La notice des Actes (18,24-28) sur Apollos
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Les exégètes admettent volontiers que la notice des Actes sur Apollos (cf. Ac 18,24-28) a des traits communs avec celle qui suit, sur les Johannites d’Ephèse (cf. Ac 19,1-7).
Voir dans la Bible de Jérusalem, les notes ad locum.
Ces deux notices auraient, selon moi, toutes les deux été inspirées à Luc par Aquila et Priscille, résidents d’Ephèse, dont il est d’ailleurs question dans le texte (cf. Ac 18,26).
Mais les mêmes exégètes ont beaucoup moins remarqué les liens stylistiques qui existent entre ces deux notices et le long épisode, qui leur fait suite, de l’émeute des orfèvres d’Ephèse (cf. Ac 19,23-40). Emeute qui a chassé Paul d’Ephèse et dont le récit proviendrait, selon moi, du même témoignage d’Aquila et Priscille. Il fait lui aussi figure de pièce rapportée dans la trame du récit des Actes. La Bible de Jérusalem dit : « Cet épisode, qui provient d’une source particulière et qui tranche sur le style habituel de Luc, a été rattaché artificiellement par lui à son récit de l’évangélisation d’Ephèse. » (Note sur Ac 19,22). Cet épisode ne serait point du tout rattaché artificiellement, s’il provenait de ces témoins privilégiés, et amis de Paul, que furent Aquila et Priscille.
Essayons de démontrer par une analyse stylistique que les trois notices susdites sont effectivement liées et qu’elles ont par conséquent la même source.
Correspondances d’expression :
(La première ligne est tirée de l’épisode ; les confer sont tirés des deux notices précédentes).
19,23 : ... à propos de la Voie.
Cf. 18,25 : instruit de la Voie du Seigneur.
Cf.18, 26 : plus exactement la Voie.
19,24 : un certain Démétrius.
Cf.18, 24 : Un Juif, nommé Apollos.
19,24 : orfèvre et fabriquait.
Cf. 18,24 : éloquent, versé dans.
19,24 : un travail appréciable.
Cf. 18,27 : d’un grand secours.
19,25 : il les réunit.
Cf. 18,26 : Il se mit à leur parler ... dans la synagogue.
Cf. 18,26 : le prirent avec eux (pour lui parler).
Cf. 19,1-2 : Il y trouva quelques disciples et leur dit.
19,25 : Mes amis.
Cf. 18,25 : dans la ferveur de son âme.
Cf. 18,27 : l’y encouragèrent.
Cf. 18,27 : lui faire bon accueil.
19,26 : entendaient dire.
Cf. 18,26 : qui l’avaient entendu.
Cf. 19,2 : entendu dire.
19,26 : non seulement à Ephèse, mais dans presque toute l’Asie.
Cf. 18,24 : originaire d’Alexandrie, était arrivé à Ephèse.
Cf. 19,1 : après avoir traversé le haut-pays (s.e. d’Asie), arriva à Ephèse.
19,26 : 1°) Paul, 2°) par ses raisons, a entraîné à sa suite 3°) une foule considérable.
Cf. 19,1 : 1°) Paul ... 3°) il y trouva quelques disciples 2°) et leur dit.
Cf. 19,4 : 1°) Paul 2°) dit alors.
Cf. 19,6 : 2°) ils se mirent à parler.
Cf. 19,7 : 3°) Ces hommes étaient en tout une douzaine
19,26 : 1°) en affirmant 2°) qu’ils ne sont pas dieux, ceux qui sont sortis de la main des hommes.
Cf. 18,28 : 1°) Car il réfutait vigoureusement ... en public, démontrant par ... 2°) que Jésus est le Christ.
19,27 : Cela risque non seulement de jeter le discrédit.
Cf. 18,26 : lui exposèrent plus exactement.
Cf. 19,3 : Quel baptême avez-vous donc reçu ? (s.e. un baptême discrédité).
19,27 : toute l’Asie et le monde entier.
Cf. 18,24 : Un juif ... originaire d’Alexandrie ... arrivé à Ephèse.
Cf. 18,27 --- 19,1 : il voulait partir pour l’Achaïe ... Arrivé là ... Tandis qu’Apollos était à Corinthe.
Cf. 19,1 : après avoir traversé le haut-pays (s.e. d’Asie), arriva à Ephèse.
19,28 : 1°) A ces mots, ... 2°) ils se mirent 3°) à crier ...
19,32 : 4°) Les uns criaient.
Cf. 19,5 : 1°) A ces mots 2°)... ils se mirent 3°) à parler ... 4°) et à prophétiser.
19,29 : la ville entière (s.e. d’Ephèse).
Cf. 18,26 : dans la synagogue (s.e. d’Ephèse).
Cf. 19,1 : à Ephèse. Il y trouva.
19,29 : On se précipita en masse.
Cf. 18,25 : il prêchait et enseignait (s.e. au peuple).
Cf. 18,28 : en public.
19,29 : au théâtre.
Cf. 18,26 : dans la synagogue.
19,29 : 1°) compagnons de voyage 2°) de Paul.
Cf. 19,1 : 2°) Paul, 1°) après avoir traversé le haut-pays, arriva à.
19,30 : Paul, lui, voulait se présenter devant l’assemblée du peuple.
Cf. 18,26 : Il se mit donc à parler avec assurance dans la synagogue.
Cf. 19,1-2 : Il y trouva quelques disciples et leur dit.
Cf. 19,4 : Paul dit alors.
19,31 : 1°) Quelques asiarques même, 2°) qui l’avaient en amitié, 3°) le firent 4°) instamment prier 5°) de.
Cf. 18,25 : 2°) dans la ferveur de son âme.
Cf. 18,26 : 1°) Priscille et Aquila, 2°) qui l’avaient entendu, 3) le prirent avec eux 4°) et lui exposèrent plus exactement 5°) la.
19,31 : 1°) ne pas s’exposer 2°) en allant au théâtre.
Cf. 18,26 : 1°) à parler avec assurance, 2°) dans la synagogue.
19,32 : Les uns criaient une chose, les autres une autre. L’assemblée était en pleine confusion.
Cf. 18,28 : Il réfutait vigoureusement les Juifs en public (s.e. qui, eux, criaient autre chose).
19,32 : la plupart ne savaient même pas pourquoi.
Cf. 19,2 : Ils lui répondirent : Mais nous n’avons même pas entendu dire qu’il y a.
19,32 : On s’était réuni.
Cf. 18,26 : dans la synagogue.
Cf. 18,28 : les Juifs en public.
Cf. 19,1-2 : Il y trouva quelques disciples et leur dit.
19,33 : Alexandre que les Juifs poussaient en avant (s.e. devant le public).
Cf. 18,28 : les Juifs en public.
19,33 : 1°) Alexandre (s.e. un Juif), 2°) ayant fait signe de la main, 3°) voulait s’expliquer.
Cf. 18,26 : 3°) Il se mit donc à parler 2°) avec assurance 3°) dans la synagogue (s.e. des Juifs).
19,34 : 1°) quand on eut reconnu que c’était un Juif, 2°) tous se mirent à crier.
Cf. 18,28 : 2°) réfutait vigoureusement 1°) les Juifs en public (comme les Ephésiens réfutent vigoureusement le Juif Alexandre qui parle en public).
19,34 : pendant près de deux heures.
Cf. 18,25 : Il prêchait et enseignait (sans doute longuement).
19,34-35 : ... Ephésiens ... Ephésiens ... ville d’Ephèse ...
Cf. 18,24 : arrivé à Ephèse.
Cf. 19,1 : arriva à Ephèse.
19,35 : quel homme au monde ignore... ?
Cf. 19,2 : nous n’avons même pas entendu dire (s.e. nous ignorons).
19,35 : sa statue tombée du ciel.
Cf. 19,2 : Avez-vous reçu l’Esprit Saint ? (s.e. qui tombe du ciel).
Cf. 19,6 : L’Esprit Saint vint sur eux (s.e. tombant du ciel).
19,35-36 : 1°) Le Chancelier 2°) calma la foule 3°) et dit : ... Il faut vous tenir tranquilles 4°) et ne rien faire d’inconsidéré.
Cf. 18,26 : 1°) Priscille et Aquila 2°) qui l’avaient entendu, le prirent avec eux 3°) et lui exposèrent 4°) plus exactement la ...
19,40 : 1°) ce qui s’est passé aujourd’hui,... 2°) cet attroupement.
Cf. 19,6-7 : 1°) l’Esprit Saint vint sur eux et ils se mirent à parler ... 2°) Ces hommes étaient en tout une douzaine.
De tels rapprochements n’apportent certes pas une certitude, mais ils donnent une forte présomption.
Pouvons-nous découvrir une unité de structure, entre les trois notices ?
Il semble que dans les trois cas il se fut agi d’un conflit, et de la résolution de ce conflit. Dans les trois notices, on discerne trois étapes :
1°) L’origine du conflit :
Ac 18,24-26 a (jusqu’à synagogue),
Ac 19,1-3,
Ac 19,23-34,
2°) Le discours destiné à le résoudre :
Ac 18,26 b,
Ac 19,4,
Ac 19,35-40 a (jusqu’à attroupement),
3°) La solution du conflit :
Ac 18,27-28,
Ac 19,5-7,
Ac 19,40 b,
L’unité de lieu est manifeste, puisque dans les trois cas l’action se plaçait à Ephèse. De plus il semble bien que dans les trois cas Aquila et Priscille furent des témoins, puisqu’ils résidaient à Ephèse depuis l’été 52 où Paul les avait laissés (voir la chronologie).
Dans le chapitre 16 (de nos éditions modernes) de l’épître aux Romains,
- épître rédigée peu de temps après l’émeute d’Ephèse, dans l’hiver 56-57 (voir chronologie),
- chapitre très probablement rajouté à l’épître dans l’exemplaire adressé à l’Eglise d’Ephèse (Cf. Rm 16,5),
les salutations de Paul s’adressaient en priorité à «Prisca et Aquilas, mes coopérateurs dans le Christ Jésus ; pour me sauver la vie ils ont risqué leur tête, et je ne suis pas seul à leur devoir de la gratitude : c’est le cas de toutes les Eglises de la gentilité ; saluez l’Eglise qui se réunit chez eux. » (Rm 16,3-5).
Très probablement l’Eglise d’Ephèse devait avoir élu domicile chez Aquila et Priscille et, pendant l’émeute, Paul devait être réfugié chez eux, dans leur grande maison (cf. « L’Eglise qui se réunit chez eux », Rm 16,5), caché sous un lit, ou dans un grenier. Il connut là des heures de très grande angoisse (pour lui-même, mais surtout pour les disciples) qui l’eurent profondément marqué.
Voici ce qu’il écrivait dans la deuxième épître aux Corinthiens, envoyée de Macédoine, très peu de temps après l’émeute d’Ephèse et après sa propre fuite de cette même ville (Cf. Ac 20,1) (voir chronologie) :
« Car nous ne voulons pas, frères, vous le laissez ignorer : la tribulation qui nous est survenue en Asie nous a accablés à l’extrême, au-delà de nos forces, à tel point que nous désespérions même de conserver la vie. Vraiment nous avons porté en nous-mêmes notre arrêt de mort, afin d’apprendre à ne pas mettre notre confiance en nous-mêmes mais en Dieu qui ressuscite les morts. C’est lui qui nous a tirés d’une pareille mort et nous en tirera ; oui, nous avons en lui cette espérance qu’il nous en tirera encore. » (2 Co 1,8-10).
Dans le corps de cette même épître, Paul évoquerait encore longuement toutes les persécutions qu’il dut subir : «Souvent j’ai été à la mort ... danger de mes compatriotes, danger des païens, danger de la ville... » (2 Co 11,23.26).
C’était donc le fameux couple, Aquila et Priscille, ces juifs exilés de Rome, que Paul avait rencontré pour la première fois à Corinthe, en l’an 50 (Cf. Ac 18,2) et qui depuis 52 résidait à Ephèse (Cf. Ac 18,18-19 ; 1 Co 16,19 ; Rm 16,3 ; 2 Tm 4,19) qui avait dû renseigner de première main Luc sur la mission d’Apollos, sur les Johannites d’Ephèse et sur la grande émeute survenue à Ephèse, provoquant le départ précipité de Paul.
Tous les indices convergent en ce sens et les trois notices en question (Ac 18,24-28 ; 19,1-7 et 19,23-40) devaient sans doute porter la marque de leur élocution et de leur style propres, qui les démarquent si nettement au milieu du récit des Actes.
Aquila commence par A (alpha), comme Apollos le héros de la première notice et comme Alexandre, le héros de la 3 e.
Priscille commence par P (pi), comme Paul le héros de la 2 e notice.
Tous les cinq (Aquila, Priscille, Apollos, Paul, Alexandre) furent des Juifs et adoptèrent un comportement typiquement juif (même si ce fut en des sens opposés, au sujet de la foi).
Cette émeute d’Ephèse aurait des conséquences. En effet il est probable que ce fut le même juif Alexandre qui, en 63, (voir chronologie), lors du quatrième voyage apostolique de Paul, provoquerait son arrestation à Ephèse. Voici en effet ce qu’écrirait Paul dans sa deuxième épître à Timothée (sa dernière épître) : « Alexandre le fondeur m’a fait beaucoup de mal. Le Seigneur lui rendra selon ses œuvres. Toi aussi méfie-toi de lui, car il a été un adversaire acharné de notre prédication. » (2 Tm 4,14-15).
Rappelons-nous encore que, dans le corps de la deuxième épître aux Corinthiens (cette épître que nous avons citée longuement plus haut) Paul nous assurait, en termes énigmatiques, qu’il avait séjourné, ou plutôt qu’il avait « fait un jour et une nuit dans le fond » : « nuchthêron en tô buthô pepoiêka », après bien d’autres avatars, dont des naufrages. (Cf. 2 Co 11,25).
La Vulgate croyait comprendre, puisqu’on venait de parler de naufrages, qu’il avait passé un jour et une nuit dans la profondeur de la mer ! « Nocte et die in profundo maris fui », sans doute à l’imitation du prophète Jonas.
Naturellement, la Bible de Jérusalem de surenchérir : « Il m’est arrivé de passer un jour et une nuit dans l’abîme ! » et d’ajouter en note que la plupart de ces circonstances restaient inconnues.
Mais c’était là des interprétations, plus que des traductions.
Même la Vulgate imaginait, ce qui lui arrivait peu souvent.
Prenons les mots tels qu’ils sont, dans le texte original, et souvenons-nous des événements que saint Paul venait de vivre à Ephèse.
Il se pourrait fort bien que saint Paul, pendant la terrible émeute d’Ephèse, eût été caché par ses amis, Aquila, Priscille et d’autres, non pas sous un lit ou dans un grenier, comme nous le supposions ci-dessus, mais bien dans le fond d’un puits ou dans une cave, sous une trappe, en tout cas dans les profondeurs de la terre. On comprend que si les émeutiers l’avaient découvert dans cette position, ses amis, Aquila et Priscille en tête, eussent risqué leur vie (cf. Rm 16,4).
Le mot abîme (étymologiquement : sans fond) ne saurait traduire le mot « buthôs », qui justement veut dire : fond. Les traductions de la Vulgate, comme de la Bible de Jérusalem, sont donc, en l’espèce, fautives.