Valeur heuristique de « l’hypothèse du diacre Philippe »
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La désignation du diacre Philippe comme auteur présumé de notre premier évangile, sous le nom de Matthieu, possède une grande valeur explicative. Elle permet de résoudre avec élégance l’énigme posée par la question synoptique. Elle ouvre quantité de perspectives sur la manière, en Eglise, dont ont été composés les textes fondamentaux de notre foi chrétienne. Elle offre nombre de pistes de recherche sur les documents eux-mêmes, ou sur les différents témoignages, qui ont été collectés dans ces écrits.
1.) Le diacre Philippe et l’apôtre Matthieu
Le diacre Philippe, ordonné par les Douze peu de temps après la Pentecôte (cf. Ac 6,1-6), avait bien connu l’apôtre Matthieu. Il était bien placé pour recueillir le témoignage écrit de cet apôtre, l’évangile araméen, ou hébreu, les « Logia » du Seigneur dont parlent les sources, ainsi que son témoignage oral. Il était bien placé non seulement pour en hériter, mais pour les traduire, étant lui-même helléniste, et de la sorte les faire parvenir à tout l’univers chrétien, ainsi qu’à la postérité.
Ce ne sont pas là suppositions en l’air. On surprend le premier évangile à nous donner des renseignements précis et originaux sur l’apôtre Matthieu. Ainsi, en Mt 9,9-13, apprenons-nous que le Lévi dont parlaient Marc (2,13-17) et Luc (5,27-32), dans les péricopes parallèles, n’était autre que l’apôtre Matthieu, l’un des Douze, ce « Matthieu le publicain » (Mt 10,3) de la liste apostolique.
En Mt 13,52 l’éloge du scribe chrétien, placé dans la bouche de Jésus : « Ainsi donc tout scribe devenu disciple du Royaume des Cieux est semblable à un propriétaire qui tire de son trésor du neuf et du vieux » semblait bien tracer un portrait discret de l’apôtre Matthieu, que Philippe avait fréquenté.
En plus de ce recueil des « Logia » du Seigneur, que le « scribe Matthieu » avait pu transmettre à Philippe, c’était par des témoignages oraux reçus de ce même Matthieu que Philippe avait pu connaître et enregistrer des détails intéressants : par exemples, les deux démoniaques Gadaréniens (cf. Mt 8,28-34) au lieu du seul démoniaque Gérasénien de Marc (cf. Mc 5,1-20) et de Luc (cf. Lc 8,26-39), la redevance du Temple acquittée par Jésus et Pierre (cf. Mt 17,24-27), la parabole du débiteur impitoyable (cf. Mt 18,23-35), la parabole des ouvriers envoyés à la vigne (cf. Mt 20,1-16), le fait que la mère des fils de Zébédée eût pris elle-même la parole (cf. Mt 20,20-23) à la place de ses deux fils (cf. Mc 10,35-40), les deux aveugles de Jéricho (cf. Mt 20,29-34) au lieu du seul aveugle de Jéricho (cf. Mc 10,46-52 ; Lc 18,35-43), l’ânesse et l’ânon de l’entrée messianique à Jérusalem (cf. Mt 21,1-7) au lieu du seul ânon des trois autres évangélistes (cf. Mc 11,1-7 ; Lc 19,28-35 ; Jn 12,14), la parabole des deux fils (cf. Mt 21,28-32), la parabole du festin nuptial (cf. Mt 22,1-14), la parabole des dix vierges (cf. Mt 25,1-13), la parabole des talents (cf. Mt 25,14-30), la vision du Jugement dernier (cf. Mt 25,31-46), la somme de trente sicles versée à Judas pour le prix de sa trahison (Mt 26,15), les circonstances de la mort du même Judas (cf. Mt 27,3-10), les événements apocalyptiques survenus après la mort de Jésus (cf. Mt 27,51 b-53), la garde du tombeau du Christ le Samedi Saint (cf. Mt 27,62-66), et la supercherie des chefs juifs après la Résurrection (cf. Mt 28,11-15).
On notera que dans toute cette tradition, supposée matthéenne, il était souvent question d’argent, et même d’importantes sommes d’argent : le didrachme ou le statère de Mt 17,24.27 ; la somme fabuleuse de dix mille talents de la parabole (cf. Mt 18,24) ; les talents de l’autre parabole (cf. Mt 25,14-30) ; les trente pièces d’argent gagnées par le pauvre Judas (cf. Mt 26,15), puis jetées dans le Temple, et récupérées par les responsables juifs pour acquérir un champ (cf. Mt 27,3-10) ; la « forte somme d’argent » donnée aux hommes de garde pour accréditer une fable (cf. Mt 28,12).
Souvenons-nous que Matthieu était, de son métier, collecteur d’impôts. Il devait s’y connaître, a priori, en matière financière, et consigner tout particulièrement dans sa mémoire (ou sur ses tablettes) ce qui avait trait à l’argent. Et c’est au profit de Philippe, et par lui de nous tous, qu’il aurait tiré « de son trésor du neuf et du vieux. » (Mt 13,52).
2.) Le diacre Philippe et les « frères du Seigneur »
Le diacre Philippe se trouvait idéalement placé pour interroger les apôtres Jacques, Simon (ou Siméon) et Jude, les « frères du Seigneur », et recueillir de leur bouche les traditions provenant de la famille humaine de Jésus : Jacques, premier évêque de Jérusalem, auteur d’une épître, et qui ne devait périr martyr qu’en 62 ; Simon (autrement dit Siméon) qui devait lui succéder à la tête de l’Eglise judéo-chrétienne, et qui ne devait mourir, comme dernier des apôtres, que vers l’an 107, à l’âge nous dit-on de 120 ans ! (cf. Eusèbe, H.E., III,32,3) ; Jude, auteur d’une épître, seul homme marié, sans doute, de la famille de Jésus et qui aurait des descendants repérés dans l’histoire (cf. Eusèbe, H.E., III,20). Philippe lui-même fut diacre de l’Eglise hiérosolymitaine, ou palestinienne, et demeura toujours dans sa mouvance, résidant à Césarée, la capitale administrative. Observons, sans plus, que les épîtres de Jacques et Jude nous ont été conservées en grec, qu’elles eussent été composées dans cette langue, ou plus tard traduites de l’hébreu. Dans l’une ou l’autre hypothèse, elles avaient requis pour leur élaboration des hellénistes de la trempe d’un Philippe.
C’est par l’intermédiaire, ou l’entremise, des « frères du Seigneur » que Philippe, entre autres choses, avait pu avoir accès à la généalogie davidique de Jésus, laquelle aboutissait à Joseph, père légal (au sens propre : père devant la Loi) du Christ, et recueillie sans doute par Joseph même, le « fils de David » (Mt 1,20), car elle prouvait son ascendance non seulement davidique mais royale.
La généalogie du Christ, par Joseph (cf. Mt 1,1-17), était aussi la généalogie des « frères du Seigneur ».
Il faut bien saisir la portée de la titulature « fils de David » qui était expressément concédée à Joseph, par l’évangéliste, avant de l’être à Jésus lui-même ; elle détenait un sens fort. Elle signifiait le « fils de David » par excellence, c’est-à-dire son descendant principal et son héritier présomptif. Elle le constituait donc, en puissance, comme le prétendant à la couronne royale, et le rival non déclaré, mais réel, du pouvoir hérodien ou même romain. Cette généalogie était donc (avant l’heure) de la dynamite ! Sans doute était-elle soigneusement cachée dans les archives familiales, et transmise, comme un trésor, de génération en génération.
Après la mort de Joseph, et la disparition du Seigneur, les « frères de Jésus » devenaient, par état, les détenteurs de cette généalogie.
Philippe, dans son évangile, lui accorderait une importance extrême et la mettrait en exergue, la plaçant, sans aucun préambule, à la tête de son évangile, et, pour nous, comme en entrée de tout le Nouveau Testament.
C’est un fait scripturaire, absolument indéniable ; mais qui est fort peu noté par les exégètes ou les commentateurs, si même il ne les embarrasse pas plutôt ! Car la tendance docétiste est toujours là. Ils ne voient pas l’enracinement dans l’histoire juive, et les liens avec les principaux personnages de l’Ancien Testament, que cette généalogie apporte. (Relisons plutôt : Abraham, Isaac, Jacob, Juda, … Booz, Jessé, David, Salomon, Roboam, … Josaphat, … Ozias, … Achaz, Ezéchias, Manassé, … Salathiel, Zorobabel, …).
Comme l’a fait remarquer, le premier, saint Jérôme, on trouvait aussi, dans cette généalogie, l’évocation de femmes remarquables, ou pécheresses ! de l’Israël ancien : Rahab, Ruth, la femme d’Urie …, avant qu’on ne parvînt au nom essentiel de Marie, mère du Christ.
La généalogie n’a de signification théologique que si on l’accepte comme authentique. Elle perd tout sens si on la considère comme un roman, ou une invention pieuse. Elle devient même profondément ennuyeuse, et c’est bien là le phénomène d’herméneutique moderne auquel nous nous heurtons.
Cette généalogie est le résumé de l’Ancien Testament et nous fournit la passerelle idéale (voulue par la Providence) entre les livres de l’ancienne et ceux de la nouvelle alliance.
Si nous désirons jauger l’importance théologique qui était accordée par la mentalité juive d’alors à l’ascendance patriarcale du Messie, reportons-nous par exemple à ce qu’en prophétisaient les Testaments des douze patriarches, Testament de Joseph. (Je commente entre crochets droits et en couleur) : « Je vis que de Juda [fils de Jacob] était née une vierge [pour nous Marie] portant une robe de lin [d’ascendance lévitique, aussi bien que « judaïque »] ; d’elle surgit un agneau sans tache [le Messie], et à sa gauche se tenait comme un lion [le Lion de Juda, pour nous Joseph] ; toutes les bêtes sauvages s’élancèrent contre lui [pour nous Hérode le Grand, Hérode Antipas, Anne, Caïphe, Pilate, Tibère, … ], et l’agneau les vainquit, les détruisit et les foula aux pieds [par sa Résurrection]. » (Testament de Joseph 19,8). Il s’agissait bien là d’une prophétie, ou d’une prémonition, car le Testament ne distinguait absolument pas les deux avènements du Sauveur futur, le premier et le dernier, celui dans le temps et celui de la fin des temps.
Quelque soit le statut qu’on accorde à cet écrit, ce pseudépigraphe en tout point admirable mais trop méconnu, il était bien représentatif de la pensée juive de l’époque, et de l’espérance messianique qui l’habitait.
On a perdu ce sens « génétique » qui était celui de la Bible, ainsi que de l’ancienne tradition juive.
On le retrouve aujourd’hui dans les travaux les plus avancés de la génétique de pointe. Mais les savants de cette mouvance ont abandonné toute référence chrétienne, ou biblique. Et la pensée chrétienne, de son côté, est devenue presque étrangère à la science réelle qui se construit sous nos yeux, car elle fonctionne en autarcie et tourne sur elle-même.
Il demeure possible, par ailleurs, que cette généalogie du Christ, allant d’Abraham à Jésus, en passant par Joseph, et placée en tête de l’évangile pour que son importance fût soulignée, eût figuré déjà dans l’évangile araméen (ou hébreu) de Matthieu, ainsi que le rapportait une ancienne tradition (saint Epiphane de Salamine).
Pour en terminer ici avec cette généalogie, il importe de bien apprécier le caractère profondément juif qu’elle imprimait d’emblée à notre « Premier évangile », celui que nous nommons tel ; caractère qui ne se démentirait pas, étant donné les innombrables références bibliques qu’on trouverait dans la suite du livre. Si l’on détachait le premier évangile de son contexte vétérotestamentaire, on ne le comprendrait pas : il se voulait lui-même une démonstration de la messianité et de la filiation divine de Jésus, par le moyen des Saintes Ecritures.
Philippe était bien placé pour recueillir les souvenirs de la naissance et de l’enfance du Christ, conservés par Joseph, le père adoptif, et, après sa mort, par les « frères de Jésus » ; tandis que saint Luc, pour sa part, noterait les événements de la naissance et de l’enfance tels que racontés par Marie, mère du Christ, et sans doute communiqués à lui, Luc, par le truchement de l’apôtre saint Jean.
3.) Saint Matthieu ne fut pas le rédacteur final de notre « Premier évangile »
Il est primordial de professer que l’apôtre Matthieu ne fut pas le rédacteur final de notre premier évangile. D’abord parce qu’il est peu probable que Matthieu pratiquât couramment le grec, au point de traduire lui-même son propre évangile. La tradition sur ce point nous affirme que Matthieu écrivit son évangile en langue hébraïque, et que chacun (sans doute Philippe et Luc) le traduisit en grec comme il put. (Cf. Histoire ecclésiastique d’Eusèbe III, 39,16 : le témoignage de Papias).
Ensuite on comprendrait mal que Matthieu, témoin oculaire de la vie publique du Christ, se fût contenté pour la décrire d’enchâsser dans son livret la plus grande part de l’évangile de Marc, qui lui ne fut pas un témoin oculaire. On retrouverait en effet l’essentiel de Marc dans Matthieu grec, mais dans un ordre passablement remanié, surtout pour la période du ministère galiléen.
D’après un commentaire ajouté par Rufin (IV e - V e siècles) à l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe, l’apôtre Matthieu aurait eu en partage l’Ethiopie. Peut-être avait-il été invité dans ce pays à l’initiative de l’eunuque, ministre de la reine d’Ethiopie. Le même eunuque qui avait été converti et baptisé par Philippe sur la route de Gaza (cf. Ac 8,26-39).
En partant pour l’étranger, comme la plupart des apôtres, il aurait été bien aise de confier au diacre Philippe le soin de publier ses notes, ainsi que ses souvenirs inédits, sur la personne du Maître.
4.) Cela est très vraisemblable du diacre Philippe
Au contraire, que notre premier évangile eût été rédigé dans sa forme finale par le diacre Philippe correspond tout à fait à la vraisemblance. Philippe était un helléniste professionnel, pourrait-on dire. D’après les Actes (6,1) les Sept diacres, dont Philippe, avaient été choisis à la demande des frères de langue grecque. Philippe était sans doute un grand orateur, et c’était lui qui devait évangéliser la Samarie (cf. Ac 8,4-25). Il était versé dans les Ecritures anciennes (cf. l’épisode avec l’eunuque : Ac 8,26-40), et lui-même spécialiste de l’Evangile, car les Actes le définiraient tel (cf. « Philippe l’évangéliste » d’Ac 21,8 et encore : Ac 8,4-5 ; 8,12 ; 8,35 ; 8,40). Le discours d’Etienne (cf. Ac 7,2-53), grand morceau d’éloquence, avait sans doute été recueilli et noté par le diacre Philippe, collègue et très certainement ami du premier diacre et martyr, puis plus tard transmis à Luc pour qu’il l’insérât dans son mémoire sur les premiers temps de l’Eglise chrétienne. C’était un tissu de citations de l’Ancien Testament pour démontrer la divinité du Christ, procédé qu’affectionnerait particulièrement l’auteur du premier évangile.
La diatribe passionnée qu’Etienne avait soutenue contre la synagogue (cf. Ac 7,51-53), au péril de sa vie, ressemblerait à s’y méprendre aux invectives à l’adresse des scribes et les Pharisiens, qu’au chapitre 23 du premier évangile (dans nos éditions modernes) Matthieu grec placerait dans la bouche de Jésus. On peut conjecturer que c’était bien le même auteur qui nous rapportait ces propos, ici et là.
5.) Le premier évangile a été composé à Césarée maritime
Il est pour nous très important d’admettre que le premier évangile, Matthieu grec, avait été composé en Palestine, et très certainement à Césarée maritime, et non pas à Antioche, ou ailleurs, comme on l’a souvent supposé sans aucune preuve, ni même aucune vraisemblance.
L’auteur du premier évangile nous apparaît à plus d’une reprise comme un fin connaisseur de la Palestine ; il lui arrivait même de corriger discrètement la géographie un peu approximative de Marc, ou même de Luc. Ainsi en Mt 8,28 il précisait que Jésus, débarqué sur l’autre rive, était parvenu au pays des Gadaréniens et non pas au pays des Géraséniens (cf. Mc 5,1 ; Lc 8,26). Il appert que la ville de Gadara, en Décapole, était bien plus proche du lac de Tibériade que la ville de Gérasa.
En Mt 15,39 Matthieu grec (pour moi Philippe) changeait le nom de Dalmanoutha, donné par Marc (8,10) et inconnu des géographes, en celui de Magadan. Certes Magadan est tout aussi impossible à situer sur les cartes ; mais, quant à moi, j’y vois une corruption, due à un copiste, du nom de « Magdala », bourgade fort bien identifiée des bords du lac.
C’est aussi l’opinion de plusieurs exégètes sérieux. (Cf. Mgr Clemens Kopp, Itinéraires évangéliques, 1964, page 347).
En Mt 27,7 Matthieu, pour moi Philippe, nous informait que les grands prêtres achetèrent, avec les trente sicles de Judas, le « champ du potier » bien connu des habitants de Jérusalem (cf. Ac 1,19), comme lieu de sépulture pour les étrangers. « Voilà pourquoi ce champ–là est appelé jusqu’à ce jour le ‘Champ du Sang’ » (Mt 27,8). Le renseignement était d’une grande acribie géographique. Et il correspondait parfaitement à l’indication donnée par Luc dans les Actes.
Enfin si Matthieu grec (9,9) avait changé le nom de Lévi, donné par Marc (2,14) et Luc (5,27), en celui de Matthieu, c’est que l’auteur connaissait personnellement l’apôtre Matthieu, et qu’il avait vécu avec lui en Palestine.
6.) Le premier évangile restait sous le patronage de l’apôtre Matthieu
Quoique mis au point définitivement par le diacre Philippe, peut-être aidé d’ailleurs par ses quatre filles, prophétesses, qui vivaient avec lui à Césarée maritime (cf. Ac 21,9), et encore par d’autres collaborateurs, y compris Luc et même Paul, qui fut deux ans prisonnier tout près de la résidence de Philippe (cf. Ac 23,23 --- 27,2), le premier évangile resterait placé sous le patronage de l’apôtre Matthieu. C’est sous ce nom-là qu’il parviendrait à la postérité. Parce que le nom de Matthieu, l’un des Douze, était bien plus prestigieux. Et d’ailleurs cette attribution n’était point fausse, puisque Philippe, en un sens, n’avait fait que traduire les « logia » du Seigneur, les paroles de Jésus, et les reproduire dans son livret, en les mêlant à la trame de l’évangile de Marc, que certainement Luc lui avait fourni, utilisant en outre les souvenirs personnels de l’apôtre Matthieu, et peut-être la généalogie du Christ, transmise à lui par le même.
Une telle opération n’avait rien que de légitime et prenait une bien plus grande autorité en Palestine, le pays du Christ et de la première Eglise, que partout ailleurs. Je ne comprends guère qu’on ne soit pas sensible à ce genre de considération. Philippe, en se servant de l’évangile araméen, et des traditions orales dont Matthieu pouvait être porteur, agissait par mandat implicite de cet apôtre ; peut-être même écrivait-il par mandat de l’Eglise de Jérusalem toute entière, ce qui expliquerait l’adoption immémoriale de sa version de l’Evangile, dans l’Eglise chrétienne.
7.) Concertation préalable du diacre Philippe et de Luc
Une concertation préalable avait certainement présidé à la rédaction des évangiles de Matthieu et de Luc. Les deux auteurs plaçaient au même endroit, en tête de l’évangile, leurs récits de la naissance et de l’enfance du Christ, quoique substantiellement différents (l’un vu du côté de Joseph, l’autre vu du côté de Marie), mais conciliables entre eux. Par contre, ils situaient en deux endroits distincts du texte leurs généalogies, ne leur attribuant pas, d’ailleurs, la même fonction.
Matthieu et Luc interrompaient au même endroit le récit de Marc (3,19) pour y insérer leur proclamation des Béatitudes et le Sermon sur la montagne, alors que Marc ne faisait allusion, en cet endroit-là, ni à des béatitudes, ni à un sermon. Certes, leurs versions des Béatitudes et du Sermon inaugural de Jésus diffèreraient grandement : Matthieu et Luc ne s’étaient certainement pas copiés. Mais l’ordonnancement du récit resterait la même, ce qui suppose une entente préalable.
Matthieu et Luc paraphrasaient la narration de Marc d’une manière indépendante, car les deux évangiles avaient été rédigés séparément, l’un à Césarée maritime et l’autre à Rome, vers 60-62, après le départ de Luc, accompagnateur de Paul, vers l’Italie (cf. Ac 27,1-2). Néanmoins on trouve, dans ces deux lectures indépendantes de Marc, des rencontres étonnantes d’expressions, contre le texte même de Marc ; rencontres qui ont toujours intriguées les exégètes. Cela suppose de la part de Philippe et de Luc une étude commune préalable de ce que nous appelons le second évangile.
Luc avait dû transmettre à Philippe l’évangile (peut-être dans un état primitif du texte) de Marc, qui, comme lui, avait été disciple de saint Paul, et que, d’ailleurs, il retrouverait plus tard à Rome (cf. 2 Tm 4,11 ; 1 P 5,13) ; tandis que Philippe traduisait à l’intention de Luc l’évangile araméen (ou hébreu) de Matthieu et peut-être d’autres documents.
La concertation, à Césarée maritime, de Philippe et de Luc avait pu se prolonger pendant plus de deux ans (cf. Ac 21,8 à 27,2), de la Pentecôte 57 (cf. Ac 20,16) à l’automne 59. Certes, pendant ce laps, Luc avait pu monter à Jérusalem en compagnie de saint Paul pour y consulter les apôtres et les presbytres de cette Eglise (cf. Ac 21,15-18), voire même parcourir la Palestine et y poursuivre son enquête personnelle sur la vie de Jésus et sur les premiers temps de l’Eglise chrétienne. Mais précisément pour lui, sur ces deux thèmes, Philippe, l’un des Sept, serait l’un de ses informateurs privilégiés et de première main…, sinon peut-être sa source principale !
8.) La collaboration, quasiment certaine, du diacre Philippe, à la rédaction des Actes
En plus des matériaux apportés pour la rédaction de ce qui serait pour nous le III e évangile, Philippe avait pu fournir à Luc des témoignages décisifs pour la composition de son deuxième livre : les Actes des apôtres. J’attribue ainsi au témoignage direct de Philippe la teneur (considérable) des passages suivants des Actes : 6 à 8 ; 9,31 à 11,18 ; 12,20-23. Car, dans ces séquences, Philippe se trouvait impliqué comme témoin ou acteur principal. Peut-être même pourrait-on y reconnaître son style !
En Ac 6,1, au mot « disciple », la Bible de Jérusalem (édition de 1988) note judicieusement : « nouvelle manière, en certaines sections des Actes (pas avant 6,1 et pas après 21,16 : indice de sources utilisées par Luc), de désigner les chrétiens ainsi assimilés au petit groupe des fidèles qui s’étaient attachés à Jésus et que les évangiles désignent de ce nom. »
En réalité, toute la première partie des Actes (1 à 15) pourrait relever de l’information transmise par Philippe, car, même s’il ne fut pas toujours présent, il pouvait renseigner Luc de seconde main, et aucun détail de cette histoire ne devait lui être étranger.
Pour les chapitres 21 à 27 eux-mêmes, il fut un témoin absolument immédiat, puisqu’une grande partie des faits racontés se déroulèrent à Césarée même !
9.) La caractéristique pétrinienne du premier évangile
Les exégètes ont souvent noté le caractère pétrinien du I er évangile. Plus que les autres synoptiques, il insistait sur la primauté de l’apôtre Pierre.
Cela n’a rien de surprenant si l’on admet que le I er évangile eut pour auteur principal, et final, le diacre Philippe. On sait par les Actes les rapports étroits qu’avait entretenus Philippe avec le Prince des apôtres. Ordonné diacre à l’initiative de Pierre, et par ses mains à la tête des Douze, Philippe devait le recevoir maintes fois en Samarie, ou ailleurs en Judée (cf. Ac 6 à 12). Le témoignage de Philippe sur Pierre dans le premier évangile, comme d’ailleurs dans les Actes, pouvait être de première main.
Le I er évangile ajoutait au rapport de Marc, lui-même collaborateur de Pierre et son interprète, des détails sur Pierre, ou des paroles le concernant, qui ne pouvaient provenir que des confidences personnelles du chef des apôtres au diacre Philippe : la marche de Pierre sur les flots (cf. Mt 14,28-32), le Tu es Petrus (cf. Mt 16,17-19) et la redevance du Temple acquittée par Jésus et Pierre à Capharnaüm (cf. Mt 17,24-27), ne nous sont connus que par la relation du premier évangile, insérée dans la trame de Marc.
Le premier évangile était celui de la prédication du Royaume des Cieux. Mais ce Royaume des Cieux ne se réalisait sur la terre que par l’intermédiaire d’une communauté de disciples, qui était l’Eglise ; et cette Eglise même était bâtie sur l’apôtre Pierre.
A la confession de foi de la messianité de Jésus, rapportée par Marc (8,29) et Luc (9,20), Matthieu grec (Philippe) avait rajoutée, dans la bouche de Pierre, la confession explicite de la filiation divine de Jésus (cf. Mt 16,16). C’est en réponse à cette dernière confession que Pierre s’était entendu instituer, par le Christ, comme majordome du Royaume.
10.) La polémique contre la secte des Pharisiens
La polémique si violente contre la secte des Pharisiens et contre les scribes qui se déploie dans le premier évangile (cf. Mt 23), et même contre la ville de Jérusalem : « Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues les prophètes et lapident ceux qui te sont envoyés… » (Mt 23,37 : même si ces derniers mots étaient repris de la source Q et connus de Luc : cf. Lc 13,34) ne saurait nous étonner sous la plume, ou le stylet, du diacre Philippe. Ce denier avait été l’ami et le compagnon du premier martyr Etienne, lapidé à Jérusalem à l’initiative de la synagogue des Affranchis, qui avaient ameuté contre lui « le peuple, les anciens et les scribes. » (Ac 6,12).
Pendant toute la durée du ministère de Philippe, l’affrontement avec la synagogue n’avait pas dû cesser, sauf peut-être en quelques brèves accalmies (cf. Ac 9,31). La persécution était souvent menaçante en Palestine. Il suffit de parcourir les Actes pour s’en convaincre (cf. Ac 6, 8 à 8,3 ; 12,1-23 ; 21,27 à 27,2). La persécution d’Agrippa, à elle seule, (printemps 44), avait provoqué la dispersion des apôtres. L’antagonisme se conclurait par le martyre de Jacques, le « frère » du Seigneur, en 62, et finalement par l’exil de la communauté hiérosolymitaine à Pella, ville de Pérée, ou plutôt de Décapole, peu avant la ruine de Jérusalem (cf. H.E., III, 5,3).
11.) Perspective sémite, à la fois, et très universaliste
Les exégètes ont souvent noté la perspective à la fois très juive et profondément universaliste du premier évangile. Ce double caractère ne saurait nous surprendre sous le stylet de Philippe, lui-même de race juive, mais helléniste … et dont le nom déjà était grec ! Premier des diacres et premier des évangélistes, depuis la disparition d’Etienne, leur chef de file (Philippe figurait en seconde position dans la liste des Sept : cf. Ac 6,5), évangélisateur lui-même de la Samarie et baptiseur du premier non juif (prosélyte) jamais introduit dans la nouvelle Eglise, en la personne du ministre de la reine Candace d’Ethiopie. (Cf. Ac 8,26-40).
La controverse qui se poursuivrait dans le premier évangile, avec la synagogue, porterait sur deux fronts : d’une part elle voudrait lui démontrer par les Saintes Ecritures (citées d’après la version des Septante) que Jésus était bien le Messie promis, le fils de David et le Fils de Dieu, et d’autre part elle l’invectiverait de façon véhémente pour son refus de croire : « Aussi, je vous le dis [ajoutait Matthieu-Philippe au texte de Marc, dans la parabole des vignerons homicides] : Le Royaume de Dieu vous sera retiré pour être confié à un peuple qui lui fera produire ses fruits. » (Mt 21,43).
Selon certains manuscrits, mais non d’après le texte occidental, le T.O., il ajouterait même, comme Luc, ce verset menaçant à l’adresse des adversaires du Christ : « Celui qui tombera sur cette pierre s’y fracassera et celui sur qui elle tombera, elle l’écrasera. » (Mt 21,44).
Il faut convenir que cette double perspective, à la fois profondément sémite et profondément universaliste du I er évangile, était tout à fait dans la ligne de la littérature pseudépigraphique de ce temps, très juive, en même temps que très hostile à la synagogue.
Qu’il nous suffise de citer ici quelques lignes du Testament de Benjamin, dans les Testaments des douze patriarches, qu’on pourrait dire prémonitoires (surtout de l’apôtre Paul, en fait) : « De ma descendance [à moi Benjamin] se lèvera dans les derniers temps, l’Aimé du Seigneur, écoutant Sa voix, faisant le bon plaisir de Sa volonté, illuminant d’une nouvelle Connaissance toutes les nations. Lumière de Connaissance, il foulera Israël aux pieds, le dépouillant comme un loup de ce qu’il donnera à la synagogue des nations. Jusqu’à la consommation des temps, il sera, dans les synagogues des nations et parmi leurs chefs, comme un chant dans la bouche de tous. Il exposera dans les livres saints son œuvre et son message, et il sera l’Elu de Dieu à jamais. A cause de lui, Jacob, mon père, m’apprit ce qui suit : C’est lui qui comblera les manques de ta tribu. » (Testament de Benjamin 11,2-5).
On ne se lasserait pas de méditer cette littérature puissante, et comme inspirée.
12.) Le rythme septénaire très marqué du premier évangile
Peut-être est-il légitime d’établir un rapprochement entre le rythme septénaire très marqué du I er évangile (voir sur ce site, à la fin de la Synopse chiffrée, le plan que nous proposons de cet évangile, d’après la Bible de Jérusalem) et le fait qu’il fût dû au stylet de l’un des Sept. Il y aurait là un symbolisme efficace. Dans tous les cas, il est certain que l’allégorie du chiffre 7 gardait toute sa force évocatrice aux yeux du Christ, qui y eut souvent recours, comme des apôtres et des premiers chrétiens. La référence principale, bien sûr, allait à l’heptaméron de la Genèse, car Dieu avait fabriqué le monde en sept jours (cf. Gn 1,1 – 2,4). Peut-être pourrait-on y voir aussi un simple moyen mnémotechnique, très commode certes pour organiser un discours, lui conférer une allure symétrique, lui assurer une progression logique, (sans parler d’une connotation religieuse, et biblique, toujours présente à l’arrière-plan), et naturellement pour le fixer dans son esprit.
Cette façon d’organiser sa pensée, au moyen du nombre sept, ou d’autres nombres, était elle-même d’allure très sémite. On la retrouverait souvent dans les autres écrits du Nouveau Testament et dans l’abondante production pseudépigraphique, comme dans les documents qoumrâniens.
Citons, au hasard, un extrait du Rouleau du Temple (11Q19-20 ; l’un des plus importants manuscrits, ou groupe de manuscrits, trouvés à Qoumrân) : « Vous compterez, depuis le jour où vous aurez apporté l’oblation nouvelle à Iahvé, le pain des prémices, sept semaines, sept sabbats, elles seront complètes, jusqu’au lendemain du septième sabbat. Vous compterez cinquante jours et vous apporterez du vin nouveau pour la libation, quatre hins fournis par toutes les tribus d’Israël à raison d’un tiers de hin par tribu. En plus de ce vin, ce jour-là, tous les chefs des milliers d’Israël offriront à Iahvé douze béliers… » (Rouleau du Temple 19,11-15).
Pour mieux dire, cette forme de pensée était biblique…
13.) Datation du premier évangile
Il me paraît quasiment certain que le premier évangile avait été rédigé avant la ruine de Jérusalem en 70.
Matthieu, comme d’ailleurs les Actes (et aussi, par exemple l’épître aux Hébreux) parlaient toujours du Temple et des grands prêtres, du culte et du Sanhédrin, et des autres institutions juives comme si elles étaient en place et en possession de titres. (Cf. Mt 5,21-23 ; 6,5 ; 10,23).
Dans le discours eschatologique (cf. Mt 24 --- 25), l’évangéliste ne distinguait absolument pas la ruine de Jérusalem, annoncée, de la fin du monde. Il joignait très étroitement les deux thèmes. Les expressions, à cet égard, étaient fortes. Mt 24,3 : « Dis-nous quand cela aura lieu, et quel sera le signe de ton avènement et de la fin du monde. » Mt 24,14 : « Cette Bonne Nouvelle du Royaume sera proclamée dans le monde entier, en témoignage à la face de toutes les nations. Et alors viendra la fin [c’est-à-dire la ruine de Jérusalem, décrite dans les versets suivants : Mt 24,15-25] » Mt 24,29-30 : «Aussitôt après la tribulation de ces jours-là [la ruine de Jérusalem], le soleil s’obscurcira, la lune ne donnera plus sa lumière, les étoiles tomberont du ciel, et les puissances des cieux seront ébranlées. Et alors apparaîtra dans le ciel le signe du Fils de l’homme ; et alors toutes les races de la terre se frapperont la poitrine ; et l’on verra le Fils de l’homme venant sur les nuées du ciel avec puissance et grande gloire. »
En Mt 24,15 Matthieu-Philippe prédisait que le Temple serait souillé par une profanation : l’idole entrevue par le prophète Daniel (9,27 ; 11,31 ; 12,11) installée dans le Temple, avec l’abolition définitive des sacrifices.
Or, en 70, le Temple ne fut pas profané par une cérémonie sacrilège. Il fut seulement incendié pendant les combats, et ceci contre la volonté manifeste du commandant en chef, Titus, qui avait donné l’ordre de le préserver.
Tous ces détails étaient bien connus de la génération postérieure à la chute de Jérusalem et à la ruine du Temple, en particulier par les mémoires de l’historien Josèphe, général juif rallié à Titus, qui était devenu quasiment l’historiographe officiel de l’empire sous les Flaviens. Or ce n’était pas cette situation qu’avait décrite par avance l’évangile de Matthieu.
La tendance à la datation tardive du premier évangile, et d’autres écrits du Nouveau Testament, par l’exégèse contemporaine, ne correspond donc pas à des critères objectifs précis. Elle est seulement due au principe de précaution, qui veut qu’on situe la genèse d’un texte à la date la plus tardive possible, tant qu’on n’a pas la preuve du contraire. Ce souci est légitime, en un sens, mais il peut aller contre la vraisemblance, et même contre la probabilité (qui ne devient jamais une certitude totale, je l’admets). Il a pour inconvénient d’inculquer dans l’esprit du public, comme choses acquises, des opinions qui ne sont la plupart du temps que des hypothèses fragiles, voire carrément fausses.
14.) L’évangélisation de la Samarie par le diacre Philippe
L’évangélisation de la Samarie par le diacre Philippe (qui nous était relatée en détail par les Actes : cf. Ac 8,4-25), puis, plus tard, de la Judée par le Prince des apôtres (Cf. Ac 9,31 --- 11,18), ressemblerait à s’y méprendre à l’évangélisation de la Galilée, qu’avait d’abord entreprise Jésus lui-même. On rencontrerait beaucoup d’éléments communs, et pour les décrire beaucoup d’expressions communes. Cela n’aurait rien de surprenant s’il était vrai que Philippe avait lui-même raconté les deux campagnes, celle du Christ dans le I er évangile, la sienne propre et celle de saint Pierre dans le livre des Actes, par le truchement de Luc.
L’expression : « L’ange du Seigneur » ou « l’ange de Dieu » était typique du premier évangile, comme de la partie des Actes attribuée au témoignage direct de Philippe. (Cf. Mt 1,20.24 ; 2,13.19 ; 28,2 ; aussi Lc 1,11 ; 2,9 ; Jn 5,4 ; Ac 5,19 ; 8,26 ; 8,39 (dans le texte occidental) ; 10,3 ; 12,7.23).
Une circonstance différente, pourtant, distinguait nettement les deux actions : Jésus intervenait systématiquement dans les synagogues, lieux de rassemblement des Juifs ; tandis que Philippe et Pierre sembleraient fâchés avec la synagogue.
15.) Les cinq vierges sages de la parabole
Les cinq vierges sages de la parabole, racontée par le seul Matthieu grec (pour moi Philippe), (cf. Mt 25,1-13), faisaient allégoriquement penser au diacre Philippe lui-même, et à ses quatre filles vierges, et sûrement sages, qui étaient prophétesses et qui vivaient avec lui dans sa maison de Césarée maritime (cf. Ac 21,9). Ces quatre filles, probablement lettrées, et qui avaient servi avec empressement Luc et Paul lui-même, et sans doute bien d’autres missionnaires transitant par le port principal de la Palestine de ce temps, avaient pu participer activement à la mise en forme de notre premier évangile, et peut-être des Actes. Comme leur père, elles étaient des témoins privilégiés, et certainement passionnés, de la première évangélisation.
16.) L’ « hypothèse du diacre Philippe » et la « Théorie des deux sources »
L’hypothèse du diacre Philippe inclut la Théorie des deux sources, tout en palliant certaines de ses insuffisances.
La ‘‘Théorie des deux Sources’’, des exégètes allemands du XIX e siècle, faisait fi des témoignages externes de la tradition, et se basait uniquement sur la critique textuelle interne des documents pour tenter de résoudre la question synoptique. Quelles pouvaient être les relations exactes qui avaient présidé à l’élaboration de nos trois premiers évangiles, qualifiés de synoptiques, et dont on s’était aperçu depuis longtemps qu’ils pouvaient être aisément collationnés en regard (sun, opsis).
En réalité, dès le départ, la question était relativement mal posée, car nos quatre évangiles sont synoptiques, et bien plus qu’on ne le pense : Jean lui-même, pour le récit de la Passion, avait repris le schéma général, élaboré d’abord par le seul Marc, d’après le témoignage de l’apôtre Pierre, tout lui apportant maint complément, ou correctif (cf. Jn 12,1 -- 20,25). Jean était synoptique, aussi, pour le baptême de Jésus dans le Jourdain (cf. Jn 1,32-34), pour le récit de la première multiplication des pains, et de la marche sur les eaux (cf. Jn 6,1-21), pour la confession de foi de Pierre (cf. Jn 6,67-71). Enfin, dans le reste de son évangile, Jean était synoptique d’une autre manière, en négatif pourrait-on dire, car il omettait manifestement d’une manière volontaire maints épisodes connus par ailleurs et il tentait de combler en partie, en partie seulement comme lui-même l’avouerait (cf. Jn 21,25), les lacunes de ses devanciers.
Quoiqu’il en soit, la Théorie des deux sources, formulée d’abord par Holtzmann en 1863, tentait de résoudre l’énigme posée par l’origine des trois premiers évangiles, qui ont quand même une configuration assez semblable : chez eux trois, l’essentiel du ministère de Jésus semblait se dérouler en Galilée, et l’on voyait Jésus, à l’âge adulte, monter à Jérusalem seulement pour sa dernière Pâque ; tandis qu’on distinguait au moins trois Pâques chez Jean, sinon quatre, et ce dernier faisait circuler Jésus beaucoup plus souvent en Judée. De plus, Matthieu, Marc et Luc paraissaient utiliser des documents communs qui leur donnaient un plus grand air de parenté.
On jugeait expédient d’admettre que Matthieu grec et Luc avaient travaillé indépendamment l’un de l’autre d’après des sources communes : Marc d’abord, qui serait ainsi l’évangile le plus ancien, et une autre source inconnue, non parvenue jusqu’à nous, mais que l’on pourrait reconstituer assez bien, en fondant ensemble ce qu’il y avait de commun dans Matthieu et Luc, et qui ne provenait pas de Marc : la source Q, de l’allemand Quelle, source.
Malgré des oppositions, cette hypothèse a rencontré tout de suite un accueil assez favorable dans les milieux exégétiques, et l’approbation de nombreux chercheurs, surtout dans le monde protestant. Aujourd’hui encore, elle reste la théorie la plus en vogue, et il faut reconnaître qu’elle permet de rendre compte de la majorité des faits synoptiques.
Dans les milieux catholiques, elle avait fait l’objet d’un accueil beaucoup plus réservé ; au début du XX e siècle, elle avait même été pratiquement désavouée par la Commission biblique du Saint-Siège, qui lui reprochait de ne pas être très conforme aux données de l’ancienne tradition.
En fait, on ne s’était pas aperçu, et il semble bien ses auteurs eux-mêmes, qui travaillaient surtout sur un plan théorique, qu’elle était tout à fait conforme à la plus ancienne tradition ! Elle s’opposait seulement à l’opinion en vogue depuis les Pères de l’Eglise du V e siècle, en particulier depuis saint Augustin, sur la généalogie de nos évangiles.
Selon cette dernière opinion, Matthieu aurait travaillé d’abord, comme le rapportait la tradition ; ensuite Marc, qui l’aurait utilisé en l’abrégeant (Marc, le ‘‘divin abréviateur’’) ; ensuite Luc, d’après les deux précédents ; et enfin Jean, d’après ses trois devanciers. En somme, nos quatre évangiles auraient été composés selon leur ordre traditionnel, immémorialement fixé.
Mais ce n’était pas exactement ce qu’affirmait la tradition la plus ancienne. Saint Augustin lui-même ne se prétendait pas infaillible dans le domaine scripturaire. Il avouait, avec une grande humilité, ignorer beaucoup de choses. Il eut certaines fois des intuitions excellentes, à côté d’autres qui sont plus contestables. De plus, il ne disposait pas encore d’une bonne traduction latine des Ecritures, qui ne viendrait qu’avec la Vulgate de saint Jérôme, et il était peu versé dans les langues orientales, sans en excepter le grec.
Que nous transmettait donc la plus vieille tradition, véhiculée par Eusèbe dans son Histoire ecclésiastique, excerptant et citant les écrivains chrétiens des trois premiers siècles : Tertullien, Clément d’Alexandrie, Papias, Justin, Jules l’Africain, Hégésippe, Denys de Corinthe, Apollinaire, Méliton, Irénée ? Que l’apôtre Matthieu avait d’abord noté en langue hébraïque les « logia », ou paroles du Seigneur, et que chacun (on ne dit pas Matthieu) les avait traduits après coup du mieux qu’il avait pu. Que Marc, l’interprète de l’apôtre Simon Pierre, avait recueilli à l’intention des Eglises, et avec sa pleine approbation, le témoignage de ce dernier. Que Luc, compagnon de saint Paul, avait complété en recueillant (c’était bien ce qu’il laissait entendre dans son exorde) le travail de ses devanciers. Jean ensuite en Asie, plus précisément à Ephèse, à l’instigation nous dit-on des apôtres survivants, aurait sur le tard donné son témoignage oculaire et auriculaire (comme il le répéterait avec insistance).
Et voilà nos deux sources : les « logia » du Seigneur, qui correspondent à la source Q, et Marc. Il est tout à fait avéré, en tous les cas, que la source Q, telle que reconstituée par la majorité des exégètes, et par moi-même (je le rappelle ici, d’après ma Synopse : Lc 3,7-9.17 ; 4,2 b-13 ; 6,20 --- 8,3 ; 9,51 --- 18,14 ; 22,30), contenait en très grande majorité des discours et des aphorismes, placés dans leur quasi totalité dans la bouche du Seigneur (ou de son précurseur, Jean). Peu de miracles, et presque pas de circonstances biographiques.
Sur le plan de l’analyse macrotextuelle d’abord, la Théorie des deux sources rend compte assez bien de l’ordonnancement général de ce que nous continuons d’appeler, par commodité, les trois synoptiques. Il paraît évident que le rédacteur final de Matthieu grec, et Luc, surtout Luc, avaient suivi grosso modo la trame de l’évangile de Marc, ajoutant et retranchant librement, indépendamment l’un de l’autre, des épisodes de leur choix, mais surtout insérant à l’intérieur du tissu de Marc des paroles ou des faits provenant soit d’une source commune, ou en tout cas voisine, que l’on peut qualifier de source Q, soit au contraire des résultats divers de leur enquête personnelle.
Ils l’avaient fait d’une manière très dissemblable. Luc suivait de très près le plan de Marc, sauf inversions mineures de quelques épisodes, et sauf l’énorme omission, correspondant à Mc 6,45 --- 8,26, qu’on ne s’explique guère. Neuf brèves péricopes de Marc, seulement, ont été changées de place que, inversement, dans la Synopse de notre fabrication, nous avons été contraints de déplacer dans le texte de Luc, pour les remettre en face du texte de Marc, qui nous sert de fil conducteur. En particulier, à l’intérieur du récit de la dernière Cène, (chacun peut aisément le vérifier en compulsant ses évangiles), Luc avait placé l’institution de l’eucharistie (cf. Lc 22,19-20) avant l’annonce de la trahison de Judas, alors que chez Marc, comme chez Matthieu (qui est donc le témoin de sa bonne place et le témoin, aussi, que Marc était bien le document-source), elle n’intervenait qu’après. Mais Luc, s’il sauvegardait l’essentiel de la séquence de Marc, avait grandement complété cet évangile, assez bref au demeurant, par les évangiles de l’enfance d’abord, par la généalogie du Christ transmise aussi par Marie, et par d’immenses plages d’insertions, surtout le Discours sur la montagne et la grande intercalation de 9,51 --- 18,14, qu’on pourrait appeler l’intercalation de la « montée » (à Jérusalem), par allusion aux psaumes des montées, et les ajouts provenant de ses investigations propres, par exemple la comparution de Jésus devant Hérode Antipas (cf. Lc 23,8-12).
Matthieu grec, au contraire, (pour nous le diacre Philippe), tout en reprenant la substance du même évangile de Marc, sans doute transmis à lui par Luc, lors de son passage à Césarée maritime (cf. Ac 21,8), et de son long séjour en Palestine (cf. Ac 21,8 --- 27,2), s’était permis de déplacer des masses entières de péricopes de Marc, tout en sauvegardant, ce qui est à nos yeux hautement significatif, leur agencement interne. D’après la Synopse (voir sur ce site), je ne compte pas moins de huit masses principales qui avaient été ainsi permutées, en ne parlant pas de quelques autres permutations mineures. Je puis ici en donner les références dans Marc : 1,29-34 ; 1,40-45 ; 2,1-22 ; 2,23 --- 3,12 ; 3,22-30 ; 3,31 --- 4,20 ; 4,30-34 ; 6,6 b-13. Très curieusement, à partir de ce qui correspond à Marc 6,14, Matthieu grec reprenait très exactement le fil de la séquence de Marc, jusqu’à la fin de cet évangile (soit Mc 16,8, la finale, non marcienne, mise à part), sans en excepter, bien entendu, le récit de la Passion. Il suivait Marc même plus fidèlement que Luc qui, on le sait, devait omettre Mc 6,45 --- 8,26 (la grande omission de Luc).
Ce travail de Matthieu grec était intervenu d’une manière tout à fait indépendante de Luc, et sans doute en des lieux divers : pour moi Césarée maritime, pour Matthieu grec, après le départ de Luc ; et Rome pour Luc, après son voyage mouvementé vers cette ville en compagnie de Paul, enchaîné et conduit sous escorte devant le tribunal de Néron (cf. Ac 27,1 --- 28,31).
Cependant on rencontre entre Matthieu grec et Luc, (sans parler des interférences stylistiques mineures, que nous examinerons plus loin dans des exemples d’analyse microtextuelle), des coïncidences tout à fait notables, et qui ne s’expliquent que par une entente, ou une concertation préalable.
-- Tout d’abord, il y eut l'utilisation de deux documents communs, ou voisins : Marc et ce que l’on définit comme la source Q. Sans doute, l’exploitation de ces deux sources fut faite séparément ; mais leur usage commun s’explique mieux s’il y eut accord antécédent.
Pour moi Luc aurait transmis au diacre et évangéliste Philippe l’évangile de Marc, comme lui compagnon de saint Paul, même si saint Paul s’était momentanément séparé de lui lors de son deuxième voyage apostolique en Anatolie (cf. Ac 15,36-40) et devenu l’interprète de l’apôtre Pierre. En retour, Matthieu grec (Philippe) aurait traduit à l’intention de Luc, non seulement les fameux « logia » du Seigneur, qu’il devait lui-même, plus tard, insérer dans son propre évangile (sous une forme assez différente), mais peut-être aussi d’autres documents annexes.
Il semble bien en effet que la relation de la prédication de Jean-Baptiste au Jourdain et la saga des tentations du Christ par Satan eussent fait l’objet d’un document à part :
Mt 3,7-10.12 ; 4,2-11 a = Lc 3 ,7-9.17 ; 4,2 b-13
Document qui pouvait fort bien recouper, au moins par quelques mots communs, le récit de Marc. (Cf. Mc 1,12-13).
Ce document avait fait l’objet chez Matthieu grec (ou chez Luc) d’une légère inversion : la deuxième tentation du Christ chez Matthieu (4,5-7) devenait la troisième chez Luc (4,9-12). Quoiqu’il en fût, cette pièce semblait avoir une unité à part. Je la maintiens cependant, par commodité, dans la source Q, à laquelle après tout elle avait pu appartenir réellement : rien ne s’y oppose.
Il se pourrait fort bien, enfin, que les « logia » du Seigneur eussent circulé sous des formes différentes en Palestine, ou qu’ils eussent fait l’objet de traductions diverses. La tradition elle-même nous apprend que « chacun les traduisit comme il put », ou les interpréta (cf. Eusèbe, H.E., III, 39, 16). Ils avaient pu donner lieu à une transmission orale, même de la part de l’apôtre Matthieu, leur auteur, recoupant en partie ou complétant la version écrite. Il est vrai que Matthieu grec et Luc s’en serviraient, mais parfois sous une forme assez différente. Il ne s’agissait pas toujours d’une copie mot pour mot, mais le plus souvent d’une paraphrase, sens pour sens.
Les détenteurs successifs de cette tradition avaient pu la modifier, en l’interprétant et en la livrant, même avec un souci d’objectivité et de fidélité au Maître, dont ces « paroles » étaient censées provenir. En ce temps-là, on n’avait pas le sens d’une fidélité scrupuleuse ou littérale ; on se contentait de sauvegarder la substance. Et de ce phénomène, les quatre évangélistes nous apporteraient à chaque pas la démonstration.
-- Matthieu grec et Luc avaient placé au même endroit de leur discours, comme exorde, et dans une disposition assez parallèle, leurs récits de la naissance et de l’enfance du Christ, alors qu’ils avaient situé très différemment leurs généalogies respectives : celle de Luc paraissait bien avoir été rajoutée après coup, et un peu comme au hasard dans son plan (cf. Lc 3,23-38). Matthieu grec au contraire ouvrait son évangile par sa généalogie, la mettant ainsi grandement en exergue (cf. Mt 1,1-17).
Vous me direz : c’est logique de commencer une biographie ordonnée par les enfances du héros. Mais cette logique n’était pas toujours respectée. Elle ne le fut pas, en tout cas, pour la généalogie de Luc, placée comme on l’a dit un peu au hasard. L’un des deux écrivains aurait très bien pu introduire le récit de la naissance et de l’enfance du Christ, par un effet de « flash-back », par exemple en le mettant dans la bouche d’un témoin tardif.
Pour autant, il est certain que Matthieu grec et Luc ne s’étaient pas copiés, car la substance de leur narration était autre : l’un exposait le point de vue et les souvenirs de Joseph, père légal du Christ (père légal au sens propre : père devant la Loi), et de la famille humaine de Jésus ; l’autre le point de vue de Marie, mère du Christ. Quoique de contenu très divers, les deux chroniques n’étaient pas contradictoires, et pouvaient fort bien se laisser superposer : j’en administre la preuve dans la Synopse des textes, suivie d’une Synthèse parfaitement harmonieuse (consulter ces travaux sur ce site).
Toute cette analyse nous amène à cette conclusion : il n’y eut pas copie, mais plutôt concertation, ou même entente préalable.
-- Au tout début du ministère public, Matthieu grec et Luc mentionnaient ensemble, explicitement, la descente du Christ de Nazareth à Capharnaüm, alors que Marc la supposait seulement, de façon implicite. Comparer Matthieu 4,13 et Luc 4,16.31, avec Marc 1,14.16.
-- Mais surtout, Matthieu grec et Luc interrompaient exactement au même point la haggadah de Marc (3,19), pour y insérer d’une façon infiniment parallèle, quoique la matière fût très dissemblable là également, les Béatitudes et le Sermon sur la montagne, alors que Marc en cet endroit-là ne faisait mention ni de béatitudes, ni d’un quelconque sermon. Que Matthieu grec et Luc eussent coupé au même endroit la narration de Marc, me paraît la preuve certaine d’une concertation, ou tout au moins d’une lecture commune de l’évangile de Marc. Mais là encore, il n’y eut pas copie. Puisque la teneur, et la longueur, du Discours inaugural de Jésus, dans Matthieu grec (5,2 – 7,27) et dans Luc (6,20-49), étaient très disparates ; de composition assez artificielle, il faut bien le dire, chez l’un comme chez l’autre, bien que tirée essentiellement, pour l’un comme pour l’autre, de la source Q, ou bien des témoignages oraux.
Au même endroit de ce Discours inaugural, en exorde, Matthieu grec et Luc plaçaient les Béatitudes. Mais tout le monde sait que les Béatitudes livrées par Matthieu (neuf, ou huit si l’on regroupe les versets 3 et 4 comme le propose la Bible de Jérusalem) et celles de Luc (quatre, suivies de quatre malédictions) apparaissaient très différentes de forme.
Il reste évident cependant que Matthieu grec et Luc, en cet endroit, puisaient bien à un document commun, puisque le Discours inaugural, dans Matthieu grec comme dans Luc, était suivi par la guérison du serviteur d’un centurion à Capharnaüm (cf. Mt 8,1 ; 8,5-10 ; 8,13 et Lc 7,1-10) ; récit qui n’appartenait en aucun cas à Marc. On a donc la preuve, là, que la source Q ne contenait pas uniquement des paroles, mais aussi quelques récits de miracles.
Il se peut également que la résurrection du fils de la veuve de Naïm, qui faisait suite chez Luc, inconnue de Marc et Matthieu, la question de Jean-Baptiste de sa prison et les commentaires subséquents de Jésus, inconnus de Marc, situés par Matthieu en un autre endroit, la pécheresse pardonnée et l’entourage féminin de Jésus, inconnus de Marc et Matthieu, (cf. Mt 11,2-11 ; 11,14-19 ; Lc 7,11 – 8,3) eussent appartenu à la source Q.
Si l’on s’en tenait à l’analyse macrotextuelle, en comparant (comme nous le ferons dans le chapitre 17, suivant) le comportement de Matthieu ou Luc, face à Marc, dans les passages qu’ils ont en commun avec lui, on aurait la quasi-certitude que, mis à part certains points d’accord préalables, Matthieu grec et Luc avaient travaillé tout à fait indépendamment l’un de l’autre, et certainement en des lieux différents, à partir de documents communs : essentiellement Marc, et une source hypothétique, Q, que l’on peut grosso modo reconstituer. En ce sens-là, la Théorie des deux sources s’en trouverait validée.
C’était toujours le plan de Marc qui était suivi.
Ou si l’un des deux autres synoptiques avait modifié le plan de Marc, soit en permutant, soit en omettant une péricope, soit en insérant un passage de son cru, l’évangile-tiers (Matthieu ou Luc) donnait toujours raison à Marc, contre l’autre, prouvant que Marc était bien le document-source.
La situation est, certes, moins nette quand on descend jusqu’à l’analyse microtextuelle, c’est-à-dire quand on met en regard phrase pour phrase et mot pour mot les fragments de triple tradition : Matthieu-Marc-Luc.
Nous en donnerons des exemples dans le chapitre 18, ci-dessous.
Dans plus de neuf cas sur dix, la Théorie des deux sources suffit à rendre compte de la situation. Mais il demeure un résidu incompressible de rencontres incontestables entre Matthieu grec et Luc, contre Marc.
Il paraît évident que, prise dans sa brutalité, et c’est bien ainsi qu’on l’expose d’ordinaire : Matthieu grec et Luc auraient travaillé tout à fait indépendamment l’un de l’autre à partir de documents communs, en y joignant toutefois les résultats de leur enquête personnelle, la Théorie des deux sources est fausse, il suffit d’un contre-exemple pour la ruiner. Et ses adversaires ne se font pas faute d’en triompher.
Mais à mon avis, ils en triomphent un peu trop facilement, car ils ne tiennent pas compte de l’immense majorité des faits synoptiques dont elle permet de rendre compte.
Il reste à expliquer le résidu. Pour ma part, en mettant en synopse mot pour mot, les quatre évangiles dans les parties communes à 2, ou 3, ou même 4 d’entre eux, j’ai marqué systématiquement les rencontres probables, ou seulement possibles, entre Matthieu grec et Luc, par dessus Marc, (sans tenir compte des éléments puisés apparemment dans la source Q).
Elles sont de deux sortes : les rencontres positives, par l’utilisation de mots ou d’expressions communes, contre Marc, ou l’ajout d’éléments identiques ; ou au contraire les rencontres négatives : omissions (qui paraissent non fortuites) de même péricopes ou membres de phrases.
En notant sévèrement (toutes les rencontres possibles), je parviens à un total de plus de deux cents (exactement 225 : mais ce comput a peu de signification, car, sans parler d’erreurs éventuelles, j’ai cumulé les rencontres presque certaines avec celles qui sont simplement possibles et qui par conséquent pourraient être fortuites, et j’ai additionné des faits vraiment insignifiants, comme des cas, ou des désinences communes, ou des particules, avec des locutions entières, ou même des phrases).
A vrai dire, ces rencontres entre Matthieu grec et Luc, contre Marc, sont difficiles à comptabiliser, car la plupart d’entre elles sont douteuses.
Mais leur grand nombre ne laisse aucun doute sur le fait qu’il n’y eut pas imperméabilité parfaite entre Matthieu grec et Luc, travaillant à partir du même texte de Marc.
Le talon d’Achille de la Théorie des deux sources, c’est qu’elle n’explique pas les coïncidences dans les parties de triple tradition. Et ces accords tout de même assez nombreux entre Matthieu grec et Luc, contre Marc. Théoriquement, c’est le mot, il ne devrait pas y en avoir un seul, ou très rares, dus seulement à la volonté commune de nos deux auteurs de corriger, d’abréger, ou au contraire de compléter Marc, considéré comme trop fruste, ou trop prolixe. Ainsi que l’écrivait la Bible de Jérusalem dans son édition de 1988 : « Ces accords sont nombreux, et parfois frappants. On a essayé de les expliquer sans compromettre la théorie de base, soit par des harmonisations de copistes dont devrait triompher la critique textuelle, soit par les corrections des évangélistes eux-mêmes qui auraient spontanément et sans se connaître, remanié de même façon le texte de Marc qu’ils jugeaient maladroit. Mais ces explications, valables dans certains des cas, ne sauraient rendre compte de leur totalité. »
Pour améliorer la Théorie des deux sources, on a aussi supposé l’existence d’un état antérieur de Marc, baptisé en allemand Urmarkus, que Matthieu grec et Luc auraient exploité en commun, avant la parution de l’édition définitive de Marc, légèrement remaniée. « D’où ces cas où Matthieu et Luc sont d’accord contre lui parce qu’ils reflètent tous deux un état plus ancien de son texte. » (B. J. 1988, page 1408).
La véritable réponse à donner à toutes ces apories, qu’on soulève contre la Théorie des deux sources, c’est qu’il n’y eut pas imperméabilité totale entre Matthieu grec et Luc pour la rédaction de leurs évangiles respectifs. Ils ont dû se connaître, et ils ont dû procéder à une lecture commune de Marc. Les deux évangiles communiquent, d’une manière difficile à déterminer mais certaine.
Je ne saurais dire si c’était Matthieu grec (pour moi Philippe) qui avait composé son évangile en utilisant Marc, tout en lorgnant en direction de l’évangile de Luc ; ou au contraire si c’était Luc qui avait démarqué Marc, tout en jetant un coup d’œil par-dessus l’épaule de Philippe. A mon sens c’est indiscernable. Ou je laisse à des esprits plus subtils que le mien le soin d’en décider. Pour des raisons de faisabilité, extérieures à la critique textuelle, il me semble plus logique d’admettre que c’était Luc qui se promenait avec le brouillon de son évangile, et que Philippe avait pu y avoir accès. Le projet de Luc, en 57-59, devait être sensiblement plus avancé que celui de Philippe, qui venait seulement de recevoir un exemplaire de l’évangile de Marc, et qui par conséquent n’avait pas eu le temps de bâtir, ni même de concevoir, l’architecture de son discours sur Jésus-Christ, bien qu’il disposât déjà de beaucoup d’éléments, et qu’il ambitionnât surtout de sauvegarder, de traduire et de publier l’héritage qu’il avait pu recevoir des mains de l’apôtre Matthieu. Luc lui-même n’en était encore qu’à la collecte des documents, pour élaborer sa propre biographie du Christ, et sa monographie sur les premiers pas de l’Eglise apostolique, toutes choses qu’il avait en vue.
La Théorie des deux sources postule l’existence d’une autre source, la source Q, qui, outre Marc, eût été utilisée par Matthieu grec et par Luc.
Cette hypothèse me paraît presque inutile, car pour moi la source Q se confond avec les « logia » du Seigneur, dont nous entretenait la plus vieille tradition. Je la maintiens cependant, par pure commodité de langage : une telle terminologie n’est point fausse, elle est seulement superflue.
Il se pourrait cependant que la source Q fût en réalité plus étendue que les seuls «logia » du Seigneur, dans le cas où elle recouvrirait plusieurs documents distincts, comme nous avons pu plusieurs fois le subodorer (par exemple pour la relation du baptême du Christ, au Jourdain, et la tradition des tentations du Christ dans le désert de Judée).
Dans cette éventualité, la source Q redeviendrait une appellation pratique pour donner un nom générique aux divers documents-sources utilisés à la fois par Matthieu grec et Luc. Mais alors il apparaîtrait plus logique de parler des sources Q (au pluriel !).
Pour remédier aux insuffisances de la Théorie des deux sources, les exégètes modernes, en particulier ceux de l’Ecole biblique de Jérusalem, ont élaboré des solutions de plus en plus compliquées, allant jusqu’à postuler l’existence de 7 documents primitifs, et de trois stades successifs de composition pour les évangiles de Matthieu, de Marc, comme de Luc, avec des interférences réciproques, et croisées, entre les divers états de ces documents.
Mais une telle complication reste peu vraisemblable en soi. Elle suppose une circulation, et un va-et-vient de manuscrits, entre les auteurs respectifs (uniques ou pluriels ?), assez peu concevable. On n’imagine vraiment pas comment les choses auraient pu se passer. Et l’on reste surpris que la tradition n’eût gardé aucune trace, ou ne fît aucune mention, de tous ces documents, pourtant si précieux, a priori, pour les premiers chrétiens.
Le fait est que la tradition chrétienne n’a conservé le souvenir, certains auteurs anciens l’ont même eu en main, que d’un seul document primitif, antérieur à nos quatre évangiles canoniques, à savoir les « logia » du Seigneur, recueillis par l’un des Douze en personne : saint Matthieu, et rédigés en « langue hébraïque ». (Cf. Irénée, Adv. Hae., III, 1, 1 ; Eusèbe, H.E., III, 39, 16).
Il n’est aucunement avéré qu’il y eût eu deux états successifs de Marc, (si l’on fait abstraction de la finale qui pose un autre problème). Cela est une pure hypothèse d’école. Pour ma part, je n’en ai jamais trouvé aucune preuve, ou indice. Je n’en ai jamais éprouvé la nécessité. Mais je fais remarquer au passage, que si tel était le cas, si l’on démontrait l’existence d’un état antérieur de Marc, ce constat se concilierait fort bien avec « l’hypothèse du diacre Philippe ».
Le premier état, l’Urmarkus, ne serait autre que celui que Luc aurait transmis au diacre Philippe, à Césarée maritime, vers 57-59. Il serait l’une des sources communes de Matthieu grec et de Luc.
Le second état de Marc serait celui définitif, publié à Rome même, vers 60-62, peut-être par les soins de Luc ! Car on sait que les deux disciples, Marc et Luc, devaient se retrouver dans la capitale de l’empire, en compagnie de saint Paul, et peut-être aussi de saint Pierre. (Cf. 2 Tm 4,11 ; 1 P 5,13).
L’hypothèse de remaniements successifs des évangiles synoptiques est assez peu compatible avec l’unité profonde que l’on constate dans ces pièces vénérables, en particulier chez Matthieu grec et Marc. (Voir en fin de Synopse les plans de ces évangiles que nous avons proposés).
Il est vrai que Luc laissait mieux entrevoir, par respect pour ses sources, le travail d’élaboration auquel sa version de l’évangile avait donné lieu.
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Insertion de sa généalogie de Jésus dans un endroit assez arbitraire de son plan (cf. Luc 3,23-38). |
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Insertion des Béatitudes et du Discours inaugural de Jésus après le verset 3,19 de Marc (ceci en accord avec Matthieu grec). |
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Grande insertion de Lc 9,51 -- 18,14 (l’insertion des « montées »), assez artificielle, et puisée essentiellement dans la source Q. |
La tradition manuscrite a conservé effectivement la trace de deux états de Luc, d’ailleurs proches l’un de l’autre. Mais ils ne représentent pas du tout deux stades successifs de composition. On a plutôt à faire à deux éditions distinctes d’un même texte, dont on ne saurait dire laquelle est la plus ancienne : le Texte occidental (T.O.), et le texte qu’on pourrait qualifier de texte oriental ou encore de texte reçu, qu’il soit syrien ou alexandrin. Cette observation d’ailleurs est valable aussi bien pour l’évangile de Luc, que pour les Actes.
Les quelques variantes données par le Texte occidental (T.O.) sont très pittoresques, et paraissent authentiques. Le principal témoin du T.O. est le Codex Bezae (V e siècle) ; mais on retrouve aussi sa présence dans la Vetus Latina, ainsi que chez les Pères occidentaux.
17.) Analyse macrotextuelle
Dans le but de tester la validité de la Théorie des deux sources, nous allons vérifier systématiquement, dans les péricopes de double ou triple tradition : Matthieu-Marc, Marc-Luc et, respectivement, Matthieu-Marc-Luc, le comportement de Matthieu grec et de Luc, face à Marc.
Nous étudierons aussi les péricopes pour lesquelles Marc seul est présent (il faut rendre compte de l’omission par les deux autres). Ou dans le cas où il est brièvement interrompu (il faut expliquer les ajouts, éventuellement communs des deux autres, ou les ajouts par un seul).
Nous utiliserons pour ce faire, numéro par numéro, la Synopse chiffrée des quatre évangiles, de notre invention, en 244 numéros, ou épisodes, ou sections, uniquement composée de références aux textes évangéliques, et que l’on peut compulser sur ce site.
Si les trois récits sont exactement parallèles, au niveau des péricopes, nous passons : il n’y a rien à dire.
En cas de permutation d’ordre, ou en cas d’omission, comme en cas d’insertion, nous serons amenés à constater que l’évangile-tiers, en l’espèce et tour à tour Matthieu grec et Luc, l’évangile-témoin en quelque sorte, donne, dans la grande majorité des occurrences, raison à Marc contre l’autre. C’est la règle de l’évangile-tiers.
On peut explorer ce phénomène et le résumer de façon quasi exhaustive. On peut le montrer numéro par numéro. On peut le justifier épisode par épisode, et cette démonstration acquiert à nos yeux une grande force suggestive.
Mais il pourrait arriver exceptionnellement que la règle ne s’appliquât point, et que l’on rencontrât des accords entre Matthieu grec et Luc contre Marc. Il faudrait alors, cas par cas, essayer d’en déterminer la raison.
(Les péricopes permutées par rapport à Marc, dans Matthieu ou Luc, sont référencées entre parenthèses).
1. Prologue Marc 1,1 ; Luc 1,1-4 Matthieu grec n’utilisait pas de prologue, mais il ouvrait directement son évangile par sa généalogie du Seigneur. Luc au contraire, avait un prologue, à l’instar de Marc, même si sa teneur était différente. Dans ce prologue, d’ailleurs, il faisait référence aux travaux de ses devanciers, ou collègues, qu’on peut entendre (dans notre hypothèse) comme Matthieu araméen, Marc et Philippe lui-même. |
14. Prédication de Jean-Baptiste, au Jourdain
(Je rappelle que les péricopes citées entre parenthèses sont déplacées par nous.) Les accords que l’on rencontre ici entre Matthieu et Luc, au-delà de Marc, - soit par omission – soit par ajout commun au texte de Marc, s’expliquent par la présence d’un document commun, peut-être emprunté à la source Q (Mt 3,7-10.12 = Lc 3,7-9.17), et dont on a déjà parlé ci-dessus (chapitre 16), qui devait recouper partiellement le récit de Marc. Matthieu grec et Luc avaient suivi tantôt Marc et tantôt cet autre document-source. Matthieu grec (3,1-2) plaçait en tête Mc 1,4, comme Luc (3,1-3). Matthieu et Luc omettaient ensemble Mc 1,2 b (le début de la prophétie d’Isaïe). Matthieu (3,7-10 ; 3,11 d-12) et Luc (3,7-9 ; 3,16 e-17) rajoutaient ensemble des péricopes que Marc n’avait pas, puisées dans cet autre document. Le rajout des mêmes mots (et le feu) à la phrase de Marc (1,8), par Matthieu grec (3,11 d) et Luc (3,16 e) faisait toucher du doigt avec le plus d’évidence la présence de cet autre document, doublant incontestablement Marc par ailleurs. (La tradition manuscrite témoigne que les mots n’ont jamais figuré dans Marc, même à titre de variante). D’autre part Matthieu grec confirmait que Lc 3,5-6 et 3,1 ; 3,10-15 et 3,18 (péricopes rajoutées par Luc) n’étaient pas dans le document-source principal, comme elles n’étaient pas dans Marc. Mc 1,5 et 1,6, omis par Luc, étaient bien à leur place dans le document-source principal, celle de Marc, d’après Mt 3,5-6 et (3,4). Mc 1,7 a, omis par Matthieu grec, était bien à sa place dans le document-source, celle de Marc, d’après Lc 3,16 a. Mc 1,7 b, inversé par Luc (3,16 c), était bien à la bonne place dans le document-source, celle de Marc, d’après Mt 3,11 b. Inversement Mc 1,8 a, permuté par Matthieu grec (3,11 a), était bien à sa bonne place dans le document-source, celle de Marc, d’après Lc 3,16 b. (Rassurez-vous : l’analyse des sections suivantes sera nettement plus simple !) |
15. Annonce de l’emprisonnement du Baptiste Luc 3,19-20 Cette annonce, à cette place, rajoutée par Luc, n’était pas dans le document-source, comme elle n’était pas dans Marc. Cela est confirmé par son absence dans Matthieu grec. |
17. Généalogie réelle de Jésus Luc 3,23-38 De même sorte, la généalogie réelle de Jésus, insérée ici par Luc, ne figurait pas dans le document-source, comme elle ne figurait pas dans Marc. Cela est prouvé par son absence parallèle dans Matthieu grec. |
18. Quarante jours de tentation, au désert de Judée
Là encore, un important document complémentaire venait doubler Marc (Mt 4,2 -11 a = Lc 4,2 b-13). On remarque la similitude de ces références, pourtant, apparemment, dues au seul hasard. Peut-être cette similitude est-elle le signe de la fonction identique que ce passage occupe dans les évangiles, respectivement, de Matthieu et de Luc, et du parallélisme de ces deux livres saints. Ce document caché, mais certain, ressemble beaucoup à celui que nous venons de rencontrer dans la section 14, celle de la prédication de Jean-Baptiste au Jourdain, dont il était sans doute la suite. On admet, sans en avoir la preuve, que ces deux pièces appartenaient à la source Q. Pour autant, Marc restait bien, ici, le document directeur, dans lequel était inséré, d’une façon similaire, le nouveau document, par Matthieu grec et Luc. L’omission de Mc 1,13 b par Luc était compensée par la présence de cette même péricope dans Matthieu grec (4,11 b). L’évangile-tiers donnait raison à Marc. Comme il a déjà été signalé, on remarque que Matthieu grec, ou peut-être Luc, avait inversé la troisième tentation du Christ. Dans le texte même (analyse microtextuelle), deux rencontres de vocables entre Matthieu grec et Luc, contre Marc, (les mots Jésus, et diable), s’expliquent par la présence de cet autre document, qui devait empiéter sur Mc 1,12-13 a. |
29. Visite à Nazareth Luc 4,16-30 Marc ne mentionnait pas de visite à Nazareth à cet endroit. Luc insérait ici cette visite prématurée (selon peut-être un renseignement propre dont il pouvait disposer). Matthieu grec nous confirmait qu’elle ne figurait pas en cette place dans le document-source, comme elle ne figurait pas dans Marc. |
30. Descente à Capharnaüm Matthieu 4,13-17 ; Luc 4,31-32 Matthieu grec et Luc signalaient ensemble cette descente de Jésus, de Nazareth à Capharnaüm, alors que Marc ne faisait que la supposer. Mais ils le faisaient dans des termes assez dissemblables. Les termes employés par Luc, en réalité, provenaient de Mc 1,21-22. Quant à moi, je vois dans cette coïncidence l’un des indices les plus probants d’une lecture commune préalable, de Marc, par Philippe et Luc, lors de leurs longs entretiens à Césarée maritime vers les années 57-59. (Cf. Ac 21,8 --- 27,2). |
31. Appel des premiers disciples au bord du lac Matthieu 4,18-22 ; Marc 1,16-20 Luc omettait cet appel, et cette suite des disciples, en cet endroit. Il les reportait un peu plus loin au moment de la pêche miraculeuse, qu’il serait le seul à raconter (cf. Lc 5,1-11). (Voir N°36, ci-dessous). Matthieu grec témoignait que le document-source, comme Marc, l’avait bien à cette place. Philippe avait repris presque intégralement cet épisode dans Marc, sans guère l’abréger, ni le commenter, n’y changeant que quelques mots. Comme à son habitude, Philippe sautait cependant quelques mots pittoresques de Marc : « avec ses hommes à gage. » (Mc 1,20). |
32. A Capharnaüm guérison d’un démoniaque Marc 1,21-28 ; Luc 4,33-37 Inversement (on pourrait dire alternativement, par rapport au numéro précédent), Matthieu grec ne donnait pas la guérison d’un démoniaque dans la synagogue de Capharnaüm, le jour du sabbat. Mais Luc confirmait qu’elle était bien là, à cette place, dans le document-source, comme elle était dans Marc. |
33 et 34. Guérisons de la belle-mère de Simon. Guérisons multiples. (Matthieu 8,14-17) ; Marc 1,29-34 ; Luc 4,38-41 Matthieu grec (8,14-17) avait déplacé en bloc ces deux épisodes dans un autre endroit de son évangile, bien après le Sermon sur la montagne (de lui et de Luc) et le choix des Douze (de Marc et Luc) ! Mais il l’avait fait, ce qui est tout à fait remarquable, sans en changer l’ordre, ni la substance, sauf qu’il les abrégeait, comme Luc, mais sans interférence sensible avec Luc, indépendamment de Luc. A son habitude, il rajoutait un extrait du prophète Isaïe (Mt 8,17 ; cf. Is 53,4). Nous retrouverons, dans d’autres sections, le phénomène susdit, encore amplifié. C’était un des procédés de Matthieu-Philippe qui, apparemment, n’attachait pas une importance extrême à la chronologie exacte du ministère galiléen de Jésus. Il en serait tout à fait différemment, on l’a déjà dit, à partir de Mt 14,1 (correspondant à Mc 6,14). L’évangile de Matthieu-Philippe serait plutôt un discours sur Jésus, ou une thèse sur Jésus, destinée à démontrer au milieu synagogal que Jésus, malgré leurs dénégations, était bien le Messie et le Fils de Dieu attendu par les Juifs, annoncé par les Ecritures et même, encore plus énergiquement, par les pseudépigraphes ! (Reportez-vous à ces pseudépigraphes, je vous en prie. Vous serez édifiés !) Luc, en historien, serait beaucoup plus respectueux de la chronologie, tout au moins de celle qu’il trouvait dans ses sources. |
36. Miracle sur le lac Luc 5,1-11 Luc était seul, on l’a dit, à donner le récit de la pêche miraculeuse (cette pêche miraculeuse ressemblerait un peu à celle racontée par Jean, dans son récit des apparitions du Christ ressuscité. (Cf. Jn 21, 4-6). Il avait très bien pu y avoir plusieurs pêches miraculeuses : si Jésus, en tant que Dieu, était capable d’en faire une, il était capable aussi d’en faire deux ! Luc reprenait d’ailleurs un peu plus haut dans Marc (1,16-20) des termes de son appel des premiers disciples, cet appel qu’il avait omis. (Voir numéro 31, ci-dessus). Matthieu grec, l’évangile-tiers, confirmait que cette pêche miraculeuse ne figurait pas dans le document-source, comme elle n’existait pas dans Marc. |
37. Guérison d’un lépreux (Matthieu 8,2-4) ; Marc 1,40-45 ; Luc 5,12-16 De nouveau, Matthieu grec déplaçait un épisode, ici assez bref. Il reportait cette guérison d’un lépreux juste après le Discours inaugural, au moment où Jésus descendait de la montagne et où il allait guérir le serviteur d’un centurion. Luc était le témoin que ce miracle prenait bien lieu ici, comme on le voit dans Marc. Dans l’analyse microtextuelle de cette section, on discerne quelques omissions communes, de Marc, par Matthieu et Luc, et quelques mots communs de Matthieu et Luc, contre Marc. Ce qui peut s’expliquer soit par un souci commun d’abréger Marc, soit encore par une lecture commune de Marc par les deux futurs évangélistes. Même au regard de l’analyse microtextuelle, il appert que Marc restait bien, ici, le fil conducteur. |
38 à 41. Guérison d’un paralytique à Capharnaüm. Appel de Matthieu-Lévi. Repas chez Matthieu-Lévi. Discussions sur le jeûne (Matthieu 9,2-17) ; Marc 2,1-22 ; Luc 5,17-39 Toute cette importante section de Marc (2,1-22) avait été déplacée en bloc par Matthieu grec, non seulement après le Discours inaugural (de Luc) et le choix des Douze (de Marc), mais encore après la tempête apaisée (dans l’hiver galiléen), après l’épisode du démoniaque Gérasénien (ou des démoniaques Gadaréniens), et le retour de Jésus sur l’autre rive. C’était à ce moment-là que Matthieu grec (Philippe) la situait. Enorme déplacement, et qui montre bien qu’il ne faut pas chercher dans Matthieu grec une grande rigueur dans la précision chronologique. Le plus remarquable, c’est que Matthieu grec (Philippe) avait parfaitement respecté l’agencement interne de cette section, la séquence, l’enchaînement de ses épisodes, alors qu’il n’y avait pas de lien nécessaire entre eux. En effet la guérison d’un paralytique à Capharnaüm pouvait fort bien se détacher de l’appel de Matthieu, du repas chez Matthieu et de la discussion sur le jeûne qui s’ensuivit. Par contre, ces trois dernières péripéties gardaient un lien logique entre elles. Mais l’évangile-témoin, en l’occurrence Luc, montrait bien que cette section, et toute sa séquence, était à sa bonne place dans le document-source, la place de Marc. C’est Philippe qui avait bouleversé le plan, ou plus exactement la chaîne générale du récit de Marc, tandis que Luc l’avait parfaitement respectée. Un fait majeur confirme cette analyse. Marc et Luc étaient d’accord pour donner au disciple concerné (le douanier, recruté à son bureau de la douane) le nom de Lévi. Philippe était seul à lui rendre son nom de Matthieu, le nom de l’un des douze apôtres, probablement parce qu’il le connaissait bien. L’analyse microtextuelle de ces quatre numéros de la Synopse révèle cependant quelques points de contact stylistiques entre Matthieu grec et Luc, par-dessus Marc. |
42. 43 et 44. Les épis arrachés. Guérison d’un homme à la main desséchée. Les foules à la suite Jésus. (Matthieu 12,1-21) ; Marc 2,23 --- 3,12 ; Luc 6,1-11 Encore une fois Matthieu grec se permettait de déplacer en bloc la péricope concernée de Marc (2,23 --- 3,12), sans du tout en modifier l’ordre interne. Il la repoussait encore plus loin dans le schéma hérité de Marc, après la guérison d’une hémorroïsse, et la résurrection de la fille de Jaïre, avant la visite à Nazareth racontée par lui-même et Marc et avant la première multiplication des pains. Mais une fois de plus, Luc nous permettait de vérifier que la série était bien à sa bonne place dans l’enchaînement du document-source, et de Marc. Par contre Luc avait légèrement déplacé la mention des foules à la suite de Jésus (cf. Mc 3,7-12). Il en parlait juste après le choix des Douze, et juste avant le Discours inaugural. (Cf. Lc 6,17-19). Mais, chose extraordinaire, la séquence de Matthieu, bien que renvoyée en bloc tout à fait ailleurs, nous permettait d’affirmer que c’était la place de cette mention, dans le plan de Marc, qui était la bonne dans le document-source, et non celle de Luc. C’était bien Marc, ici, et non pas Luc, qui était le document directeur. Dans l’analyse microtextuelle de ces trois sections, nous avons comptabilisé 7 points de contact légers entre Matthieu grec et Luc. Il s’agit le plus souvent d’omissions communes, dues sans doute au même soin d’alléger la narration de Marc. Une rencontre typique peut s’expliquer par la tradition manuscrite. Le texte reçu de Mc 3,5 porte : « Etends la main ». Matthieu grec et Luc lisaient ensemble : « Etends ta main » (cf. Mt 12,13 ; Lc 6,10). Mais plusieurs manuscrits importants (Sinaïticus, Alexandrinus, Codex Ephrem, Codex Bezae, sans parler d’autres, dont un du V e siècle) donnent bien cette leçon de Marc : « Etends ta main », qui serait donc la teneur originale de Marc. Le texte reçu de Marc n’a pour lui que le Vaticanus, et des manuscrits datant du IX e siècle. On s’étonne dans ces conditions de la leçon retenue dans les éditions critiques. |
45. Jésus gravit la montagne. Choix des Douze Matthieu 5,1 ; Marc 3,13-19 ; Luc 6,12-16 Matthieu grec (pour moi Philippe) omettait ici le choix des Douze. Il insérerait plus loin (cf. Mt 10,2-4) une liste des douze apôtres. Mais l’évangile-tiers, ici Luc, était le témoin que le document original, comme Marc, donnait bien, en ce lieu, l’institution des Douze ainsi que la nomenclature des douze apôtres. |
46. Les foules à la suite de Jésus Luc 6,17-19 Comme on vient de le voir, Luc avait déplacé ici la mention des foules à la suite de Jésus. Son absence en cet endroit dans Matthieu grec nous confirmait qu’elle ne figurait pas, ici non plus, dans le document-source. |
47. Béatitudes. Discours inaugural de Jésus Matthieu 5,2 –- 7,29 ; Luc 6,20-49 Matthieu grec et Luc rajoutaient ici de conserve la promulgation des Béatitudes, et le Discours inaugural de Jésus qui leur fait suite, alors que Marc, on l’a dit, ne faisait allusion ni aux unes, les Béatitudes, ni à l’autre, le Sermon sur la montagne. On a vu dans cette insertion commune de Matthieu grec (Philippe) et de Luc, en ce point commun du plan de Marc, l’indice d’une action concertée. D’autant plus qu’il ne s’agissait pas de la copie pure et simple d’un autre document. La substance et l’organisation des Béatitudes et du Discours inaugural, chez Matthieu grec et Luc, étaient en effet très éloignées, bien qu’ils eussent puisé tous les deux à la source Q, mais indépendamment l’un de l’autre. Il s’agissait bien d’une concertation préalable, antérieure à la rédaction de nos premier et troisième évangiles. En dehors des Béatitudes elles-mêmes, je n’ai relevé que onze aphorismes communs parsemés dans le Sermon sur la montagne, livré par Matthieu grec, et le Discours inaugural, tel que rapporté par Luc. Par contre, nombre d’éléments retenus par Matthieu grec avaient été placés ailleurs par Luc, en particulier dans sa grande insertion de 9,51 --- 18,14. |
48. Guérison du serviteur d’un centurion. A Capharnaüm Matthieu 8,1 ; 8,5-10 ; 8,13 ; Luc 7,1-10 Si Matthieu grec avait rajouté ici (8,2-4) la guérison d’un lépreux, son absence dans Luc nous confirmait qu’elle ne figurait pas en cette place dans le document-source, pas plus que dans Marc. Mt 8,1 ; 8,5-10 ; 8,13 et Luc 7,1-10 étaient puisés à la source Q, et faisaient, dans ce document, suite au grand discours de Jésus enregistré, de quelque manière, au moins dans sa mémoire, par l’apôtre Matthieu et noté par lui (les « logia » du Seigneur). |
49 à 53. Résurrection du fils de la veuve de Naïm. Question de Jean-Baptiste de sa prison. Jugement de Jésus sur sa génération. La pécheresse pardonnée. L’entourage féminin de Jésus (Matthieu 11,2-11 ; 11,14-19) ; Luc 7,11 – 8,3 Seuls rapportés en cette place par Luc. Leur absence, ici, dans Matthieu grec, nous confirmait qu’ils ne figuraient pas, en cette place, dans l’évangile-source, pas plus qu’ils ne figuraient dans Marc. Mais la question de Jean-Baptiste de sa prison, et la réponse de Jésus à cette question (cf. Lc 7,18-35), devaient exister dans la source Q, puisque Matthieu grec, de son côté, les rapportait ailleurs (cf. Mt 11,2-11 ; 11,14-19) en des termes assez semblables. |
54. Démarches des parents de Jésus. A Capharnaüm Marc 3,20-21 Matthieu grec et Luc omettaient ensemble ce bref épisode, 2 versets, de Marc ; mais probablement sans se concerter, pour des raisons rédactionnelles. Chez Marc, cette péricope était l’amorce de la réflexion de Jésus sur sa vraie parenté (cf. N° 56) que Matthieu grec et Luc auraient aussi. Bien que Matthieu grec et Luc, donc, n’en fussent pas témoins, la péricope paraissait bien liée, dans le document-source comme dans Marc, à l’arrivée des parents de Jésus qui interviendrait peu après. |
55. Calomnie des scribes (Matthieu 12,22-29 ; 12,31 ; 12,33-37) ; Marc 3,22-30 ; (Lc 11, 14,22) Matthieu grec et Luc avaient tous deux déplacés, mais à des endroits très différents de leur évangile, ces calomnies des scribes. En réalité, si Luc avait négligé de les copier ici, en parallèle avec Marc, c’était sans doute parce qu’il les trouvait déjà dans cette source Q, qu’il devait exploiter longuement dans son insertion des « montées » (Lc 9,51 --- 18,14). Il les avait laissées dans cette place. Pour Matthieu grec aussi, elles faisaient peut-être double emploi avec la source Q. |
56. La vraie parenté de Jésus (Matthieu 12,46-50) ; Marc 3,31-35 ; (Luc 8,19-21) Luc (8,19-21) avait transporté un peu plus loin cet incident, juste après le discours parabolique. Mais Matthieu grec qui avait transporté ailleurs la péricope Mt 12,46 – 13, 15 toute entière, comprenant le début du discours parabolique, et correspondant à Mc 3,31 --- 4,12, était bien le témoin que l’épisode figurait à cette place, juste avant le discours parabolique, dans le document-source comme il en était dans Marc, qui donc était bien, une fois de plus, ce document-source, et certes pas Luc, encore moins Matthieu. |
57 à 64 Discours parabolique (Matthieu 13,1-15 ; 13,18-32 ; 13,34-52) ; Mc 4,1-34 ; Luc 8,4-18 ; (13,18-19) En cet endroit de Marc (4,1), Luc reprenait la saisie de ce qui était pour lui un document directeur, et qu’il avait abandonné depuis Mc 3,19. Matthieu grec devait placer ailleurs, avec des insertions, la suite Mt 12,22 --- 13,52, parallèle de Mc 3,22 – 4,34. Mais dans cette longue péricope, bien que située ailleurs, avec encore une fois des insertions, on retrouvait exactement l’ordre de la séquence de Marc, avec des omissions. Luc (13,18-19) avait placé ailleurs la parabole du grain de sénevé. Ou plutôt il avait négligé de la copier ici, parce qu’il la trouvait déjà dans la source Q, où il l’avait laissée. Mais une fois de plus, Matthieu grec confirmait qu’elle était bien à cette place dans le document-source, comme elle était dans Marc. |
65. La tempête apaisée Matthieu 8,18 ; 8,23-27 ; Marc 4,35-41 ; Luc 8,22-25 Matthieu grec, Marc et Luc reprenaient de conserve, en ce point, la même séquence évangélique ; en vérité celle de Marc. Matthieu grec insérait ici (Mt 8,19-22) deux anecdotes en réalité puisées dans la source Q, puisqu’on les retrouvait chez Luc (9,57-62) dans sa longue insertion des « montées ». Leur absence chez Luc, dans l’épisode de la tempête apaisée, prouvait qu’elle ne figurait pas, ici, dans le document-source, comme elle ne figurait pas dans Marc. |
66. Les démoniaques gadaréniens, ou le démoniaque gérasénien Matthieu 8,28-34 ; Marc 5,1-20 ; Luc 8,26-39 Etant assez coutumier du fait, Matthieu grec (Philippe) dédoublait le héros de la section. (De même sorte, il verrait deux aveugles à Jéricho, là où ses confrères évangélistes, Marc et Luc, n’en mentionneraient qu’un seul : cf. Mt 20,29-34 ; Mc 10,46-52 ; Lc 18,35-43. Il compterait deux ânes pour la procession des Rameaux, là où les trois autres évangélistes ne parleraient jamais que d’un seul ! cf. Mt 21,1-7 ; Mc 11,1-7 ; Lc 19,28-35, Jn 12,14-15). Matthieu grec nommait deux démoniaques gadaréniens. Mais Luc, ici évangile-témoin, confirmait qu’il ne s’agissait bien dans le document-source, comme dans Marc, que d’un seul démoniaque gérasénien. C’était Matthieu grec qui avait rectifié le nom et le nombre (peut-être avec juste raison, puisqu’il pouvait disposer de renseignements personnels, pris aux meilleures sources). Le récit de Marc, qui était le document-maître, était par ailleurs autrement plus ample, plus prolixe et plus pittoresque que celui de ses collègues, qui n’avaient guère fait que le résumer, et de façon très indépendante. |
69. 70 et 71. Guérison de deux aveugles. Guérison d’un possédé muet. Parcours des villes et des bourgades Matthieu 9,27-35 Matthieu grec (Philippe) rajoutait ici ces trois épisodes, dont deux miracles. Les tenaient-ils par tradition orale de l’apôtre Matthieu ? Quoiqu’il en fût, leur absence dans Luc était le signe qu’ils ne figuraient pas dans le document-source, comme ils ne figuraient pas dans Marc. |
72. Visite à Nazareth Matthieu 13,53-58 ; Marc 6,1-6 a Luc ne mentionnait pas en cet endroit de visite de Jésus dans sa patrie ; sans doute parce qu’il avait situé une visite à Nazareth au tout début du ministère galiléen de Jésus (Cf. Lc 4,16-30). Mais à son tour Matthieu grec (Philippe) témoignait que cette visite prenait bien place ici dans le document-source, comme il en était dans Marc, peu avant la mention d’Hérode. |
73. Mission des Douze (Matthieu 10,1-15 ; 10,16 b ; 10,23 ; 10,37-41 ; 11,1) Marc 6,6 b-13 Luc 9,1-6 Inversement (encore une fois !), c’est Luc qui, ici, appuyait le texte de Marc. Matthieu grec (Philippe) déplaçait la mission des Douze, bien avant la visite à Nazareth ci-dessus (N° 72). Mais Luc, qui reprenait ici la séquence de Marc après une omission (la même visite à Nazareth), nous certifiait que la Mission des Douze prenait bien place ici dans le document-source, comme dans Marc. |
75. Exécution de Jean-Baptiste Matthieu 14,3-13 a ; Marc 6,17-29 Luc omettait de la raconter ici, car il avait inséré plus haut, dans la trame évangélique (cf. Lc 3,19-20), une annonce de l’emprisonnement du Baptiste. Mais une fois de plus l’évangile-tiers, ici Matthieu grec, confirmait la présence de la section dans le document-source, comme il en était dans Marc. |
76. Première multiplication des pains Matthieu 14,13 b-14 a ; (9,36) ; 14,14 b-21 Marc 6,30-44 Luc 9,10-17 L’une des rares sections, avant le récit de la Passion, où les quatre évangiles devenaient synoptiques, puisque aussi bien Jean (6,1-15 puis 6,16-21 pour la marche sur les eaux) recouperait, ici, la narration de ses trois confrères, qu’on appelle synoptiques. Dans l’analyse microtextuelle de ce long récit de la multiplication des pains, on constate quelques accords mineurs entre Matthieu et Luc, contre Marc. Par exemple, en Lc 9,12, Luc omettait la mention « comme des brebis qui n’ont pas de berger », que Matthieu grec (9,36) situait ailleurs. On n’a donc pas la confirmation de sa présence dans le document-source en cet endroit, comme il en était dans Marc (6,34). Ces rencontres étaient-elles dues à une lecture commune de Marc, par nos deux auteurs, Matthieu grec et Luc ? |
77 à 87. Matthieu 14,22 --- 15,3 a ; 15,7-9 ; (15,3 b-6) ; 15,10 --- 16,2 a ; 16,4-12 Marc 6,45 --- 8,26 C’était la grande omission de Luc ! Luc sautait, pour quelle raison ? un pan entier de l’évangile de Marc (6,45 – 8,26). Mais Matthieu grec confirmait aussitôt sa présence dans le document-source, comme dans Marc, y compris la présence de la seconde multiplication des pains. Matthieu grec omettait cependant deux récits de miracle : guérison d’un sourd-bègue (Mc 7,31-37), et guérison d’un aveugle (Mc 8,22-26) ; il rajoutait : nombreuses guérisons près du lac (Mt 15,29-31). Mais la présence (sept) et l’ordre des autres péricopes de Marc se retrouvaient intégralement chez lui. Jean, en outre, (cf. Jn 6,16-21) confirmait la marche de Jésus sur les eaux, après la première multiplication des pains (Mc 6,45-52). Il confirmait également la présence de Jésus à Capharnaüm, au moment de la discussion avec les Pharisiens descendus de Jérusalem. (Cf. Jn 6,59 ; Mc 7,1.17). |
95. La redevance du Temple acquittée par Jésus et Pierre Matthieu 17,24-27 Matthieu grec rajoutait cette anecdote plaisante, peut-être selon des données propres. Mais Luc était le témoin de son absence dans le document-source, comme dans Marc. |
97. Usage du nom de Jésus Marc 9,38-40 ; Luc 9,49-50 Au contraire, Matthieu grec, ici, omettait la question du disciple Jean, et la réponse de Jésus, sur l’usage de son nom. Maintenant, Luc devenait le témoin de la présence de cette section dans le document original, comme il était dans Marc. |
98. Charité envers les disciples. (Matthieu 10,42) ; Marc 9,41 Luc omettait ce court aphorisme ; alors que Matthieu grec (10,42) le transportait ailleurs, dans le discours apostolique, en conclusion du discours apostolique. Il y avait donc rencontre ici, fortuite ? entre Matthieu grec et Luc contre Marc. |
99. Le scandale Matthieu 18,5-6 ; 18,8-9 ; (18,7) ; 18,10-11 ; 19,1 a Marc 9,42-50 (Luc 17,1-3 a ; 14,34-35) Luc, une fois ou quelques rares fois n’était pas coutume, transportait ailleurs un enseignement de Jésus. Ou, bien plus exactement, il omettait celui-là parce qu’il le trouvait déjà, mais plus brièvement, et même divisé en deux parties, dans la source Q, où il le laissait (dans la grande insertion des « montées »). Mais aussitôt Matthieu grec était là pour confirmer sa présence à cette place dans le document-source, comme il en était dans Marc ; même si Matthieu grec l’avait lui aussi considérablement remanié, mais indépendamment de Luc, semble-t-il. Il existe cependant une rencontre remarquable entre Matthieu grec, ici, et Luc dans la source Q : c’est le rajout d’une phrase commune, ou semblable, qui n’était pas dans Marc : « Malheur au monde à cause des scandales ! Il est fatal, certes qu’il arrive des scandales, mais malheur à l’homme par qui le scandale arrive ! » (Mt 18,7) et : « Il est inévitable que les scandales arrivent, mais malheur à celui par qui ils arrivent ! » (Lc 17,1). Mais Matthieu grec lui-même aurait repris cette phrase de la source Q, laquelle était aussi à sa disposition. |
101 à 166. Matthieu (passim) Luc 9,51 --- 18,14 C’était la grande insertion de Luc, puisée essentiellement dans la source Q. Luc avait donc interrompu Marc au verset 9,40 omettant ici Mc 9,41-50 (ou plutôt le transportant ailleurs : voir ci-dessus Numéro 99). Matthieu grec de son côté insérait en ce lieu son discours ecclésiastique (cf. Mt 18,1-35), qui d’ailleurs englobait l’épisode précédent de Marc : « Quel est le plus grand ? », parallèle dans les trois synoptiques (cf. Mt 18,1-4 ; Mc 9,33-37 ; Lc 9,46-48), nettement situé par Marc (9,33) à Capharnaüm, et même l’épisode sur le scandale, qui suivait (cf. Mc 9,42-50 : Numéro 99). Ce discours ecclésiastique renfermait de plus des parallèles importants avec la grande insertion de Luc : la brebis égarée (cf. Mt 18,12-14 ; Lc 15,3-7) ; la correction fraternelle (cf. Mt 18,15-18 ; Lc 17,3) ; le pardon des offenses (cf. Mt 18,21-22 ; Lc 17,4). Malgré un matériau disposé différemment, on peut relever, ici encore, une remarquable coïncidence de plan entre Matthieu grec et Luc, par rapport au même Marc. On peut y voir un nouvel indice d’une concertation préalable entre Matthieu grec et Luc, et d’une lecture commune de Marc. |
168. 169. Etape en Pérée. Question sur le divorce. Matthieu 19,1 b-4 a ; 19,7-8 ; (19,4 b-6) ; 19,9 ; Marc 10,1-12 Luc omettait de mentionner l’étape en Pérée et la question sur le divorce. Mais Matthieu grec appuyait, pour ces deux sections, le récit de Marc. Une chose est très remarquable ici : c’est la synopsie fugitive avec l’évangile de Jean, pour trois versets : cf. Jn 10,40-42. Jean mentionnait formellement cette étape au-delà du Jourdain, et recoupait ainsi les évangiles de Matthieu grec et Marc. Par contrecoup, il confirmait lui aussi le document-source, en l’espèce Marc. |
170. La continence volontaire Matthieu 19,10-12 Matthieu grec seul (Philippe) mentionnait cette réflexion de Jésus sur la continence volontaire, en réponse à une question de ses disciples. Son absence dans Luc confirmait son absence dans le document-source, comme dans Marc. |
174. Parabole des ouvriers envoyés à la vigne Matthieu 20,1-16 Matthieu grec (Philippe) ajoutait cette parabole, héritée sans doute de la tradition orale, par le canal de l’apôtre Matthieu, ou d’autres disciples de Jésus. Son absence dans Luc nous confirmait qu’elle ne figurait pas dans le document-source, comme elle ne figurait pas dans Marc. |
180. Demande de la mère des fils de Zébédée Matthieu 20,20-28 ; Marc 10,35-45 Luc omettait cette longue péricope (11 versets de Marc) sur la demande des fils de Zébédée, la jalousie des autres apôtres, et l’enseignement important que Jésus fut amené à tirer de cet incident. Mais leur présence dans Matthieu grec nous attestait que ces épisodes figuraient bien dans le document-source, et dans l’ordre, comme dans Marc. Une chose curieuse est à noter. Matthieu grec (Philippe) modifiait légèrement la péripétie en plaçant la demande dans la bouche de la mère des fils de Zébédée, celle que, au moment de la Passion, on entendrait désignée par Marc sous le nom de Salomé. (Comparer Mt 27,56 et Mc 15,40). Sans doute Philippe disposait-il ici de renseignements propres. Sans doute les deux disciples, Jacques et Jean, avaient-ils trouvé plus habile de faire présenter leur requête ambitieuse par leur mère. Ils craignaient moins d’encourir un refus. |
181. Les deux aveugles (ou l’aveugle) de Jéricho Matthieu 20,29-34 ; Marc 10,46-52 ; Luc 18,35-43 Comme souvent, Matthieu grec doublait le protagoniste ; ici il parlait de deux aveugles de Jéricho. Mais Luc confirmait la relation de Marc. Il s’agissait bien d’un aveugle de Jéricho. Par contre, Luc plaçait le miracle à l’entrée de Jéricho, tandis que Marc le situait à la sortie. Mais encore une fois Matthieu grec venait à la rescousse de Marc, pour préciser que le miracle avait bien eu lieu à la sortie de Jéricho. On a là un chassé-croisé tout à fait typique entre nos trois synoptiques qui confirme avec éclat, s’il en était besoin, que Marc était bien le document original. |
182. 183. Zachée à Jéricho. Parabole des mines Luc 19,1-27 Selon les résultats de sa longue enquête personnelle, Luc était seul à nous raconter l’histoire de Zachée, ainsi que la parabole des mines que Jésus avait proférée juste avant de monter à Jérusalem, pour ce qui devait être sa dernière Pâque. Mais leur absence dans Matthieu grec nous confirmait qu’elles ne figuraient pas dans le document-source, comme elles n’étaient pas dans Marc. |
185. Le figuier stérile Marc 11,12-14 Matthieu grec et Luc omettaient ensemble, ici, la péricope du figuier stérile. Mais c’était plutôt pour des motifs rédactionnels. Matthieu grec regroupait l’incident avec l’histoire du figuier desséché, qu’on trouverait ci-après (N° 187), tandis que Luc, lui, faisait l’impasse complète sur les deux épisodes. |
187. Le figuier desséché. Matthieu 21,18-22 ; Marc 11,20-26 Luc omettait la section ; mais Matthieu grec confirmait sa présence dans le texte original, comme dans Marc. |
189. Parabole des deux fils Matthieu 21,28-32 Ajout de Matthieu grec. Son absence dans Luc nous attestait qu’elle n’était pas présente dans le document-source, comme elle n’était pas dans Marc. |
191. Parabole du festin nuptial Matthieu 22,1-14 Même remarque que ci-dessus. Comme souvent, Matthieu grec (Philippe) enrichissait le texte de Marc, indépendamment de Luc, soit par des commentaires bibliques, soit comme ici et précédemment par l’import d’autres enseignements de Jésus. |
192. L’impôt dû à César Matthieu 22,15-16 a ; 22,16 c ; (22,16 b) ; 22,17-22 Marc 12,13-17 Luc 2O, 20-26 Nos trois premiers évangiles étaient ici parfaitement synoptiques. Cependant Matthieu grec (22,16 b) avait légèrement inversé un membre de phrase : « avec franchise sans te préoccuper de qui que ce soit, car tu ne regarde pas au rang des personnes », en le plaçant après la mention de « la voie de Dieu ». Mais l’évangile-témoin, ici Luc, confirmait que la séquence du texte original était bien conforme à celle proposée par Marc. |
194. Le plus grand commandement Matthieu 22,34-40 ; Marc 12,28-34 Luc l’omettait. Mais encore une fois l’évangile-témoin, maintenant Matthieu grec, confirmait sa présence dans le texte original, comme dans Marc. |
196. Apostrophes aux scribes et aux Pharisiens Matthieu 23,1-5 ; 23,7 ; (23,6) ; 23,8-11 ; 23,12-39 Marc 12,38-40 Luc 20,45-47 Même genre de situation qu’au numéro 192, encore plus probante ici. Matthieu grec avait remanié une phrase de Marc (12,38 b-39) en plaçant dans cet ordre : 1°) « Ils aiment à occuper le premier divan dans les festins » 2°) « et les premiers sièges dans les synagogues » 3°) « à recevoir les salutations sur les places publiques ». (Mt 23,6-7 a), tandis que Marc avait l’ordre inverse. Mais une fois de plus l’évangile-témoin, Luc (20,46 b), nous certifiait que l’ordre de la phrase de Marc était bien celle du texte original. Matthieu grec avait fait d’abondants ajouts dans cette section : Mt 23,2-3 ; 23,4 ; 23,5 ; 23,8-11 ; 23,12-39. Ces éléments ne figuraient pas, à cette place, dans l’évangile-témoin, pas plus que dans Marc. |
197. L’obole de la veuve Marc 12,41-44 ; Luc 21,1-4 Cette courte péricope ne figurait pas dans Matthieu grec. Mais encore une fois l’évangile-témoin, ici Luc, nous attestait qu’elle existait bien dans le texte original, comme elle existait dans Marc. |
198. Discours eschatologique
On observe ici un phénomène très curieux. Matthieu grec (10,17-22) avait déplacé toute une péricope de Marc (13,9-13), l’insérant dans le discours apostolique de Jésus, au moment du premier envoi en mission des apôtres. Mais notre évangile-témoin, encore Luc, nous assurait qu’elle figurait bien à cette place dans le discours eschatologique, comme dans Marc. De cette péricope déplacée, Matthieu avait laissé deux membres de phrase dans le discours eschatologique, si bien que lesdits membres de phrase se retrouvaient en double dans son évangile. (Mt 10,22 a) = Mt 24,9 b (Mt 10,22 b) = Mt 24,13 Il ressort nettement du tableau ci-dessus que l’évangile de Marc était bien le document maître du discours eschatologique. Les omissions ou les ajouts étaient en général justifiés par l’évangile-témoin (par absence, dans certains cas ; par présence, dans d’autres cas). On ne rencontre que deux accords apparents entre Matthieu grec et Luc, contre Marc, au niveau de l’analyse macrotextuelle. L’omission commune des versets : Mc 13,33 b-34 et Mc 35 c-37, par Matthieu grec et Luc. Mais cet accord n’est que rédactionnel. Car si Matthieu grec les avait complètement omis, Luc en avait simplement modifié le libellé, dans ses propres versets : Lc 21,34 b-35 et Lc 21,36 b. On constate en outre que Matthieu grec avait considérablement amplifié, dans son évangile, le discours eschatologique de Jésus (même s’il en avait transporté ailleurs toute une partie, provenant de Marc ! Voir ci-dessus). Les ajouts qu’il avait faits pouvaient provenir de la source Q : . Veiller pour ne pas être surpris : Mt 24,37-41 = Lc 17,26-27.34-35 Mt 24,43-44 = Lc 12,39-40 . Parabole du majordome : Mt 24,45-51 = Lc 12,42-46 Ou pouvaient provenir de son fonds propre : . Parabole des dix vierges : Mt 25,1-13 . Parabole des talents : Mt 25,14-30 . Vision du jugement dernier : Mt 25,31-46 |
199. Les derniers jours de Jésus Luc 21,37-38 Luc avait rajouté cette brève description des derniers jours de Jésus, que Jean (8,1-2) devait reprendre presque textuellement dans son évangile. Matthieu grec nous confirmait que cette péricope ne figurait pas dans le document-source, comme elle ne figurait pas dans Marc. |
201. Onction à Béthanie Matthieu 26,6-13 ; Marc 14,3-9 Luc omettait l’onction à Béthanie, pourtant rapportée par Jean (12,1-11). Sans doute parce que le troisième évangile avait déjà raconté longuement une histoire similaire. (Cf. Lc 7,36-50). Mais l’évangile-témoin, ici Matthieu grec, nous assurait qu’elle était bien à cette place, ici, dans le document-source, comme dans Marc. Jean de même, qui devenait désormais synoptique à part entière, (très précisément à partir de cet épisode), venait appuyer tous les détails, et les circonstances de l’anecdote. |
205. Dernière Cène Matthieu 26,20-29 Marc 14,17-25 Luc 22,14-18 ; 22,21-30 ; (22,19-20) ; 22,31-38 Dans le récit de la dernière Cène, on l’a déjà dit, Luc (22,19-20) plaçait l’Institution de l’Eucharistie avant l’annonce de la trahison de Judas. Mais l’évangile-tiers, ici Matthieu grec, nous apportait la preuve qu’elle avait bien été faite après l’annonce de la trahison de Judas, et très probablement après sa sortie, ainsi que le racontait Marc, l’évangile-source. |
211. Premiers outrages (d’après Matthieu et Marc) Matthieu 26,67-68 ; Marc 14,65 Luc (22,63-65) avait reporté la mention des premiers outrages après le récit du reniement de Pierre. (Voir N° 213). Mais une fois de plus l’évangile-tiers, ici Matthieu grec, nos assurait qu’ils figuraient bien en cette place dans le document source. |
213. Premiers outrages (d’après Luc) Luc 22,63-65 Luc seul faisait ici mémoire, après le récit du reniement de Pierre (numéro 212 de la Synopse), des premiers outrages subis par Jésus dans le Sanhédrin. Matthieu grec confirmait qu’ils ne figuraient pas en cette place dans le document-source, pas plus qu’ils ne figuraient dans Marc. |
214. Réunion légale du Sanhédrin, à l’aube du mercredi Matthieu 27,1 ; Marc 15,1 a ; Luc 22,66-71 Luc, sans doute avec raison d’un point de vue historique, avait beaucoup développé le récit de cette comparution matinale de Jésus devant le Sanhédrin. Ce fut la seule réunion légale ; les autres ne furent que des séances d’instruction du procès, sans pouvoir de décision. Pourtant une fois encore l’évangile-tiers, Matthieu grec, nous attestait que la narration succincte de Marc était bien la narration primitive. |
216. Mort de Judas Matthieu 27,3-10 C’était Matthieu grec (Philippe) qui rajoutait cet épisode tragique, sans doute selon des informations qu’il détenait en propre. Son témoignage serait confirmé, grosso modo, dans sa teneur, par Luc, ou plutôt par saint Pierre en personne dans les Actes (1,18-19). Même s’il est vrai que la version des faits donnée par les Actes serait légèrement différente, on touche ici du doigt, encore une fois, le rapprochement qu’on doit opérer entre le I er évangile et les Actes. Mais en attendant, ici même, l’évangile-tiers, Luc, nous donnait la preuve que ce récit n’appartenait pas à la rédaction du document-source, pas plus qu’il n’était dans Marc. |
218. Comparution devant Hérode Luc 23,8-12 La situation est inverse pour la comparution devant Hérode. Luc rajoutait cette comparution, en puisant dans les résultats de son enquête personnelle. Mais l’évangile-tiers, ici Matthieu grec, confirmait qu’elle ne figurait pas dans le document-source, non plus que dans Marc. |
220. Flagellation. Couronnement d’épines. Matthieu 27,26 b ; Marc 15,15 b Luc omettait de parler de la flagellation, mentionnée d’un mot dans Marc. Mais l’évangile-tiers, maintenant Matthieu grec, appuyait le renseignement fourni par Marc. Dans le récit parallèle, Jean (19,1-3) mentionnait la flagellation, confirmant ainsi la rédaction de Marc. Il décrivait le couronnement d’épines que Matthieu grec et Marc allaient aborder. (Section suivante). |
222. Jésus bafoué chez Pilate, après la condamnation. Matthieu 27,27-31 ; Marc 15,16-20 a Luc omettait d’en parler. Mais Matthieu grec confirmait que cette section figurait bien dans l’évangile primitif, comme dans Marc. |
224. Crucifiement Matthieu 27,33-44 Marc 15,23-32 Luc 23,33 a ; 23,34 b ; (23,33 b-34 a) ; 23,35-43 Luc (23,33 b) avait placé la mention des deux malfaiteurs avant le partage des vêtements du Christ par les soldats. Matthieu grec et Marc étaient d’accord pour en parler après. |
229. Garde du tombeau. Le samedi, jour de la Pâque juive, d’après Jean Matthieu 27,62-66 Marc et Luc étaient d’accord pour ne pas signaler cette garde ; circonstance rajoutée par Matthieu grec (Philippe), selon ses informations personnelles. Beaucoup de renseignements, sur Judas ou les chefs juifs, nous viendraient par son canal. |
230. Découverte du tombeau vide. Le dimanche de bonne heure Matthieu 28,1-8 ; Marc 16,1-8 ; Luc 24,1-8 Parfait parallélisme (matériel) des trois synoptiques : 8 versets chacun ; parallélisme encore appuyé par Jean (20,1). On remarque cependant que Matthieu grec et Marc étaient d’accord, (version originale donc), sur la manifestation d’un seul ange. Tandis que Luc, lui, voyait « deux hommes en habit éblouissants » ! Jean (20,12), relisant sans doute ses trois devanciers, donnerait raison à Luc, contre Matthieu et Marc ! Mais le récit authentique de Marc s’arrêtait là. |
En conclusion de cette analyse macrotextuelle, qui en restait au niveau des péricopes et ne descendait pas, en principe, au niveau des mots ou des phrases, il nous paraît évident que l’évangile de Marc était bien le document-source, ou le document-maître que les autres évangélistes avaient suivi et exploité, tout en ne se faisant pas faute, soit de l’abréger, en sautant des épisodes, soit au contraire de l’enrichir par un grand nombre d’insertions.
C’était la séquence de Marc qui était très généralement suivie.
Et quand Matthieu grec (pour nous le diacre Philippe) se permettait de déplacer en bloc des masses entières de péricopes de Marc, il le faisait en respectant encore leur ordonnance interne, et leur substance ; ce qui montre bien le respect qu’il portait à leur auteur.
Au niveau macrotextuel, on ne rencontre pas, ou fort peu, d’accords Matthieu-Luc contre Marc. Ils paraissent dus, la plupart du temps, à des nécessités rédactionnelles.
Ou même au hasard.
Comme Matthieu grec, ou Luc, omettaient alternativement tel ou tel épisode, il avait pu se produire, dans certains cas, qu’ils omissent le même sans se concerter.
Par contre ou inventorie des coïncidences remarquables qui suggèrent, ou même, pourrait-on dire, qui supposent, une entente préalable, une concertation avant rédaction, et avant publication.
Il n’y eut pas copie de l’un par l’autre ; les deux auteurs avaient travaillé séparément. Cependant le parallélisme des deux ouvrages restait sensible :
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Utilisation du même document-maître, Marc, et de la même source complémentaire, la source Q. |
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Complémentarité et symétrie des évangiles de l’enfance et des généalogies, avec, semble-t-il, répartition des tâches. (Même si lesdites généalogies étaient disposées différemment). |
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Mention parallèle chez Matthieu grec (4,13) et chez Luc (4,16.31) de la descente de Jésus de Nazareth à Capharnaüm, alors que chez Marc (1,14) elle n’était qu’implicite. |
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Insertion, au même point de Marc (3,19), des Béatitudes et du Discours inaugural, sous une forme très différente, excluant la copie, alors que Marc en cet endroit, ne parlait ni de béatitudes ni de sermon. |
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Grande insertion de Luc (l’insertion des « montées » : Lc 9,51 – 18,14, située pratiquement au même point de Marc (9,40) que le discours ecclésiastique de Matthieu grec (18,1-35), dont le début englobait précisément cette région de Marc : l’épisode : »Quel est le plus grand ? » (Mc 9,33-37) et la section sur « Le scandale » (Mc 9,42-50). |
Nous verrons, au niveau de l’analyse microtextuelle, qu’il faut aller jusqu’à parler d’une lecture commune de l’évangile de Marc, tant les rencontres entre Matthieu grec et Luc, contre Marc, paraissent parfois troublantes.
18.) Analyse microtextuelle
La Théorie des deux sources admettait a priori que les deux évangélistes, Matthieu grec et Luc, eussent travaillé indépendamment à partir de deux documents communs : Marc, et une source non conservée par la tradition, mais postulée : la source Q (de l’allemand Quelle, source).
Dans les passages de triple tradition, quand il y a divergence, soit dans l’ordre des péricopes, soit dans la substance des mots, entre Marc et l’un des deux autres évangiles, quel qu’il soit, Matthieu grec ou Luc, l’évangile-tiers donne dans la grande majorité des cas raison à Marc contre l’autre. Ce qui prouve que Matthieu grec et Luc avaient travaillé indépendamment, en utilisant Marc, sans se copier. On observe ce phénomène avec une grande constance, quand on met en parallèle phrase par phrase et mot par mot nos trois synoptiques. D’où la grande puissance explicative de la Théorie des deux sources.
Il est cependant des cas où la situation est moins nette. On constate des entorses étonnantes au principe de l’évangile-tiers. On trouve des rencontres frappantes, au niveau du vocabulaire, des expressions, de l’ordre des phrases, ou au contraire de l’omission de mêmes passages de Marc, entre Matthieu grec et Luc, qui peuvent laisser supposer une lecture commune de l’évangile de Marc, par nos deux auteurs, ou alors qui dénotent l’influence d’une tradition orale commune, que les deux écrivains eussent eu dans l’esprit.
Il n’y eut pas imperméabilité parfaite entre Matthieu grec et Luc quant à leur utilisation de Marc, et sans doute aussi quant à l’utilisation des autres documents, quoique nous ne puissions pas en juger, puisque nous n’en disposons plus.
Pour illustrer notre propos, comme nous ne pouvons pas reproduire ici la totalité de notre Synopse mot par mot des quatre évangiles pour les sections de double, triple et même quadruple tradition, nous en livrerons seulement deux extraits (de triple tradition : Matthieu, Marc Luc) : l’un qui confirme presque complètement la validité de la Théorie des deux sources, et l’autre qui montre ses limites, ses insuffisances.
Repas chez Matthieu-Lévi, le publicain (N° 40 de la Synopse)
(Matthieu 9,10-13) ; Marc 2,15-17 ; Luc 5,29-32
Matthieu |
Marc |
Luc |
|
On peut vérifier aisément que tous les mots communs de Matthieu grec et de Luc sont dans Marc. Il n’y a pour ainsi dire pas de rencontre entre Matthieu grec et Luc, contre Marc.
Le seul mot commun « Mais » (souligné par nous) qu’on croit lire entre Matthieu grec et Luc, et qui ne serait pas dans Marc, est dû à la traduction : O de, en grec, pour celui de Matthieu (9,12) ; Kai, en grec, pour celui de Luc (5,31). Bien plus ce Kai était dans Marc (2,17) ! Il y est omis par le traducteur, par « élégance de style » : Bible de Jérusalem, 1956.
L’évangile-tiers, alternativement Matthieu grec et Luc, justifiait la version de Marc aussi bien pour les ajouts que pour les suppressions. Il appert avec évidence que Marc était bien le document directeur.
De plus, pour cette péricope, il se trouve qu’elle était déplacée dans le premier évangile, comme on l’a vu dans l’analyse macrotextuelle (N° 38 à 41), par rapport à la séquence de Marc. L’évangile-témoin, ici Luc, confirmait que la place de Marc, dans le document-source, était la bonne. L’analyse macrotextuelle (externe à la péricope : sa place dans la séquence) et l’analyse microtextuelle (interne à la péricope : sa teneur) vont donc dans le même sens, et aboutissent à la même conclusion qui, en vertu de cette convergence, atteint un très haut degré de probabilité, pour ne pas dire la certitude.
Ce qui valide en principe la Théorie des deux sources.
Malheureusement, pour d’autres sections de triple tradition, la situation est moins flagrante. Et l’on constate de multiples points de contact entre Matthieu grec et Luc, contre Marc.
L’exemple le plus typique peut-être, ou le plus fréquemment invoqué contre la Théorie des deux sources, serait celui présenté par la guérison du démoniaque épileptique : N° 93 de la Synopse.
Jésus retrouvait ses disciples, en descendant de la haute montagne qui avait vu sa Transfiguration.
93. Le démoniaque épileptique. En retrouvant les disciples
Matthieu 17,14-21 ; Marc 9,14-29 ; Luc 9,37-43 a
Matthieu |
Marc |
Luc |
|
Le récit de Marc, infiniment plus développé, plus circonstancié, plus pittoresque, est évidemment le document-source que les deux autres n’avaient fait, tour à tour, qu’abréger, et parfois commenter. Les rencontres d’expression que l’on relève (nous les avons soulignées) entre Matthieu grec et Luc contre Marc ne proviennent pas forcément de l’imitation. Elles pourraient être dues au souvenir d’une tradition orale commune. L’expression « Engeance incrédule et pervertie», en particulier, semble une locution stéréotypée que Matthieu grec et Luc avaient pu restituer sans se concerter.
D’après le papyrus P 45, qu’on date du III e siècle, il semblerait que les mots « et pervertie » eussent pu figurer dans le texte même de Marc (9,19), au moins selon cette tradition manuscrite, même si elle n’était pas la teneur authentique. Là également, elle avait pu être rajoutée par « psittacisme ».
Il est vrai pourtant que, pour cette péricope du démoniaque épileptique, un contact direct entre Matthieu grec et Luc semble possible, sinon probable.
Il se peut qu’il eût contact réel. Et dans ce cas les adjonctions communes seraient dues à une lecture commune de l’évangile de Marc par Matthieu grec et Luc.
Cette éventualité n’est pas à négliger : elle se trouve suggérée sans difficulté par notre « hypothèse du diacre Philippe ». Philippe et Luc avaient disposé de plus de deux années entières pour se consulter, à Césarée maritime, quand l’apôtre Paul était en voyage en Palestine, puis retenu prisonnier à Césarée même, tout près de la résidence de Philippe. Philippe et Luc avaient pu rassembler les matériaux de leur évangile respectif. Ils n’avaient pas manqué de se pencher ensemble sur l’évangile de Marc : cet évangile qui devait servir de trame à leur biographie respective du Christ. Il bénéficiait en outre de l’aura et même de l’autorité de l’apôtre Pierre. C’est pourquoi il fut adopté par priorité. C’était Marc, ne l’oublions pas, qui avait créé le genre « évangile », et même qui lui avait assigné son nom. Rappelons-nous le début de son témoignage : « Commencement de l’Evangile de Jésus-Christ … » (Mc 1,1).
Le reste de nos confrontations, qu’on ne peut rapporter ici, ne fait que nous conforter dans notre opinion. Il n’y eut pas indépendance totale entre Matthieu grec et Luc pour l’exploitation de leurs sources communes.
Quant à Marc, ils auraient une manière assez semblable de l’utiliser, omettant là des péricopes, en rajoutant d’autres, insérant des compléments de leur cru, mais sans se copier.
On suppose qu’ils avaient dû procéder de même avec la source Q, qui ne nous est pas parvenue.
S’il fallait la restituer, j’avoue que je me fierais davantage à l’ordre et à la substance de Luc …
19.) Conclusion
L’ « hypothèse du diacre Philippe » reste, comme son nom l’indique, une hypothèse. Pourtant, personnellement, j’y plonge comme dans une mer de certitude. Il me semble impossible de revenir en arrière, et je ne vois vraiment pas comment les choses auraient pu se passer autrement.
L’exégèse contemporaine accepte volontiers l’idée que nos quatre évangiles eussent été pratiquement composés par les premières communautés chrétiennes. On suppose que de grandes unités de données s’étaient d’abord constituées : le récit de la Passion, des séries de miracles, des collections de paraboles ; toutes choses que la prédication primitive véhiculait. Nos évangélistes n’auraient fait qu’agglutiner tant bien que mal ces « diégèses », léguées par la génération antérieure. On laisse entendre que la catéchèse ordinaire de ces premiers temps employait le matériau de la quasi totalité de nos évangiles actuels, en vertu de cette tradition orale. On prétend que nos évangélistes n’avaient pas voulu écrire de la véritable histoire, mais seulement proposer à la postérité des sortes d’historiettes édifiantes, ou symboliques, propres à susciter la foi. On admet que c’était une œuvre de croyants, ou de témoins, non de véritables informateurs.
Tout cela, ce sont d’épouvantables niaiseries, qui n’ont pas le moindre début de justification. Et l’on ne comprend guère qu’on les retrouve à tout bout de champ, dans d’innombrables publications, et jusque dans des homélies.
Primo, ces thèses n’ont pas pour elles le moindre indice objectif, le moindre indice littéraire, la moindre attestation historique. Secundo, elles sont invraisemblables, en soi. On n’imagine pas comment elles auraient pu fonctionner dans les faits. Tertio, bien au contraire, les indices littéraires ou historiques qui nous restent, les témoignages écrits des anciens, non seulement ne parlent pas pour elles, mais sont contre elles.
On a la preuve que l’homilétique de ce temps-là, le temps apostolique, ou subapostolique, ne renfermait pas la teneur de nos quatre évangiles, et qu’on ne racontait pas en chaire de miracles, ou la vie du Christ. Les sermons de cette époque-là, l’époque paradigmatique à bien des égards, nous les avons ! Et dans le Nouveau Testament même ! Ce sont les épîtres de saint Paul, de saint Pierre, de saint Jacques, de saint Jude et de saint Jean, et probablement, en ce qui concerne l’épître aux hébreux, de saint Barnabé, le collègue de saint Paul. Or on constate que ces épîtres ne racontaient en aucun cas la vie du Christ, ni les faits biographiques, ni ses miracles, à quelques très rares exceptions près.
Dans la première aux Corinthiens (1 Co 11,23 b-25), saint Paul relatait très succinctement, en la situant à la bonne date (« la nuit où il était livré » et non pas, remarquons-le bien, la veille de sa mort), l’institution de l’eucharistie. Dans la même épître (1 Co 15,3-8), saint Paul mentionnait laconiquement (en six versets) les apparitions du Christ après sa résurrection, pour lui fondatrices de la foi, ainsi que les apparitions dont il avait pu lui-même bénéficier. Ces données sont, pour moi, si exceptionnelles, que je les ai introduites, sous formes d’incises, dans mes Synopse et Synthèse intégrales des quatre évangiles (voir sur ce site), qu’on pourrait appeler une biographie complète du Christ, si tant est qu’on puisse être complet en ce domaine. (Jean dans sa finale, cf. Jn 21,25, nous certifiait d’avance qu’on ne le pouvait pas). J’ai même joint à ces Synopse et Synthèse les premières lignes des Actes des Apôtres (1,2 b-13 a), qui faisaient suite à l’évangile.
Nulle part, dans ces épîtres, il n’est fait mention d’un quelconque miracle du Christ ; nulle part il n’est proposé comme venant de lui la moindre parabole. Nulle part on ne lit : « Jésus disait à ses disciples. » Ce sont des documents purement abstraits, d’une haute tenue théologique, dirions-nous aujourd’hui. Quoique le mot « théologique » fût ici légèrement anachronique. Je ne l’employais que faute de mieux.
La théologie dans l’Eglise de Dieu, comme étude systématique du donné révélé, n’a guère commencé sa carrière qu’avec saint Irénée, Père de l’Eglise.
Les épîtres de nos apôtres, qui nous ont été transmises de la première génération, conservées dans le Nouveau Testament, et qui sont le reflet fidèle de l’homilétique quotidienne alors en usage, sont carrément des écrits « doctrinaux », n’ayons pas peur du mot, et secondairement « éthiques ». Ce sont des « doctrines » exposées sous forme d’improvisations, comme chez saint Paul (mais cette forme improvisée n’était qu’apparente), en réalité très profondément élaborées par de véritables génies de la pensée.
Qui, je vous le demande, sur un plan purement philosophique ou littéraire, dépasse par l’envergure de la puissance conceptuelle un saint Paul et pour l’épître aux Hébreux un saint Barnabé (son auteur probable) ?
Oui, quel profond génie qu’un saint Paul qui, tel un volcan en éruption, laisse couler sa lave incandescente ! Certes il improvise. Mais cette improvisation accroît encore la force explosive de son discours, loin de lui nuire.
Il est notoire qu’un évangile comme celui de saint Jean, malgré sa langue un peu fruste, il faut en convenir (son auteur n’était pas de génie grec, mais sémite), dépasse de beaucoup la beauté des dialogues d’un Platon, auxquels on peut à certains égards le comparer. (La mort du Christ fait penser à celle de Socrate). Platon faisait parler un homme ; saint Jean faisait parler un Dieu. Quoi de plus poignants que les confidences d’un Dieu-Homme sur le point de mourir, je vous le demande ? Quoi de plus sublime que le dialogue pathétique du Fils avec son Père ?
Quel philosophe, même le plus illustre, a eu dans l’histoire l’impact, ou garde aujourd’hui l’audience, d’un saint Paul ou d’un saint Jean ? Saint Jean nous faisait pénétrer dans l’intimité de la Sainte Trinité, et par conséquent de la divinité. Quel philosophe pourrait en dire autant ?
Et saint Jean le faisait de façon authentique, naturelle ; sous la forme d’un témoignage véridique et même circonstancié ; non par artifice littéraire, ou par roman. « Moi qui vous parle, j’ai reposé la tête sur la poitrine du Maître ; j’ai perçu le battement de son cœur : ce cœur qui devait être transpercé sous mes yeux deux jours après. »
Les épîtres, contenues dans ce que nous appelons le Nouveau Testament, étaient avant tout des affirmations de foi, des témoignages de foi, mais présentés de façon très abstraite ; ou alors des enseignements moraux, parénétiques. Si nous n’avions dans le Nouveau Testament ni les évangiles ni les Actes des Apôtres, nous serions bien embarrassés pour reconstituer la vie du Christ, ou les premiers pas de la communauté chrétienne. A la vérité, nous aurions à faire au vide, quasi complet. Ce n’était pas par l’enregistrement des sermons des docteurs, ou des presbytres, ou par la production du subconscient collectif de la première génération chrétienne, que les faits évangéliques étaient parvenus jusqu’à nous. Mais c’était uniquement par le témoignage direct des auditeurs ou confidents du Christ, de ceux qui avaient vécu avec lui, un saint Jean, un saint Matthieu, un saint Pierre, ou, pour la seconde génération (Marc, Luc, Matthieu grec), par la collecte systématique, et très pieuse à la fois, de tous les documents, qui subsistaient, et qu’il ne fallait pas laisser perdre ; ainsi que par l’écoute attentive des témoins qui pouvaient survivre.
Dans sa première aux Corinthiens (15,1-3), Paul avait certifié la puissance de cette « tradition » venue du Seigneur, dont lui-même était un chaînon important : « Je vous rappelle, frères, l’Evangile […] dans lequel vous demeurez fermes, par lequel aussi vous serez sauvés, si vous le gardez tel que je vous l’ai annoncé ; […] Je vous ai donc transmis en premier lieu ce que j’ai moi-même reçu. » N’oublions pas que trois ans après sa conversion, il avait séjourné quinze jours à Jérusalem, auprès du coryphée des apôtres, saint Pierre (cf. Ga 1,18). Et il ne s’était pas fait faute, bien entendu, de l’interroger longuement, comme le ferait plus tard un saint Marc.
Les évangélistes avaient donc fait œuvre d’historiens, ou de biographes, à la manière de leur époque. Pour moi il ne fait aucun doute par exemple qu’un saint Luc avait volontairement imité, non seulement le style, mais encore la technique historique d’un Xénophon.
On peut trouver des pages de saint Luc dans de bonnes anthologies de la langue grecque.
Sans doute les écrivains de l’âge apostolique ne faisaient-ils pas de l’histoire, ou n’écrivaient-il pas des biographies, avec la rigueur scientifique de mise dans notre temps, ou avec son impartialité (apparente). Ils avaient leurs convictions. Ils voulaient convaincre, en même temps que prouver. Mais justement, les preuves ne pouvaient emporter la conviction que si elles étaient fondées dans les faits, et non pas sur l’imaginaire. La foi n’est authentique que si elle est incarnée, c’est-à-dire ancrée dans l’histoire. C’est ce que l’herméneutique contemporaine a beaucoup de mal à comprendre. Nos hagiographes composaient de l’histoire, ou rédigeaient des biographies, à la manière de leur temps.
Un exégète d’avant-garde, comme André Paul, a bien montré cette utilisation consciente des genres littéraires en honneur dans le monde païen, par les hagiographes juifs, comme ensuite chrétiens. Peut-être même l’a-t-il fait avec un peu d’exagération et de parti pris.
Dans la perspective que nous venons d’exposer, l’ « hypothèse de diacre Philippe » garde une grande valeur explicative pour comprendre la genèse, non seulement des trois évangiles dits synoptiques, mais encore du corpus évangélique tout entier, puisqu’il ne fait aucun doute qu’un saint Jean avait travaillé en fonction des témoignages laissés par ses trois prédécesseurs. L’ « hypothèse du diacre Philippe » résout, ou pour le moins éclaire, la plupart des apories auxquelles on peut se heurter à propos de la question synoptique. Elle jette en outre des lueurs très vives sur la manière dont ont été rédigés les Actes des Apôtres, puisque, dans ces Actes, le témoignage du diacre Philippe occupait une place prépondérante.
Sans doute notre hypothèse pourrait être récusée, en particulier à cause d’une datation trop haute qu’elle proposerait pour la genèse des principaux écrits apostoliques. Mais on ne voit rien de cohérent qui puisse lui être substitué.
En terminant, je ferai remarquer que cette solution tient compte à la fois des travaux de la critique moderne, puisqu’elle inclut la Théorie des deux sources, tout en lui administrant des amendements sensibles, et du dépôt précieux que les anciens Pères, ou les anciens écrivains ecclésiastiques, nous ont légué. En un mot elle concilie les résultats de la critique textuelle interne, avec les exigences de la critique externe, autrement dit avec les témoignages de la plus vénérable tradition.
Nantes, le 19/6/2004
20°) Complément.
Correspondance avec le Professeur Daniel B. Wallace (Dallas Theological Seminary)
Envoi du 2 novembre 2005
Puis-je vous soumettre ma propre position sur le problème synoptique ?
Je l'ai résumée dans l'article : Problème synoptique, sous-section : L'hypothèse du diacre Philippe, dans Wikipédia l’encyclopédie libre en français, dont ci-dessous copie :
L'hypothèse du diacre Philippe :
L'« hypothèse du diacre Philippe » est un aménagement du modèle des deux sources. Le diacre Philippe, l'un des Sept, serait l'auteur réel de notre premier évangile, après concertation avec Luc, compagnon de Paul, lors du séjour en Palestine de ce dernier, vers 57-59 (cf. Ac 21,8 ---27,2).
Philippe, comme Luc, aurait hérité de deux sources: l'évangile de Marc, issu du témoignage et des prédications de l'apôtre Pierre, et les Logia du Seigneur rédigés en araméen par l'apôtre Matthieu, selon la tradition.
Philippe et Luc auraient eu tout le temps de mener leur enquête personnelle.
L'helléniste Philippe et Luc auraient ensuite composé indépendamment l'un de l'autre, en grec, leur évangile respectif, l'un à Césarée maritime (Philippe) et l'autre à Rome (Luc).
Il ne serait pas impossible que Philippe comme Luc se fussent servis d'une version privée de Marc, plus ancienne (l'Urmarkus des exégètes allemands), non publiée, et légèrement différente de celle que nous connaissons.
Le diacre Philippe aurait laissé son évangile sous le patronage de Matthieu, l'apôtre, parce qu'il y insérait largement ses Logia et que le nom d'un apôtre était plus prestigieux.
Il faut remarquer qu'en Ac 21,8 Philippe est dit « Philippe l'évangéliste », ce qui signale pour le moins un spécialiste de l'évangile.
Cette hypothèse a l'avantage de concilier remarquablement les données de la tradition (critique externe) avec les données textuelles de la question synoptique (critique interne). Elle lève certaines apories de la Théorie des deux sources.
Pourquoi Matthieu grec (selon cette hypothèse, Philippe) et Luc, quoique ayant travaillé indépendamment l'un de l'autre, connaissent-ils malgré tout des accords remarquables: même place des évangiles de l'enfance, insertion au même endroit dans la trame de Marc (Mc 3,19) des Béatitudes et du Sermon sur la montagne (quoique sous une forme très différente, et quoique Marc en cet endroit ne parle ni de béatitudes ni de sermon), utilisation de deux sources identiques: Marc et les Logia (avec des modalités très diverses), sans parler de certains accords de détails (contre Marc) qui font depuis longtemps la "croix" des exégètes.
Il n'y eut donc pas copie entre eux, mais bien concertation préalable, et même lecture commune des mêmes sources.
D'autre part il est très vraisemblable que le premier évangile (Matthieu grec) ait été composé en Palestine, car il dénote une connaissance précise de ce pays.
On peut relever, de surcroît, que le témoignage intensif du diacre Philippe pour la rédaction des Actes des Apôtres paraît plus que probable.
Réponse du Professeur Wallace, en date du 3 novembre 2005
Dear Prof Ferrand
Thank you for your stimulating suggestion on the authorship of Matthew's Gospel! I'm afraid my time right now is terribly limited, and I cannot look at the website. But I was intrigued by the points you made in your email to me. I do have four questions, however. First, what patristic evidence is there that Philip was the real author of Matthew's Gospel? In light of the fact that Mark's Gospel is never called "The Gospel according to Peter" even though there was obviously a strong impulse to attach an apostle's name to such a writing, it seems to me that the early church would hardly have invented the name of Matthew for the first Gospel if someone else had actually written it. They show that they can resist that temptation with Mark, so why do it with Matthew? I may have misunderstood you when you spoke of Second, if Philip composed his work in Caeserea surely he would have come across Luke's Gospel in the process. Luke at least composed his Gospel, most likely, while Paul was in prison there. And if, as you suggest, Luke completed it while in Rome then dispatched it to Theophilus (which seems entirely likely to me), at least Philip would have interviewed some of the same people since he started out in the same place. Would he not then simply get a copy of Luke's Gospel and use it for part of his template? As you know, most scholars do not think that Luke and Matthew used Mark independently, but in your reconstruction that would seem an unlikely scenario. Third, I'm not sure what you mean by "Le diacre Philippe aurait laissé son évangile sous le patronage de Matthieu." Are you saying that Philip did his work with the authority and blessing of Matthew or that he simply used the apostle's name for his own work? If the former, this raises the question I brought up first. If the latter, we of course have the difficult problem of having no titles on these works originally, in spite of what Prof Hengel argues! Hence, the association of the Gospel with the name of the apostle Matthew must be for some good reason. Fourth, if your hypothesis is correct, are you saying that this dispenses with Q?
Again, I am intrigued by this. But the greatest difficulty to me seems to be the connection with Caesarea Philippi: it seems too close a connection between Luke and Matthew--closer than the data of the Gospels suggests.
Have you published on this idea--that is, more than on the Internet? I would like to see if you've considered these objections and have published your opinion in some journal.
Sincerely,
Daniel B. Wallace
Professor of New Testament Studies
Dallas Theological Seminary
Cher Prof Ferrand,
Merci de votre suggestion stimulante sur la paternité de l’Evangile de Matthieu ! Je crains que mon temps ne soit maintenant terriblement limité, et je ne puis jeter un œil sur le site Web. Mais j’ai été intrigué par les remarques que vous m’avez faites dans votre message électronique.
J’ai quatre questions, cependant.
Premièrement, quelle évidence patristique y a-t-il que Philippe fût le véritable auteur de l’Evangile de Matthieu ? A la lumière du fait que l’Evangile de Marc n’est jamais appelé « l’Evangile selon Pierre », quoiqu’il y eût naturellement une forte tendance pour attacher le nom d’un apôtre à un tel écrit, il me semble que l’église ancienne aurait eu du mal à inventer le nom de Matthieu pour le premier Evangile si quelqu’un d’autre l’avait réellement écrit. Ils montrent qu’ils peuvent résister à cette tentation avec Marc ; aussi pourquoi le font-ils avec Matthieu ?
J’ai pu vous avoir mal compris quand vous parliez de la Seconde, si Philippe composa son ouvrage à Césarée, sûrement il aurait rencontré l’Evangile de Luc dans le processus. Luc, pour le moins, composa son Evangile, le plus sûrement, alors que Paul se trouvait là en prison. Et si, comme vous le suggérez, Luc le compléta tandis qu’alors, à Rome, il l’expédiait à Théophile (ce qui me semble tout à fait probable), au moins Philippe se serait entretenu avec quelques-uns des mêmes gens, puisqu’il a commencé dans le même endroit. N’aurait-il pu, alors, obtenir simplement une copie de l’Evangile de Luc et ne l’aurait-il pas employée, pour partie, comme modèle ? Comme vous le savez, la plupart des érudits ne pensent pas que Luc et Matthieu se sont servis de Marc indépendamment, mais dans votre reconstruction cela semblerait un scénario peu probable.
Troisièmement, je ne suis pas sûr de ce que vous entendez par « Le diacre Philippe aurait laissé son évangile sous le patronage de Matthieu. » Voulez-vous dire que Philippe a composé son ouvrage avec l’autorité et la bénédiction de Matthieu ou s’il s’est simplement servi du nom de l’apôtre pour son propre ouvrage ? Si c’est la première hypothèse, cela soulève la question que j’ai déjà formulée ci-dessus. Si c’est la deuxième, nous avons naturellement le difficile problème de n’avoir pas de titre pour ces travaux à l’origine, en dépit de ce que soutient le Prof. Hengel ! Par conséquent l’association de l’Evangile avec le nom de l’apôtre doit avoir été faite pour quelque bonne raison.
Quatrièmement, si votre hypothèse est correcte, dites-vous qu’elle se passe de Q ?
Encore une fois, je suis intrigué par cela. Mais la plus grande difficulté pour moi semble être le rapprochement avec Césarée de Philippe : cela semble un rapprochement trop étroit entre Luc et Matthieu – plus étroit que les données des Evangiles ne le suggèrent.
Avez-vous publié sur cette idée – c’est-à-dire ailleurs que sur Internet ? Je voudrais voir si vous avez considéré ces objections et si vous avez publié votre opinion dans quelque journal.
Sincèrement,
Daniel B. Wallace
Professeur d’études du Nouveau Testament
Séminaire Théologique de Dallas
Ma réponse du 4 novembre 2005
Merci de votre réponse.
Malgré ma mauvaise connaissance de la langue anglaise (dont je m'excuse), je vais essayer de répondre point par point, et brièvement, aux objections que vous soulevez, dans la mesure où je les ai bien saisies. Ne vous croyez pas obligé de donner suite, car je sais que votre temps est précieux.
1) Quelle évidence patristique y a-t-il que Philippe fût l'auteur réel de l'évangile dit selon Matthieu ?
Aucune, et c'est là l'une des faiblesses de ma théorie. "L'hypothèse du diacre Philippe" se présente comme une hypothèse de travail, et reste une hypothèse.
Il demeure une vraisemblance scripturaire, puisqu'en Ac 21,8 Philippe est dit "Philippe l'évangéliste", ce qui peut s'entendre d'un spécialiste de l'évangile.
Il faut rappeler toutefois qu'à part Matthieu lui-même la tradition patristique ne suggère aucun autre nom d'auteur pour le premier évangile.
Or l'attribution du premier évangile en grec, tel que nous le possédons, à l'apôtre Matthieu paraît peu vraisemblable. Matthieu est connu pour avoir écrit une première forme d'évangile en langue hébraïque (hébreu ou araméen). Était-il suffisamment helléniste pour le recomposer en grec ? On peut en douter.
D'autre part, lui témoin de la vie du Christ, aurait-il éprouvé le besoin de recourir à un évangile-tiers, d'un auteur non apôtre, et non témoin de la vie du Christ, et de l'insérer pour une grande part (600 versets sur 666, ai-je lu quelque part) dans son récit, au point d'en faire, comme Luc, la charpente de son propre ouvrage ? On peut également en douter.
D'ailleurs la tradition n'affirme nulle part que l'apôtre Matthieu fût l'auteur du premier évangile sous sa forme grecque.
Irénée écrivait:
" Ainsi Matthieu publia-t-il chez les Hébreux, dans leur propre langue, une forme écrite d’Evangile, à l'époque où Pierre et Paul évangélisaient Rome et y fondaient Église. Après l'exode de ces derniers, Marc, le disciple et l'interprète de Pierre, nous transmit lui aussi par écrit ce que prêchait Pierre. De son côté, Luc, le compagnon de Paul, consigna en un livre l’Evangile que prêchait celui-ci." (Adv. Hae. III, prologue).
Qui fut l'anonyme qui traduisit Matthieu en grec, tout en gardant cet évangile sous son nom, en y englobant, comme Luc et très vraisemblablement après concertation avec lui, l'essentiel de Marc ? Voilà l'énigme! Je réponds: le diacre (pour bien le distinguer de l'apôtre du même nom) Philippe.
Si ce n'était lui, c'était son cousin. Si ce n'était son cousin, c'étaient ses quatre filles, qui étaient prophétesses, et vraisemblablement lettrées (cf. Ac 21,9).
Car Luc et Philippe ont pu se fréquenter pendant plus de deux ans à Césarée maritime, capitale administrative où Paul était interné. (A ne pas confondre avec Césarée de Philippe - Caesarea Philippi - en Trachonitide). Cf. Ac 21,8 --- 27,2.
D'ailleurs le vieux Papias, cité par Eusèbe (H. E. III, 39, 16), avait dit : "Matthieu réunit donc en langue hébraïque les Logia (s. e. de Jésus) et chacun les traduisit (êrmêneusen) comme il en était capable." Qui furent ces traducteurs? Selon moi, Philippe et Luc. Les Logia, c'est ce que la critique appelle la source Q. Et voilà notre deuxième source.
Pourquoi le second évangile n'est-il pas appelé "Évangile selon Pierre"? Selon la tradition, tout simplement parce que l'apôtre Pierre l'a lui-même voulu ainsi. Clément d'Alexandrie et Papias étaient d'accord pour l'affirmer : "L'apôtre, dit-on, connut le fait par une révélation de l'Esprit; il se réjouit du désir de ces hommes et il confirma le livre pour la lecture dans les assemblées." (H.E. II, 15, 2). (Effectivement, pour moi l'évangile de Marc est une Haggadah qui pourrait être lue dans une seule séance, dans une seule veillée, et qui semble même faite pour ça ; cf. les théories pertinentes, à ce propos, de B. Standaert).
Pourquoi Matthieu, l'apôtre, n'en a-t-il pas agi de même avec Philippe? Parce qu'il n'était plus en Palestine au moment où Philippe traduisait, et remodelait fortement, son évangile. Comme presque tous les apôtres, il s'était expatrié. Selon Rufin traduisant Eusèbe (cf. H. E. III, 1, 1) Matthieu gagna l’Ethiopie. Peut-être y fut-il appelé par l'eunuque, trésorier de la reine Candace, que précisément Philippe avait autrefois baptisé sur la route de Gaza (cf. Ac 8,26-39). En quittant la Palestine, peut-être Matthieu avait-il confié au diacre Philippe, l'un des Sept, le soin de publier ses Logia en grec, en les accompagnant de son témoignage personnel oral. Car on peut fort bien distinguer, dans Matthieu grec, une tradition matthéenne écrite, en principe commune avec Luc (la source Q), et une tradition matthéenne orale (propre à Matthieu grec).
2) Au moment du séjour en Palestine de Luc, accompagnant Paul, son évangile et celui de Philippe (Matthieu grec) n'en étaient qu'au stade du projet et de l'enquête liminaire. Aussi ne put-il pas y avoir copie entre eux, mais seulement concertation préalable et lecture commune des mêmes sources (Marc et les Logia). Luc a dû transmettre à Philippe l'évangile de Marc (peut-être sous une forme primitive, non publiée: l'Urmarkus des exégètes allemands). Tandis que Philippe traduisait oralement les Logia de Matthieu à l'adresse de Luc, qui n'était peut-être pas hébraïsant. On sait que la source Q (dont les Béatitudes et le Sermon sur la montagne) est rapportée d'une manière assez dissemblable par Matthieu et Luc, plutôt selon la substance que selon la lettre. Il n'y eut donc pas copie entre eux. De même la manière d'utiliser Marc fut assez différente; l'un Philippe l'intégrant presque entièrement, mais surtout au début bouleversant son ordre; Luc respectant plus fidèlement sa séquence mais faisant d'importantes omissions.
Philippe et Luc ont dû s'entendre pour raconter chacun à leur manière les évangiles de l'enfance, l'un selon les "frères du Seigneur" et du point de vue de Joseph, et l'autre selon Marie, sans doute à travers le témoignage de l'apôtre Jean, préalablement contacté par Luc.
De même pour les généalogies.
Celle de Matthieu est la généalogie de Joseph, et des "frères du Seigneur", prouvant aux Juifs que Jésus était bien le descendant légal de David et de tous les rois d'Israël, l'héritier du trône. C'est tellement vrai que plus tard les descendants de Jude "frère du Seigneur" ont été inquiétés par le pouvoir romain comme prétendants implicites à la royauté. (Cf. H. E. III, 12 et 19-20).
La généalogie donnée par Luc est celle de Marie (Jésus, non fils de Joseph mais bien d'Héli, de Matthat, ... de Nathan, de David, de Jessé,...d'Abraham, ...de Noé, ... d'Adam, de Dieu). Elle veut démontrer aux chrétiens (Théophile...) que Jésus, non fils réel de Joseph, n'en était pas moins l'authentique descendant de David, par Nathan et non par Salomon, parce que Marie était elle-même descendante de David. C'est bien là l'opinion de saint Irénée, père de l’Eglise. (Cf. Adv. Hae. III, 21-22 et spécialement III, 9, 2 : "...son Fils, qui est l'Emmanuel, 'fruit du sein' de David, c'est-à-dire de la Vierge issue de David.")
Dans le Talmud, Marie est appelée fille d'Héli. (Chagig. 77,4 selon Frédéric Godet ; Commentaire sur l’Evangile de Luc, Tome I).
3) Philippe a utilisé largement les Logia de Matthieu (la source Q), les laissant sous son nom, ou plus exactement peut-être, la postérité les laissant sous son nom.
Mais les évangiles de Matthieu grec (Philippe) et Luc ne furent rédigés et publiés qu'après le départ de Luc et de Paul pour Rome. Philippe rédigea le sien, peut-être aidé de ses filles, dans son domicile, à Césarée maritime, et Luc à Rome. Il publia d'ailleurs son ouvrage avec les Actes des apôtres, qui se terminent, on le sait, à la fin de la première captivité romaine de Paul.
Théophile, le dédicataire, était probablement un éditeur de Rome, converti au christianisme, par lequel nous connaissons le double ouvrage de Luc.
L'analyse dénote un travail de rédaction indépendant de la part de Matthieu grec (Philippe) et Luc. C'est le point de vue bien documenté et assez largement accepté de la Théorie des deux sources.
La synopse chiffrée (composée de références) que j'ai établie, supposant vraie la Théorie des deux sources et donnant une priorité absolue à Marc (à Luc quand Marc est absent), le démontre à chaque pas.
Il subsiste néanmoins des accords remarquables entre Matthieu grec et Luc, indépendamment de Marc, ou contre Marc.
Ils peuvent s'expliquer :
a) soit par des ententes préalables :
- même place des évangiles de l'enfance ;
- insertion au même endroit de Marc (3,19) des Béatitudes et du Sermon sur la montagne quoique sous des formes très différentes ;
- utilisation des mêmes sources (les Logia et Marc) ;
b) soit par des réminiscences d'une lecture commune des sources, l'utilisation d'une même version antérieure de Marc ou même par les traces d'une tradition ecclésiale commune (sans parler des harmonisations éventuelles de certains copistes): les accords de détail, positifs ou négatifs. Il y eut aussi une manière assez semblable d'abréger Marc, qui a pu jouer.
4) J'identifie purement et simplement la source Q et les Logia de l'apôtre Matthieu, dont l'existence est connue par la tradition. A mon avis, l'appellation "source Q" est assez malheureuse et presque inutile; je la conserve par commodité.
Il faut bien voir cependant que :
Lc 3,7-9.17; 4,2b -13 = Mt 3,7-10.12; 4,2-11a
était peut-être un document à part. Mais on n'a aucun moyen de le démontrer.
Je n'ai rien publié, malheureusement, sauf sur Internet. J'ai seulement façonné manuellement ma synopse chiffrée des quatre évangiles que je trouve un instrument de travail très pratique, et permettant une pénétration approfondie des évangiles canoniques. Peut-être vous l'enverrai-je à titre d'information.
Étant composée de chiffres, elle est lisible dans toutes les langues!
Merci de votre attention, et pardon pour mes longueurs non maîtrisées...
Jean Ferrand
Envoi de ma synopse chiffrée, le 8 novembre 2005
Cher Professeur,
Comme promis je vous envoie un exemplaire de ma Synopse chiffrée des quatre évangiles.
Elle est bâtie en supposant vraie, a priori, la Théorie des deux sources.
Elle obéit donc aux principes suivants :
- Priorité absolue à Marc.
- Priorité absolue à Luc, quand Marc fait défaut (car Luc est supposé, a priori, avoir mieux conservé l’ordre originel de la source Q).
- Insertion intégrale de Jean, et sans modification, avec ses parties synoptiques, dans le bloc Marc-Luc-Matthieu ainsi obtenu.
Une telle synopse permet très aisément, moyennant cependant certaines options, une synthèse complète et relativement harmonieuse des quatre évangiles.
Je sais que ce concept de « synthèse », ou « diatessaron », des évangiles est très mal vu en exégèse !
Je l’ai pourtant réalisée (en français, d’après la première Bible de Jérusalem) ; elle est sur mon site.
Malgré son caractère arbitraire ou trop systématique, une synthèse apporte cependant beaucoup d’enseignements sur la composition des évangiles, et éventuellement sur les faits biographiques de la vie du Christ.
En suivant rigoureusement mes principes j’aboutis cependant, il faut le reconnaître, à plusieurs difficultés d’ordre, disons, historique qui, peut-être, vous paraîtront énormes.
- Doublement de la purification du Temple, une au début du ministère et l’autre à la fin.
- Supposition que Jésus est retourné en Galilée après la Fête des Tentes, avant la dernière montée de Luc 9,51, alors qu’aucun évangile ne le signale.
- Doublement de la procession des Rameaux (!), une sur le chemin de Jéricho à Jérusalem avant l’Onction à Béthanie, et sur l’autre sur le chemin de Béthanie à Jérusalem, le lendemain de l’Onction.
- Dernière Cène située le Mardi soir de la passion, début du Mercredi juif.
- Condamnation à mort de Jésus le Jeudi à midi, veille de la passion ...
J’ai laissé subsister telles quelles ces difficultés (certains diront des anomalies...), comme des points d’interrogation non résolus. Les éviter aboutit nécessairement à des choix purement arbitraires, et souvent contradictoires, comme on le voit ailleurs ! (Comment choisir, par exemple, entre les chronologies synoptique et johannique ? On ne possède aucun repère pour en décider. Autant les laisser dans leur tension.)
Le plus curieux, c’est que la synthèse, malgré toutes ces difficultés, tient parfaitement la route...
Avec mes amitiés,
Jean Ferrand
Voir la Synopse chiffrée des quatre évangiles sur ce site.
Voir la Synopse et la Synthèse complètes des quatre évangiles sur ce site.