien-aimée » de Dieu. Quelle est cette Cité bien-aimée ? C’est évidemment l’Eglise catholique romaine, fondée sur les douze apôtres, celle qu’on apercevra bientôt, resplendissante et glorieuse, descendant du ciel au moment de la parousie, autrement dit la Jérusalem céleste (cf. Ap 21,2). Elle réside sur la terre en tant qu’Eglise militante ; mais elle règne  dans les cieux par le Christ et par les saints (canonisés, ou non) qui y sont déjà parvenus.

Qui sont Gog et Magog, demanderez-vous ? Eh bien, Hitler et Staline ! Mais aussi tous les tyrans qui persécutent l’Eglise dans ces temps qui sont les derniers, bien que personne ne connaisse la date de la fin du monde. Tous les Antéchrists donc. Mais rappelons-nous que l’apôtre Jean, dans ses épîtres, a déclaré Antéchrists tous ceux qui refusent de croire en la divinité de Jésus-Christ (cf. 1 Jn 2,18.22), tous ceux qui en vérité le combattent, et nous pourrions facilement nous ranger parmi ceux-là.

Jean, dans l’Apocalypse, emprunte la légende de Gog et Magog au prophète Ezéchiel (chap. 38 et 39). Chez cet auteur on nous parlait de Gog, roi de Magog. Magog serait donc plutôt un pays. Gog serait un roi futur qui devrait assaillir Israël mais qui bientôt s’avouer vaincu, car un feu dévorant ravagerait son pays. Il serait même inhumé sur le territoire d’Israël, avec tous les cadavres de ses soldats.

« Un feu descendit du ciel et les dévora » dit de même l’Apocalypse (20,9). Mais quel est ce feu ? C’est évidemment le feu qui doit embraser le monde à la fin des temps, et dont nous parle saint Pierre dans sa deuxième épître : « Il viendra, le Jour du Seigneur, comme un voleur ; en ce jour-là les cieux se dissiperont avec fracas, les éléments embrasés se dissoudront, la terre avec les œuvres qu’elle renferme sera consumée. » (2 P 3,10).

« Cette destruction du monde par le feu, commente la Bible de Jérusalem, note ad locum, est un thème courant chez les philosophes de l’époque gréco-romaine comme dans les apocalypses juives ou certains textes de Qumrân. » L’ekpuriôsis, ou embrasement final,  perspective commune chez les philosophes stoïciens, entre autres.

Prigent, dans son livre de 1998, évoque Gog et Magog en des termes que je ne serais pas loin d’avaliser. Evidemment, il n’a guère le choix, tant l’interprétation de ce passage de l’Apocalypse tombe sous le sens. Toutefois Prigent ne va pas jusqu’aux identifications que nous proposions tout à l’heure, un peu hardiment !

Son commentaire vaut d’être lu en entier.

« Gog et Magog. »

« Pour l’heure, Satan est déchaîné. Il ameute Gog et Magog dont les noms mêmes semblent receler un mystère redoutable. L’origine du thème se trouve dans les prophéties d’Ezéchiel (38-39) qui annoncent une invasion fantastique, conduite par un prince nordique, Gog, roi de Magog. A la fin des temps, il attaquera Israël, mais Dieu va foudroyer l’agresseur (Ez 38,22 ; 39,6). Le caractère mystérieux de cette prophétie a amené le judaïsme à broder sur ce canevas. Bornons-nous à citer cette phrase d’un commentaire rabbinique sur Nb 11,26 : ‘A la fin des jours, Gog et Magog montent à Jérusalem et sont vaincus par le Roi-Messie.’ C’est à une semblable attente que notre vision fait écho. Gog et Magog sont les types de l’hostilité satanique qui peut dresser les hommes contre Dieu. Il serait tout à fait vain de chercher à identifier ici des individus ou des peuples de l’histoire. L’important est de noter que cette rébellion, comme celui qui l’inspire, est limitée dans le temps et dans l’espace, ce qui est la seule manière de dire, dans notre langage humain, qu’elle ne participe pas de l’éternité qui est de Dieu. Les termes dans lesquels ce dernier assaut est décrit méritent l’attention : il est dirigé contre le peuple de Dieu qui campe, comme jadis Israël au désert, ou qui réside dans la ville sainte où le Seigneur a choisi de demeurer dans son temple. » (Page 195).

Oui, sauf que le combat, dans notre texte, est vraiment donné comme universel et gigantesque, puisqu’il entraîne toutes les nations (cf. Ap 20,8). Et que le « camp des saints et la ville bien-aimée » (Ap 20,9), c’est l’Eglise.

Une dernière remarque. Quand Jean dit : « Gog et Magog », il ne faut pas entendre, probablement, « les deux rois Gog et Magog », mais plutôt Gog et le pays de Magog, ou les habitants de Magog et leur prince.  A mon avis, Jean, dans son livre, renvois explicitement à la prophétie d’Ezéchiel (38-39), bien connue de ses lecteurs. Il la reprend à son compte pour décrire le dernier assaut des forces du mal, avant le jugement.

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15. Les sept Eglises.

Les lettres aux sept Eglises d’Asie : Ephèse, Smyrne, Pergame, Thyatire, Sardes, Philadelphie et Laodicée, ouvrent l’Apocalypse. C’est le premier des sept cycles.

Jean nomme « les sept Eglises qui sont en Asie » (Ap 1,4). L’article défini, avoue Prigent (page 87), est gênant. En effet sous Domitien, où il place la composition de l’Apocalypse, il existait bien plus de sept Eglises dans l’Asie proconsulaire. Pourquoi Jean aurait-il alors fait un tri ? Pour aboutir au nombre « mythique » de sept ? Mais alors pourquoi « les » Eglises ?

Jean donne bien l’impression d’écrire à un groupe homogène, familièrement connu de lui, et placé sous sa responsabilité immédiate.

Mais pourquoi ces sept Eglises-là, et non d’autres ? Prigent élabore une théorie fragile pour justifier ce choix.  « Sans doute n’y a-t-il qu’une hérésie dont le message trouble profondément les Eglises d’Asie Mineure. Ou plus exactement certaines d’entre elles : les sept auxquelles l’auteur de l’Apocalypse adresse ses lettres. » (L’Apocalypse, 1998, page 33). Et quelle est cette unique hérésie, à laquelle Jean voudrait remédier ? Le nicolaïsme, qui était selon Prigent, une gnose dualiste, autorisant de sacrifier aux idoles.

Si Jean envoyait son livre aux sept Eglises pour réfuter le nicolaïsme, on ne voit pas pourquoi il ne parlerait plus de cette doctrine dans le corps de l’ouvrage.

Que seulement sept Eglises sur un plus grand nombre, à la fin du premier siècle, fussent contaminées par une hérésie aussi grave, cela paraît bien peu vraisemblable. Elle devait être répandue partout.

En premier lieu, il n’est pas du tout certain, d’après la teneur des sept lettres, que les sept Eglises d’Asie souffrissent toutes d’un même mal. Procédons à une rapide enquête pour le vérifier.

L’Eglise d’Ephèse hait les Nicolaïtes. Elle n’est pas tombée dans cette hérésie. Mais elle a seulement abandonné un peu son premier amour.

L’Eglise de Smyrne a des problèmes avec le judaïsme. Il n’est pas du tout certain que « cette synagogue de Satan » dont on nous parle (Ap 2,9) fût nicolaïte. Les dits Nicolaïtes, hérétiques chrétiens, se donnaient comme chrétiens, et non pas comme juifs. « Ceux qui usurpent le titre de Juifs » (idem) sont donc des Juifs. Mais comme le note avec raison la Bible de Jérusalem : « C’est l’Eglise du Christ qui est désormais le véritable Israël », contre les prétentions même des Juifs.

L’Eglise de Pergame habite près du« trône de Satan. » (Ap 2,13).  Quelques fidèles tiennent aussi à la doctrine de « Balaam », qui est celle des Nicolaïtes. « Ils mangent des viandes immolées aux idoles et se prostituent. » (Ap 2,14).

L’Eglise de Thyatire tolère « Jézabel, cette femme qui se dit prophétesse et égare mes serviteurs, leur enseignant à se prostituer et à manger des viandes sacrifiées aux idoles. » (Ap 2,20). Admettons qu’elle fût  aussi nicolaïte.

A l’Eglise de Sardes : « Non, je n’ai pas trouvé ta vie bien pleine aux yeux de mon Dieu.» (Ap 3,2).  Sans autre précision.

L’Eglise de Philadelphie est également éprouvée par « des gens de la synagogue de Satan. » (Ap 3,9). Pas du tout sûr, là encore, qu’ils fussent des Nicolaïtes.

Enfin l’Eglise de Laodicée entend ce reproche : « Tu n’es ni froid ni bouillant. Que n’es-tu froid ou bouillant ! » (Ap 3,15).  

Il est évident que Jean lutte sur de multiples fronts à la fois, et sur de multiples problèmes, tant internes qu’externes. Toute Eglise connaît un jour ou l’autre des épreuves de ce genre.

Nous savons que l’hérésie gnostique, au premier siècle, fut multiforme. Il y eut Nicolas, ou ceux qui se réclamaient de son nom. Mais il y eut aussi Cérinthe en Asie, et Simon le magicien.

Dans ces conditions le choix des sept Eglises par Jean, à la fin du premier siècle, paraît fort arbitraire. Il serait bien plus logique d’admettre que Jean écrivait non pas à la fin du premier siècle, ou même au début du second comme le pensent certains, mais bien plutôt vers le milieu du premier, en plein cœur de la persécution de Néron. Dans notre système, les sept Eglises apparaîtraient alors comme un groupe fort homogène, et méritant ainsi l’article défini : les Eglises de la province d’Asie, alors instituées, et placées sous la responsabilité directe de l’apôtre Jean, lui-même résidant habituellement à Ephèse comme la tradition ancienne le rapporte, mais temporairement exilé à Pathmos pour cause de persécution (cf. Ap 1,9).

Il est vrai qu’on connaît encore au moins deux Eglises, nommées dans le Nouveau Testament, érigées dès cette haute époque en Asie mineure : Colosses et Hiérapolis. Mais on remarque sur la carte que ces deux villes étaient fort proches de Laodicée, qui occupait même une position centrale par rapport à elles. Sans doute Laodicée aura-t-elle été choisie comme figurative de cet ensemble, et chargée de transmettre aux autres le message de l’Apocalypse. Peut-être l’ange, ou responsable, ou évêque, de ces trois bourgades, auquel s’adresse Jean, demeurait-il à Laodicée. Il est vrai que les sept Eglises nommées par Jean ont été élues comme représentatives, ou symboliques, des Eglises du monde entier, et chargées de leur transmettre de proche en proche la parole de la prophétie. Mais pourquoi sept seulement ? En vertu du chandelier à sept branches du Temple de Jérusalem. Car sept flambeaux, avec sept étoiles ou flammes, brillent dans le sanctuaire éternel de Dieu (cf. Ap 1,20), comme il en était déjà dans le sanctuaire de pierres, à titre de symbole ou de prophétie (cf. Ex 25,31-39). A chacun de ces flambeaux préside un ange.

« Jean aux sept Eglises, celles d’Asie. » (Ap 1,4). « Quant au mystère des sept étoiles que tu as vues dans ma main droite et des sept luminaires d’or, le voici : les sept étoiles sont les Anges des sept Eglises ; et les sept luminaires sont les sept Eglises. » (Ap 1,20). Sept luminaires, et sept lumières, mais un seul chandelier (puisque Jésus le tient dans une seule main). Sept Eglises particulières, représentatives de toutes les Eglises particulières, mais une seule Eglise universelle. On observe dès l’abord cet emboîtement des plans, le plan physique, le plan spirituel voire même le plan incréé, une poupée gigogne mystique en quelque sorte, qui sera constant dans tout le reste de l’Apocalypse : ce chandelier, c’est aussi l’Eglise ; mais l’Eglise à son tour, c’est le corps mystique du Christ.   

Car l’ange représente aussi bien l’évêque. Sans doute, dans toute l’Apocalypse, les anges sont réellement des anges, puisqu’ils contemplent sans cesse, et depuis l’aube des temps, la face de Dieu, qu’ils officient dans son temple éternel et sont envoyés en mission par toute la terre en tant que messagers de Dieu.

Les anges des sept Eglises n’échappent pas à cette problématique. On pourrait dans un premier temps les assimiler aux sept anges de la face (cf. déjà Ap 1,4 : « les sept Esprits présents devant son trône »), connus de l’Ancien Testament (cf. Tb 12,15 : « Je suis Raphaël, l’un des sept Anges, qui se tiennent toujours prêts à pénétrer auprès de la Gloire du Seigneur. ») Cependant, ils sont aussi à n’en pas douter des responsables d’Eglises, voire des évêques. En effet Jésus, le « Fils d’homme » d’Ap 1,19, leur reproche d’emblée les péchés des Eglises, auxquelles ils président, comme s’ils avaient commis des négligences de gouvernement. Or les anges de Dieu, tout le monde le sait, ne peuvent pas pécher puisque, précisément, ils voient la face de Dieu. Ces lumignons sont donc des anges, mais ils sont aussi des évêques, mais ils sont aussi des communautés. La poupée gigogne continue. C’est bien à des adresses précises, sur cette terre, que Jean expédie ses sept missives. Et les porteurs sauront les faire parvenir à leurs destinataires respectifs. Mais ces Eglises, physiquement constituées sur le sol de l’Asie, siègent déjà de manière mystique dans les cieux.

De la même manière, Jean s’exprimera dans sa deuxième épître : « Moi, le presbytre, à la Dame élue [qui trône déjà dans le ciel] et à ses enfants [qui résident encore sur la terre]. » (2 Jn 1).

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16. Les sept sceaux.

Pour moi il ne fait aucun doute que l’ensemble textuel suivant : Ap 4,1 – 8,1 ne forme un tout, et ne constitue le deuxième chapitre, ou cycle, de l’Apocalypse de Jean, le cycle des sceaux. Le deuxième cycle sur sept, d’après le plan septénaire d’Alfred Läpple qu’on trouve exposé dans Wikipédia.

Avec le début du cycle, nous sommes introduits, nous sommes élevés, dans la liturgie céleste, et, dès le verset 5,1 qui est au centre de la grandiose vision liminaire (cf. Ap 4,1 – 5,14), il est question d’un livre scellé de sept sceaux qui gît dans la main même de Dieu. C’est dire la solennité de cette présentation.  Prigent reconnaît l’unité littéraire de cette vision liminaire. « Ce chapitre [5], dit-il, forme avec le précédent [4], une évidente unité : il décrit la célébration commencée au chapitre 4. » (L’Apocalypse, 1998, page 65).

Il ne fait aucun doute, également, pour moi, que l’ouverture progressive de ces sceaux, par l’Agneau qui est le Christ, n’offre à la pensée mystique l’évocation de toute l’histoire humaine, depuis la création du monde jusqu’à sa fin. En effet la liturgie éternelle de Dieu, dans laquelle nous sommes entraînés, renferme en elle-même tout l’espace du temps : le passé le plus ancien, le présent et le futur le plus ultime. Dieu vit dans l’éternité et tout lui est immédiatement présent. Les anges vivent dans une quasi-éternité, puisqu’ils sont là depuis la création du monde et qu’en esprit ils contemplent déjà sa fin. Ils ne sont pas soumis à notre vision, ou notre conception, discursives des choses.

Les anges ne cessent de répéter devant Dieu jour et nuit : « Seigneur, Dieu Maître de tout. Il était, il est, il vient. » (Ap 4,8 ; déjà 1,4.8). C’est ainsi qu’est traduit excellemment dans l’Apocalypse le nom sacré de Dieu : « Yahvé », révélé à Moïse dans le buisson ardent. (Cf. Ex 3,14). Dieu est donné comme le maître du passé (il était), du présent (il est), et de l’avenir (il vient). Il vit, disons-nous, dans un éternel présent.

Et les anges au verset 4,11 de chanter la création du monde en termes dithyrambiques : « Tu es digne, ô notre Seigneur et notre Dieu, de recevoir la gloire, l’honneur et la puissance, car c’est toi qui créas l’univers ; par ta volonté, il n’était pas et fut créé. » Il n’était pas, alors que Dieu était. Il fut créé, alors que Dieu est. Passé et présent éternel. Tandis que vers la fin du cycle, après l’ouverture du sixième sceau, les créatures angéliques s’apprêteront à recevoir les élus dans les demeures éternelles, à la fin du monde. « Ces gens vêtus de robes blanches, qui sont-ils et d’où viennent-ils ? […] Ce sont ceux qui viennent de la grande épreuve : ils ont lavé leurs robes et les ont blanchies dans le sang de l’Agneau. » (Ap 7,13-14).

Dans cette logique, la description des sept sceaux détaille, comme nous le disons dans Wikipédia, toutes les calamités qui ont accablé l’espèce humaine depuis le début de son histoire (une prophétie au demeurant ne porte pas seulement sur l’avenir, ou sur le présent, mais encore elle ouvre sur les arcanes souvent obscurs du passé).

« Le Grand Livre de la prédestination se trouvait fermé depuis toute éternité. Et cependant, d’une manière mystérieuse, l’Agneau de Dieu en avait entamé le ‘descellement’, depuis donc qu’avait commencé l’histoire. »

  « Et ce furent la Victoire, la Guerre, la Famine, la Mort, l’Épée, la Faim, la Peste, les Fauves, les Tremblements de terre, les Éclipses, les Étoiles filantes, la Tempête, bref toutes les calamités, naturelles ou provoquées par l’homme, qui depuis la plus haute antiquité avaient jalonné le destin de l'humanité. » (Citation de l’article « Apocalypse » de Wikipédia).

Le destin du monde est un livre scellé. Seul l’Agneau immolé, non seulement en est digne mais effectivement il le fait, dévoile les secrets de la prédestination au fur et à mesure de l’écoulement du temps, et ceci jusqu’à la parousie finale. Tel est le sens ultime, croyons-nous, de l’ouverture de ces sept sceaux. Le cycle parcourt, comme une grande fresque, toute l’aventure humaine.

Prigent, et la plupart des commentateurs, ne voient pas les choses ainsi. Pour Prigent, ce livre scellé mais partiellement lisible, puisqu’ « écrit au recto et au verso » (Ap 5,1), porté par la main de Dieu, ne serait autre que l’Ancien Testament, cet Ancien Testament formé de 24 livres, selon le canon juif, et dont, d’après Prigent, les 24 Vieillards (d’Ap 4,4) seraient les représentants. (Voir, ci-dessus, le post sur la 2e énigme : Les 24 anciens, les 4 animaux, et les 7 esprits.)

« Il est fermé, mais on peut cependant en avoir une certaine connaissance.

« Seul le Christ peut enfin l’ouvrir et donner ainsi un libre accès à son contenu…

« Seul  le Christ dévoile l’Ecriture sainte et en révèle tout le sens. » (Prigent, l’Apocalypse, 1998, page 66).

Il est vrai que, dans l’Ancien Testament, il est déjà question du Dieu qui est, puisque son nom véritable nous est révélé dans l’Exode (3,14). Il est vrai que dans Isaïe déjà on entend la liturgie céleste du trisagion (cf. Is 6,3) et que l’apothéose de la parousie est entrevue (cf. Ez 37, 1-14). Il est vrai que la création du monde est évoquée dans la Genèse (cf. Gn 1) : tous thèmes présents dans ce cycle des sept sceaux.

Mais l’inconvénient du système inventé par Prigent – un dévoilement de l’Ancien Testament -  c’est que la révélation apportée par le Christ fut totale dans son principe, dès la Résurrection. Or l’ouverture des sceaux ne se fait que par étapes, d’une manière évidemment progressive. Ce n’est qu’à la fin du monde, lors du jugement, qu’on verra le livre d’Ap 5,1 définitivement ouvert. « Et je vis les morts, grands et petits, debout devant le trône ; on ouvrit des livres, puis un autre livre celui de la vie. » (Ap 20,12). C’est si vrai qu’à la fin du cycle, lorsque l’Agneau ouvre le septième et dernier sceau, on ne voit pas encore ce grand livre ouvert, mais on lit seulement : « Il se fit un silence dans le ciel, environ une demi-heure. » (Ap 8,1). La lecture du livre est suspendue jusqu’à ce que soit achevée la spirale des cinq autres cycles, processus à suivre. Le septième sceau, appelle, suppose les cinq derniers cycles, qui viennent comme s’encastrer en lui. Le silence d’une demi-heure, qui s’instaure, est un entracte théâtral dans cette comédie humaine, en attendant que se mettent en place les figurants des cinq derniers actes, ou cycles : celui des trompettes (cf. Ap 8,2 – 11,19), celui de la Femme et de son combat avec le Dragon (cf. Ap 12,1 – 14,20), celui des fléaux (cf. Ap 15,1 – 16,21), celui du châtiment de Rome (cf. Ap 17,1 – 19,10), et celui de la fin des temps qui suivra (cf. Ap 19,11 – 22,5).

Le mystère de l’Ancien Testament, en fait,  fut entièrement dévoilé dès qu’on sut que Jésus-Christ était le messie attendu, et qu’il était le Fils de Dieu. C’en était la clef de lecture. Il n’en est pas de même de l’histoire du monde, qui ne s’achèvera qu’à l’avènement de la Jérusalem nouvelle, et dès lors se transcendera dans l’éternité. L’Apocalypse ne reprend pas seulement l’histoire de l’ancien Israël mais elle anticipe  celle du nouveau : l’Eglise du Christ, jusque dans les clairs-obscurs de l’avenir. Car elle est une prophétie.

Une autre observation s’oppose à la conception de Prigent. Le livre d’Ap 5,1, placé dans la main droite de Dieu, est évidemment à identifier au livre de vie, dont il est question tout au long de l’Apocalypse. En Ap 3,5 déjà : « Le vainqueur sera donc revêtu de blanc ; et son nom je ne l’effacerai pas du livre de vie. » En Ap 13,8 : « Et ils l’adoreront, tous les habitants de la terre dont le nom ne se trouve pas écrit, dès l’origine du monde, dans le livre de vie de l’Agneau égorgé. » En Ap 17,8 : « Et les habitants de la terre, dont le nom ne fut pas inscrit dès l’origine du monde dans le livre de vie, s’émerveilleront au spectacle de la Bête. » De manière décisive en Ap 20,12 : « On ouvrit des livres, puis un autre livre, celui de la vie. » Ces différents livres contiennent toutes les actions humaines, bonnes ou mauvaises. Mais le livre de vie recèle seulement les noms des prédestinés. Les noms de ceux qui n’en étaient pas dignes ont été effacés au cours de l’histoire antécédente. Ainsi donc tous les événements du monde, toutes les épreuves subies par l’humanité, ont contribué à la rédaction de ce livre. Le sort des prédestinés ne se scella pas seulement, ni même principalement, à la fin du monde mais bien tout au long de l’histoire humaine, de son début jusqu’à sa fin.

« Celui qui ne se trouva pas inscrit dans le livre de vie, on le jeta dans l’étang de feu. » (Ap 20,15).

Enfin, en Ap 21,27 : « Rien de souillé n’y pourra pénétrer, ni ceux qui commettent l’abomination et le mal, mais seulement ceux qui sont inscrits dans le livre de vie de l’Agneau. »

On lit par exemple dans la finale du livre d’Hénoch : « Vous, donc, persévérez jusqu’à la disparition du péché, car le nom des (impies) doit être effacé du livre de vie et des écrits des Saints. » (1 Hénoch, 108, 3). Ou encore dans le livre des Jubilés : « S’ils transgressent l’alliance et agissent selon toutes les méthodes  de l’impureté, ils seront inscrits sur des tables célestes en qualité d’ennemis. Ils seront effacés du livre de vie et inscrits dans le livre de ceux qui périront et avec ceux qui seront extirpés de la terre. » (Jubilés, 30, 22).

Ainsi donc le livre de vie se rédige tout au long de l’aventure humaine. Il en accompagne toutes les péripéties. Mais au final ne subsisteront que les noms des seuls prédestinés, lesquels étaient connus dans la pensée de Dieu depuis toujours, si bien qu’on pourra les dire, sans contradiction, inscrits depuis l’origine du monde comme le pose Jean avec insistance !

Mais il ne faut voir, dans cette doctrine, aucune fatalité aveugle, aucune prédestination arbitraire. Car Dieu, dans sa prescience, connaissait par avance tous ceux qui choisiraient librement le bien, et de même tous ceux qui commettraient librement le mal, et qui refuseraient finalement de se repentir.

Sans aucun doute, donc, le livre aux sept sceaux d’Ap 5,1, que Dieu tient dans sa main droite, et qui sera ensuite donné à l’Agneau (cf. Ap 5,7), devenant ainsi « le livre de vie de l’Agneau égorgé » (Ap 13,8), contient les noms des prédestinés. « Tu es digne [s’écrit la cour céleste] de prendre le livre et d’en ouvrir les sceaux, car tu fus égorgé et tu rachetas pour Dieu, au prix de ton sang, des hommes de toute race, langue, peuple et nation ; tu as fait d’eux pour notre Dieu une Royauté de Prêtres régnant sur la terre. » (Ap 5,9-10).

Plus que les actions des hommes, ou leurs mérites, n’y ont contribué, c’est le Christ qui a rédigé de son propre sang le livre de vie. C’est pourquoi, il est le seul digne de l’ouvrir. Si les élus sont inscrits dans ce livre de vie, c’est bien parce qu’il les a rachetés.

Ainsi quand on ouvre le quatrième sceau, l’ange de la mort reçoit « pouvoir sur le quart de la terre, pour exterminer par l’épée, par la faim, par la peste, et par les fauves de la terre. » (Ap 6,8) C’est-à-dire que le quart des gens est rayé du livre de vie. Ils ne faisaient pas partie des prédestinés.

Mais quand on ouvre le cinquième sceau, on voit « sous l’autel les âmes de ceux qui furent égorgés pour la Parole de Dieu et le témoignage qu’ils avaient rendu. » (Ap 6,9). Ceux-là, au moins, ces « égorgés », seront inscrits dans « le livre de vie de l’Agneau égorgé ».

Mais c’est à l’ouverture du sixième sceau que la multitude des élus nous est montrée, tous ceux dont les noms sont inscrits dans le livre. D’abord les 144.000, symbolisant les prédestinés de la maison d’Israël (cf. Ap 7,4), enfin « une foule immense, que nul ne pouvait dénombrer, de toute nation, race, peuple et langue. » (Ap 7,9).

Mais à l’ouverture du septième sceau, il ne se produit qu’un silence… en attendant le déploiement des cinq autres cycles, en attendant le jugement final et l’avènement en gloire de la Jérusalem céleste, avec ses douze portes pour accueillir les douze tribus d’Israël (cf. Ap 21,12) et ses douze assises au nom des douze apôtres (cf. Ap 21,14)  pour contenir toutes « les nations » et tous « les rois de la terre ». (Cf. Ap 21,24). En un mot tous les élus inscrits dans le livre.

Il n’existe donc aucune raison valable de dissocier le « livre roulé, écrit au recto et au verso » d’Ap 5,1, aperçu dans la main de Dieu, puis remis solennellement à l’Agneau (cf. Ap 5,7), du « livre de vie de l’Agneau » dont il est question dans le reste de l’Apocalypse. C’est bien le même. L’Agneau comme égorgé n’a pas en main deux livres, mais un seul, celui de la vie, qui contient en même temps « les décrets divins concernant les événements des derniers temps », comme l’écrit la Bible de Jérusalem (note au verset 5,1). Le salut des élus, de ceux qui sont enregistrés dans le livre de vie, n’est pas dissociable de l’histoire du monde.   

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17. Les sept trompettes.

De même que le cycle des sept sceaux nous avait fait entrevoir, dans un langage symbolique, tout le passé ancien de l’humanité, de même le cycle des sept trompettes (cf. Ap 8,2 – 11,19) allait nous transporter dans le passé récent, du temps du prophète Jean, et même de son passé immédiat.

Comme je l’écrivais dans l’article de Wikipédia : « Déjà retentissaient les trompettes annonciatrices du jugement final. Soudain les événements de s’accélérer. Le jugement devenait imminent. Plus seulement le quart, mais le tiers, des humains étaient frappés. Surgissaient non plus seulement des accidents, d’origine naturelle ou provoqués par l’homme, mais encore de véritables cataclysmes qui s’abattaient ; et c’était : Grêle, Feu, Sang, Masse embrasée, Globe de feu, Vents de sable, Astre, Sauterelles, Scorpions, Chevaux de guerre. Deux cents millions (chiffre fantastique !) de cavaliers menaçaient sur l’Euphrate. (C’était bien sous Néron, et non sous Domitien, que l’empire fut attaqué sur sa frontière de l’Euphrate). Feu, Fumée et Soufre vomis par la bouche de ces chevaux. Clameurs, Tonnerres et de nouveau Tremblement de terre. C’étaient là des événements quasi contemporains, encore enflés par la rumeur publique. »

Non seulement des calamités publiques seraient évoquées, laissant prévoir l’approche du jugement des nations, mais encore Jean nous entretiendrait-il de l’actualité présente, ou tout au moins récente de l’Eglise chrétienne.

Lui-même Jean, réfugié dans son île de Pathmos pour y écrire l’Apocalypse, travail en cours, recevrait la mission spéciale non seulement d’écrire un petit livre en sept parties, ou sept révélations, contenant l’évangile de Dieu : ce serait notre IVe évangile (voir post sur la 4e énigme : Le petit livre et les sept tonnerres), mais encore de prêcher à toutes les nations : « Il te faut de nouveau prophétiser contre une foule de peuples, de nations, de langues et de rois. » (Ap 10,11).

Tandis qu’à Rome les deux coryphées des apôtres, Pierre et Paul, après avoir évangélisé librement pendant trois ans et demi la capitale de l’empire (cf. Ap 11,3), venaient d’y subir le martyre. Leurs cadavres restèrent exposés sur la grand place de la ville « durant trois jours et demi, sans qu’il soit permis de les mettre au tombeau » (Ap 11,9) avant que leurs âmes ne s’élevassent triomphantes dans les cieux, à la vue de tous les païens (cf. Ap 11,11-12). A ce moment-là se produisit un violent tremblement de terre, qui fit périr pas moins de sept mille personnes (cf. Ap 11,13). (Voir post sur la 3e énigme : Les deux Témoins.)

Quand sonnait la septième trompette, le jugement de Dieu paraissait imminent. Déjà le temple de Dieu s’ouvrait dans le ciel. Une théophanie semblait se produire comme au Sinaï (cf. Ap 11,19). C’est que, pour Jean, le déroulement de l’Apocalypse (la révélation) était parvenu au moment présent, celui même où il écrivait. Il devenait semblable au patriarche Moïse sur la montagne. Le présent comme l’avenir lui étaient ouverts.

Bien entendu notre commentateur, Pierre Prigent, ne voit pas les choses ainsi. « Notre auteur aurait [-il] pris appui sur des phénomènes naturels contemporains et les aurait [-il] quelque peu grossis pour que leur caractère de châtiments apocalyptiques en apparaissent mieux [ ?] » se demande-t-il (page 235). Il se répond à lui-même : « Tous les détails accumulés semblent répondre à une intention théologique plus qu’au souci de rendre la représentation plausible, ou de décrire des phénomènes existants. » (Pages 235-236).

Quant à l’emboîtement des cycles, au moment du septième sceau, comme au moment de la septième trompette, il l’interprète d’une manière exactement contraire à notre point de vue : « Le septième sceau a pour unique fonction d’introduire une nouvelle série de sept : les anges aux trompettes. Le procédé doit être considéré comme tout à fait significatif : il doit attirer l’attention du lecteur et le conduire à une lecture saine de l’Apocalypse. Les séries de sept s’enchaînent pour bien montrer qu’il ne faut pas chercher à calculer l’histoire du monde en des séries successives de sept périodes chronologiques : la septième étape de la première série contient les sept unités de la deuxième ; le même procédé se retrouvera au passage de la septième trompette aux sept coupes ! » (L’Apocalypse, 1998, pages 90-91).

Si la vision du septième sceau contient (de façon virtuelle) toute la suite des cycles, c’est qu’ils viennent s’y encastrer naturellement. Il en est de même pour l’audition de la septième trompette. De manière similaire les périodes historiques viennent s’encastrer tout naturellement, et sans coupure réelle, les unes dans les autres. Il  le faut bien ! C’est la suite du temps qui se renouvelle. Chaque époque donne naissance à la suivante. L’ère tertiaire ne fut que le prolongement, et la conséquence, de l’ère secondaire. De même, dans l’histoire désormais écrite des hommes, on observe un phénomène identique.

En réalité Prigent, sans le dire, et avec maint exégète (quand ce n’est pas un saint Augustin, Père de l’Eglise !), en reste au vieux système herméneutique de Tyconius, le donatiste du IVe siècle. Il ne faut voir dans toute l’Apocalypse qu’une série de « récapitulations », ou de répétitions incessantes, illustrant sous différents angles des thèmes récurrents. Les trompettes, c’est la même chose que les sceaux. Et les sept fléaux des sept coupes reprendront à leur tour les événements des sept trompettes. Evénements d’ailleurs purement symboliques, dans lesquels il ne faut voir que des allusions spirituelles. C’est le combat de l’âme présente, c’est le combat de tout croyant, sur un plan uniquement spirituel.

Pur « théologisme », de la part de Prigent. Son exégèse semble guidée par ses a priori théologiques, plus que l’inverse. Sa théorie de l’eschatologie déjà réalisée l’empêche irrémédiablement d’apercevoir la progression dynamique et historique (passé, présent et futur), en vérité gigantesque, qui parcourt tout notre livre. Elle n’est rien d’autre, cette Apocalypse, que la geste de l’humanité sauvée, et sauvée par Jésus-Christ. Il s’agit rien moins que de l’épopée de notre salut, contemplée plus encore que racontée, et  d’un point de vue universel, autrement dit, en définitive, ecclésial.

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18. Les sept coupes.

Pour le mystère des sept fléaux des sept coupes, cinquième cycle, (cf. Ap 15,1 – 16,21), nous ferions une lecture similaire (voir finale du post précédent, au sujet des sept trompettes), c’est-à-dire une lecture historique.

Je rappelle que c’est dans ce cinquième cycle de l’Apocalypse, (voir plan septénaire, dans l’article de Wikipédia), qu’intervient (lors de la sixième coupe) le fameux combat d’Harmaguedon (cf. Ap 16,16), dont nous avons déjà traité. (Voir ci-dessus, 13e énigme). Nous le situions, ce combat, non pas dans un futur indéterminé (contrairement à l’opinion générale, exprimée par exemple dans l’article « Armageddon » de Wikipédia), mais bien dans le passé, avant même la chute de Rome (cf. Ap 18,21) en tant capitale d’un empire païen.

Par conséquent, les sept fléaux des sept coupes représenteraient les calamités qui allaient  accabler l’empire romain, avant sa chute en tant que païen. Donc, pour nous, avant l’avènement de l’empereur Constantin et la paix de l’Eglise (en 313).  Nous savons, par l’histoire, que ces calamités, internes autant qu’externes, furent nombreuses. Elles étaient prévisibles du temps de Jean, étant donnée la fragilité des choses humaines, et en particulier la fragilité des empires. Pourtant cet empire païen mit longtemps à expirer, il fut longtemps persécuteur, en attendant que n’advînt le triomphe du christianisme, (marqué en Ap 19,11), et symbolisé aussi par le Millenium (cf. Ap 20,2) qui devait suivre ce triomphe.

« Nous entrions dans la partie proprement prophétique du livre. Désormais Jean allait évoquer ‘ce qui doit arriver plus tard’ (Ap 1,19) »

« Car les dix Plaies d’Egypte, ici réduites à sept, n’allaient pas manquer de s’abattre sur l’empire romain, en punition de ses nombreux crimes, laissant présager son écroulement final » écrivions-nous dans l’article de Wikipédia.

La Bible de Jérusalem favorise cette lecture, puisqu’elle voit dans le Millenium, qui suit les sept coupes, « le renouveau de l’Eglise après la fin de la persécution romaine, renouveau de même durée que la captivité du Dragon. » (Note au verset 20,4). S’opposant ainsi à saint Augustin, et à tant d’autres comme nous l’avons vu, qui discernaient dans le Millenium toute l’histoire de l’Eglise sans exception, de la Résurrection du Christ jusqu’à la parousie.

Pour nous ce sens, qui aperçoit dans les sept fléaux des épreuves de l’empire encore païen, est obvie. C’est là ce déchiffrage « historicisant » de l’Apocalypse, tant décrié par Prigent et consorts. « Mais souvenons-nous, écrit Prigent page 333, que l’Apocalypse ne décrit pas le déroulement d’événements successifs. Bien plutôt entend-elle jeter sur la réalité des éclairages différents. » C’est toujours le vieux système de Tyconius, ne reconnaissant dans l’Apocalypse que des « récapitulations » sans cesse reprises. 

« Loin d’offrir, écrit encore Prigent page 339, une progression chronologique des événements à venir, notre auteur éclaire des situations variées et des problèmes différents avec la lumière unique de sa certitude chrétienne. » 

Pour reprendre les choses depuis le début, Prigent a bien vu que : « Le chapitre 15 a manifestement pour fonction d’introduire le septénaire des coupes que le chapitre 16 présentera en détail. » (Page 351). Pour nous c’est évident, et cette observation conforte le plan septénaire (celui d’Alfred Läpple) que nous avons proposé dans Wikipédia. Le chapitre 15 est la vision liminaire des sept coupes, lesquelles seront détaillées dans le chapitre 16.

Prigent souligne « la parenté existant entre les trompettes et les coupes. » (Page 351). Car les coupes comme les trompettes reprennent la thématique des 10 plaies d’Egypte, racontées tout au long dans le livre de l’Exode. Il est bien vrai que le langage figuré de l’Apocalypse est emprunté par prédilection à l’Ancien Testament, considéré comme prophétique, et analogique, ou encore typologique, du Nouveau. Procédé d’ailleurs constant dans tout le Nouveau Testament, qui s’enracine fortement dans le terreau juif.

Il y a symétrie entre les trompettes (cf. Ap 8,2 – 11,19) et les coupes (cf. Ap 15,1 – 16,21), par-delà les sept visions de la Femme et de son combat avec le Dragon (cf. Ap 12,1 – 14,20). Mais c’est justement parce que les trompettes décrivaient les fléaux immédiatement antérieurs au présent de Jean (présent figuré par  le combat mystique de Marie avec Satan), tandis que les sept coupes annonçaient, dans le futur, les calamités qui allaient suivre ce présent. Les unes (les trompettes) étaient récapitulatives, les autres (les coupes) prémonitoires. Pas étonnant que Jean eût emprunté une palette, et des couleurs, semblables dans les deux cas pour les dépeindre.

Jean procède, on le sait, par cycles successifs, et même par cycles septénaires. On notera forcément des ressemblances littéraires entre ces cycles, et même des points de contact (comme d’ailleurs il existe des ressemblances, parfois des reprises d’événements similaires, dans toutes les péripéties de l’histoire, et dans toutes ses phases) ; mais les ressemblances n’empêchent pas la progression, la marche inéluctable du temps. Bien mieux, elles soulignent cette progression.

« Les coupes répondent donc aux trompettes » (dit Prigent, page 351). Oui, les trompettes proclamaient des châtiments, inclus dans les calamités d’un passé récent. Les coupes les renouvellent et les aggravent, symboliquement, dans le futur entrevu, dans le futur prophétisé.

Mais Prigent lui-même se rend bien compte que, dans les fléaux des sept coupes, des personnages nouveaux entrent en scène, par rapport au cycle des trompettes : et ce sont les tout récents martyrs de la persécution romaine, les compagnons de Pierre et de Paul. « Et j’entendis [écrit l’Apocalypse] l’Ange des eaux qui disaient : ‘Tu es juste, Il est et Il était, le Saint, d’avoir ainsi châtié ; c’est le sang des saints et des prophètes qu’ils ont versé, c’est donc du sang que tu leur as fait boire, ils le méritent ! » (Ap 16,5-6). « Pour eux, note Prigent page 352, la colère de Dieu prend un visage nouveau et c’est Sa justice qu’ils célèbrent. Alors le cours des événements derniers peut se dérouler. Ce n’est pas la simple répétition de ce que les chapitres 8 ss [les trompettes] avaient annoncé. » Très juste. Le commentateur semble renoncer par instants à sa théorie de la répétition, ou de la reprise, continuelles.  Ici, c’est l’évidence prégnante du texte qui l’y oblige.

« Et  le sixième répandit sa coupe sur le grand fleuve Euphrate [renchérit l’Apocalypse] ; alors ses eaux tarirent, livrant passage aux rois de l’Orient. » (Ap 16,12). « On a voulu aussi, commente Prigent page 363, trouver [ici] une allusion au danger Parthe couvant comme un tison, aux marches orientales de l’empire. L’explication n’est guère convaincante pour autant qu’on la situe vers la fin du premier siècle : à cette époque la menace Parthe n’est plus ressentie comme un réel danger. » Très bien vu pour la fin du premier siècle ! Mais alors le commentateur laisse sans aucune explication la mention du danger parthe et la mention de l’Euphrate. C’est justement à cause de ses a priori indéracinables ! Car l’Apocalypse ne fut pas rédigée sous Domitien, ou même sous Trajan…, vers la fin du premier siècle, où la menace barbare se portait plutôt du côté du Danube. Bien plutôt, elle fut écrite en entier du temps de la persécution de Néron. Et alors, à cette date-là, la menace sur la frontière de l’Euphrate était tout à fait d’actualité. Elle devait hanter les esprits. Déjà Jean y avait fait fortement allusion, au moment où résonnait la sixième trompette (cf. Ap 9,13-21). Néron avait dû livrer des campagnes très dures, dont ses généraux étaient d’ailleurs sortis victorieux. Pas surprenant que Jean entrevît la même menace dans l’avenir, du côté des rois de l’Orient.

Prigent ne conçoit les sept fléaux que comme une description par avance des derniers combats. « C’est effectivement du combat eschatologique qu’il s’agit », écrit-il, page 365. Or  ledit combat eschatologique n’aura lieu qu’en Ap 20,7-9. C’est donc, pour Prigent, le retour à l’argument de la « récapitulation ». Mais c’est aussi ne pas voir que les sept fléaux des sept coupes interviennent avant la chute de Rome (décrite en Ap 18,21 avons-nous dit) et de même avant le règne de mille ans (annoncé en Ap 20,4) ; tandis que le dernier combat eschatologique ne se produira que bien après la chute de Rome, et même après l’épuisement des mille années, consécutives à cette chute ! Saut considérable dans le temps, donc, et pour nous brouillage des perspectives.

Certes, tous les combats du monde furent, sont, ou seront annonciateurs du dernier combat. Il n’empêche qu’on ne doit pas les confondre avec lui.

On a qualifié la deuxième guerre mondiale d’ « Apocalypse ». Reste que cette « Apocalypse » n’a pas marqué la fin du monde, même si elle en fut par certains aspects prémonitoire.

« D’un point de vue littéraire, ajoute enfin Prigent page 368, on peut dire que la septième coupe [cf. Ap 16,17-21] introduit les chapitres 17 et 18 [les tableaux sur le châtiment de Rome.] » Certes, puisque les sept fléaux annonçaient les châtiments préparatoires à la chute de la Rome païenne, tandis que les chapitres 17 et 18 décriraient précisément cette chute. Le point de vue littéraire rejoint donc, pour nous, le point de vue historique. Mais Prigent ne peut guère le concevoir. Il écrit néanmoins, même page : « Il faut donc prendre ces assertions [les sept fléaux qui atteignent Rome] comme des raccourcis proleptiques. » Autrement dit comme des préfigurations – littéraires -  du châtiment cette fois définitif de Rome. Mais personnellement nous y voyons beaucoup plus qu’une annonce stylistique : une prémonition, ou même une prophétie, tout à fait réalistes.

Dans son livre « l’Apocalypse » de 1998, pages162-163, Prigent résume, une fois pour toutes, à propos de ces sept coupes, sa position herméneutique constante, d’ailleurs héritée du vieux Tyconius. « En traçant d’aussi évidents parallélismes entre les trompettes et les coupes, le voyant nous a donné comme une clé qui ouvre le livre en nous suggérant une interprétation. […] Le voyant indique avec force que, loin d’apporter la clé d’événements chronologiquement successifs (vingt et une étapes, du premier sceau à la septième coupe [ !]), il veut proposer un message unique. Celui-ci est tellement important qu’on ne se lasse pas d’en répéter la teneur, comme on tourne autour d’un monument pour le peindre successivement sous tous les points de vue. » Toujours la théorie de la « récapitulation », mais cette fois poussée jusqu’à ses extrêmes conséquences. En somme l’Apocalypse ne serait qu’une série de prises de vue d’un même objet, sous des angles différents.

Il est vrai que le seul message de l’Apocalypse, c’est que Jésus sauve. Mais il y procède en différentes étapes : sur la croix, il sauve l’humanité en principe, en droit et en grâce. Mais il le fait en détails, pour chacun de nous et pour l’humanité entière, dans tous les événements de nos vies, et spécialement dans les événements de nos morts respectives.

L’histoire du salut emplit l’histoire humaine : c’est ainsi, pour ma part, que décidément je décrypte le message caché, le kérygme, de l’Apocalypse entière, comme d’ailleurs, ici, le message des sept coupes. 

Elles ont voulu nous montrer, ces sept coupes, les maux futurs qui allaient accabler l’empire païen en raison de son endurcissement à ne pas croire, de son endurcissement à persécuter les chrétiens. Toutefois, l’empire romain, contemporain de Jean, était emblématique, à son tour, de tous les empires terrestres, passés, présents, comme à venir…

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19. La Jérusalem céleste.

Prigent affirme l’unité littéraire de la péricope : Ap 21,1 – 22,5. « C’est le mérite, dit-il page 449, de J. Comblin [un autre exégète] d’avoir souligné avec une particulière insistance les caractères communs de ces trois parties [Ap. 21,1-8 ; 21,9-27 ; 22,1-5]. » Le plan septénaire que nous avons proposé (voir l’article ‘Apocalypse’ de Wikipédia) n’en doute pas. 

« On peut donc dire que c’est Jérusalem (mentionnée dans les trois paragraphes) qui est le fil conducteur et le principe d’unité de 21,1 – 22,5. » (Page 450). Le plan septénaire n’en doute toujours pas, qui intitule ce morceau : Vision de la Jérusalem céleste.

« Ce texte forme une unité : il suit la vision du jugement (Ap 20,11-15) et précède l’épilogue (Ap 22,6-21) » dit Prigent dans son livre de 1998, page 202. Ce jugement conforte encore le plan septénaire que nous avons repris d’Alfred Läpple : et ceci contre l’avis de maints exégètes, et contre la présentation de beaucoup de bibles. En particulier, la Bible de Jérusalem fait commencer seulement l’épilogue au verset 22,16.

Mais dès le verset 22,6 les visions anticipatrices sont déjà closes. C’est le texte de l’Apocalypse même qui le dit : « une fois les paroles et les visions achevées, je tombai… » (Ap 22,8). Nous étions déjà entrés dans la parénèse finale.

La vision de la Jérusalem céleste se termine donc par une formule quasi liturgique : « Le Seigneur Dieu répandra sur eux sa lumière, et ils règneront pour les siècles des siècles. » (Ap 22,5).

Le plan septénaire a vu, dans cette quasi cadence musicale : « pour les siècles des siècles », un mot-charnière qui achève le paragraphe, et pour le coup toutes les visions.

Mais quelle est donc cette Jérusalem nouvelle, dont la description nous est fournie à trois reprises (cf. Ap 21,2-3 ; 21,9-27 ; 22,2-3) ?

Dans son livre de 1998, Prigent ne se posait même pas la question. Le sujet est expédié en quelques lignes ambiguës, page 203.

Dans son gros volume critique, daté de l’an 200 : « Il n’est donc pas question de dire que la Jérusalem céleste est tout simplement l’Eglise chrétienne. » (Page 458). Car l’Eglise de cette terre, en tant que Royaume de Dieu, n’est encore qu’une réalité idéale, l’objet d’une pure espérance. Elle ne l’est qu’en esprit, ce Royaume de Dieu, pas dans le corps, pas en chair et en sang.

 Pour nous, il ne faisait aucun doute que cette Jérusalem d’en haut ne fût la sainte Eglise catholique, apostolique et romaine.

Démonstration ? Elle est sainte, car elle est déclarée effectivement sainte (cf. Ap 21,2.10), car cette « ville est de l’or pur » (Ap 21,18), « la place de la ville est de l’or pur » (Ap 21,21). A deux reprises, au moins, il est déclaré que rien ni personne d’impur n’y pourra pénétrer (cf. Ap 21,8.27).

C’est bien l’Eglise encore, c’est-à-dire le rassemblement des prédestinés. « Voici la demeure de Dieu avec les hommes. Il aura sa demeure avec eux ; ils seront son peuple, et lui, Dieu-avec-eux, sera leur Dieu. » (Ap 21,3). Prigent s’étonne (L’Apocalypse, 1998, page 203) à ce propos que Jean ait choisi le mot grec de « skênê », la tente, qui évoque si fort, jusque dans sa consonance le mot hébreu de Shekina, la Demeure (par excellence, celle de Dieu). A mon avis, ce n’est pas une coïncidence, car en réalité le mot sémite devait avoir la même étymologie que le mot grec (cela arrive plus souvent qu’on ne croit) : la demeure des nomades, c’est par priorité la tente. Et Jean a choisi volontairement d’évoquer la Shekina divine, c’est-à-dire l’habitation familière de Dieu parmi les humains. Il en est de même, remarquons-le, dans le IVe évangile, verset 1,14 : « Et le Verbe s’est fait chair, et il a dressé sa tente [eskênôsen] parmi nous. » Loin d’être une coïncidence, là encore, puisque, selon nous, l’Apocalypse et le IVe évangile ont le même auteur. La Jérusalem céleste accueillera tous les croyants, mais exclura les lâches. « Celui qui a soif, moi, je lui donnerai de la source de vie gratuitement. Telle sera la part du vainqueur ; et je serai son Dieu, et lui sera mon fils. Mais les lâches… » (Ap 21,6-8). Elle contiendra, cette Eglise, tous les rescapés des 12 tribus de l’ancien Israël (cf. Ap 21,12), de même que les rescapés des douze tribus du nouveau (cf. Ap 21,14). « Rien de souillé n’y pourra pénétrer, ni ceux qui commettent l’abomination et le mal, mais seulement ceux qui sont inscrits dans le livre de vie de l’Agneau. » (Ap 21,27).

Cette Eglise sera catholique, c’est-à-dire universelle. « Les nations marcheront à sa lumière, et les rois de la terre viendront lui porter leurs trésors. Ses portes resteront ouvertes le jour – car il n’y aura pas de nuit – et l’on viendra lui porter les trésors et les fastes des nations. » (Ap 21,24-26).

Quant à son apostolicité, elle ne fait non plus aucun doute ; elle est éclatante, car la Jérusalem d’en haut « repose sur douze assises portant chacune le nom de l’un des douze Apôtres de l’Agneau. » (Ap 21,14). « Il [l’Ange] la mesura donc à l’aide du roseau, soit douze mille stades. » (Ap 21,16). « Les assises de son rempart sont rehaussées de pierreries de toute sorte : la première assise est de jaspe, la deuxième de saphir, la troisième de calcédoine, la quatrième d’émeraude, la cinquième de sardoine, la sixième de cornaline, la septième de chrysolithe, la huitième de béryl, la neuvième de topaze, la dixième de chrysoprase, la onzième d’hyacinthe, la douzième d’améthyste. Et les douze portes sont douze perles, chaque porte formée d’une seule perle ; et la place de la ville est de l’or pur, transparent comme du cristal. » (Ap 21,19-21).

Qu’elle soit romaine, aussi, ne fait pour nous aucun doute. Car la Jérusalem d’en haut est venue prendre la place de l’empire romain, et spécialement de la ville de Rome capitale de cet empire : empire romain et Rome dont il fut sans cesse question dans toute l’Apocalypse. Déjà, on l’avait entrevue par anticipation, cette Jérusalem céleste, au moment du témoignage, à Rome précisément, des deux Témoins, les coryphées des apôtres, Pierre et Paul (cf. Ap 11,1-13) ; déjà le voyant l’avait mesurée, cette ville, sur l’ordre de l’Ange. « Puis on me donna un roseau, une sorte de baguette, en me disant : ‘Lève-toi pour mesurer le Temple de Dieu, l’autel et les adorateurs qui s’y trouvent ; quant au parvis extérieur du Temple, laisse-le, ne le mesure pas, car on l’a donné aux païens ; ils fouleront la Ville Sainte durant quarante-deux mois. Mais je donnerai à mes deux témoins de prophétiser pendant mille deux cent soixante jours, revêtus de sacs.’ Ce sont les deux oliviers et les deux flambeaux qui se tiennent devant le Maître de la terre. » (Ap 11,1-4). On a reconnu Pierre et Paul, en train d’édifier la sainte Eglise, la Ville sainte, à Rome même, capitale de l’empire païen. Ils ont pu prêcher librement, revêtus de sacs comme les prophètes, pendant trois ans et demi, avant que la tempête ne se déchaîne contre eux, et qu’ils ne subissent un glorieux martyre.  

C’est bien la sainte Eglise, catholique, apostolique et romaine, qu’il faut donc voir dans la Jérusalem céleste. « Elle s’est faite belle, comme une jeune mariée, parée pour son époux. » (Ap 21,2). Car elle est l’épouse du Christ, « la fiancée, l’Epouse de l’Agneau. » (Ap 21,9). Elle s’est faite belle, car elle a été purifiée de tous ses péchés, et aussi parce que tous les pécheurs impénitents en ont été exclus. « Seulement ceux qui sont inscrits. » (Ap 21,27). Elle sera le lieu d’un bonheur impérissable. « Il essuiera toute larme de leurs yeux ; de mort, il n’y en aura plus ; de pleurs, de cri et de peine, il n’y en aura plus, car l’ancien monde s’en est allé. » (Ap 21,4). Et surtout la gloire de Dieu, et Dieu lui-même, résideront dans son enceinte. « Voici la demeure de Dieu avec les hommes. » (Ap 21,3). « Avec en elle la gloire de Dieu. » (Ap 21,11). « Le trône de Dieu et de l’Agneau sera dressé dans la ville, et les serviteurs de Dieu l’adoreront ; ils verront sa face, et son nom sera sur leurs fronts. » (Ap 22,3-4).

C’est bien le paradis ; le lieu de la vision intuitive et face à face de Dieu, de la Sainte Trinité même. « Puis l’Ange me montra le fleuve de Vie [l’Esprit, cf. Jn 7,38-39], limpide comme du cristal, qui jaillissait du trône de Dieu [le Père] et de l’Agneau [le Fils]. » (Ap 22,1). L’Esprit découle, ou procède, du Père et du Fils.

« Ces paroles sont certaines et vraies. » (Ap 22,6).

Mais il ne faisait aucun doute, non plus, que cette Jérusalem nouvelle qui descendait du ciel ne fût l’Eglise déjà pérégrinant sur cette terre, en ce moment où nous vivons. En effet, elle contient les douze tribus de la maison d’Israël (cf. Ap 21,12) et son rempart « repose sur douze assises portant chacune le nom d’un des douze Apôtres de l’Agneau. » (Ap 21,14).  Or ces douze tribus, Juda, Ruben, Gad, Aser, Nephtali, Manassé, Siméon, Lévi, Issachar, Zabulon, Joseph et Benjamin (cf. Ap 7,5-8), et ces douze apôtres « Pierre, Jean, Jacques, André, Philippe et Thomas, Barthélemy et Matthieu, Jacques fils d’Alphée et Simon le zélote, et Jude frère de Jacques » (Ac 1,13), puis Matthias (cf. Ac 1,26), furent bien des réalités terrestres.

Jérusalem aussi, à l’origine, était une réalité terrestre, même si elle nous apparaît maintenant transfigurée.

L’Eglise actuelle, l’Eglise de Dieu, l’Eglise de cette terre, règne déjà dans les cieux, d’où elle redescendra pour devenir à jamais « la demeure de Dieu avec les hommes. » (Ap 21,3).

Il manque à Prigent une bonne lecture de l’eucharistie : l’eschatologie est déjà là, toute entière, dans sa réalité sacramentelle. Mais elle ne se manifestera (théophanie définitive) qu’à la parousie. Tel est bien le sens, prégnant pour nous, de cette vision terminale de l’Apocalypse.

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3. L’historicité de l’Apocalypse.

L’historicité de l’Apocalypse peut s’entendre de deux manières :

1°) La place de l’Apocalypse dans l’histoire : son époque, son auteur, sa composition, sa diffusion.

2°) Les allusions internes de l’Apocalypse à l’histoire, passée, présente ou même future, par mode de prophétie.

1. Place de l’Apocalypse dans l’histoire.

Prigent, avec la grande majorité des exégètes contemporains, place la rédaction de l’Apocalypse à la fin du premier siècle de notre ère, sous Domitien, voire au début du second, sous Trajan. Elle aurait été écrite par un prophète inconnu, du nom de Jean (puisqu’il se nomme tel, cf. Ap 1,1.4.9 ; 22,8), dont nous ne savons rien par ailleurs.  Comment se fait-il qu’un opuscule aussi ésotérique ait pu se faire admettre dans le saint canon des écrits apostoliques ? On ne nous l’explique pas.

Prigent développe même une théorie originale, selon laquelle l’Apocalypse aurait été écrite en deux étapes, peut-être par le même auteur, une première mouture sous Domitien, une révision et un complément sous Trajan, au début du second siècle.  Il se base pour cela sur des indices littéraires assez fragiles.

« L’Apocalypse a connu deux éditions successives. La première comprenait le gros du livre avec ses visions. Mais […] l’auteur se sent poussé à préciser, pour certaines Eglises d’Asie Mineure, les implications concrètes de son message. Il rédige donc les lettres aux Eglises et les insère entre l’introduction du livre et les premières visions. » (L’Apocalypse, 1998, page  16. 

De même la seconde conclusion de l’Apocalypse, ou la seconde partie de la conclusion,   (soit : Ap 22,16-21), aurait été rajoutée dans la seconde édition, en même temps que les lettres aux sept Eglises. « Avec le verset 22,16 commence une seconde conclusion, rédigée sur le modèle de la première, sans doute pour accompagner la deuxième édition du livre, augmentée des lettres aux Eglises. » (Idem, page 214). Le début de cette deuxième conclusion renverrait explicitement à l’adresse aux sept Eglises : « Moi, Jésus, j’ai envoyé mon Ange publier chez vous ces révélations concernant les Eglises. » (Ap 22,16). « Je suis […] l’Etoile radieuse du matin » (idem) serait ainsi une reprise d’Ap 2,28, dans la lettre à l’Eglise de Thyatire : « Et je lui donnerai l’Etoile du matin. »              

Dans les lettres aux sept Eglises, on relèverait des anticipations multiples de la teneur du reste du livre, qui ne s’expliqueraient que comme ayant été écrites après coup. Ainsi dans la lettre aux Ephésiens, verset 2,7 : « Au vainqueur, je ferai manger de l’arbre de vie placé dans le Paradis de Dieu » anticipe la vision finale du paradis, en 22,2. A l’Eglise de Smyrne : « le vainqueur n’a rien à craindre de la seconde mort » (Ap 2,11), seconde mort qui ne sera évoquée qu’au verset 20,14 puis 21,8. Les vêtements blancs d’Ap 3,4, dans la lettre à l’Eglise de Sardes, anticipent la vision des élus au ciel d’Ap 7,14 après l’ouverture du sixième sceau. « La nouvelle Jérusalem qui descend du ciel, de chez Dieu » d’Ap 3,12 ne serait pas compréhensible sans la vision finale d’Ap 21,12 : « Et je vis la Cité sainte, Jérusalem nouvelle, qui descendait du ciel, de chez Dieu. » De même : « Le vainqueur, je lui donnerai de siéger avec moi sur mon trône » (Ap 3,21), lettre à l’Eglise de Laodicée, annoncerait clairement les trônes qu’on apercevrait en Ap 20,4, pendant le règne des mille ans. Etc.…

Inutile d’ajouter qu’on ne possède aucun indice, dans la tradition paléographique, d’une double édition du livre. Tous les manuscrits qu’on possède, malgré leurs nombreuses fautes, ou variantes (car le texte est difficile), relèvent d’un unique archétype. (Il n’en est pas de même par exemple, on le sait, de l’évangile selon saint Luc ou des Actes des apôtres, qui ont manifestement connu une double édition).

Les anticipations du corps du livre, qu’on rencontre dans les sept lettres aux sept Eglises, peuvent fort bien s’expliquer par un effet voulu de « prolepse ». La prolepse, on le sait, est une figure de style qui consiste à annoncer explicitement une idée, ou un thème, qui sera exploitée et développée tout au long dans le corps de l’ouvrage. Quant aux renvois de la seconde conclusion aux schèmes de l’adresse aux Eglises, on peut les justifier, également, par un effet voulu d’ « inclusion », autre figure de style couramment pratiquée et même recommandée par la rhétorique antique.

Quand Jean entreprenait l’écriture de son œuvre, il l’avait certainement en tête dans son entier. D’où ces anticipations, qui s’expliquent très bien par un effet d’annonce. Comme un compositeur qui couche une symphonie sur le papier peut l’avoir déjà élaborée intégralement dans sa mémoire, ou tout au moins dans les grandes lignes. Jean a pu très bien aussi terminer la mise au net par le début, et par la fin ultime qui lui répond. Rien que des procédés de composition très courants.

Mais la meilleure preuve que l’auteur n’a pas rajouté les lettres aux sept Eglises comme un élément adventice, ou même incongru, c’est qu’il obéissait très nettement à un plan septénaire, voulu pour sa symbolique, pour ses résonances bibliques, et qui sous-tend, qui charpente admirablement tout l'ouvrage au point d’en être indissociable. Le plan septénaire fait partie de la symbolique essentielle de l’œuvre, qui est en même temps une œuvre d’art. Il est une référence, ce plan, avant tout, à l’heptaméron de la Genèse. Comme le monde a été créé en sept jours, de même le monde nouveau qui s’instaure en Jésus-Christ sera construit en sept étapes. Le procédé est d’autant moins surprenant qu’on le retrouve, d’une part dans maintes œuvres d’inspiration sémitique brillantes, y compris dans le Nouveau Testament (évangile de saint Matthieu, lettre aux Hébreux…), y compris dans des livres célèbres du judaïsme tardif comme le quatrième livre d’Esdras (Cf. Ecrits intertestamentaires, 1987, Gallimard, pages CXI - CXII), mais encore et surtout dans le quatrième évangile ! Et ce n’est pas par hasard, car ce quatrième évangile a le même auteur : notre Jean, apôtre du Christ et prophète.

Le IVe évangile, on le sait, est bâti sur le plan suivant : une semaine inaugurale, et six fêtes juifs, sept parties donc, illustrées chacune par un miracle éclatant. Un prologue, puis un appendice (ch. 21) ajouté après une première conclusion (cf. Jn 20,30-31), viendront compléter ce plan, septénaire à la base.

D’ailleurs nous l’avons suggéré, on peut reconnaître une prophétie très nette du IVe évangile dans les fameuses visions, ou auditions, énigmatiques du petit livre et des sept tonnerres (l’évangile projeté avec ses sept chapitres prévus) du chapitre 10 de l’Apocalypse.

Les lettres aux sept Eglises ne sont autres que le premier des sept cycles qu’on relève dans l’Apocalypse. Elles en sont le porche d’entrée, en même temps que la dédicace. En outre on peut observer que Jean, dans sa prophétie, a commencé par le présent : celui des Eglises (cf. Ap 1,4 – 3,22) ; qu’il continue par l’évocation sous forme prophétique du passé : depuis l’aube des temps jusqu’à la période contemporaine (cf. Ap 4,1 – 13,18) et qu’il continue par la vision, toujours prophétique, du futur de l’humanité : futur imminent ou futur ultime (cf. Ap 14,1 – 22,5). Ce faisant, il ne fait qu’imiter Dieu lui-même dont le nom, il le rappelle avec insistance au tout début (cf. Ap 1,4.8), ou dans le corps de l’ouvrage (cf. 4,8 ; 11,17 ; 16,5), s’épelle « Il est, Il était et Il vient », autrement dit le présent (absolu), le passé et l’avenir, comme totalité. Le nom divin sert de plan secondaire : Jean évoquera d’abord le présent, ensuite le passé, enfin l’avenir. Quoi de plus construit ? De plus voulu ? Et, dirions-nous, de plus médité ?

Dans ce cadre-là, la parénèse adressée en premier lieu aux sept Eglises apparaît on ne peut plus essentielle, constitutive de l’ouvrage. Les révélations, passablement hermétiques, de l’Apocalypse n’ont pas pour but de répondre à la curiosité du lecteur, mais bien plutôt de nourrir sa foi et son espérance, en un mot de solliciter sa fidélité. Rien ne définit mieux l’œuvre, comme elle se définit elle-même avec insistance, que le mot « prophétie ». (Cf. Ap 1,3 ; 19,10 ; 22,6.7.10.18.19).

Comme nous l’écrivions dans Wikipédia (voir l’article ‘Apocalypse’) : « La critique interne de l'Apocalypse conduirait très certainement à une datation de l'Apocalypse du temps de Néron, et plus précisément du temps de la persécution de Néron (vers 66-67).

« La Bête de 666 (cf. Ap 13,18) ne serait autre que Néron lui-même selon l'interprétation la plus fréquemment donnée de cette gématrie. D'autre part l'écrivain nous déclare (cf. Ap 17,10) que lorsqu'il écrivait le sixième "Roi" était encore vivant.

« Or le sixième empereur romain (Basileus, en grec) fut précisément Néron selon la manière habituelle de compter des Anciens (cf. Suétone : Vie des douze Césars). Soit :

« 1. César

« 2. Auguste

« 3. Tibère

« 4. Caligula

« 5. Claude

« 6. Néron

« Cette manière de voir éclaire l'Apocalypse. Les deux témoins de Ap 11,1-13 ne seraient autres que les apôtres Pierre et Paul, victimes récentes de la persécution de Néron. Babylone, la ville assise sur 7 collines (cf. Ap 17,9) serait, bien sûr, Rome.

« La Femme, mère de l'enfant mâle (cf. Ap 12), ne peut être que Marie, la mère du Christ, dont, on le sait, Jean avait pris la charge (cf. Jn 19,27).

« Le petit livre d’Ap 10, révélé à Jean mais non encore rédigé, n'est autre que le futur quatrième évangile que Jean méditait déjà dans sa retraite de Pathmos, avec sa division nettement septénaire : les sept tonnerres, ou révélations, de Ap 10,3-4.

« La première tête de la Bête (cf. Ap 13,3) blessée à mort, mais qui reprit vie, fut César, fondateur de la dynastie, assassiné aux ides de mars (en - 44) mais ressuscité en les personnes de ses successeurs qui reprenaient son nom de César.

« On peut interpréter le millenium d'Ap 20,1-6, et la première résurrection, comme un temps de réussite provisoire de l'Église du Christ, temps qui devait suivre la chute de l'empire romain. En somme une époque de chrétienté.

« L'Apocalypse ne prétend pas décrire seulement la fin du monde, et les catastrophes qui la précèderont, mais bien toute l'histoire humaine avec ses péripéties : le présent (des Églises), cf. Ap 1,9 --- 3,22 ; le passé, éloigné ou immédiat, cf. Ap 4,1 --- 13,18 ; et l'avenir, proche ou lointain, cf. Ap 14,1 --- 22,5.

« La parousie, et la Jérusalem d'en haut, seront seulement présentées en finale : cf. Ap 20,11 --- 22,5.

« L'Apocalypse fut un écrit de circonstance, destiné à réconforter les chrétiens par temps de persécution et à prédire la ruine de l' "Antéchrist", Néron actuellement régnant et dans son acmé. Il se promenait en Grèce, tout près de Pathmos, lorsque Jean mettait par écrit sa prophétie, dans les années 66-67 de notre ère.

« On s'explique que ce livre, appelé à circuler sous le manteau, fût rédigé dans un langage symbolique et même chiffré.

« En aucun cas l'Apocalypse ne fut composée pendant la persécution de Domitien, dont on n'est même pas sûr qu'elle ait existé. Irénée nous dit que l'auteur de l'Apocalypse, et non pas l'Apocalypse elle-même, fut vu sous Trajan, c'est-à-dire qu'il vécut très vieux (cf. Adv. Hae. V, 30, 3 dans le texte latin) ; on a une confirmation de ce fait dans la finale du IVe évangile (cf. Jn 21,23 : « Le bruit se répandit parmi les frères que ce disciple ne mourrait pas. »

« La théorie documentaire qui fait de l'Apocalypse un patchwork composé de morceaux rapportés, de différentes époques ou de différents auteurs, est vigoureusement réfutée, d'une part par l'unité de style de ce petit ouvrage, et d'autre part par la rigueur du plan septénaire qu'on peut y découvrir et qui l'organise comme un tout. (Voir dans l’article de Wikipédia : Plan septénaire de l'Apocalypse). Elle n'aurait pas de sens si elle n'eût été expédiée, dans son intégralité, avant la chute et le suicide de Néron (chute et suicide auxquels elle ne fait aucune allusion).

« L'Apocalypse et le quatrième évangile, bien que du même auteur, furent rédigés dans des circonstances et à des époques très différentes. L'Apocalypse est plus ancienne que l'évangile de Jean, et son style nettement plus fruste, et d'autre part truffé de réminiscences vétérotestamentaires.

« Dans ses épîtres, plus tardives également, Jean ne déclarera plus que Néron fût l'Antéchrist : c'était désormais obsolète; mais bien tout homme qui nie Jésus-Christ (cf. 1 Jn 2,22 ; 4,3). »

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2. Historicisme de l’Apocalypse.

Prigent nie farouchement tout historicisme de l’Apocalypse, c’est-à-dire toute allusion de la prophétie à des périodes contemporaines, passées ou prévisibles dans le futur, de l’histoire, à tout personnage historique présent ou à venir, autre que Jésus-Christ lui-même, ou encore les propres correspondants de Jean dans les Eglises d’Asie Mineure, et les gens de leur entourage (les Nicolaïtes, par exemple, le martyr Antipas, inconnu par ailleurs). 

Et cela par principe. Nous avons cité maints de ses aphorismes. « Mais souvenons-nous que l’Apocalypse ne décrit pas le déroulement d’événements successifs. Bien plutôt entend-elle jeter sur la réalité des éclairages différents. » (Page 333).

 « Cette remarque [que Jean emploie volontiers les temps du passé pour raconter des événements encore à venir], qui est essentielle pour une bonne lecture de l’Apocalypse, conforte nos conclusions antérieures : loin d’offrir une progression chronologique des événements à venir, notre auteur éclaire des situations variées et des problèmes différents avec la lumière unique de sa certitude chrétienne. » (Page 339).

Il va même jusqu’au quasi-anathème pour dénoncer une lecture contraire à ses convictions : « L’Apocalypse ne contient pas des mystères angéliques, mais la révélation de Jésus. Elle n’est pas destinée à satisfaire les curiosités humaines sur les secrets du ciel, de la terre et de l’histoire, elle appelle les hommes à être prophètes de Jésus, c’est-à-dire ses témoins. Lire l’Apocalypse autrement, y chercher un recueil de prédictions à décrypter, c’est se méprendre gravement sur sa véritable nature. C’est confondre la parole de Dieu avec la parole de l’ange et prendre la forme pour le fond. » (L’Apocalypse, 1998, page 180). 

Mais notre commentateur a bien du mal, par moments, à maintenir ce parti pris antihistorique. Il identifie formellement la première Bête (d’Ap 13,1) avec l’empire romain, ce qui est déjà une perception historicisante. Il reconnaît de même, avec un fort taux de probabilité, Néron dans le 666 d’Ap 13,18, même s’il ne s’agit pas d’un Néron actuellement vivant, mais plutôt du Nero redivivus de la légende dont les chrétiens eux-mêmes (et Jean !) auraient considéré le retour comme imminent, à la fin du premier siècle.

De même, dans les interruptions parallèles  du cycle des sceaux (cf. Ap 7 ,1-17)  et du cycle des trompettes (cf. Ap 10-11), il aperçoit nettement une coupure, une parenthèse, dans le processus d’un déroulement historique : « Pour la deuxième fois [en Ap 10-11], le cours inéluctable de l’histoire qui mène au jugement est interrompu pour laisser place à une affirmation très forte sans laquelle on ne pourrait poursuivre. Même les signes de la Fin ne peuvent continuer leur succession sans que cela ait été dit. » (L’Apocalypse, 1998, page 103).   

C’est qu’en effet le paradoxe est grand de refuser à l’Apocalypse toute ambition historique ou réellement prophétique sur le déroulement de l’aventure humaine. C’est aller contre les déclarations les plus claires et les plus répétées de l’auteur. « Révélation de Jésus-Christ : Dieu la lui donna pour montrer à ses serviteurs ce qui doit arriver bientôt. » (Ap 1,1). De même ce serait un paradoxe de ne pas chercher à percer les énigmes nombreuses que nous propose le texte, alors que l’auteur lui-même nous invite à plusieurs reprises, et avec insistance, à les décrypter.  « C’est ici qu’il faut un esprit de finesse ! Les sept têtes, ce sont sept collines sur lesquelles la femme est assise. » (Ap 17,9).  Il laisse même entendre qu’elles seraient à la portée de l’intelligence moyenne du croyant suffisamment avisé (cf. Ap 13,18).

L’Apocalypse est en réalité une grande fresque historique, qui part du présent des sept Eglises, comme nous l’avons dit, qui évoque en termes symboliques le passé le plus ancien, puis le passé proche, et qui s’élève enfin vers la contemplation prophétique du futur, envisageant les tourments, puis la chute, de l’empire romain persécuteur, puis les mille ans, approximatifs, de la victoire des chrétiens, puis le dernier combat eschatologique, enfin la parousie grandiose avec l’avènement de la Jérusalem céleste. Le plus extraordinaire, c’est que ce panorama prophétique se développe selon un plan septénaire rigoureux et précis, avec cependant quelques excursus complémentaires, qui ne sont nullement des digressions, ou des surcharges, mais au contraire s’insèrent admirablement dans la trame, ou plutôt la chaîne, du récit.

Le mieux encore pour montrer cette cohérence interne de l’Apocalypse, et la globalité de cette vision historique grandiose, c’est encore d’en composer un résumé précis, un argumentaire, respectant, mieux mettant en relief, le plan septénaire sous-jacent dont nous venons de parler (paragraphe 1).

Je reproduis ici, en l’étoffant quelque peu, ce que j’ai publié dans Wikipédia, sous le titre : « Sens général de l’Apocalypse » (dans l’article ‘Apocalypse’).

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Sens général de l'Apocalypse

Le kérygme caché de l'Apocalypse se laissait finalement facilement déchiffrer, selon d'ailleurs que Jean nous y invitait lui-même à plusieurs reprises.

Nous ne ferons que suivre les commentaires, et les plans, proposés dans l’article.

Prologue. (1,1-3)

Jean annonçait à son lecteur une révélation de Jésus-Christ sur l'avenir du monde: "ce qui doit arriver bientôt".

I. Les sept lettres aux sept Églises. (1,4 --- 3,22)

Dans un premier chapitre, ou cycle, le prophète Jean dédiait ses visions aux sept Églises qu’il avait sous sa juridiction directe, Éphèse et les six autres communautés qui dépendaient d’Éphèse. Il leur racontait qu'il avait eu une manifestation du Fils de l'homme, lui ordonnant d'écrire dans un livre tout ce qu'il avait entrevu sur l'avenir du monde et sur l'état présent des Églises. Il leur recommandait donc de veiller, et de revenir à leur ferveur première.

1°). 2,1-7 : Lettre à l’Eglise d’Ephèse.

2°). 2,8-11 : Lettre à l’Eglise de Smyrne.

3°). 2,12-17 : Lettre à l’Eglise de Pergame.

4°). 2,18-29 : Lettre à l’Eglise de Thyatire.

5°). 3,1-6 : Lettre à l’Eglise de Sardes.

6°). 3,7-13 : Lettre à l’Eglise de Philadelphie.

7°). 3,14-22 : Lettre à l’Eglise de Laodicée.

Mais, de fait, le jugement du monde était déjà commencé, depuis même la création : il s’accomplissait sous nos yeux car il n’était autre que l’histoire du monde.

II. La vision des sept sceaux. (4,1 --- 8,1)

Comme les prophètes Daniel ou Ezéchiel, Jean avait la vision grandiose du ciel. Il apercevait le trône de Dieu, et Dieu lui-même, entouré de tous ses anges. Dieu tenait en sa main un livre scellé, le livre des destinées du monde, prêt à être révélé. Mais personne, pas même les anges, n'était capable de l'ouvrir. Seul l'Agneau immolé, qui est Jésus-Christ, se trouvait digne d'en briser les sept sceaux.

Le Grand Livre de la prédestination se trouvait fermé depuis toute éternité. Et cependant, d’une manière mystérieuse, l’Agneau de Dieu en avait déjà entamé le « descellement », depuis, donc, qu’avait commencé l’histoire.

Et ce furent la Victoire, la Guerre, la Famine, la Mort, l’Épée, la Faim, la Peste, les Fauves, les Tremblements de terre, les Éclipses, les Étoiles filantes, la Tempête, bref toutes les calamités, naturelles ou provoquées par l’homme, qui depuis la plus haute antiquité avaient jalonné le destin de l'humanité.

Mais par delà toutes ces catastrophes, on apercevait déjà, comme par anticipation, la fin, telle que prédite, du monde et le triomphe, tel que promis, des élus.

III. La vision et l'audition des sept trompettes. (8,2 --- 11,19)

Déjà retentissaient les trompettes annonciatrices du jugement final. Soudain les événements de s’accélérer. Le jugement devenait imminent. Plus seulement le quart, mais le tiers, des humains étaient frappés. Surgissaient non plus seulement des accidents, d’origine naturelle ou provoqués par l’homme, mais encore de véritables cataclysmes qui s’abattaient ; et c’était : Grêle, Feu, Sang, Masse embrasée, Globe de feu, Vents de sable, Astre, Sauterelles, Scorpions, Chevaux de guerre. Deux cents millions (chiffre fantastique !) de cavaliers menaçaient sur l’Euphrate. (C’était bien sous Néron, et non sous Domitien, que l’empire fut attaqué sur sa frontière de l’Euphrate). Feu, Fumée et Soufre vomis par la bouche de ces chevaux. Clameurs, Tonnerres et de nouveau Tremblement de terre. C’étaient là des événements quasi contemporains, encore enflés par la rumeur publique.

Cependant la voix des trompettes s’interrompait :

1°) par cette annonce que l’auteur, Jean, devait encore, avant que ne survînt la fin, proclamer l’évangile par le monde entier, et même rédiger un petit livre, en sept chapitres, contenant l’évangile.

2°) par la contemplation en esprit des deux hérauts de la foi, Pierre et Paul, qui venaient de rendre à Rome, au sein de la persécution, leur si glorieux témoignage.

En dépit de toutes ces calamités, les hommes, certes non, ne s’étaient pas repentis de leur idolâtrie coupable.

IV. Les sept visions de la Femme et de son combat avec le dragon. (12,1 --- 14,20)

Insensiblement, nous voici advenus à la vision centrale du livre. Elle évoquait, pour Jean, le moment présent, celui même où il notait sa prophétie.

Et c’était la lutte héroïque de la Femme, la propre mère du Christ, aux prises avec Satan, incarné pour l’heure dans l’empire romain, lequel empire romain s'incarnait lui-même dans la personne de Néron, l’empereur actuellement régnant.

1°). 12,1-2 : Vision de la Femme, qui est Marie.

2°). 12,3-17 : Vision du dragon, qui est Satan.

3°). 12,18 – 13,10 : Vision de la Bête, qui est l’empire romain.

4°). 13,11-18 : Vision de l’autre Bête, qui est Néron.

5°). 14,1-5 : Vision de l’Agneau, qui est Jésus.

6°). 14,6-13 : Vision de trois anges.

Mais la victoire finale ne saurait échapper au Christ et à ses saints. En esprit, on apercevait déjà la Moisson finale des élus, d’une part, et d’autre part la Vendange des réprouvés. Tous événements qui ne furent jamais aussi proches de nous.

7°). 14,14-20 : Vision du Fils de l’homme, et la Moisson des élus. La Vendange des réprouvés, par trois autres anges.

V. Vision des sept fléaux des sept coupes. (15,1 --- 16,21)

Nous entrions dans la partie proprement prophétique du livre. Désormais Jean allait évoquer « ce qui doit arriver plus tard » (Ap 1,19).

Car les dix Plaies d’Égypte, ici réduites à sept, n’allaient pas manquer de s’abattre sur l’empire romain, en punition de ses nombreux crimes, laissant présager son écroulement final.

1°) 16,1-2 : Ulcère mauvais et pernicieux.

2°) 16,3 : Du sang.

3°) 16,4-7 : Encore du sang.

4°) 16,8-9 : Soleil ardent.

5°). 16,10-11 : Ténèbres.

6°). 16,12-16 : Tarissement du fleuve Euphrate.

7°). 16,17-21 : Eclairs, tonnerres et tremblements de terre.

VI. Sept tableaux sur le châtiment de Rome. (17,1 --- 19,10)

Ici, il nous était donné de contempler, mais dans un avenir plus lointain, en sept visions, le châtiment, cette fois définitif, de Rome, et sa chute.

1°). 17,1-18 : Vision de Rome.

2°). 18,1-3 : Vision de l’ange annonçant la chute de Rome.

3°). 18,4-8 : Recommandations au peuple de Dieu dans Rome.

4°). 18,9-19 : Lamentations sur Rome.

5°). 18,20 : Allégresse des élus dans le ciel à la perspective de la chute de Rome.

6°). 18,21-24 : Chute symbolique de Rome.

7°). 19,1-10 : Triomphe au ciel.

VII. Sept visions finales de l'avenir. (19,11 --- 22,5)

Par delà cette chute annoncée de Rome (et de l’empire romain), dans un avenir encore plus éloigné, en sept nouvelles visions, il nous était donné d’assister au sort ultime de l’humanité.

1°) 19,11-16 : C’était d’abord le temps d’une Église militante, d’une chrétienté, d’un Christ déjà Roi sur cette terre.

2°) 19,17-18 : Victoire heureuse des chrétiens, mais victoire encore précaire.

3°) 19,19-21 : Soubresauts terribles du paganisme moribond. Résurgence peut-être de César et de Néron en propres personnes, ou plutôt dans les personnes de leurs successeurs. Mais finalement ils devraient s’avouer vaincus.

4°) 20,1-3 : Satan se verrait enchaîné pour une durée de 1.000 ans : c’était là, grosso modo, le temps d’une chrétienté plus ou moins assurée d’elle-même et plus ou moins bien assise.

5°) 20,4-10 : Déjà les élus s’avançaient pour prendre place sur leurs trônes de gloire... mais c’était encore un peu prématuré ! Car voici que Satan était soudain relâché. Mais après un dernier combat (dont la durée n’était aucunement précisée et qui pourrait par conséquent s’étendre sur de nombreux siècles), il se verrait anéanti et précipité définitivement dans les enfers.

6°) 20,11-15 : Alors interviendrait le jugement vraiment dernier de l’humanité.

Le Grand Livre de la Vie, qu’on avait aperçu scellé au début des visions (cf. Ap 5,1), et dont l’Agneau avait commencé d’enlever les sceaux, se trouverait ici complètement ouvert.

7°) 21,1 --- 22,5 : La Cité céleste, la Jérusalem d’en haut, l’Église, nous était montrée descendant du ciel et prenant pour toujours la place de Rome ainsi que de tous les royaumes terrestres.

Ladite Cité resplendissait avant tout des mérites du Christ et des saints. Elle était ouverte à tous ; même les païens pouvaient la visiter.

Ses fondations reposaient sur les douze apôtres de l’Agneau. Composée elle-même de douze tribus, elle incarnait désormais le nouvel et définitif Israël de Dieu.

Et Dieu même résidait dans ses murs.

Épilogue. (22,6-21)

Dans l’épilogue, Jean recommandait à son lecteur de conserver fidèlement, et même scrupuleusement, les paroles de la prophétie, dans leur lettre comme dans leur esprit. (Il faut voir là une sévère mise en garde à l’adresse des copistes d’autrefois qui n’hésitaient pas à corriger les livres qui leur étaient confiés).

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4. La doctrine de l’Apocalypse. Son autorité.

Pour un catholique, il ne fait aucun doute que le rapport du lecteur à l’Apocalypse ne peut être que la déférence due à la parole de Dieu, et à son autorité. On peut certes la commenter, ou l’interpréter, et encore en tenant compte du sensum Ecclesiae, le sens de l’Eglise, et de la concordance générale des Ecritures entre elles, qui ont toutes un même auteur divin. On ne peut en aucun cas la critiquer, ni même suspecter les intentions de l’hagiographe, l’auteur humain, lequel écrivait sous le contrôle de l’Esprit. On doit en accepter l’enseignement, ou encore les sentiments, comme valides et faisant pleinement autorité. 

Comme le dit Vatican II : « Dieu a choisi des hommes auxquels il eut recours dans le plein usage de leurs facultés et de leurs moyens, pour que, lui-même agissant en eux et par eux, ils missent par écrit, en vrais auteurs, tout ce qui était conforme à ses désir et cela seulement. » (Dei verbum, 11).  Cela est vrai de Jean dans l’Apocalypse, comme cela sera encore plus vrai de lui, avec son IVe évangile, d’ailleurs prophétisé par l’Apocalypse (cf. Ap 10).

Que si l’on voulait résumer d’une phrase le kérygme, ou l’enseignement primaire, de ce petit livret qu’est l’Apocalypse, on dirait : le Jésus-Christ cosmique est ressuscité ; il entraîne avec lui toute l’humanité dans les cieux, l’arrachant aux périls de cette terre ainsi qu’au pouvoir de Satan,  et même de la mort.

Prigent, en bon protestant, entretient une tout autre relation avec la Bible, et l’Apocalypse en particulier. Il l’accepte certes comme parole de Dieu, inspirée par lui, mais non sans réticences, ou réserves, ou mêmes critiques, soit envers l’auteur humain, soit à l’égard du texte lui-même. Il n’accepte pas sa doctrine sans examen. Il se permet des jugements moraux ou doctrinaux sur elle, au-delà même du champ de la seule interprétation.

Prigent est, entre autres, très critique à l’égard de l’apologie du martyre, ou de la chasteté, prônée par l’auteur de l’Apocalypse. Il va même jusqu’à le soupçonner, à cet égard, de fanatisme. Dans son avertissement, en tête du livre, il va jusqu’à dénoncer chez Jean « des faiblesses manifestes – notamment son côté fanatique et sa prétention à détenir seul la vérité. » (Page 6).

« Si l’auteur, pose-t-il page 504 et dernière, n’a pas poursuivi jusqu’en ses ultimes et très contestables conséquences les inclinations de sa nature intransigeante, en posant (comme Ignace le fera !)  que seul le martyre fait le chrétien accompli, c’est bien en raison de cet enracinement cultuel [les allusions à la liturgie primitive, relevées par Prigent dans l’Apocalypse]. » Saint Jean n’exigeait certainement pas des autres le martyre, puisqu’il ne l’avait pas lui-même subi !

« Encratisme peu commun » écrit Prigent, page 334, à propos des 144.000, qui furent chastes : « Ceux-là, ils ne se sont pas souillés avec des femmes, ils sont vierges ; ceux-là suivent l’Agneau partout où il va ; ceux-là ont été rachetés d’entre les hommes comme prémices pour Dieu et pour l’Agneau. » (Ap 14,4). Bien sûr, si dans sa philosophie les 144.000 représentent l’ensemble des chrétiens, il lui est très difficile d’admettre que Jean (et Dieu !) exigent la chasteté de tous les élus. « Il y a eu, dans le christianisme primitif, des tendances ascétiques. Mais jamais elles ne se sont exprimées avec cette intransigeance. Ici, tous les membres du peuple de Dieu doivent respecter cette interdiction. Et qu’en est-il alors des femmes ? Ceci amène à se poser la question : les mots ne seraient-ils pas à prendre dans un sens symbolique ? Souvenons-nous que […] l’impureté est dans l’Apocalypse synonyme de prostitution […] Sans doute est-ce là le sens du verset 14,4 : les cent quarante-quatre mille se sont gardés de toute relation illicite avec l’idolâtrie. » (L’Apocalypse, 1998, pages 145-146). Le symbolisme sauve opportunément le commentateur d’une contradiction insoluble.

Dans la logique de son système, Prigent est amené, presque, à attribuer une forme d’idéalisme à l’auteur de l’Apocalypse. Puisqu’il néglige absolument les contingences historiques, ou terrestres, Jean n’emploierait qu’un langage figuratif, pur reflet, et reflet imparfait, d’une réalité transcendante. « Il faut bien admettre, écrit Prigent page 431, non seulement que ces chiffres et ces périodes [trois ans et demi, mille ans, etc.…] ont une valeur symbolique, mais encore qu’il s’agit d’un essai bien imparfait d’utiliser des mots et des catégories humains pour transmettre une révélation indicible parce que trop étrangère à notre univers. » Et, page suivante, il précise sa pensée : « Il y a ce que Dieu décide, dit, fait, juge, etc., cela seul est la réalité, cela seul a vraiment de l’importance. C’est le ciel. La terre, livrée à elle seule, n’offre qu’un jeu d’apparences. » L’auteur du mythe de la caverne n’aurait sans doute pas parlé autrement !

Suivant cette ligne de pensée, le commentateur, Prigent, est amené à condamner énergiquement tous les artistes qui ont prétendu illustrer l’Apocalypse. Puisque les mots, ou les métaphores, de Jean ne recouvrent que des concepts maladroits, et d’ailleurs à moitié cassés, pour parler d’une réalité proprement ineffable, vouloir les traduire en images picturales serait en effet le dernier des contresens. « Il est bien regrettable, écrit Prigent, que les innombrables artistes qui se sont crus appelés à représenter les visions de l’Apocalypse n’aient pas compris cela, qui est pourtant fondamental ! Ils auraient dû rougir d’illustrer littéralement des visions qui voulaient seulement signifier au moyen d’images provisoires. » (L’Apocalypse, 1998, page 29). Et encore, page 206, même livre : « On peut aller plus loin : l’étrangeté des images  est comme un signe supplémentaire qui indique un sens extraordinaire. Les artistes qui ont cherché à illustrer l’Apocalypse se sont donc entièrement fourvoyés. La vraie fidélité n’est pas ici d’ordre formel ! » C’est ignorer la beauté plastique de telles images, parfois fantastiques, qui nous sont proposées par Jean. La fantasmagorie ne contredit pas l’art, ne le dénie pas. Bien au contraire elle l’appelle. L’Apocalypse reste une source inépuisable d’inspiration pour les artistes de tous les temps, et de tous les pays. Pour les penseurs également, pour les poètes, pour les cinéastes etc.… parfois même ceux qui sont les plus éloignés de la religion. Pour le vulgaire également qui ne cesse d’y faire référence. L’Apocalypse participe de l’inconscient collectif de l’humanité.

Le grand reproche que l’on peut faire au commentateur Prigent, avec son anhistoricisme, avec sa théologie de l’eschatologie déjà réalisée, c’est qu’il aboutit dans l’interprétation au télescopage de tous les cycles, de tous les symboles, de tous les chiffres. Au fond, comme nous l’avons remarqué bien des fois, son herméneutique n’est qu’une reprise du vieux système d’un Tyconius, selon lequel dans l’Apocalypse, et plus largement  dans maints textes prophétiques, tout ne serait que  « récapitulations », autrement dit répétitions, ou réexposés des mêmes thèmes, sous différents aspects.

Les trois ans et demi d’Ap 11,2, comme les mille ans d’Ap 20,2, comme le dernier combat eschatologique d’Ap 20,7-10 représenteraient une seule et même chose : le temps présent.

La Femme, ou communauté, descendant du ciel au chapitre 12, le triomphe du dragon au chapitre 13, les fléaux qui s’abattent sur la Prostituée fameuse du chapitre 17, tout cela nous raconterait symboliquement les péripéties de la période actuelle de l’Eglise.

Les 144.000 d’Ap 7,4, comme les 144.000 d’Ap 14,1, les compagnons de l’Agneau, comme la foule immense d’Ap 7,9, recouvriraient une même réalité : l’ensemble des chrétiens, ou encore l’ensemble des élus.

Autre exemple. « C’est, dit Prigent page 422, donc trois présentations différentes du même événement [16,16 : Harmaguedon ; 17,14 : la campagne contre l’Agneau ; 19,17-18 : le premier combat eschatologique] que notre auteur nous donne. Le fait n’a rien d’extraordinaire dans l’Apocalypse. Il faut seulement se garder soigneusement d’interpréter comme une succession chronologique ce qui veut être une description reprise avec des compléments et des éclairages différents. »

Alors qu’Harmaguedon (cf. Ap 16,16) a eu lieu avant la chute de Rome en tant que capitale d’un empire païen (cf. Ap 18,21), la campagne contre l’Agneau (cf. Ap 17,14) pendant les prodromes de cette chute, et le premier combat eschatologique (cf. Ap 19,17-18) après cette même chute.

Ce confusionnisme aboutit, chez Prigent, à des contradictions inéluctables, dont nous ne relèverons que quelques-unes.

« Si l’on se laisse obnubiler par la chronologie qui organise ce passage [celui du dernier combat eschatologique, cf. Ap 20,7-10], sans chercher à en saisir l’intention véritable, on tombe dans un inextricable lacis de difficultés : quelle est cette cité (même assimilée à l’Eglise) qui après les mille ans subit le siège des armées sataniques ? » (Page 443). Evidemment, dans le système de Prigent, c’est incompréhensible. Mais, selon nous, la Cité sainte, qui n’est autre que l’Eglise catholique, subit, après mille ans d’un triomphe relatif (un temps de chrétienté), un assaut effrayant, universel, mais qui sera le dernier, et dont elle est appelée à sortir victorieuse. Quoi dès lors de plus obvie ? De plus prophétique ?

Page 445 : « C’est la résurrection générale [chap. 20, verset 12] pour le jugement. Toutefois la logique de notre auteur implique que les fidèles qui ont connu la première résurrection et qui donc vivent d’une vie éternelle ne font pas partie des gens dont il est maintenant question. » Mais c’est plutôt la logique de Prigent qui entraîne cette contradiction. Si la fameuse première résurrection d’Ap 20,5 devait déjà être considérée comme étant la résurrection générale, forcément ces gens-là ne devraient pas ressusciter une seconde fois ! Mais il pense à tort. La première résurrection, selon saint Augustin et la majorité des critiques catholiques, correspond à une résurrection en esprit, avec le Christ, qui permet aux saints privilégiés, les 144.000 d’Ap 14,1, les compagnons de l’Agneau, de régner déjà avec le Christ, ceux qu’on vénère le jour de la Toussaint. Mais comme tous les autres, ils attendent la résurrection générale de la fin des temps, une résurrection en corps et en âme. Celle que dans le Credo on appelle la résurrection de la chair, et qui concernera aussi bien les élus que les damnés.

Lors du jugement des nations (cf. Ap 20,11-15), on aperçoit l’ouverture systématique de deux sortes de livres : un grand livre universel, et des petits livres. Prigent y voit le souvenir de deux traditions apocalyptiques, qui seraient quasiment contraires. Pourtant « la coexistence des deux traditions prouve qu’elles ne sont pas ressenties comme inconciliables. » (Page 446). Certes, car les deux espèces de livres ont une fonction bien distincte. Le grand livre est celui de la Vie ; il contient la liste de tous les élus. Tandis que les petits livres individuels renferment les actions des hommes, bonnes ou mauvaises, d’après lesquelles chacun se trouve jugé.

« Et chacun fut jugé selon ses œuvres » note l’Apocalypse (20,13). « De même Paul, commente Prigent, ne craignait pas d’insister sur le jugement de salut par grâce, tout en affirmant le jugement selon la conduite ! » (Page 446). Il faut être protestant pour voir une contradiction dans le salut par pure grâce et le salut d’après le compte des œuvres individuelles.  Car nos œuvres, même les plus libres, demeurent des grâces gratuites de Dieu. Nous ne sommes certes pas sauvés par nos actes, mais en vertu d’un don gratuit de Dieu, acquis une fois pour toutes, au Calvaire, par Jésus-Christ, qui est l’Agneau immolé et notre rédempteur. Mais le don véritable de Dieu, c’est de nous rendre saints, et donc agréables à ses yeux.

La lecture, que fait Prigent de l’Apocalypse, est certes inspirée par son protestantisme, mais aussi par une espèce de jansénisme, ou de puritanisme, hostile au réalisme et à l’historicisme prophétique de Jean. Il ne voit guère dans ce livre qu’un pur théorème théologique, élaboré certes par un croyant et un chrétien, mais non pas cette épopée cosmique du Christ avec l’humanité, du Christ avec son l’Eglise, que nous avons cru discerner.

Nantes, le 31 mars 2010

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