Note 32

Le « Fils de l’homme »

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Dans les évangiles, Jésus se désignait volontiers lui-même comme le « Fils de l’homme ». A de très rares exceptions près dans tout le Nouveau Testament (cf. Ac 7,56 ; Ap 1,13 ; 14,14), on trouvait seulement ce titre dans la bouche de Jésus.

Tous les commentateurs affirment qu’il l’avait repris du prophète Daniel : « Voici, venant sur les nuées du ciel, comme un Fils d’homme. Il s’avança jusqu’à l’Ancien et fut conduit en sa présence. A lui fut conféré empire, honneur et royaume, et tous les peuples, nations et langues le servirent. Son empire est empire à jamais, qui ne passera point, et son royaume ne sera point détruit. » (Dn 7,13-14).

D’après Dn 7,27, cette figure du Fils de l’homme incarnait le « peuple des saints du Très Haut », dont il était dit que « son empire est un empire éternel et tous les empires le serviront et lui obéiront ».

Mais l’apocalyptique juive, avec les Paraboles du livre d’Hénoch qu’on peut dater des environs de l’an 40 avant notre ère, un peu plus tard sans doute avec le Quatrième livre d’Esdras, avait abondamment repris l’évocation de ce « Fils d’homme », figure quasi mythique de l’imaginaire de cette époque-là, lui conférant une signification nettement personnelle, l’élevant à un rang pour ainsi dire métaphysique : « A cette heure ce Fils d’homme fut appelé auprès du Seigneur des Esprits, et son nom fut prononcé en présence du Principe des jours. Avant que soient créés le soleil et les signes, avant que les astres du ciel soient faits, son nom a été proclamé par-devant le Seigneur des Esprits. Il sera un bâton pour les justes, ils s’appuieront sur lui sans risquer de trébucher. Il sera la lumière des nations, il sera l’espoir de ceux qui souffrent dans leur cœur. Devant lui s’inclineront et se prosterneront tous les habitants de l’aride. Ils glorifieront, béniront et chanteront le Seigneur des Esprits. C’est pour cela qu’il est devenu l’Elu et celui qui a été caché par-devant lui dès avant la création du monde et jusqu’à l’avènement du Siècle. Mais la sagesse du Seigneur des Esprits l’a révélé aux saints et aux justes. Il a en effet préservé le lot des justes, parce qu’ils ont haï et méprisé ce siècle de violence et en ont haï toute l’œuvre et toutes les voies, au nom du Seigneur des Esprits. C’est par son nom qu’ils seront sauvés, et par sa volonté qu’il est devenu leur vie. » (I Hénoch 48,2-7).

On a là, en germe, presque tous les fondements de la théologie johannique !

Les thèmes de l’élection divine (cf. I H 48,6), comme de la « lumière des nations » (cf. I H 48,4), rattachent nettement ce personnage du Fils de l’homme au Serviteur de Yahweh,  tel que prédit par Isaïe.

Il suffit de se remémorer quelques phrases du grand prophète antéexiléen !

« Voici mon serviteur que je soutiens, mon élu que préfère mon âme. » (Is 42,1).

« Je t’ai désigné comme alliance du peuple et lumière des nations. » (Is 42,6).

« C’est trop peu que tu sois mon serviteur pour relever les tribus de Jacob et ramener les survivants d’Israël. Je ferai de toi la lumière des nations. » (Is 49,6).

Le Christ, qui avait pratiqué le livre d’Hénoch, s’identifierait à ce « Fils de l’homme », dans le double sens de Personnage eschatologique (cf. Mt 17,9 ; 24,30 ; 25,31) et de Serviteur souffrant (Mt 8,20 ; 11,19 ; 17,22 ; 20,28 ; ...) : dans le but d’annoncer son retour triomphal à la fin des temps, aussi bien que pour décrire ses abaissements sur la terre.

Dieu lui-même, Dieu le Père, désignerait le Fils comme son Elu (cf. Lc 9,35). Jean-Baptiste, au bord du Jourdain, avait affublé Jésus de ce vocable (cf. Jn 1,34), et les chefs du peuple, au Calvaire, l’interpelleraient ainsi par dérision (cf. Lc 23,35).

Mais c’est Jésus lui-même qui, au Temple, au lendemain de la Fête des Tentes, laquelle, on se le rappelle, était une fête de la lumière (deux immenses flambeaux, quatre selon les auteurs, venaient d’illuminer la nuit de Jérusalem pendant toute une semaine), proclamerait d’une voix puissante : « Je suis la lumière du monde ; qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, mais aura la lumière de la vie. » (Jn 8,12). Dès son entretien de nuit avec Nicodème, il s’était d’ailleurs identifié à la lumière. (Cf. Jn 3,19).

On s’en rend compte, l’impact du livre d’Hénoch avait été profond sur la psychologie de Jésus. Il l’avait sans doute parcouru, ou même rêvé, dès son adolescence, comme aujourd’hui nous feuilletons des romans d’aventure. D’emblée il avait dû se reconnaître dans ce Fils de l’homme, autre appellation, depuis Daniel, du Messie promis.

En ces temps-là, le Canon de la Bible n’avait pas encore été fixé. Aucune frontière ne séparait, comme de nos jours, les écrits canoniques des écrits apocryphes. Et Jésus pouvait fort bien recevoir le livre d’Hénoch comme inspiré, au même titre qu’il acceptait le livre tardif du prophète Daniel (composé, semble-t-il, vers 166 avant notre ère).

C’est ce qu’une lecture attentive de l’épître de Jude peut nous permettre d’inférer.

Le « frère du Seigneur », qui était aussi frère de Jacques, devait sans doute rédiger son épître après 70, en tous les cas après la Secunda Petri, dont il s’inspirerait amplement. Mais il avait reçu la même formation que ses frères de sang : les Jésus, les Jacques, Joset et Siméon. Il s’était nourri des mêmes lectures. Quand il écrivait son épître, le canon de la Bible hébraïque n’existait pas encore, ou tout au moins les chrétiens de la jeune Eglise ne s’y sentaient pas soumis.  

Jude citait expressément le livre d’Hénoch comme parole de Dieu : « C’est aussi pour eux qu’a prophétisé en ces termes Hénoch, le septième patriarche depuis Adam : ‘Voici : le Seigneur est venu avec ses saintes myriades, afin d’exercer le jugement contre tous et de confondre tous les impies pour toutes les œuvres d’impiété qu’ils ont commises, pour toutes les paroles dures qu’ont proférées contre lui les pécheurs impies. » (Jude 14-15 ; traduction de la Bible de Jérusalem).

On reconnaît là une citation de I Hénoch 1,9 : « Car il vient avec ses saintes myriades juger l’univers, faire périr tout impie, confondre toute chair, pour tous les actes d’impiété qu’ils ont commis et pour les outrages qu’ont proférés contre Lui les pécheurs impies. » (Ecrits intertestamentaires, La Pléiade, page 473, traduction d’André Caquot).

Dans le corps de son épître, Jude faisait allusion à d’autres écrits, que nous nommons apocryphes : à l’Assomption de Moïse (cf. Jude 9), et probablement, en Jude 6-7, au Testament des Douze Patriarches.   

Jésus-Christ ne fut certainement pas un illettré ! Il avait été nourri des légendes et des apocalypses de son peuple. Il avait fréquenté assidûment les prophètes : Isaïe, bien sûr, mais aussi d’autres plus tardifs, comme Daniel.

Ce qu’on aperçoit dans sa personnalité, ou même dans les thèmes qu’il chérissait, se trouve en lien assez étroit avec les esséniens. 

Non qu’il fût lui-même essénien, car les esséniens étaient des prêtres, ou des lévites, en rupture non pas avec le Temple mais avec le sacerdoce en place à Jérusalem. L’essénisme, c’était un schisme entre prêtres qui remontait, par-delà les Hasmonéens, jusqu’à la déposition du grand prêtre Onias III (leur Maître de Justice) en 175 avant notre ère. Les esséniens étaient les fidèles, désormais bien affaiblis et minoritaires, du grand prêtre Onias III, injustement déposé, puis encore plus injustement assassiné dans son exil.

Or Jésus lui-même avait fréquenté assidûment le Temple de Jérusalem, dont il était un fervent zélateur, et dont par deux fois au moins au cours de sa vie publique il devait purifier énergiquement les abords (cf. Jn 2,13-22 ; Mt 21,12-17 p). Par sa mère, il était apparenté à Zacharie, le père de Jean-Baptiste, prêtre-officiant du Temple, de la classe d’Abia (cf. Lc 1,5).

Il ne faisait donc pas partie de la confrérie des esséniens, qui se trouvait écartée de fait du Temple de Jérusalem, et ne pouvait y célébrer. 

Pour autant, en sa qualité de davidique, et même de chef des davidiques (cf. Lc 1,32 : « Le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David, son père ... »), Jésus se voyait comme l’allié objectif des esséniens. Comme eux il s’opposait spontanément, on pourrait même dire naturellement, à la dynastie en place, celle des Hérodiens, qui avaient succédé aux Hasmonéens, lesquels avaient supplanté la lignée davidique. Hérodiens, comme Hasmonéens, avaient pu se méfier des davidiques, leurs rivaux potentiels. De même les davidiques devaient se méfier du sacerdoce mis en place par le pouvoir politique, même si pour leur part ils continuaient de pratiquer dans le Temple légitime de Jérusalem.

Opposé aux sadducéens, comme à la secte des Pharisiens, tous deux alliés du pouvoir en place,  Jésus ne pouvait que se sentir en phase avec les esséniens, qui eux-mêmes attendaient avec impatience un messie davidique, dont ils annonçaient la venue comme imminente.

Voici par exemple ce qu’on lisait dans les Psaumes de Salomon, composés vers – 60 par un auteur proche des esséniens : «Regarde, Seigneur, et suscite-leur un roi, fils de David, au moment que tu sais, ô Dieu, pour qu’il règne sur Israël ton serviteur ! Et ceins-le de force pour qu’il brise les princes injustes, qu’il purifie Jérusalem des nations qui la foulent et la ruinent ! Qu’il chasse, par la sagesse et la justice, les pécheurs de l’héritage ! Qu’il écrase l’orgueil du pécheur comme vase de potier ! » (Psaumes de Salomon 17,21-23).

Dans le Quatrième livre d’Esdras également, la vision de l’aigle, qu’une critique pénétrante a daté des environs de l’an 37 avant notre ère (cf. Les Ecrits intertestamentaires, La Pléiade, 1987, pages 1467-1470), annonçait clairement la venue imminente d’un messie davidique. « Le lion [de Juda,  donc le messie] que tu as vu s’élancer de la forêt en rugissant, parler à l’aigle [Rome et son empire] et dénoncer ses injustices avec toutes ces paroles que tu as entendues, c’est le Messie que le Très-Haut a réservé pour la fin des jours, celui qui se lèvera de la race de David ; il viendra et il leur parlera. Il dénoncera leurs impiétés, il les reprendra pour leurs injustices, il produira devant eux leurs prétentions. Car il les fera d’abord passer en jugement de leur vivant et, après leur avoir fait ces reproches, il les anéantira. Mais le reste de mon peuple, ceux qui auront été sauvés dans mon pays, il les délivrera avec miséricorde et il les réjouira  jusqu’à ce que vienne la fin dont je t’ai parlé dès le début. » (IV Esdras 12,31-34).

Dans la sixième vision, le même livre d’Esdras nous montrait un Homme surgissant de la mer, ou un Fils d’homme, ou encore un Fils de Dieu en forme d’homme : « Tu as vu un homme monter du sein de la mer : c’est celui que le Très-Haut tient depuis longtemps en réserve et par lequel il délivrera ses créatures. C’est lui qui commandera ceux qui auront été laissés. Tu as vu qu’un souffle de feu et de tempête sortait de sa bouche, qu’il ne portait ni épée ni instrument de guerre et qu’il brisait pourtant l’assaut de cette multitude qui venait le combattre. En voici l’interprétation : Les jours viennent où le Très-Haut va délivrer ceux qui sont sur la terre. Un égarement d’esprit viendra  sur eux ; ils songeront à se faire la guerre, cité contre cité, pays contre pays, nation contre nation, royaume contre royaume. Et lorsque ces évènements arriveront, lorsque se produiront les signes que je t’ai montrés auparavant, alors sera révélé mon Fils que tu as vu comme un homme montant de la mer. » (IV Esdras 13,25-32).

Il est vrai que certains critiques ont tendance à dater IV Esdras seulement de la fin du premier siècle de notre ère, dans sa rédaction ultime. Mais c’est sans doute à tort. Comme la précédente, cette vision de l’Homme montant de la mer fut vraisemblablement composée peu avant le règne d’Hérode. Elle annonçait clairement la venue d’un messie pacifique, non guerrier. (« Il ne portait ni épée ni instrument de guerre »). C’est seulement par le souffle de sa bouche qu’il détruirait ses ennemis : c’est-à-dire par la proclamation de la vérité. Nous dirions aujourd’hui par la seule force de l’évangile.

Jésus s’identifierait ostensiblement à ce Messie pacifique (cf. Mc 11,1-11 p).

La pensée de Jésus, et son enseignement, se rattachaient donc nettement à la  littérature essénienne, laquelle fut pleinement judaïque, et non pas sectaire, comme on l’a trop dit. Les esséniens se considéraient comme les Pauvres de Yahweh, les Anawim. C’était cette attente des Anawim que Jésus était venu combler.

Nous conclurons notre propos en disant que Jésus ne fut pas essénien (n’étant pas de race sacerdotale). Mais en tant que davidique, et même chef de la maison de David, il se situait comme l’allié naturel des esséniens.

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