Encore la généalogie lucanienne
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La généalogie de Jésus dans Luc (3,23-38) doit se lire ainsi :
« Ôn uios (ôs enomidzeto Iôsêph)
tou Êli
tou Maththat
...
tou Natham
tou David
tou Iessai
...
tou Abraam
...
tou Adam
tou Theou. »
Et se comprendre : « Jésus était vraiment le fils (ou descendant) de (croyait-on Joseph), d’Héli, de Maththat, ..., de Nathan, de David, de Jessé, ..., d’Abraham, ..., d’Adam, de Dieu ».
Le « ôs enomidzeto Iôsêph », (« croyait-on Joseph »), était une parenthèse, une exception, qui ne visait que le seul nom de Joseph, mais qui n’excluait en aucun cas les autres termes de la liste.
Pour s’en convaincre, il suffirait de lire la généalogie à l’envers : Jésus était vraiment le fils de Dieu, le fils d’Adam, ...le fils d’Abraham, ...le fils de Jessé, le fils de David, le fils de Nathan,... le fils de Maththat, le fils d’Héli, pas vraiment le fils de Joseph. Pourquoi ? L’explication en était donnée dans les premiers chapitres du livre : parce que Jésus était réellement le fils virginal de Marie, tout en étant le Fils de Dieu (cf. Lc 1,32).
La parenthèse tenait la place du nom de Marie qui, étant celui d’une femme, ne pouvait figurer dans une généalogie.
Il est certain par ailleurs que la parenthèse avait la valeur d’une négation : Jésus n’était pas le fils de Joseph ; c’est ce que nous avions appris dès les premières pages du livre. La négation ne pouvait porter que sur le premier nom de la généalogie, sauf à déboucher aussitôt sur des absurdités : Jésus ne serait pas le fils d’Héli, ni de Nathan, ni de David, ni d’Abraham, ni d’Adam, ni de Dieu !
On ne verrait pas, d’autre part, dans quel intérêt documentaire (ou apologétique), Luc aurait inséré dans son évangile une généalogie fausse de bout en bout. Or c’est bien cette herméneutique que l’exégèse traditionnelle de ce passage prétend nous imposer.
Le manuscrit Alexandrinus, et quelques autres, sembleraient moins affirmatifs, puisqu’ils portent comme libellé du début de la généalogie :
« Ôn ôs enomidzeto uios Iôsêph tou Êli … »
“Etant, comme on le croyait, fils de Joseph, (fils) d’Héli ... »
Mais le texte habituellement reçu, dans nos bibles, et dans les éditions critiques, est bien attesté : par le Sinaïticus, par le Vaticanus, et par d’autres témoins plus tardifs, ... mais surtout par le papyrus P 4, qui date du IIIe siècle. Il a donc toute chance d’être le texte original.
(Ledit papyrus P 4 se trouve à la Bibliothèque Nationale de Paris).
Il paraîtrait fort probable que les deux rédacteurs de nos premier et troisième évangiles, Philippe et Luc, se fussent longuement concertés à Césarée maritime, résidence de Philippe, pendant le séjour que fit Luc en Palestine, de l’été 57 à l’automne 59 (voir notre chronologie), en tant que compagnon de saint Paul, tandis que Paul lui-même était retenu plus de deux prisonnier, précisément à Césarée.
Philippe et Luc, sans doute aidés par saint Paul, puisque ce dernier pouvait recevoir des visites dans sa prison (cf. Ac 24,23), ont dû décider de raconter les origines de Jésus en se plaçant l’un du point de vue de Joseph, et des « frères de Jésus », l’autre du point de vue de Marie.
Philippe avait donc recueilli, puis plus tard inséré, la généalogie royale de Jésus qui lui avait été facilement communiquée par les « frères de Jésus », Jacques, Simon (ou Siméon) et Jude, puisqu’en un sens c’était leur propre généalogie. Jésus lui-même étant disparu, ils devenaient les véritables héritiers de David et de tous les rois d’Israël. C’est d’ailleurs bien pourquoi les descendants de Jude seraient plus tard inquiétés, et même à plusieurs reprises, par le pouvoir romain, comme étant les descendants de David et, par conséquent, les candidats potentiels à la royauté : dès Vespasien (69-79), (cf. H.E.III, 12) ; puis plus tard sous Domitien (81-96), (cf. H.E.III, 19 – 20).
Luc, lui, aurait inséré la généalogie réelle de Jésus, par Marie, qui aurait été conservée par Marie elle-même, sans doute à titre de tradition familiale, comme cela devait beaucoup se pratiquer dans l’Israël ancien, si féru de généalogies, et qui lui aurait été transmise soit par l’apôtre saint Jean, soit par Marie elle-même.
Reportons-nous au témoignage de saint Jean, dans le prologue de son évangile :
« Lui (Jésus) que ni sang,
ni vouloir de chair,
ni vouloir d’homme,
mais Dieu a engendré.
Et le Verbe s’est fait chair
et il a demeuré parmi nous. » (Jn 1,13-14)
qui affirme la conception virginale en même temps que la filiation divine de Jésus.
Certains exégètes, comme le Père Lagrange, ont vigoureusement réfuté cette interprétation de la généalogie lucanienne, sous le prétexte qu’elle n’aurait été défendue par aucun Père de l’Eglise. Ils n’oubliaient qu’un seul Père de l’Eglise : saint Irénée ! Lequel confessait en propres termes : « Un seul Jésus-Christ notre Seigneur, issu de la race de David selon la génération qui lui vient de Marie. » (Adv. Hae. III, 16,3). Comment saurions-nous, par ailleurs, que Marie est bien la descendante de David, si nous n’avions pas sa généalogie ? Un peu plus loin, saint Irénée nous expliquait « que la promesse faite par Dieu à David de susciter un Roi du fruit de son sein [cf. Ps 132,11] a été accomplie lorsque la Vierge, c’est-à-dire Marie, a enfanté. » (Adv. Hae. III, 21,5).
« C’est de Marie encore Vierge qu’à juste titre il [Jésus] a reçu cette génération qui est la récapitulation d’Adam. » (Adv. Hae. III, 21,10).
Autrement dit la récapitulation d’Adam s’était faite par Marie. Or que cette récapitulation d’Adam nous fût exposée par la généalogie donnée par Luc (3, 23-38), saint Irénée l’affirmait en propres termes : « C’est pourquoi Luc présente une généalogie allant de la naissance de notre Seigneur à Adam et comportant soixante-douze [sic] générations : il rattache de la sorte la fin au commencement et donne à entendre que le Seigneur est Celui qui a récapitulé en lui-même toutes les nations dispersées à partir d’Adam, toutes les langues et les générations des hommes, y compris Adam lui-même. » (Adv. Hae. III, 22, 3).
Que si la généalogie lucanienne eût été fausse ou supposée, ou si Irénée lui-même l’eût tenue pour telle, tout son raisonnement théologique, par ailleurs si réaliste, s’écroulait.
Sans doute Irénée ne disait pas, expressément, que Marie était fille d’Héli, et cela est un peu irritant pour nous. Cependant, telle était bien l’interprétation la plus obvie qu’on pût donner de la pensée de saint Irénée sur la généalogie lucanienne.
Ce qu’Irénée appelait « la génération de Notre seigneur » (generatione Domini nostri), (cf. Adv. Hae. III, 22, 3), c’était cette « génération qui lui vient de la Vierge » (generationem eius quae est ex Virgine), (cf. Adv. Hae. III, 21,4).
Donc la généalogie donnée par Luc allait, selon st Irénée, de Marie à Adam.
Cette herméneutique s’est perdue au fil des âges. Certes l’Eglise nous a transmis fidèlement, non seulement l’esprit, mais la lettre des textes évangéliques sans chercher à les concilier, bien qu’ils parussent assez contradictoires.
Si ! Il y a bien eu une tentative, et très ancienne, de conciliation, puisqu’elle remontait aux premiers siècles, et qui consistait à remplacer la généalogie lucanienne par la généalogie matthéenne mise à l’envers, et prolongée jusqu’à Adam ! Mais cette correction n’avait affectée qu’un seul manuscrit (ou les manuscrits qui en dépendent) : le Codex Bezae (du Ve siècle). En effet, il était impossible de corriger tous les manuscrits, déjà répandus dans l’univers chrétien.
Le premier, Jules l’Africain, avait proposé d’expliquer la divergence des évangiles en faisant appel à la fameuse loi du lévirat, édictée par le Deutéronome (Cf. Dt 25,5). Ainsi saint Joseph aurait eu deux pères : un père naturel et un père légal, d’où une double généalogie. Jules l’Africain prétendait même tenir la chose des parents de Jésus, visités à Nazareth (deux siècles après). Cette exégèse, reprise par Eusèbe de Césarée dans son Histoire Ecclésiastique (I, 7), s’était dès lors imposée à l’immense majorité des commentateurs.
Au XVe siècle, un docteur de l’Eglise, saint Bernardin de Sienne, avait bien tenté timidement de relancer l’hypothèse que nous défendons. Mais il n’avait guère été suivi.
Revenons un instant à l’analyse grammaticale du texte de Luc (3,23-38).
Dans sa traduction, la Vulgate semble considérer l’article « tou » qui précède chacun des noms de la généalogie (à l’exception de celui de Joseph), comme l’équivalent d’un relatif qui s’accorderait plutôt avec le nom qui précède.
En conséquence elle écrit : « Joseph, qui fuit Heli, qui fuit Matthat, qui fuit ... »
« Joseph, qui fut d’Héli, qui fut de Matthat, qui fut de ... »
Mais elle a certainement tort, car « tou » n’est pas un relatif ; le relatif serait : « ou ». « Tou » est un article et l’article s’accorde toujours, en grec, avec le nom qui suit (immédiatement ou après une intercalation).
A l’origine, l’article grec était un démonstratif, non un relatif (cf. grammaire grecque de Ragon, 1961, N°190).
On doit donc lire ainsi la généalogie proposée par Luc :
« Et lui, Jésus, était en commençant âgé d’environ trente ans, étant descendant
de (croyait-on) Joseph
d’Héli,
de Matthat,
de Lévi,
de Melchi,
de Jannaï,
de Joseph,
de Mattathias,
d’Amos,
de Naoum,
d’Esli,
de Naggaï,
de Maath,
de Mattathias,
de Séméin,
de Josech,
de Joda,
de Joanan,
de Résa,
de Zorobabel,
de Salathiel,
de Néri,
de Melchi,
d’Addi,
de Kosam,
d’Elmadam,
d’Er,
de Jésus,
d’Eliézer,
de Jorim,
de Matthat,
de Lévi,
de Syméon,
de Juda,
de Joseph,
de Jonam,
d’Eliakim,
de Méléa,
de Menna,
de Mattatha,
de Nathan,
de David,
de Jessé,
de Jobed,
de Booz,
de Sala,
de Naasson,
d’Aminadab,
d’Admin,
d’Arni,
de Hesron,
de Pharès,
de Juda,
de Jacob,
d’Isaac,
d’Abraham,
de Thara,
de Nachor,
de Sérouch,
de Ragau,
de Phalec,
d’Eber,
de Sala,
de Kaïnam,
d’Arphaxad,
de Sem,
de Noé,
de Lamech,
de Mathousala,
de Hénoch,
de Iaret,
de Maleléel,
de Kaïnam,
d’Enos,
de Seth,
d’Adam,
de Dieu. »
C’est à travers ces 77 générations (saint Irénée en comptait seulement 72), y compris Marie elle-même, que s’était accomplie cette récapitulation d’Adam, définie par saint Irénée (quoique le mot lui-même de ‘récapitulation’ fût d’origine paulinienne.)
Le verbe « ôn » (étant) de la généalogie contient un sens très fort. Il fait penser au Nom divin, (cf. Ex 3,14), qui se trouve prononcé 8 fois dans le Nouveau Testament, et par le seul saint Jean (Jn 8,24.28.58 ; Ap 1,4.8 ; 4,8 ; 11,17 ; 16,5).
Dans la pensée de Luc, croyons-nous, ce verbe affirmait que Jésus possédait vraiment toutes les filiations annoncées dans la généalogie, et d’abord la filiation divine, mais aussi les filiations adamique, noachique, abrahamique, davidique ..., à l’exception de la seule filiation qui lui viendrait par Joseph, nommément exclue. (Cf. Lc 2,48-49).
Si l’on songe au substrat hébreu, ou araméen, de cette généalogie, on s’aperçoit qu’on ne trouve en elle qu’un seul BEN (ou BAR), le « uios », du verset 23.
Jésus était véritablement le BEN (c’est-à-dire – le fils – l’héritier – le descendant) de tous ces gens-là, à l’exception du premier nommé. Il était leur descendant charnel, comme le professait déjà saint Paul dans la célèbre phrase qui ouvrait l’épître aux Romains, et dont on pourrait proposer l’exégèse suivante :
1°) « L’Evangile de Dieu », c’est la généalogie de Jésus consignée dans l’évangile de Luc,
2°) "que d’avance il avait promis par ses prophètes », cette généalogie réalise les prédictions des prophètes, surtout en ce qui concerne la filiation davidique du Messie,
3°) « dans les Saintes Ecritures », cette généalogie résume, ou récapitule, toutes les Saintes Ecritures, depuis Adam jusqu’au Messie,
4°) « concernant son Fils, issu de la lignée de David, selon la chair », elle expose la filiation davidique de Jésus selon une lignée charnelle, ou réelle, et non pas selon une lignée légale.
Saint Paul avait pu participer à l’élaboration de l’évangile de Luc, au moins pendant quatre ans : deux ans à Césarée maritime et deux ans à Rome. C’est sans doute sur son ordre que cette généalogie avait été insérée dans l’évangile de Luc. Il ne fait aucun doute, d’ailleurs, qu’elle fut insérée, puisqu’elle trouverait facilement sa place en un autre endroit. Mais elle fut insérée très tôt, dès l’origine, dès la publication, car elle ne fait défaut dans aucun manuscrit.
Il est classique de rappeler (cf. Daniel-Rops, Jésus en son Temps, note du chapitre II), mais très important, que le Talmud nommait Marie « fille d’Héli », qu’Héli était le diminutif d’Eliacin (Eliakim) et qu’Eliacin était le synonyme de Joachim (Ioakim), nom que la tradition attribue au père de Marie.
En 2 R 23,34, et dans le texte parallèle : 2 Ch 36,4, on apprend que « le Pharaon Néko établit comme roi Elyaqim, fils de Josias, à la place de son père Josias, et il changea son nom en celui de Joiaqim. »
Elyaqim signifiait : « Dieu élève. »
Joiaqim signifiait : « Yahvé élève. »