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COMMENT SUIVRE JESUS ? :

9,14 --- 10,52

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La narration nous entraînait désormais inexorablement, à la suite du Christ, vers Jérusalem et vers le dénouement de la Passion. Jésus lui-même mettait ce temps à profit pour instruire de préférence ses disciples (cf. 9,31), qui étaient les futurs cadres de son Eglise. Il leur enseignait comment imiter le Christ, puisque désormais ils l’avaient clairement reconnu comme le Messie envoyé de Dieu.

Cette troisième partie de l’argumentation (9,14 --- 10,52) dans le plan de Marc (voir l’introduction) exposait par touches successives la morale chrétienne que devraient pratiquer les disciples : et d’abord cette imitation de Jésus-Christ, cette « sequela Christi » ou suite du Christ, si chère à la mystique du moyen âge. 

Le miracle en faveur de l’enfant, à la fois possédé et épileptique (cf. 9,14-29), allait servir de transition.

9,14-29. Le démoniaque épileptique.

Parvenu dans la plaine, on rejoignait les autres disciples. La foule manifestait sa grande surprise de revoir Jésus, probablement à cause de l’assez longue absence, due à l’ascension de l’Hermon par les nouveaux alpinistes.

Marc (Pierre) nous décrivait la maladie du malheureux enfant avec des symptômes cliniques qu’on ne retrouvaient pas aussi détaillés dans les récits parallèles des deux autres synoptiques. (Cf. Mt 17,14-21 ; Lc 9,37-43 a).

Visiblement Matthieu et Luc s’étaient contentés de résumer Marc, chacun de leur côté. Cependant, on remarquait que l’étanchéité n’était pas totale, et l’on pouvait relever entre eux (Matthieu et Luc) des rencontres d’expressions qui n’étaient pas dans Marc. On sait que ces accords mineurs de Matthieu et Luc, contre Marc, ont beaucoup intrigué les exégètes, surtout les partisans de la théorie dominante sur la généalogie des évangiles : la théorie dite « Des deux sources ».   

La plus flagrante, et la plus souvent citée de ces rencontres, étant celle-ci, précisément dans l’épisode qui nous occupe, : Marc faisait dire à Jésus : « Engeance incrédule » (9,19) ; et Matthieu comme Luc ajoutaient de concert les mots : « et pervertie » (Mt 17,17 ; Lc 9,41). 

Dans l’hypothèse que je défends, l’ « Hypothèse dite du diacre Philippe », Matthieu grec (le diacre Philippe donc) et Luc auraient compulsé ensemble l’évangile de Marc (préalablement rédigé) à Césarée maritime, vers les années 57-59, avant de composer chacun de son côté, l’un en Palestine et l’autre à Rome, leur propre évangile. On s’expliquerait de cette façon, à la fois leurs sources communes : Marc et les logia (autrement dit l’évangile araméen de Matthieu, ou source Q), leurs rédactions indépendantes, et cependant leurs éventuels points de contact, contre Marc.

Il paraît fort important, dans cette péricope, de conserver une variante intéressante du texte de Marc (les mots soulignés ci-après) : « Cette espèce-là ne peut sortir que par la prière et par le jeûne. » (9,29). Outre qu’elle semble plus vraisemblable en soi : en effet les disciples demeurés dans la plaine avaient dû prier, mais sans doute pas suffisamment jeûner [ils n’avaient pas du tout jeûné, tandis que les alpinistes, eux, avaient jeûné !], elle nous était transmise par d’importants manuscrits, tant de la tradition orientale que de la tradition occidentale : le papyrus Chester Beatty P 45 (daté du III e siècle), le Sinaïticus, l’Alexandrinus, le Codex Ephrem, le Codex Bezae, etc…

La forme courte : « Cette espèce-là ne peut sortir que par la prière » pourrait être jugée pléonastique : en effet toute espèce de démons ne peut être expulsée que par la prière, c’est bien évident.  

9,30-32. Deuxième annonce de la Passion.

« A travers la Galilée. » (9,30).

Jésus parcourait la Galilée, seul avec ses disciples. Il se consacrait à leur instruction.

Cette deuxième annonce anticipait et préparait, dans le discours de Marc, le grand drame de la croix, qui devenait imminent.

La « sequela Christi », la marche avec Jésus, ne pourrait dorénavant se poursuivre que dans la perspective de la croix.

9,33-37. Qui était le plus grand ?

A Capharnaüm et de nouveau à la maison : celle de Pierre et d’André. Cette maison devait être assez vaste puisqu’en 3,32 on nous avait dit qu’une foule s’y tenait assise autour de Jésus. 

« S’étant [lui-même] assis, il appela les Douze. » (9,35). Puis, s’emparant d’un petit enfant, il le plaçait au milieu de leur cercle. Le plus grand des disciples ici présent ? Ce n’était pas Pierre, pourtant propriétaire des lieux, mais un simple gosse.

Ou bien plutôt Pierre, en fait le premier, devrait se comporter avec la simplicité d’un enfant, et devenir le serviteur de tous.

9,38-40. Usage du nom de Jésus.

Jean « ramenait sa fraise » : « Nous avons vu quelqu’un expulser les démons en ton nom. » (9,38). On entendait rarement Jean, car il vivait dans l’ombre de Pierre, et poursuivrait ce compagnonnage fidèle même après la Pentecôte. (Cf. Ac 3 à 8).

Mais c’était pour recevoir une bonne leçon, comme un peu plus tard en Pérée (cf. 10,35-45) : « Ne l’en empêchez pas. » (9,39). Le prophétisme chrétien, même s’il serait soumis à des règles, ne connaîtrait pas d’exclusivité, même pas en faveur des disciples rapprochés, même pas en faveur des chefs d’Eglises.

9,41. Charité envers les disciples.

Un simple logion inséré dans l’évangile de Marc.

Les disciples tiendraient la place de Jésus, après son départ. Ce qu’on ferait aux disciples, on le ferait au Christ, comme à des membres de son propre corps.  

9,42-50. Le scandale.

Suivait une série d’apophtegmes, parfois sans grand lien entre eux.

Ces proverbes regardaient la vie en communauté. Jésus continuait l’instruction, donnée en particulier à ses disciples. Il voulait les doter d’un trésor de maximes, dont l’ensemble formerait comme un traité de morale : la morale évangélique.

Dans Marc, du point de vue littéraire, nous entrions dans le vif de la halakha, qui était un enseignement pratique, ou éthique, faisant suite à la reconnaissance théorique, désormais accomplie sur la montagne.

10,1-12. Question sur le divorce.

« Partant de là » (10,1), c’est-à-dire de Capharnaüm, c’est-à-dire de « la maison » (cf. 9,33). Quittant pour toujours la Galilée, les disciples et Jésus parvenaient en Pérée, au-delà du Jourdain, étape qu’on trouverait également mentionnée dans la tradition johannique (cf. Jn 10,40-42), peu avant le dénouement de la Passion.

Ce serait en cet endroit de Marc que Luc placerait sa grande insertion, dans le cadre d’une montée à Jérusalem (cf. Lc 9,51 --- 18,14). Grande insertion vraisemblablement empruntée, dans sa substance, à l’évangile araméen de Matthieu, les logia, la fameuse source Q.

Matthieu grec lui-même (pour moi le diacre Philippe) utiliserait de son côté ce recueil, mais en en dispersant autrement les matériaux, dans le corps de son propre ouvrage.

Les enseignements de Jésus sur le mariage, faisant suite à une interrogation des pharisiens, s’affirmaient très nets, et même révolutionnaires, en regard de la pratique juive : le mariage était indissoluble, et cette indissolubilité nous était proposée comme un retour à l’institution primitive du mariage, celle voulue par le Créateur. Autrement dit, il importait grandement de restaurer la famille originelle.

« Si une femme répudie son mari et en épouse un autre, elle commet un adultère. » (10,12). Une telle clause, dit-on, ne pouvait que refléter le droit romain, et non le droit juif car ce dernier n’accordait le droit de répudiation qu’à l’homme.

Il est bien vrai que le second évangile fut sans doute prêché (par Pierre) et écrit (par Marc) à Rome même. Il restait donc possible que Pierre, comme Marc son interprète, eussent quelque peu adapté le discours de Jésus à leur auditoire ou à leur lectorat romains. Mais il se pourrait aussi que les paroles du Christ, telles que rapportées par l’évangéliste, fussent parfaitement authentiques. C’était bien le Christ, et non pas Pierre, qui entendait rétablir, dans sa prédication donnée en Pérée, la pleine égalité de l’homme et de la femme : « Dès l’origine de la création, il les fit homme et femme. » (10,6).

10,13-16. Jésus et les petits enfants.

Jésus rabrouait vertement ses disciples parce qu’ils n’accordaient pas une attention suffisante aux petits enfants. C’était dans les mœurs antiques. Par contraste, le comportement de Jésus nous paraissait fort moderne, très humain, naturel : il embrassait, il bénissait, il imposait les mains. Attitude imperceptiblement révolutionnaire, une fois encore.

Le fondement théologique de ce changement ne se dégagerait que plus tard : les petits enfants, emprisonnés jusqu’ici dans la faute originelle, étaient appelés à la dignité des enfants de Dieu.

10,17-22. Rencontre avec un homme riche.

Ce serait Matthieu (Philippe) qui nous préciserait qu’il s’agissait d’un jeune homme (cf. Mt 19,20.22), ce qui d’ailleurs semblait vraisemblable.

On remarquait que la gestuelle du récit de Marc était bien plus détaillée et pittoresque que celle des versions parallèles de Matthieu (cf. Mt 19,16-22) et de Luc (cf. Lc 18,18-23) : l’homme accourait, s’agenouillait, l’interrogeait ; Jésus fixait son regard sur lui et l’aimait ; l’homme s’assombrissait, et s’en allait tout triste.

Plus que jamais on avait le sentiment que Marc nous avait fourni la donnée originelle, que les deux autres hagiographes ne faisaient que décalquer, tout en la résumant.

Les accords binaires des textes  s’opéraient généralement dans les sens suivants : Marc et Matthieu, contre Luc ; ou Marc et Luc contre Matthieu, ce qui désignait clairement Marc comme la source.

Dans cet épisode de l’homme riche, ou du jeune homme riche, on ne trouvait qu’une très légère rencontre d’expression : Matthieu et Luc, contre Marc. Marc en effet disait : « Tu auras un trésor au ciel » (10,21), tandis que Matthieu et Luc lisaient de concert : « Tu auras un trésor aux cieux » (Mt 19,21 ; Lc 18,22). En sus de cet accord mineur, on pouvait relever chez Matthieu et chez Luc une manière non certes identique mais assez similaire d’abréger le texte de Marc.

10,23-27. Le danger des richesses.

Dans cette suite, la gestuelle propre au style de Marc s’accentuait encore : Marc notait, bien plus que Matthieu et Luc, la stupéfaction, le saisissement des apôtres devant les paroles de Jésus. Le problème de la prédestination, non seulement des riches mais de tous les hommes, les touchait au vif. Puisqu’ils avaient avec eux le Maître de la vie, pourquoi ne pas en profiter pour l’interroger ?

10,28-31. Récompense promise au détachement.

Sur cette question brûlante, les apôtres, et d’abord Pierre le futur narrateur, continuaient sur leur lancée.

Et nous ? Qu’en serait-il de nous ?

« Nous avons tout laissé et nous t’avons suivi. » (10,28). Tout laissé, même ma maison de Capharnaüm (cf. 9,33 ; 10,1). Serait-ce pour rien ?

Mais Jésus les rassurait. Opter pour le Christ et son Evangile, ce n’était pas parier dans le vide. Mais au contraire investir sur le seul terrain qui fût solide, pérenne, éternel.

Puisque vous avez tout lâché pour moi, vous aurez tout : le centuple dès maintenant (mais Marc ajoutait, seul des synoptiques, « avec des persécutions » [10,30]), et dans le monde futur la vie éternelle.

10,32-34. Troisième annonce de la Passion.

« Ils étaient en route, montant à Jérusalem ; et Jésus marchait devant eux. » (10,32). Cette simple phrase, d’apparence anodine, résumait en fait toute cette cinquième partie de l’évangile : 9,14 --- 10,52  (voir le plan), la « sequela Christi », la marche avec Jésus, à la suite de Jésus.

Elle formait le nerf de la halakha (en hébreu : « voie » ou « chemin ») selon Marc, de la morale chrétienne. Nous marchions tous vers la Jérusalem céleste. Le Christ était avec nous ; il marchait même à notre tête. Certes, il devait subir sa passion pour entrer dans sa gloire et nous, nous dussions l’imiter de notre mieux. 

Marc, seul des synoptiques, notait la « stupeur » ou la « frayeur » des apôtres. Mais l’évangéliste Jean (cf. Jn 11,8.16) confirmait pleinement ce désarroi des disciples, au moment de monter à Jérusalem.

10,35-40. La demande des fils de Zébédée.

Matthieu grec nous apprendrait que la demande fut en réalité présentée par la mère des fils de Zébédée, sans doute la Salomé de Mc 15,40, et cette démarche n’aurait rien que de vraisemblable. (Cf. Mt 20,20-23).

Il n’était pas question d’une faveur temporelle, sollicitée par deux disciples ambitieux, comme on a trop coutume d’interpréter ce passage, mais d’une faveur mystique, puisque aussi bien l’annonce de la Passion venait d’intervenir, puisque tout le monde était effrayé. Les deux disciples eux-mêmes ne demandaient qu’à siéger dans la « gloire » (10,37), ou dans le « Royaume » après la Passion, selon Matthieu (Mt 20,21).

Jésus ne rebutait pas durement une telle requête. Il y apposait seulement des bémols, comme nous dirions. « Vous ne savez pas ce que vous demandez. » (10,38). Vous ne vous rendez pas compte. Acceptez-vous la perspective du martyre ? Comme ils acquiesçaient, Jésus les exauçait, mais sous certaines conditions. Les premières places du Royaume relevaient aussi de la prédestination.

10,41-45. Les chefs doivent servir.

Cette supplique, et la réponse du Maître, indignaient les dix autres, y compris Pierre !

Indignation qui nous paraît bien humaine. Le Christ en profitaient pour enfoncer le clou. Puisqu’ils étaient les disciples d’un condamné à mort (cf. 10,33), d’un Messie souffrant (cf. 10,38), du Serviteur (cf. 10,45), les apôtres aussi devaient servir : « Celui qui voudra être le premier parmi vous, se fera l’esclave de tous » (10,44) au contraire de se comporter en dominateur.

On retrouvait là un de ces renversements de perspectives dont le Maître était coutumier : une de ces révolutions des mœurs qu’il affectionnait. On observerait que la leçon visait en premier lieu Pierre : « le premier parmi vous » (10,44), lui qui se produisait partout en meneur ou porte-parole des disciples, avec l’accord tacite de tous.

Ce serait également par le truchement de Pierre que nous la connaîtrions.

10,46-52. L’aveugle à la sortie de Jéricho.  

Matthieu grec (Philippe) qui souvent avait pour habitude de redoubler les personnages mentionnait deux aveugles à la sortie de Jéricho (cf. Mt 20,30). 

Une fois de plus la composition de Marc s’avérait plus vivante, pittoresque, farcie de détails. Paraissait au tournant de la route le mendiant aveugle Bartimée, dont le nom en araméen signifiait fils de Timée ; il était assis au bord du chemin, il criait, il se faisait rabrouer, il criait de plus belle, il rejetait son manteau, il bondissait, venait à Jésus, il cheminait à sa suite. Seul Marc rapportait son mot à Jésus, en araméen : « Rabbouni ! » (10,51) : « Petit Maître ! », ou « Cher Maître ! », appellation qu’on retrouverait dans Jean (cf. Jn 20,16).

Les évangélistes Matthieu et Marc s’accordaient contre Luc pour placer l’aveugle (ou les aveugles) à la sortie de Jéricho. Les évangélistes Marc et Luc s’accordaient au contraire contre Matthieu pour ne voir qu’un seul aveugle sur le passage de Jésus. Ces accords croisés prouvaient une fois de plus, et à l’évidence, que Marc était bien la source des trois synoptiques. Le cas, ici, était particulièrement typique et confirmait une fois de plus la « Théorie des deux sources ».

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