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DENOUEMENT. LA MORT DE JESUS A JERUSALEM :

11,1 --- 15,47

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La sixième partie de l’évangile (11,1 --- 15,47 : voir le plan en introduction) se laissait elle-même subdiviser en trois grandes sections :

1°) 11,1 --- 12,44 : Entrée de Jésus dans la Ville sainte et le Temple. Prises de contact. Enseignements.

2°) 13,1-37 : Discours eschatologique.

3°) 14,1 --- 15,47 : Récit de la Passion.

Comme dans la narration (deuxième partie : 1,14 --- 6,13) à laquelle le dénouement faisait équilibre, on observait qu’un discours se plaçait au centre de l’exposition des faits (cf. 4,1-34 : discours parabolique).  

11, 1-11. Entrée messianique à Jérusalem.

L’entrée messianique décrite par Marc, et reprise par les deux autres synoptiques (cf. Mt 21,1-11 ; Lc 19,28-44), ne devait pas être confondue, malgré certaines coïncidences stylistiques, avec celle qu’on lisait dans Jean après l’onction à Béthanie (cf. Jn 12,12-19)  et dont le trajet partait de Béthanie pour rejoindre Jérusalem : on était, chez Jean, à la veille de la dernière Cène.

La date était différente. L’itinéraire emprunté n’était pas le même. Chez Marc (et les deux autres synoptiques) on se trouvait plusieurs jours avant l’onction à Béthanie (racontée par Marc en 14, 3-9). Le point de départ se situait à Jéricho. On passait devant les villages de Béthanie et de Bethphagé, qu’on apercevait sur les hauteurs, mais sans que le cortège y pénétrât. Jésus y envoyait une délégation pour se procurer une monture (cf. 11,1-7). On visitait le Temple, et seulement en fin de journée Jésus se rendait à Béthanie avec les Douze pour y dormir.   

Deux disciples donc, probablement Pierre et Jean mais ils n’étaient nommés par aucun des évangélistes, faisaient un détour par Béthanie pour y détacher un ânon, à la demande de Jésus.

Matthieu (probablement le diacre Philippe), qui très souvent voyait les choses en double, parlait d’une ânesse et de son ânon (cf. Mt 21,1-6) sans doute pour se conformer à la prophétie de Zacharie, qu’il citait (cf. Za 9,9).

Les détails, apportés par Pierre dans Marc, prouvaient bien qu’il fut l’un des acteurs primordiaux de cette journée.

Le voyage de Jéricho à Jérusalem avait dû prendre du temps, et ce n’était qu’en fin de soirée qu’on parvenait au Temple. Dans la journée du lendemain seulement, après le retour de Béthanie, Jésus chasserait les vendeurs du Temple (cf. 11,12). Le « timing » de Marc paraissait plus satisfaisant que celui de Matthieu et Luc, qui faisaient chasser les vendeurs du Temple le jour même de l’entrée.

11,12-14. Le figuier stérile.

Luc omettrait les épisodes du figuier stérile (cf. Mc 11,12-14) et du figuier desséché (cf. Mc 11,20-26). Matthieu grec (Philippe) les regrouperait en une seule péricope (cf. Mt 21, 18-22) qu’il placerait après la purification du Temple.

Le comportement de Jésus, dans Marc, paraissait gratuit. Un acte manqué ? On ne saurait s’étonner que Luc passât l’incident sous silence.

Le Christ n’avait-il donc pas suffisamment déjeuné le matin, en partant de Béthanie ? Ne connaissait-il pas la saison des figues ? Pourquoi maudire un arbre inconscient ?

Les exégètes, bien sûr, se sont évertués à montrer que la péripétie renfermait un sens symbolique. Il faudrait voir dans le figuier stérile l’image de l’ancien Israël, riche en promesses mais pauvre en fruits, ce même Israël dont Jésus allait peu après, dans le Temple, stigmatiser les représentants (cf. 12,1-12).

Mais le fait est qu’on ne trouvait rien dans Marc, ni même dans Matthieu, qui pût justifier cette interprétation.

Sans doute le Christ avait-il voulu montrer à ses apôtres que, même à l’occasion des actes manqués, les disciples, et à plus forte raison le Messie, pouvaient rester maîtres d’eux-mêmes, et les souverains de la nature.

11,15-19. Les vendeurs chassés du Temple.

L’évangéliste Jean plaçait l’événement au tout début du ministère public de Jésus : avant le ministère galiléen, avant l’arrestation de Jean-Baptiste. (Cf. Jn 2,13-22).

Il est probable que le Christ avait renouvelé plusieurs fois l’opération. En effet, Marc nous disait : « Il ne laissait personne transporter d’objet à travers le Temple. » (11,16).  Ce qui supposait de la part du Christ une vigilance constante. Sans doute après deux ans « les vendeurs et les acheteurs » (11,15) avaient-ils repris leurs places favorites, et lucratives, sur les parvis du Temple, avec la complicité intéressée des responsables. Jésus devait les expulser une seconde fois.

Non seulement Jésus faisait place nette chez lui : dans « Ma maison » (11,17), mais encore il y enseignait avec autorité, comme docteur, et « tout le peuple était ravi de son enseignement. » (11,18). Voilà surtout le délit qui allait susciter l’hostilité des grands prêtres, aussi bien que des pharisiens, au point qu’on envisagerait de le faire mourir. 

A propos de ces vendeurs chassés du Temple, seul des synoptiques Marc citait en entier la prophétie d’Isaïe : « Ma maison sera appelée une maison de prières pour toutes les nations. » (11,17 ; cf. Is 56,7). Les prophètes avaient donc pronostiqué l’ouverture du Temple à tous les peuples, à l’orée de l’ère messianique, pour qu’ils y priassent. Le mercantilisme, pour l’heure, représentait un obstacle à cette universalité de la prière et de l’adoration.

Selon Marc (qui rapportait les propos de Pierre), il semblait que Jésus eût passé toute seconde journée, au lendemain de l’entrée, dans le Temple, à enseigner. « Le soir venu [notait Marc], il s’en allait hors de la ville » (11,19), certainement à Béthanie.

11,20-26. Le figuier desséché.

Tôt le matin on repassait par le chemin emprunté la veille, donc on revenait de Béthanie. On apercevait « le figuier desséché jusqu’aux racines. » (11,20). Pierre ne manquait pas d’interpeller Jésus : « Rabbi [mot araméen], regarde : le figuier que tu as maudit est desséché. » (11,21).

Jésus interprétait son geste de la veille dans le sens de la puissance de la foi, et de la puissance de la prière. Mais chez Marc l’enseignement de Jésus s’orientait vers le pardon des offenses (cf. 11, 25-26) qu’il fallait associer à la prière. En effet la prière, toujours efficace en elle-même, ne pouvait se résoudre à un acte magique, à une formule incantatoire. La véritable prière supposait la charité.

Le verset 26 : « Mais si vous ne pardonnez pas, votre Père qui est dans les cieux ne vous pardonnera pas non plus vos offenses », bien en situation, était soutenu par de bons manuscrits (Alexandrinus, Codex Ephrem, Codex Bezae, versions latines etc…)

11,27-33. Question des juifs sur l’autorité de Jésus.

La controverse s’engageait avec les prêtres et les autres membres du Sanhédrin ; elle ne se terminerait qu’avec la condamnation à mort de Jésus. N’oublions pas la présence de Pierre, comme témoin principal, derrière tous ces faits, ou tous ces discours. Ce serait grâce à lui que nous les connaîtrions.

On ne reprochait pas directement à Jésus d’avoir chassé les vendeurs du Temple car les responsables, à ce sujet, avaient mauvaise conscience. Ils n’ignoraient pas qu’ils étaient dans leur tort, et que Jésus faisait seul respecter la Torah. On ne reprochait même pas à Jésus de prêcher dans les abords du sanctuaire, car c’était le droit de tout rabbin juif et, à plus forte raison, du Messie s’il surgissait !

On s’enquérait seulement auprès de lui d’où lui venait son autorité. Autrement dit : qui l’avait délégué ? Ce qui, en un sens, était de leur part une question légitime : en toute hypothèse, on avait le droit de savoir. Mais Jésus avait donné déjà d’innombrables signes de sa mission.

S’il répondait : « Moi-même ! », on aurait répliqué : « Ce n’est pas suffisant. » Mais s’il répondait : « Dieu », on eût dit : « Prouve-le ! » Au fond, la question des chefs juifs était traîtresse. Car ils connaissaient fort bien, au moins par ouï-dire, les miracles nombreux qu’il avait déjà accomplis. On voulait donc l’acculer à produire instantanément un nouveau prodige, à fournir un miracle sur commande.

Jésus faisait face à ses contradicteurs. Il mettait en évidence leur mauvaise foi en leur posant une question préalable. Qu’en fut-il de Jean-Baptiste ? Mais l’inquisition se trouvait coincée, car elle savait fort bien au fond d’elle-même que l’autorité de Jean-Baptiste, en sa qualité de vrai prophète reconnu par le peuple, venait de Dieu ; mais elle ne pouvait l’avouer.

Et Jésus à son tour de se dérober au questionnement.

12,1-12. Parabole des vignerons homicides.

Si ses interlocuteurs se taisaient, Jésus, lui, parlait ! Il proposait à ses adversaires – les représentants de la hiérarchie du Temple – l’allégorie transparente des vignerons homicides.

Dieu (car il s’agissait bien de lui) avait député à son peuple quantité de prophètes ; il envoyait en dernière instance son propre Fils (il s’agissait bien du Christ). On avait maltraité les premiers ; on allait tuer l’autre. Que ferait Dieu de ces vignerons-là ? Il les déposséderait de la vigne.

Tout à l’heure les chefs du peuple, en se taisant au sujet de Jean-Baptiste, avouaient leur mauvaise foi. Maintenant ils avouaient ouvertement  leur haine : ils cherchaient à mettre la main sur Jésus. Mais ils en étaient empêchés par la présence de la foule qui était captivée par l’éloquence de Jésus. Ils s’en allaient, lui abandonnant le terrain : les parvis du Temple !

12,13-17. L’impôt dû à César.

On appelait les pharisiens et les hérodiens à la rescousse. (Marc notait souvent la présence des hérodiens, présence ici remarquable, à Jérusalem, hors du ressort d’Hérode).

Devait-on payer l’impôt à César ? Question piège, à nouveau, pour le Messie déclaré et fils de David.

Le Christ ne portait jamais d’argent sur lui, et surtout pas la monnaie romaine. C’eût été avouer une complicité avec le paganisme de la puissance occupante. Les deniers impériaux portaient en effet à l’avers l’inscription suivante : « Au divin Tibère, fils du divin César. »

Jésus priait seulement ses interlocuteurs (qui, nous le savons, aimaient l’argent : cf. par exemple Lc 16,14-15, et s’en servaient sans scrupule) de lui montrer la monnaie de l’impôt. En s’exécutant les pharisiens, et autres hérodiens,  admettaient par le fait leur amour de l’argent et leur connivence avec le pouvoir romain.

Jésus leur demandait, sans toucher la pièce : de qui cette effigie, et de qui cette légende ?

De César, répondaient-ils ; ils n’osaient dire : du divin César.

Jésus répliquait par un jugement à la Salomon, en séparant le pur et l’impur, le licite et le défendu, le religieux et le profane : Rendez donc à César ce que vous avouez appartenir à César, et par ailleurs à Dieu ce que vous n’avouez pas appartenir à Dieu.

Les pharisiens et les hérodiens de sortir de scène, tout penauds.

12,18-27. La résurrection des morts.

Entraient les sadducéens, qui avaient mijoté de leur côté une aporie théologique tout à fait scabreuse.

Une femme avait eu sept maris successifs : duquel d’entre eux serait-elle l’épouse à la résurrection générale (à laquelle ils ne croyaient guère) ?

Jésus leur démontrait au moyen de l’Ecriture qu’ils avaient tort de s’en tenir à la lettre de l’Ecriture. Yahvé n’avait-il pas dit à Moïse : « Je suis … le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob. » (Ex 3,6). Or Dieu n’était pas un Dieu de morts, mais un Dieu de vivants. Les morts, ou ceux qui passaient pour tels, étaient donc toujours vivants, en Dieu.

Vous voilà comme des ânes bâtés, avec votre prétendue science des Ecritures. Dieu est esprit, et si vous ne confessez pas l’esprit vous n’êtes que des matérialistes.

Observons que Jésus, pas plus que les sadducéens, ne dissociaient la survie en esprit et la résurrection dans la chair. C’était parce qu’ils ne croyaient pas en la survie en l’esprit que les sadducéens n’admettaient pas la résurrection finale, inconnue de la Thora proprement dite, mais déjà affirmée dans les Psaumes (cf. Ps 16,10) et par les prophètes (cf. Ez 37,10).

La problématique théologique sur ce sujet  s’est aujourd’hui décalée. Nous voilà devenus platoniciens. Nous croyons volontiers en l’immortalité de l’âme, mais plus difficilement en la résurrection des corps.

12,28-34. Le premier commandement.

Un scribe, qui était pharisien d’après l’évangile de Matthieu (cf. Mt 22,35),  et les pharisiens croyaient, eux, en la résurrection de la chair, félicitait Jésus de sa dialectique irréfutable. On retrouverait ce clivage entre sadducéens et pharisiens dans les Actes des Apôtres ; on verrait Paul s’en servir habilement pour susciter la division entre les deux partis (cf. Ac 23,6-10).

Le scribe tenait cependant à éprouver par lui-même la sagacité de Jésus. Il lui soumettait un problème exégétique autrement plus ardu, et plus vital, que l’argutie des sadducéens, un problème qui faisait l’objet d’interminables débats entre les docteurs juifs de l’époque : parmi la foison des commandements de la Torah (273 d’après un comput postérieur et passablement légaliste), auquel de ces commandements importait-il d’accorder la priorité, si même il existait une hiérarchie entre eux. Le problème pouvait revêtir un aspect pratique, par exemple en cas de conflit de devoirs.

Jésus se contentait de citer la Torah, en l’occurrence le Deutéronome (6,4-5) et le Lévitique (19,18). Mais le choix qu’il opérait sans hésiter supposait de sa part un trait de génie que le scribe ne pouvait que saluer. Pour autant Jésus ne faisait que reprendre, en un raccourci fulgurant, la doctrine traditionnelle des prophètes (par exemple Amos 5,21-24) et des Psaumes (cf. Ps 40,7-9).

En un certain sens, Jésus supprimait tous les commandements au profit d’un seul, trait d’esprit une nouvelle fois révolutionnaire. Ou plutôt il soutenait avec hardiesse que le seul précepte de l’Amour (l’amour de Dieu et du prochain) renfermait toute la Torah et tous les prophètes. C’était ce que proclamerait saint Paul, à sa manière : « Celui qui aime autrui [et bien sûr Dieu] a de ce fait accompli la Loi. » (Rm 13,8).

Jésus ne reprochait pas au scribe d’avoir posé sa question. Car il se devait, en sa qualité de rabbin, en sa qualité de « Maître » (12,19), d’éclaircir toutes les difficultés de ses auditeurs. Bien au contraire, il félicitait le scribe de son acquiescement raisonné. Mais on comprend qu’après de tels échanges, nul n’osât plus l’interroger.

C’était Marc (Pierre) qui le notait expressément : « Nul n’osait plus l’interroger. » (12,34).

12,35-37. Le Christ, fils et Seigneur de David.

Mais le Docteur Jésus n’avait nul besoin qu’on l’interrogeât ! De lui-même il soulevait une difficulté de l’enseignement des scribes. Comment le Messie promis pouvait-il être nommé le fils de David (c’était dire son descendant direct, son héritier) alors que le psaume 110, allégué ici, l’appelait son Seigneur (c’était dire son Dieu) ?

Personne ne relevait le défi ; mais la réponse pour Jésus allait de soi : le Messie, c’était dire lui-même, était à la fois l’un et l’autre : fils de David et Dieu.

La foule admirait l’érudition scripturaire de Jésus, sans peut-être le suivre complètement, dans ses déductions implicites.

12, 38-40. Les scribes jugés par Jésus.

La plupart des scribes n’avaient pas la qualité de celui qu’on avait entendu tout à l’heure, et qui était reparti avec des éloges.

Dans l’ensemble, Jésus les jugeait sévèrement : ils se plaisaient à circuler en grandes robes ; ils affectaient de faire de longues prières ; mais leur piété était feinte. Leur sort serait terrible. « Ils subiront, ceux-là [ces scribes-là], une condamnation plus sévère. » (12,40). 

12, 41-44. L’obole de la veuve.

Elle n’avait mis dans le tronc qu’un quart d’as, en réalité toute sa fortune. Jésus ne l’ignorait pas, qui lisait dans les cœurs. Il convoquait ses disciples pour leur faire admirer cette veuve anonyme.

Il était alors assis dans le parvis des femmes, face au Trésor (cf. 12,41), là même où, selon Jean, il avait autrefois sauvé la femme adultère (cf. Jn 8,2-11.20).

13,1-37. Le discours eschatologique.

Qui fut plutôt un entretien avec quatre apôtres privilégiés qu’un discours.

Le soir venu, Jésus et ses disciples quittaient le Temple, comme de coutume, et prenaient la direction du mont des Oliviers et de Béthanie.  Au soleil couchant, ils admiraient le Temple, alors dans toute sa splendeur, de l’endroit même où, aujourd’hui encore, malgré les ravages des siècles, on jouit d’un spectacle somptueux.

« Regarde, quelles pierres ! Quelles constructions ! » (13,1).

Sans doute le groupe des Douze s’était-il quelque peu distendu car, notait Marc d’après les souvenirs précis de Pierre, seuls Pierre, Jacques, Jean et André, les deux couples de frères, s’attardaient avec le Maître. On retrouvait ainsi les premiers disciples, les plus intimes, les gens de Capharnaüm, les pécheurs du lac, tous anciens disciples de Jean-Baptiste.

Certes Jésus ne se laissait pas éblouir par les constructions d’Hérode ; assis face au Temple (cf. 13,3), il prophétisait la fin du monde et de Jérusalem. Il ne distinguait pas, dans la version donnée par Marc, entre ces deux perspectives. On avait là un indice fort que le second évangile fut rédigé avant la chute de Jérusalem, avant 70 donc.

« Lorsque vous verrez [lisait-on dans Marc] l’abomination de la désolation installée là où elle ne doit pas être, que le lecteur comprenne !... » (13,14). Mais que devait donc comprendre le lecteur de l’évangile de Marc ?

Ce que le Christ ne disait pas : qu’on avait là une citation bien connue du prophète Daniel. Quand vous verrez se réaliser les prophéties de Daniel (cf. Dn 9,27 ; 11,31 ; 12,11), celles qui annonçaient la profanation du Temple par les païens, alors sachez que l’avènement du Fils de l’homme serait tout proche. Une immense désolation s’abattrait sur le monde.

Matthieu (Philippe) faisait dire au Christ, en un langage plus clair : « l’abomination de la désolation, dont a parlé le prophète Daniel… » (Mt 24,15) et pourtant il reprenait telle quelle l’exclamation de Marc : « Que le lecteur comprenne ! » (Mt 24,15). Là encore on détenait une preuve certaine que Matthieu (Philippe) était secondaire par rapport à Marc (théorie des « Deux sources »). On ne trouvait pas dans la tradition manuscrite d’hésitation sur la teneur des textes (de Marc et de Matthieu).  

« Mais en ces jours-là, après cette tribulation » (13,24) survenue à Jérusalem, telle quelle venait de nous être décrite dans les versets précédents, surviendrait l’avènement définitif du Fils de l’homme. Ce serait alors la fin du monde.

Pour le lecteur d’aujourd’hui, évidemment, la tribulation et l’avènement dont il est parlé doivent se comprendre comme devant être progressifs : ils couvriraient en réalité toute l’histoire humaine, jusqu’à la parousie incluse. Mais dans Marc, pas plus d’ailleurs que dans Matthieu (Philippe) et Luc, on ne séparait les perspectives.  

De la parabole du figuier (cf. 13,28-29), on devait apprendre à lire les signes des temps. « Cette génération ne passera pas que tout cela ne soit arrivé. » (13,30). La profanation du Temple prophétisée par Daniel, la grande tribulation ou persécution, l’avènement définitif du Fils de l’homme, tout cela était confondu.

« Quant à la date de ce jour, ou à l’heure, personne ne les connaît, ni les anges dans le ciel, ni le Fils, personne que le Père. » (13,32). La date de la fin du monde, comme d’ailleurs celle de son commencement, restaient le secret du Dieu créateur. Le Fils lui-même les ignorait. Il s’agissait ici du Fils de l’homme, celui dont on venait de nous parler (cf. 13,26), c’était dire de Jésus-Christ en tant qu’homme. Jésus-Christ en tant qu’homme, en effet, ne détenait pas les secrets de la création du monde, ou tout au moins il ne les possédait pas par la médiation de son humanité. Il n’avait pas mission de les révéler.

L’entretien eschatologique se terminait par un appel pressant à la vigilance, et qui prenait une dimension universelle : « Ce que je vous dis à vous [les quatre apôtres privilégiés], je le dis à tous [les hommes de la terre que vous allez évangéliser] : veillez ! » (13,37).

Il fallait que les confidences du Christ, livrées peut-être à voix basse, retentissent dans tout le cosmos. Pierre, et Jean, seraient les instruments d’élection de cette divulgation.

14,1-9. L’onction à Béthanie.

Deux jours avant la Pâque et les Azymes, selon Marc (cf. 14,1) et Matthieu (cf. Mt 26,2) ; à l’approche de Pâque dite la fête des Azymes, selon Luc (cf. Lc 22,1) ; on débarquait tous ensemble à Béthanie pour un repas festif et mémorable. Jean datait ce même événement de « six jours avant la Pâque » (Jn 12,1), preuve que Jean et les synoptiques ne parlaient pas de la même Pâque, ne suivaient pas tout à fait le même calendrier. On observait entre les deux traditions un décalage de quatre jours, ou au moins trois, selon les manières de compter.

Pour Jean, il semblait que le jour de Pâque fût le samedi de ce qui serait pour nous la Semaine Sainte : « le sabbat – car ce sabbat était un grand jour » (Jn 19,31). Marc et les deux autres synoptiques plaçaient la Pâque trois jours avant, donc le mercredi, avec veillée pascale le mardi soir (premier jour des Azymes) après la tombée de la nuit.

Si Jean suivait apparemment le calendrier juif officiel, la chronologie des synoptiques semblait plus conforme à ce qu’on appelle le calendrier essénien, ou plus exactement à un ancien calendrier sacerdotal tombé en désuétude, mais dont il est souvent question dans les pseudépigraphes de l’Ancien Testament : les livres d’Hénoch (I et II), le livre des Jubilés, sans parler des écrits qoumrâniens : le Rouleau du Temple.

En ce jour-là, donc, grands prêtres et scribes, c’était dire tout le personnel du Temple, cherchaient à s’emparer de Jésus par ruse (cf. 14,1), n’ayant pas réussi à le prendre en défaut dans son enseignement. Mais ils décidaient d’attendre la fin des festivités pascales, par crainte d’une opposition populaire : Judas les devancerait !

Jésus retrouvait Béthanie, où, nous le savons par Jean, il avait peu de temps auparavant ressuscité Lazare. « Une femme vint. » (14,3). Jean nous apprenait qu’il s’agissait de Marie, la sœur de Lazare. (Cf. Jn 12,3). « Avec un flacon d’albâtre contenant un nard pur. » (14,3). Le renseignement était pleinement corroboré par Jean (cf. Jn 12,3) ; ce qui démontrait que nous avions bien à faire au même épisode. « Elle le lui versa sur la tête » d’après Marc (14,3). Jean, quant à lui, écrivait qu’elle « oignit les pieds de Jésus. » (Jn 12,3). Légère divergence des deux traditions, la pétrinienne et la johannique !

« Ils y en eut qui s’indignèrent entre eux. » (14,4). Mais par Jean nous n’ignorerions pas que c’était Judas qui manifestait sa mauvaise humeur. (Cf. Jn 12,4-5).

Dans la version marcienne, le flacon aurait pu « être vendu plus de trois cents deniers » (14,5), mais dans la version johannique « vendu trois cents deniers. » (Jn 12,5). Remarquable correspondance des termes.

D’après les deux traditions, Jésus disait : « Laissez-là. » (14,6), ou : « Laisse-là. » (Jn 12,7). De même on entendait : « Les pauvres, en effet, vous les aurez toujours avec vous. » (14,7 ; Jn 12,8). Il paraît plus que probable que Jean, lorsqu’il rédigeait, avait Marc, et peut-être Luc, sous les yeux. Il aurait voulu compléter le témoignage de ses devanciers, et plus d’une fois il se permettrait de corriger leurs perspectives.  

Les deux traditions, enfin, étaient d’accord pour affirmer que la femme de Béthanie avait voulu procéder, par avance, à l’embaumement de Jésus (cf. 14,8 ; Jn 12,7).

Comment pouvait-elle deviner que Jésus allait mourir si vite ? Sans doute était-elle au courant des prédictions répétées de Jésus, annonçant sa mort imminente (cf. 8,31-33 ; 9,30-32 ; 10,32-34). Elle n’ignorait pas qu’il était menacé de mort par les autorités (cf. Jn 11,45-54). Mais sans doute avait-elle agi seulement par instinct, par intuition. C’était Jésus qui aurait attribué à sa pantomime une valeur prophétique.

Mais lui-même, Jésus, se lançait dans la prophétie : « En vérité, je vous le dis, partout où sera proclamé l’Evangile, au monde entier, on redira aussi, à sa mémoire, ce qu’elle vient de faire. » (14,9). Prophétie déjà remarquable dans la bouche de Jésus, et qui se réaliserait à la lettre. Mais prophétie remarquable aussi sous la plume de Marc, car lorsqu’il composait, il n’existait pas encore de forme écrite d’évangile suivi. (Les logia de Matthieu, que les exégètes postérieurs appelleraient la source Q,  n’étaient qu’un recueil de sentences). Sans doute Marc avait-il la conviction que son livre connaîtrait une diffusion universelle, et que par lui  serait célébré jusqu’à la fin des temps le geste de cette femme, que par ailleurs il ne nommait pas.

Cette péricope marcienne de l’Onction à Béthanie (14,1-9) recélait d’autres enseignements. Revenons sur ces mots de Jésus : « C’est une bonne œuvre qu’elle a accomplie pour moi. » (14,6). Pourquoi une bonne œuvre ? Parce qu’il existait bien d’autres « bonnes œuvres » que les actes de miséricorde envers les pauvres. On pouvait y inclure aussi les œuvres de piété, et toutes les démonstrations d’amour.

Judas (dont le sentiment nous était connu par Jean : cf. Jn 12,6) et tous ses compères en indignation qu’on entendait dans Marc (cf. 14,4-5), voulaient enfermer les bonnes œuvres dans le seul service des pauvres. Nous n’ignorions pas, par Jean, que la pensée de Judas était hypocrite. Quant à l’étroitesse de vue des autres, Jésus ne la blâmait pas, mais il expliquait que la religion véritable, et donc la charité, ne se limitaient pas à des œuvres de philanthropie, même si ces dernières restaient nécessaires : « Les pauvres, en effet, vous les aurez toujours avec vous et, quand vous le voudrez, vous pourrez leur faire du bien [par des bonnes œuvres]. » (14,7).

Ensuite, même le bénévolat de la charité envers les pauvres ne se réduisait pas au soin des corps. Il devait encore s’adresser aux esprits, et manifester l’amour caritatif (ou surnaturel) de Dieu. En effet, dans les pauvres nous retrouverions Jésus-Christ même, et par leur intermédiaire nous l’aurions toujours avec nous. « Moi, vous ne m’aurez pas toujours. » (14,7) Si, dans les pauvres !

14,10-11. La trahison de Judas.

La trahison de Judas suivait immédiatement l’épisode de Béthanie. Mais, par Jean, nous saurions pourquoi !

C’était par jalousie à l’égard du Christ, qui lui faisait des reproches (dans l’épisode précédent), mais aussi par amour de l’argent que Judas trahissait. Les grands prêtres « promirent de lui donner de l’argent. » (14,11). 

Marc répéterait comme un refrain la formule : « Judas, l’un des Douze. » (14,10.20.43). Il laissait percer son étonnement que le traître fût si proche du Christ et choisi par lui, si proche de Pierre et des autres apôtres qui n’avaient jamais soupçonné sa trahison, comme ils l’avoueraient un peu plus tard (cf. 14,19).

Les grands prêtres, quant à eux, se réjouissaient. Ils allaient précipiter l’arrestation de Jésus, et cela même en pleine fête ! (Cf. 14,2).

14,12-16. Préparatifs du repas pascal.

« Le premier jour des Azymes où l’on immolait la Pâque. » (14,12). Le jour où l’on immolait l’agneau pascal, entre les deux soirs, pour le consommer hâtivement après la tombée de la nuit. Selon nous, le mardi de ce qui serait la Semaine sainte.

Selon la Torah, la semaine des Azymes ne devait commencer que le soir du 14 e jour du mois de Nisan, après le coucher du soleil, comme la fête de Pâque elle-même (cf. Ex 12,18). Mais l’on faisait disparaître les azymes, par précaution, dès le 14 e jour à midi, ou même dès la veille au soir. Si bien que ce 14 e jour du premier mois de l’année pouvait être appelé par anticipation le premier jour des Azymes, ou des pains sans levain. Usage qu’observaient les trois synoptiques.  

« Il envoie alors deux de ses disciples. » (14,13). Luc nous apprendrait qu’il s’agissait de Pierre et Jean (cf. Lc 22,8). Cela était vraisemblable d’après le seul récit de Marc, vu les nombreux détails circonstanciés qui nous étaient fournis.

Par exemple cet homme portant une cruche d’eau, que leur prescrivait de suivre Jésus (cf. 14,13). Il a souvent intrigué les commentateurs, car en ce temps-là, dit-on, la corvée de l’eau était plutôt réservée aux femmes. On a même soupçonné que ce fût un essénien, sous le prétexte que les esséniens ne se mariaient pas ! Mais l’hypothèse était téméraire, car l’on sait, par les textes de Qoumrân même, qu’il existait des esséniens mariés. Seuls peut-être les ermites du désert restaient-ils célibataires. 

Il paraît probable pourtant qu’on trouvait à Jérusalem un quartier des esséniens, puisque l’historien Josèphe mentionnait une « Porte des esséniens », dans la Ville sainte.

« Le Maître te fait dire : Où est ma salle ? » (14,14) fallait-il demander au porteur d’eau. La hardiesse du propos suggérait qu’il s’agissait d’un disciple fervent de Jésus.

L’enseignement implicite qui nous était livré dans ces versets, c’était que la divine Providence pourvoyait à tout, pourvu qu’on s’en remît à elle avec confiance. Ce que faisait Jésus.

« Les disciples partirent et vinrent à la Ville. » (14,16). La Sainte Cène allait se célébrer à Jérusalem même, à l’étage d’une riche et vaste demeure. On allait manger à la romaine, couché sur des divans.

« Ils préparèrent la Pâque. » (14,16). La Pâque juive dont le rite essentiel se résumait en la manducation de l’agneau pascal, en souvenir de la sortie d’Egypte. (Cf. Ex 12,21 ; Dt 16,2.5-6). Jésus ne manquait pas d’observer la fête annuelle. Il y tenait la place du père de famille au milieu de ses enfants ; et c’était lui qui offrait le repas, quand ses disciples le préparaient : « Où veux-tu que nous allions faire les préparatifs pour que tu manges la Pâque ? » (14,12).

Quant à lui Jean, dans son évangile, ne parlerait pas de la dernière Cène comme d’un repas pascal. Il placerait même l’événement avant la date de Pâque. (Cf. Jn 13,1-2).

14,17-21. Annonce de la trahison de Judas.

« Le soir venu, il arrive avec les Douze. » (14,17).

C’était Jésus qui survenait avec toute l’Eglise, et sa hiérarchie future. Voila donc le collège apostolique en tant que tel, et qui deviendrait bientôt le collège sacerdotal par délégation du Christ.

On arrivait quand le soir était venu, mais on ne consommerait qu’après la tombée de la nuit, comme l’imposait le rituel.

D’après Matthieu (cf. Mt 26,21) aussi bien que Marc (cf. 14,18), dès que Jésus se mettait à table,  il entreprenait de vider l’abcès. Car il y avait un abcès !

(D’après Luc, cf. Lc 22,21-23, il ne le ferait qu’après l’institution de l’eucharistie.)

L’abcès purulent, c’était qu’un traître s’était insinué parmi eux : l’un de ces treize qui étaient assis à la même table.  Tout le monde tombait des nues, et s’esclaffait à cette annonce, sauf, on peut l’imaginer, Judas et Jésus lui-même. Ils répétaient l’un après l’autre : « Serait-ce moi ? » (14,19) La question eût été comique, si telles n’étaient pas les circonstances ; elle supposait que chacun en venait à se soupçonner lui-même.

La trahison de Judas était destinée à jouer un rôle providentiel dans l’histoire humaine puisque, grâce à elle, s’accomplirait la geste de la rédemption.

« Oui, le fils de l’homme s’en va selon qu’il écrit de lui. » (14,21). Selon qu’il était écrit de lui dans le quatrième chant du Serviteur, par exemple. (Cf. Is 53).

« Mais malheur à cet homme-là par qui le Fils de l’homme est livré ! » (14,21). Si le rôle de Judas était providentiel, son sort personnel restait terrible. Malgré la prédestination de son geste, son péché demeurait. « Mieux eût valu pour cet homme-là de ne pas naître ! » (14,21). La prédestination de l’action de Judas, dans le plan divin du salut, n’était intervenue qu’après la prévision de son démérite, ou de sa faute : post praevisa demerita, et non pas avant.  

On pouvait penser, d’après Marc et Matthieu, que Judas était sorti de table avant l’institution de l’eucharistie (cf. Jn 13,30), même si Luc, en ce qui le concernait,  avait placé la trahison de Judas après le récit de l’institution. (Cf. Lc 22,21-23).

14,22-25. Institution de l’eucharistie.

 « Et tandis qu’ils mangeaient, il prit du pain, le bénit, le rompit et le leur donna. » (14,22). Il était dans les habitudes de Jésus de rompre le pain, comme le père de famille le fait pour ses enfants. Selon Luc, ce serait au geste de la fraction du pain que les pèlerins d’Emmaüs reconnaîtraient le Christ ressuscité. (Cf. Lc 24,35). Et dans les Actes, nous verrions la première communauté des frères fidèle à pratiquer la fraction du pain. (Cf. Ac 2,42).

Déjà, lors des deux multiplications des pains, on nous montrait un Christ bénissant le pain, le rompant, rendant grâces, le donnant aux disciples pour qu’ils le distribuassent à la foule. (Cf. 6,41 ; 8,6).

Mais en cette veillée pascale, déjà bien entamée, le geste de Jésus revêtait une signification particulière qui, peut-être, n’était que l’explicitation de son ancienne manière de procéder. Par ce geste, il instituait ce que nous appelons le sacrement de l’eucharistie, le sacrement de l’ « action de grâces ». Le mot était dans le texte ; la tradition postérieure ne l’avait pas inventé : « Il rendit grâces. » (14,23).

On trouvait le récit de l’institution de l’eucharistie dans quatre lieux différents du Nouveau Testament : les trois évangiles synoptiques et la première épître aux Corinthiens. On savait que la première épître aux Corinthiens était l’un des plus anciens écrits du Nouveau Testament. Les exégètes la datent communément de la Pentecôte 54. Mais sans doute l’évangile de Marc lui fut-il antérieur. En tout cas il aurait été rédigé avant les années 58-60, date du dernier voyage de Paul en Palestine, puisque, selon notre hypothèse, il aurait été consulté conjointement, à cette époque,  par Luc, compagnon de Paul, et par le diacre Philippe (Matthieu grec) résidant à Césarée maritime, en vue de la composition ultérieure de leurs évangiles respectifs. Quoi qu’il en soit, il est certain que le récit de l’institution, dans Marc, ne dépend pas de l’épître aux Corinthiens, au contraire du récit de l’institution dans Luc.

A son dernier repas sur la terre, le Christ invitait seulement ses douze apôtres. Peut-être aussi dans les coulisses quelques disciples, quelques femmes croyantes, y participaient-ils. C’était parce qu’il allait, ces douze apôtres, les ordonner prêtres de la nouvelle Alliance ; parce que ces quelques disciples choisis étaient sans doute les seuls, ou des rares, à être vraiment baptisés d’un baptême trinitaire, et pouvoir ainsi participer à la première messe. On savait, par saint Jean, que le Christ avait lui-même pratiqué le baptême chrétien sur les bords du Jourdain, et qu’il l’avait fait administrer par ses apôtres. (Cf. Jn 3,22.26 ; 4,1-2). Si les disciples n’eussent été baptisés, ils n’eussent pu – d’un point de vue théologique a priori – participer à l’eucharistie ni, a fortiori, recevoir l’ordination presbytérale. Pour accéder aux dons et aux rémunérations du Royaume de Dieu, encore fallait-il appartenir désormais à ce Royaume de Dieu. Jean-Baptiste, par exemple, n’eût pu communier au corps du Christ, ni bénéficier de l’ordination sacerdotale, puisque de fait il n’était pas entré dans le Royaume de Dieu. (Cf. Lc 7,28). Il demeurait dans l’économie de l’Ancienne Alliance.

« Prenez, ceci est mon corps. » (14,22). Le mot « corps » englobait toute la personne du Christ : l’homme et le Dieu ; son âme, son corps, son esprit et sa divinité. C’était comme si le Christ avait dit : Prenez-moi tout entier, je me suis fait votre nourriture. Je me suis fait pain pour vous.

Lorsqu’un cultivateur, un boulanger, distribuent le pain qu’ils ont eux-mêmes confectionné, c’est un peu d’eux-mêmes qu’ils donnent, le fruit de leur travail, de leur technique, de leur expérience ; le fruit aussi de l’expérience des siècles qui les ont précédés. Le pain, surtout en occident, est devenu la base, et comme le symbole, de la nourriture des hommes.

De même quand une mère de famille donne le sein à son enfant, c’est un peu d’elle-même qu’elle offre, un peu de sa chair qu’elle présente à sa propre chair. De même le pélican, selon la légende, nourrit ses petits de ses propres entrailles pour les sauver de la mort.

Le Christ poussait cette logique à l’extrême, et presque jusqu’à l’absurde : un Dieu se faisait pain pour nous. Sa chair, déjà sacrifiée en esprit puisque nous étions la veille de la Passion, devenait vraiment du pain afin que nous le consommions.  L’eucharistie devait être comprise dans tout son réalisme, sous peine que nous passions à côté du mystère. Cannibalisme ? En un sens, oui. Mais ce que le Christ dispensait à la ronde en ce mardi soir, c’était une chair déjà ressuscitée en espérance, une chair spiritualisée, la chair d’un Dieu. On ne pouvait guère accepter le miracle invisible de l’eucharistie si l’on ne croyait fermement en la divinité de son auteur.

Il fallait le noter : les paroles et le geste du Christ s’inscrivaient à la perfection dans le cadre du repas sacrificiel juif. Lui-même, Jésus, se substituait à l’agneau pascal, cet agneau qui était à la fois immolé pour le peuple et consommé par lui. Le sacrifice de cet agneau commémorait la « Pâque » juive, le « passage » du peuple élu à travers la Mer Rouge. Jésus célébrait par avance son propre passage, par delà la mort, vers son Père. Dans la pensée de Marc, qui mettait par écrit l’évangile, quelque 25 ans après la mort et la résurrection du Christ, l’important c’était de fonder, ou justifier, le repas sacrificiel chrétien, qui avait supplanté celui de l’ancienne économie. Il fallait expliquer le nouveau rite de « la fraction du pain », à la fois commémoratif et liturgique qui se répétait chaque dimanche, le jour du Seigneur, dans toutes les Eglises répandues à travers le monde.

Remarquons cependant qu’on ne trouvait pas dans Marc, mais seulement dans la première aux Corinthiens (cf. 1 Co 11,24-25) et dans Luc (cf. Lc 22,19), l’ordre du Christ de réitérer le sacrement.

« Puis prenant une coupe, il rendit grâces. » (14,23). L’eucharistie se greffait tout naturellement sur le rituel de la Pâque juive. Cela serait plus sensible encore dans la relation de Luc, qui évoquerait plusieurs coupes successives (cf. Lc 22,17.20). Luc préciserait même que ce serait la seconde coupe d’action de grâces, la dernière, celle prise après le repas, qui donnerait lieu à l’institution de l’eucharistie (cf. Lc 22,20).

« Ceci est mon sang. » (14,24). Le vigneron, offrant à ses commensaux le vin qu’il avait lui-même élaboré, pouvait dire métaphoriquement : « Ceci est mon sang. » Le soldat aussi acceptait de verser son sang pour la patrie. Le Christ, quant à lui, avait offert son sang, c’est-à-dire sa vie. Pour les auteurs de l’Ancien Testament, le sang signifiait la vie (cf. Gn 9,4).

Saint François d’Assise, à ses derniers instants, retrouverait spontanément le sens de cette allégorie mystique. Faisant circuler une coupe de vin parmi ses amis, il leur dirait : « Prenez, ceci est mon sang. »

Le Christ, qui était à la fois homme et Dieu, voulait porter jusqu’à ses extrêmes conséquences, comme seul il en avait le pouvoir, cette mystagogie du vigneron, du soldat, du mourant, du martyr ; il offrait un vin qui était réellement son sang, un vin qui était changé en son sang. Un Dieu ne pouvait pas mentir : sur sa parole, l’image, le symbole, étaient devenues une réalité.  

Déjà dans Isaïe (cf. Is 63,1-6), puis plus tard dans l’Apocalypse (cf. Ap 14,19-20, on nous parlait des vendangeurs teints non du raisin du pressoir mais de sang. Le Christ lui-même, le Verbe de Dieu,  s’avancerait vers la victoire, le manteau trempé dans son propre sang. (Cf. Ap 19,13).   

Ce mystère que le Christ avait confié à la petite troupe de ses amis, au cours de son dernier repas, les assemblées chrétiennes le reproduiraient jusqu’à la fin des temps, par les mains des successeurs des Douze.  Le repas en commun commémorerait la Sainte Cène, et la mimique des prêtres reproduirait la mimique du Christ, mais avec cette précision capitale : que le pain et le vin deviendraient véritablement corps et sang du Christ, par le fait que le Christ serait présent en personne à leurs assemblées.

« Le sang de l’alliance, qui va être répandu… » (14,24). On se souvenait que l’Ancienne Alliance avait été scellée, jadis, dans le sang des animaux. Moïse avait proclamé solennellement, en procédant à l’aspersion du peuple : « Ceci est le sang de l’Alliance que Yahvé a conclue avec vous, moyennant toutes ses clauses. » (Ex 24,8). De même le sang du Christ, déjà présent sur la table du Cénacle sous l’aspect du vin, pouvait être dit « le sang de l’Alliance » (14,24), le sang précieux et divin de la Nouvelle Alliance établie par Dieu avec l’Israël nouveau. Ainsi Jésus pouvait-il être dit le nouveau Moïse, en sa qualité de chef du peuple, la nouvelle victime offerte en sacrifice de communion, le nouvel autel, et même le nouveau livre de l’Alliance puisqu’il était la Parole de Dieu en personne. Par le truchement de la prédication apostolique, et d’abord celle de Pierre, par le moyen de l’évangile écrit, en premier lieu celui de Marc, proclamation serait donnée de cette Alliance jusqu’au bout du monde et jusqu’à la fin des temps. L’ancienne Alliance enfermait quantité de clauses (cf. Ex 19 --- 23). La nouvelle Alliance n’en contiendrait qu’une : la loi d’amour (cf. 12,28-34).

« Qui va être répandu pour une multitude. » (14,24). Le sacrement de la Cène n’était qu’une anticipation, par le Christ, de sa passion qui commençait, et du sacrifice qu’il allait offrir une fois pour toutes sur la croix. Le sacrifice de la croix, préfiguré au Cénacle et reproduit indéfiniment dans toutes nos eucharisties successives, était le seul rédempteur. Ce sang était « répandu pour une multitude » (14,24), c’était dire en fait pour le rachat et le salut des hommes sans aucune exception, même de ceux qui avaient vécu avant le Christ. En effet les sacrifices d’animaux de la religion adamique (cf. Gn 4,3-4) et ceux de la religion mosaïque (cf. Ex 12,1-14) n’étaient que des préfigurations, ou des pressentiments, du sacrifice définitif du Christ.

En cette veillée pascale (cf. 14,12) le Christ se substituait à l’agneau pascal qu’on immolait par fidélité à la par tradition. Ce serait lui, désormais, « la tête de petit bétail […], un mâle sans tare, âgé d’un an. » (Ex 12,5). « On prendra de son sang et on en mettra sur les deux montants et le linteau des maisons » (Ex 12,7), c’est-à-dire sur le front de tous les baptisés, et même indirectement sur le front de tous les hommes de bonne volonté. « En voyant ce signe, je passerai outre et vous échapperez au fléau destructeur lorsque je frapperai le pays d’Egypte. » (Ex 12,13). Toutes les âmes, marquées de ce sang divin, échapperaient au péril de la damnation.

Nous l’avions déjà noté : Marc ne mentionnait pas la demande de faire mémoire exprimée par le Christ, et consignée par saint Paul (cf. 1 Co 11,24.25) aussi bien que par saint Luc (cf. Lc 22,19). Et pourtant cette injonction de faire mémoire, on aurait pu la suppléer, ou la deviner, si l’on avait continué la lecture de ce passage de l’Exode auquel le récit de la Sainte Cène, dans Marc, faisait manifestement allusion : « Ce jour-là, vous en ferez mémoire et vous le fêterez comme une fête pour Yahvé ; dans vos générations vous la fêterez, c’est un décret perpétuel. » (Ex 12,14).

Dans tous les temps, les chrétiens célébreraient comme une fête le souvenir du passage du Christ, sa mort et sa résurrection, en même temps que le souvenir de la Sainte Cène, spécialement au temps pascal. De cet usage Marc était sans doute le témoin lorsqu’il couchait par écrit son évangile. Certains exégètes (Benoît Standaert, etc.) prétendent même  que cet opuscule, le second évangile, fut spécialement conçu pour être récité d’une seule traite, dans le cours d’une seule veillée pascale, en somme une « haggadah » chrétienne. Le fait est qu’il s’y prêtait par ses dimensions ; le fait est qu’il évoquait spécialement la veillée pascale.  

« En vérité je vous le dis, je ne boirai plus du produit de la vigne… » (14,25). Ce membre de phrase est un peu gênant pour le théologien. Il se trouvait reproduit par Matthieu (cf. Mt 26,29) (car Matthieu-Philippe dépendait de Marc) mais non par Paul, dans son épître, ni par Luc. Paul tout au contraire soulignait fortement que le vin de l’eucharistie s’identifiait au sang véritable du Christ, loin d’en présenter seulement une figure : « Celui qui mange et boit, mange et boit sa propre condamnation, s’il n’y discerne le Corps » (1 Co 11,29) c’est-à-dire le Corps du Seigneur. Et l’on pourrait ajouter : le Sang du Seigneur (cf. 1 Co 11,27).  

Il nous est absolument nécessaire de comprendre l’eucharistie, celle qui nous est proposée dans Marc, dans Matthieu et dans Luc, à la manière dont Paul lui-même la comprenait, lui le grand théologien, le grand docteur de la première Eglise : il avait pour cela la grâce de l’herméneutique et son enseignement était infaillible, en même temps qu’inspiré. De surcroît, Paul était apôtre, tandis que Marc, Matthieu (en réalité le diacre Philippe) et Luc ne l’étaient pas. Le corps et le sang du Christ sont, à la Cène, devenus réellement pain et vin. « Chaque fois en effet [enseignait Paul] que vous mangez ce pain [eucharistié] et que vous buvez cette coupe [de vin eucharistié], vous annoncez la mort du Seigneur. » (1 Co 11,26). Le corps et le sang sont devenus pain et vin, de la même manière que, inversement, le pain et le vin sont devenus véritablement chair et sang.  On ne doit pas parler ici d’impanation, mais bien plutôt d’identification. « Ceci [ce pain] est mon corps. » (14,22). « Ceci [ce vin] est mon sang. » (14,24). Mon sang est devenu « produit de la vigne. » (14,25).

Une telle explication, qui paraît obvie, peut cependant laisser subsister un doute, elle peut donner place à des objections : est-ce encore du pain ? Est-ce le corps du Christ ? Est-ce encore du vin ou bien le sang du Christ ? Enlevant toute ambiguïté, le concile de Trente, réuni sous la mouvance de l’Esprit, a défini que la substance du pain, comme celle du vin, étaient remplacées par la substance du corps et du sang glorieux du Sauveur : « transsubstantiation ». (13 e session, canon 2). Du pain et du vin, il ne subsistait que les accidents. Autrement dit : dans la substance, ou la réalité, c’était le corps et le sang du Christ ; mais dans les accidents, ou apparences, c’était du pain et du vin. Nouménalement le corps et le sang glorieux ; phénoménalement du pain et du vin ordinaires.

Cette explication seule est exhaustive et conforme à la puissance comme à la miséricorde de Dieu. C’est le corps du Christ, sous l’apparence d’un morceau de pain ; c’est le sang du Christ, sous les espèces d’un « produit de la vigne ». (14,25). Autrement ce pain-là et ce vin-là, tels que nous les touchons, voyons et goûtons, ne seraient pas vraiment corps et sang de Jésus-Christ.

« Jusqu’au jour où je boirai le vin nouveau dans le Royaume de Dieu. » (14,25). La Sainte Cène fut le dernier repas du Christ, un repas chargé de rites, anciens et nouveaux, chargé d’émotions, chargé de partage fraternel, un repas d’adieu avant la Passion, chargé de mémoire. Mais il fut aussi un repas d’anticipation, tourné vers le « Royaume de Dieu » (14,25). La liturgie chrétienne qui procèderait de cet ultime repas, et des gestes qui y furent posés, serait, elle aussi, une liturgie d’anticipation, une préfiguration des noces éternelles. « Je vous donne rendez-vous de l’autre côté », aurait pu dire Jésus. Un avant-goût du festin céleste, car déjà étaient présentes toutes les réalités qui nous réjouiraient par delà la mort.

En reprenant l’ancien cérémonial de l’agneau pascal, le Christ célébrait sa propre Pâque à lui, son passage. Et de même que les Hébreux, selon le livre de l’Exode, avaient fêté la Pâque sur l’ordre de Yahvé, juste avant, « ce jour-là même » (Ex 12,51), leur sortie d’Egypte, de même le Christ mangeait la Pâque avec ses disciples le premier jour de sa Passion, qui serait son passage vers le Père à travers sa mort, sa résurrection et son ascension. Il mimait par avance la séparation, la division, de son corps et de son sang qui allait se faire dans la mort, avant leurs retrouvailles définitives dans la gloire du Royaume. A la suite de Pierre et des autres apôtres présents au cénacle, nous étions invités, dans l’eucharistie, à nous associer à la geste du Christ.

Les apôtres procèderaient de deux manières différentes pour nous permettre de participer à cette ultime Cène du Seigneur : d’abord en nous la racontant dans la prédication et par la mise par écrit de l’évangile, ensuite en la renouvelant de leurs propres mains dans les assemblées liturgiques. S’il suggérait ces deux manières, ces deux modes de la transmission apostolique, Marc ne faisait allusion ni à l’un ni à l’autre, car son texte se voulait fort sobre. Presque laconique.

14,26-31. Prédiction du reniement de Pierre.

« Après le chant des psaumes » (14,26). C’était le Hallel (psaumes 113 à 118) qui clôturait le festin pascal. Il commençait (d’où son nom) par le mot : « Alléluia ! » (Ps 113,1) et se terminait par la formule : « Car éternel est son amour ! » (Ps 118,29). On devrait citer, ici, ce Hallel tout entier, tant il était chargé de prophéties christiques, tant il commentait par avance l’évangile. Ne relevons que quelques bribes : «Quand Israël sortit d’Egypte » (Ps 114,1).  « Les lacets de la mort m’enserraient, les filets du schéol ; l’angoisse et l’affliction me tenaient, j’appelai le nom de Yahvé. » (Ps 116,3). « Comment rendrai-je à Yahvé tout le bien qu’il m’a fait ? J’élèverai la coupe du salut, j’appellerai le nom de Yahvé. » (Ps 116,12-13). « Je t’offrirai le sacrifice d’action de grâces. » (116,17). « De mon angoisse, j’ai crié vers Yahvé. » (Ps 118,5). « La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs est devenue la tête de l’angle. » (Ps 118,22).

La mention du Hallel, dans Marc, après le récit de l’institution, formait inclusion avec le verset 14,12 : annonce du premier jour des Azymes, où l’on immolait la Pâque. Cette mention confirmait que Jésus avait bien célébré la Pâque juive avec ses disciples, un repas complet, chose dont doutaient certains exégètes. La Pâque chrétienne se substituerait certes à la Pâque juive, mais tout en se greffant sur elle.

« Ils partirent pour le mont des Oliviers » (14,26) où Jésus avait coutume de se rendre (cf. 13,3) et qui était sur le chemin de Béthanie (cf. 11,1).

« Tous vous allez succomber. » (14,27). Judas l’avait déjà fait. Les onze autres allaient suivre. Jésus savait, et annonçait, qu’il avait choisis comme ministres des hommes fragiles.  Plus tard Pierre dans sa prédication, et Marc dans l’évangile, raconteraient sans fard cette défection lamentable. De tels aveux de l’apôtre Pierre, détaillés et sans complaisance, seraient l’un des sceaux pétriniens les plus évidents qui marqueraient le second évangile. On pourrait aisément sous-titrer ce second évangile : ‘Comment nous, ses disciples, nous avons trahi et abandonné Jésus, le Christ’.

« Je frapperai le pasteur et les brebis seront dispersées. » (14,27). Citation de Zacharie, ce prophète postexilique (cf. Za 13,7), qui annonçait le relèvement triomphale de la Maison de David, mais après de mystérieuses épreuves qui frapperaient, comme il est dit, le berger aussi bien que le troupeau, le chef aussi bien que le peuple.

« Mais après ma résurrection. » (14,28). Le Christ avait maintes fois prophétisé sa résurrection (cf. 8,31 ; 9,9.31 ; 10,34). Mais les apôtres étaient fermés à cette prédiction. Ils ne comprenaient même pas le sens du mot : résurrection, comme l’avaient noté Marc (cf. 9,10).

« Je vous précèderai en Galilée. » (14,28). Anticipation du verset 16,7, quand l’ange annoncerait aux disciples que leur Maître ressuscité les attendait en Galilée. Après le cauchemar de la Judée et de Jérusalem, les apôtres, et Jésus, retrouveraient pour un temps la verte et accueillante Galilée. « Nous nous reverrons chez nous » semblait dire le Christ. L’évangéliste Jean illustrerait ce temps des retrouvailles en Galilée par l’épisode d’une pêche miraculeuse (cf. Jn 21). Quant à Matthieu, il reporterait en Galilée, pour l’essentiel, les apparitions du Christ après sa résurrection (cf. Mt 28,10.16-20).

« Pierre lui dit : ‘Même si tous succombent, du moins pas moi !’ » (14,29).  Dans ce chapitre quatorzième de l’évangile de Marc, le nom de Pierre ne revenait pas moins de 8 fois. C’était lui, Pierre, qui interférait constamment dans le récit, et qui, pour nous, serait le témoin principal des derniers jours de Jésus, à travers les reportages de Marc, puis de Matthieu et Luc qui suivraient Marc. L’évangéliste Jean viendrait compléter, par un autre éclairage, le témoignage pétrinien.

Tous les récits de la Passion attribuent nettement la défaillance de Pierre à sa présomption. Pierre était fougueux, primesautier, plein d’allant, mais trop conscient de sa supériorité : « Même si tous… du moins pas moi ! » (14,29).  Comme s’il disait : Je suis meilleur que les autres et, par conséquent, de droit leur chef. Pierre, hélas, n’était pas encore entièrement sorti de l’enfance, ou de l’adolescence, et ses larmes (cf. 14,72) le mûriraient à jamais.

« Aujourd’hui, cette nuit même » (14,30) puisque pour les juifs le jour commençait à la tombée de la nuit (cf. Gn 1,5 : « Il y eut un soir et il y eut un matin : premier jour. ») Le premier jour de la Passion serait donc le quinzième jour du mois de Nisan, jour de la Pâque juive (cf. 14,12).

« Avant que le coq chante deux fois, tu m’auras renié trois fois. » (14,30). C’était dire au premier chant du coq, de très bonne heure, vers 2 heures du matin, dans notre façon de compter les heures. Chez Marc seul on trouvait ce jeu de mots : « Deux fois…trois fois. » (14,30). Pierre, par ses fanfaronnades, avait imité inconsciemment le coq ; le coq en retour se moquerait de lui à l’instant de son grand péché.

« Mais lui reprenait de plus belle… Et tous disaient de même. » (14,31). Les apôtres étaient sincères dans leurs protestations de fidélité. Ils ne renieraient que par faiblesse.

14,32-42. A Gethsémani.

« Ils parviennent à un domaine du nom de Gethsémani. » (14,32). « Il sortit et se rendit, comme de coutume, au mont des Oliviers » (Lc 22,39) précisait Luc. Le « comme de coutume » était très vraisemblable, puisque Judas le retrouverait aisément, et de nuit. « Gethsémani » signifie en hébreu : pressoir à huile. L’endroit devait être couvert d’oliviers, comme de nos jours. Peut-être le domaine appartenait-il à Lazare de Béthanie, l’ami de Jésus. Pourvu d’une grotte, qu’on a retrouvée, il devait être propice à un hébergement provisoire.

Jésus était certes l’olivier franc, destiné à donner une huile vierge. Encore fallait-il qu’il fût pressé au pressoir de la croix, comme s’exprimeraient plus tard les mystiques. En tous les cas, c’était ici que commençait la Passion du Sauveur, dans l’angoisse et dans les larmes. Ce serait le lieu fatidique de son arrestation.

« Il prend avec lui Pierre, Jacques et Jean » (14,33), les mêmes qui furent les témoins privilégiés de la Transfiguration (cf. 9,2), les mêmes que Jésus introduisit auprès de la fille de Jaïre (cf. 5,37), les mêmes, avec André, qu’on voyait entrer, tout au début, dans la maison de Capharnaüm (cf. 1,29) et, plus tard, recevoir les confidences de l’entretien eschatologique (cf. 13,3). En somme l’élite de ses disciples, les plus fidèles, son état-major. Ils furent aussi, André compris, les tout premiers recrutés sur les bords du lac (cf. 1,16-20). On pensait aux preux de David, à sa garde rapprochée, en particulier aux fameux Trois (cf. 2 Sa 23,8-17) qui avaient procuré à David, au risque de leur vie, l’eau du puits de Bethléem. Les preux de Jésus montreraient moins de vaillance, au moins sur le moment.

A Gethsémani, Jésus organisait donc trois groupes : ceux qui dormaient : les huit apôtres non choisis ; ceux qui veillaient, ou devaient veiller : Pierre, Jacques et Jean, et celui qui priait, c’est-à-dire Jésus lui-même. On ne l’ignorait pas : dans la vie mystique l’humanité se répartissait ainsi par paliers, en cercles concentriques de plus en plus restreints. Seuls Moïse en effet (cf. Ex 19,20 ; 24,18), puis Elie (cf. 1 R 19,8-9), avaient accédé à la montagne sainte.

« Il tombait à terre. » (14,35). Toute prière à Yahvé se faisait en principe debout (cf. 1 R 8,22 ; Mt 6,5 ; Lc 18,11). Si Jésus tombait à genoux (d’après Luc : cf. Lc 22,41), à terre d’après Marc, ou la face contre terre d’après Matthieu (cf. Mt 26,39), cela révélait sa détresse, et presque son désespoir. « Il priait pour que, s’il était possible, cette heure passât loin de lui. » (14,35). La nature humaine de Jésus exprimait son horreur de la souffrance et de la mort. « S’il était possible » ! Tout était possible à Dieu, mais alors l’homme n’eût pas été racheté. L’offense infinie faite à Dieu, par le péché, exigeait une rançon infinie.

« Il disait : Abba, Père. » (14,36). Marc, interprète de Pierre, était le seul parmi les évangélistes à nous rapporter le mot araméen prononcé par Jésus. (Il était coutumier du fait). Mais le mot serait repris par saint Paul (cf. Rm 8,15 ; Ga 4,6). Il rendait la familiarité, l’intimité, de Jésus avec son Père. Et nous-mêmes, comme par indiscrétion, il nous introduirait au cœur du dialogue trinitaire.

« Eloigne de moi cette coupe. » (14,36). La coupe, précisément, que Jacques et Jean se faisaient naguère forts de boire (cf. 10,38-39). Le calice de la Passion, représenté aussi par la coupe de l’eucharistie (cf. 14,23). La mixture amère de tous les péchés du monde.

« Pourtant, pas ce que je veux, mais ce que tu veux ! » (14,36). Il nous était donné d’assister, en Jésus, à la lutte entre ses deux volontés : sa volonté humaine qui redoutait la mort, et d’instinct la repoussait, mais qui se pliait à sa volonté divine, qui, elle, ne faisait qu’un avec celle de son Père. Il n’existait pas de péché dans le Christ, ni de révolte, ni de début de révolte. Mais il demeurait une tension, et même une tension dramatique. On admirerait combien le III e concile de Constantinople, en 681, avait eu raison d’affirmer le dogme des deux volontés en Jésus-Christ. On pouvait soutenir que ce dogme n’ajoutait rien à la phrase de saint Marc étudiée ici, ni à d’autres semblables dans les évangiles ; il ne faisait que les transposer dans un langage théologique.

« Il vient et les trouve en train de dormir. » (14,37). On pourrait se demander naïvement comment les trois apôtres, et d’abord Pierre, avaient pu entendre, enregistrer dans leur mémoire, puis ensuite nous transmettre le dialogue pathétique du Christ, s’ils dormaient ! Sans doute ne s’étaient-ils pas endormis aussitôt…

« Il dit à Pierre : Simon… » (14,37). Dans l’intimité, Jésus continuait d’appeler Pierre par son nom de naissance, et non par le sobriquet dont il l’avait affublé. Ici, Jésus s’adressait à Pierre comme au chef de ses apôtres, et comme au témoin principal, pour les âges futurs, de sa propre agonie.

« Veillez et priez pour ne pas entrer en tentation : l’esprit est ardent mais la chair est faible. » (14,38). Ce verset, repris textuellement par Matthieu (cf. Mt 26,41) et partiellement par Luc (cf. Lc 22,40) renfermait l’un des secrets les plus précieux de la vie mystique ; il nous livrait, par le fait, l’une des clefs d’or de l’existence en Christ, ou tout simplement de l’existence croyante. De surcroît, ce verset avait l’avantage de nous décrire la psychologie encore imparfaite de Pierre, et des Onze, en cette étape délicate. Il nous rappelait l’avertissement solennel que le Christ avait donné juste avant la Passion, à la fin de l’entretien eschatologique : « Veillez ! » (13,37). Saint Paul, avec sa science insurpassable, décrirait cette lutte permanente en nous de la chair et de l’esprit. Ce n’était pas seulement dans le Christ, pourrait-on dire, mais aussi dans tout homme, qu’un combat se livrait entre deux volontés : la volonté de la chair et la volonté de l’esprit. La vie chrétienne serait possible, quoique encore difficile, avec la prière. Impossible sans elle.

« Et ils ne surent que lui dire. » (14,40). Le parallèle était frappant avec la scène de la Transfiguration : « C’est qu’il [Pierre] ne savait que dire. » (9,6).  Nous avions les mêmes quatre personnages. Nous étions passés de la gloire à l’ignominie. Mais dans la gloire comme dans l’ignominie, le Christ se montrait d’une essence supérieure à celle de ses plus proches disciples, bien qu’il fût dans l’intimité toujours très familier avec eux. A l’Hermon, nous avions la glorification d’un homme, comme Dieu. Dans le jardin de Gethsémani nous assistions à l’abaissement et à l’agonie d’un Dieu, comme homme.

« Une troisième fois il revient et leur dit. » (14,41). En quelque sorte Jésus mimait par avance les trois reniements de Pierre, si proches (cf. 14,72). Dans l’évangile de Jean, après les récits de la Résurrection, on trouverait cette phrase : « Il lui dit pour la troisième fois : Simon, fils de Jean, m’aimes-tu ? » (Jn 21,17). Simon aurait ainsi dormi trois fois, renié trois fois puis confessé trois fois son amour pour le Christ.

« L’heure est venue. » (14,41). L’heure de la Passion, de la glorification et du retour vers le Père. L’évangéliste Jean, encore lui, soulignerait tout au long l’approche de cette heure (Cf. Jn 2,4 ; 7,30 ; 8,20 ; 12,23.27 ; 13,1 ; 17,1). Pour nous les hommes, cette heure serait celle de notre rédemption. La nature humaine de Jésus avait gémi à la perspective de cette heure (cf. 14,35). Pourtant sa volonté l’avait acceptée. C’était par la médiation de Judas, mais surtout par celle du péché, que cette heure arrivait.

« Voici que le Fils de l’homme va être livré aux mains des pécheurs. » (14,41). Ainsi s’accompliraient les nombreuses prophéties que le Christ avait proférées sur lui-même (cf. 8,31-33 ; 9,30-32 ; 10,32-34). Ainsi se réaliseraient les prophéties de l’Ancien Testament sur le Serviteur souffrant (cf. Is 53 ; Ps 22). Jésus était livré aux mains des pécheurs, c’était dire de nous tous : nous étions partie prenante dans le drame qui se jouait.

L’originalité du propos de Jésus, on pouvait le remarquer, c’était de joindre en un raccourci saisissant, d’une part le thème du Fils de l’homme triomphant de Daniel, du livre d’Hénoch, d’autre part celui du Serviteur souffrant d’Isaïe et des psaumes. En réalité les deux personnages n’en formaient qu’un. Jamais mieux qu’en ces instants, on ne le comprenait.

Déjà les Testaments des douze Patriarches avaient prédit très clairement que Dieu viendrait sur terre sous forme humaine, qu’il souffrirait et mourrait, qu’il serait ensuite élevé dans la gloire : « Il entrera dans le premier Temple, là le Seigneur sera insulté et il sera élevé sur le bois. Le rideau du Temple sera déchiré et l’Esprit de Dieu descendra sur les nations comme un feu qui se répand. Et, montant du Schéol, il passera de la terre au ciel. Je sais quelle sera son humilité sur la terre et sa gloire dans le ciel. » (Testament de Benjamin, 9,3-5). Sans doute bien des critiques ne voient dans les lignes ci-dessus que des interpolations d’une main chrétienne. Mais c’est loin d’être prouvé. La rédaction des Testaments est datée par de bons esprits de la seconde moitié du premier siècle avant notre ère (cf. Ecrits intertestamentaires, Bibliothèque de la Pléiade, 1987, page LXXXI).

« Levez-vous ! Allons ! » (14,42). On retrouverait le même mouvement dans Jean, au milieu du discours après la Cène : « Levez-vous ! Partons d’ici ! » (Jn 14,31). On pouvait relever ainsi de nombreux contacts littéraires entre les deux traditions, la synoptique et la johannique.

14,43-52. L’arrestation de Jésus.

« Et aussitôt comme il parlait encore… » (14,43). « Et aussitôt arrivé, il s’approcha. » (14,45). On observait ici la cadence de style, si caractéristique de l’écriture de Marc, surtout dans les premiers chapitres : spontanéité, brièveté, élégance.

« Survient Judas, l’un des Douze. » (14,43). On l’avait noté à plusieurs reprises : Marc, l’interprète de Pierre, relevait avec une sorte d’emphase l’appartenance de Judas, le futur traître, au collège des Douze. Sans doute fallait-il qu’un membre, ou des membres éminents, de la hiérarchie primitive trahissent le Christ, pour prophétiser les défaillances futures des ministres de la religion. Le scandale de ces défaillances s’en trouvait en quelque sorte, par avance, atténué : elles étaient annoncées en la personne de Judas et, dans une moindre mesure, en la personne de Pierre. Elles ne devaient donc pas surprendre les fidèles.

« Une bande armée de glaives et de bâtons, venant de la part des grands prêtres, des scribes et des anciens… » (14,43). Visiblement la garde du Temple, les suppôts du Sanhédrin. Jean ajouterait la mention de « la cohorte » (Jn 18,3), désignant par là, sans doute, un détachement de la garnison romaine, mis à la disposition des autorités du Temple. Effectivement, les glaives, dont nous parlait Marc, semblaient plutôt le fait de soldats que de simples gardes. Il était manifeste que Jésus était arrêté par mandat du grand prêtre, qui conservait donc un pouvoir de police important à l’égard de ses compatriotes, en matière religieuse, même à l’extérieur de l’enceinte du Temple. Les quatre évangiles concordaient sur ce point.

« Il s’approcha de lui en disant : Rabbi. » (14,45). Terme araméen, également repris par Matthieu (cf. Mt 26,49), dont Judas, et les autres disciples, se servaient communément pour s’adresser à Jésus.

« Il lui donna un baiser. » (14,45). Le baiser aussi était usuel dans les mœurs juives, surtout quand on se revoyait, après un temps assez long. Il serait repris par les premiers chrétiens. (Cf. Rm 16,16 ; 1 Co 16,20 ; 2 Co 13,12 : 1 Th 5,26). Mais le baiser qui signifiait l’affection, l’amitié fraternelle, devenait odieux quand il recouvrait une trahison. Luc le soulignerait, en faisant dire au Christ : « Judas, c’est par un baiser que tu livres le Fils de l’homme ! » (Lc 22,48). L’écriture de Marc restait plus sobre.

« Les autres mirent la main sur lui et l’arrêtèrent. » (14,46). Judas n’était que le traître, l’indicateur, mais non l’agent. Après le baiser, sa mission était terminée.

« Alors l’un des assistants, dégainant son glaive, frappa le serviteur du grand prêtre et lui enleva l’oreille. » (14,47). Nous saurions par Jean (cf. Jn 18,10) que ledit assistant n’était autre que Pierre en personne, et que le serviteur du grand prêtre s’appelait Malchus. Selon Luc (cf. Lc 22,51) Jésus guérissait sur-le-champ l’oreille du serviteur. Dans le récit tel qu’il nous était rapporté par Marc, Pierre ne se vantait pas de cet exploit qui restait anonyme et qui, en d’autres circonstances, eût semblé ridicule.

« Chaque jour j’étais parmi vous dans le Temple, à enseigner, et vous ne m’avez pas arrêté. » (14,49). On pourrait s’étonner en effet que les chefs juifs n’eussent pas arrêté Jésus dans le Temple, où il se rendait si souvent. Mais dans le Temple il était réellement protégé par la foule, et par la légalité sans faille de son enseignement. Tout juif, et particulièrement les rabbis reconnus, avaient le droit imprescriptible d’y enseigner, et même de faire respecter ses abords (cf. 11,15-19). Une arrestation de nuit, hors du Temple, ne présentait pas ces inconvénients, car il y était procédé en l’absence du peuple et l’on pouvait toujours invoquer le prétexte du complot.

« Mais c’est pour que les Ecritures s’accomplissent. » (14,49). Luc ferait dire à Jésus : « C’est votre heure et le pouvoir des Ténèbres. » (Lc 22,53). Le caractère nocturne de cette arrestation, que Marc ne relevait pas mais suggérait, symbolisait en effet la puissance des Ténèbres. Dès les premières lignes de la Bible (cf. Gn 1,4-5) il était question de ce combat entre la lumière et les ténèbres, entre le jour et la nuit. Il fallait que les ténèbres prévalussent un instant, pour que la lumière resurgît de manière plus éclatante au matin de Pâques. Ce lien de la nuit avec l’entreprise de Judas, Jean le marquerait très fortement en notant, au moment de la trahison du disciple : « Aussitôt la bouchée prise, Judas sortit ; il faisait nuit. » (Jn 13,30).

« Et, l’abandonnant, ils s’enfuirent tous. » (14,50). Ainsi se réalisait la prophétie de Malachie, évoquée tout à l’heure par Jésus : « Je frapperai le berger et les brebis seront dispersées. » (14,27).  On ne pouvait que relever la solitude pathétique de Jésus, en cette heure tragique. Il avait cherché des amis, et ses amis s’enfuyaient. Pourtant ces mêmes amis témoigneraient un jour, dans les évangiles.

« Un jeune homme le suivait, n’ayant pour tout vêtement qu’un drap, et on le saisit ; mais lui, lâchant le drap, s’enfuit tout nu. » (14,51-52). La plupart des commentateurs reconnaissaient dans ce jeune homme Marc lui-même, l’auteur de notre évangile, qui serait ainsi un témoin oculaire de la passion du Christ. Cette hypothèse n’avait rien que de vraisemblable, puisque les Actes des Apôtres nous apprendraient que Marc avait sa maison natale à Jérusalem, dans laquelle se réunissait la première communauté chrétienne (cf. Ac 12,12). D’autre part cette histoire d’un jeune homme anonyme, lâchant le drap dont il était enveloppé pour s’enfuir, serait insignifiante s’il ne s’agissait pas de l’auteur en personne. Dans cette nuit de la Pâque juive et de l’arrestation de Jésus, il ne pouvait être que le seul témoin de sa mésaventure. Quant à voir dans cet incident un symbole du rite baptismal, comme l’imaginaient certains exégètes, sous le prétexte que le second évangile aurait été composé spécialement pour illustrer la veillée pascale des chrétiens, la proposition paraissait tendancieuse : au baptême en effet on est revêtu, mais non pas dépouillé, du vêtement blanc.

14,53-65. Jésus devant le Sanhédrin.

« Ils emmenèrent Jésus chez le grand prêtre » (14,53) en vertu du mandat d’amener de ce même grand prêtre. Nous savions que c’était Joseph, surnommé Caïphe, que Marc ne nommait pas. (Cf. Mt 26,3.57 ; Lc 3,2 ; Jn 11,49 ; 18,13.14.24.28 ; Ac 4,6).  Le surnom, Caïphe, voisin de Képhas, signifiait roc, ou pierre. Jésus aurait-il conféré à Simon le sobriquet de Képhas par allusion à Caïphe, pour suggérer que Pierre serait le véritable grand prêtre des temps nouveaux ? La conjecture a été émise, mais elle n’a aucune chance d’exactitude : le seul et unique grand prêtre des temps messianiques, serait Jésus-Christ, et nul autre.

« Et tous les grands prêtres, les anciens et les scribes se rassemblent. » (14,53). Les anciens grands prêtres, comme Anne, les hiérarques principaux, chefs des familles sacerdotales, les anciens du peuple mêlés aux pharisiens, en un mot le Sanhédrin entier, convoqué d’urgence en pleine nuit. Mais la réunion légale, ou « conseil » comme le dirait Marc un peu plus bas (cf. 15,1), ne se tiendrait qu’à l’aube. Les scribes, ou pharisiens, y figuraient, en leur qualité de représentants du monde synagogale. Mais la prépondérance revenait aux prêtres, comme il était normal dans un Etat théocratique. C’était le Temple lui-même, associé à la synagogue, qui jugeait Jésus. La nation juive, d’avant la ruine de Jérusalem en 70, jouissait d’un régime politico-religieux très différent de celui qu’elle connaîtrait dans la suite.  

« Pierre l’avait suivi de loin jusqu’à l’intérieur du palais du grand prêtre. » (14,54). Nous saurions qu’il était entré grâce aux bons soins de Jean, lequel était connu du grand prêtre (cf. Jn 18,15-16).

« Les grands prêtres et tout le Sanhédrin cherchaient un témoignage contre Jésus. » (14,55). On avait là l’instruction du procès, non encore la sentence qui ne serait prononcée qu’au lever du jour. (Cf. 15,1).

« Pour le faire mourir. » (14,55). Mais la sentence était arrêtée d’avance. Le but était d’obtenir la mort de Jésus. Jean nous apprendrait que la résolution de le faire mourir avait été prise lors d’un conseil secret, consécutif à la résurrection de Lazare (cf. Jn 11,47-53) : sous le prétexte que l’auteur d’un miracle aussi éclatant présentait un danger politique ! En réalité, les nantis, les hiérarques, craignaient, en reconnaissant Jésus comme le Messie, de perdre leurs places, leurs pouvoirs, voire leurs bénéfices. En tous les cas l’intention de le perdre relevait de la perfidie, car elle n’était pas motivée en droit, et contraire à la Torah même. Bien entendu, le mobile restait inavoué en public, mais il suffisait pour rendre la procédure parfaitement illégitime. La puissance des Ténèbres suivait sa pente, en cette nuit de jugement accéléré.

« Je détruirai ce Sanctuaire fait de main d’homme et en trois jours j’en rebâtirai un autre qui ne sera pas fait de main d’homme. » (14,58). Jean seulement nous apprendrait en quelles circonstances Jésus avait prononcé cette phrase énigmatique, ou une phrase approchante. Cela se passait tout au début du ministère public, avant même l’arrestation de Jean-Baptiste, lors de la première purification du Temple. Jésus avait proféré, plus exactement : « Détruisez ce sanctuaire et en trois jours je le relèverai. » (Jn 2,19). Mais les témoins déformaient volontairement le propos. Les chefs juifs n’avaient pas oublié, ni digéré, cette provocation déjà ancienne. Mais c’était d’une grande injustice que de la reprocher à Jésus, qui avait toujours montré un zèle ardent pour le Temple, la maison de son Père (cf. 11,16-17). En réalité Jésus, en chassant les vendeurs du Temple, avait lésé les intérêts des autorités en charge. Ce qu’on reprochait finalement à Jésus, c’était son respect exagéré de la Torah.

« Se levant alors au milieu, le grand prêtre interrogea Jésus. » (14,60). Les témoignages contre Jésus s’avéraient contradictoires. La procédure s’enlisait. Le grand prêtre se saisissait alors de l’instruction et demandait solennellement à Jésus de témoigner contre lui-même. Bien entendu Jésus se taisait.

« De nouveau le grand prêtre l’interrogeait, et il lui dit : ‘Tu es le Christ, le Fils du Béni ?’ » (14,61). En désespoir de cause, le grand prêtre employait les grands moyens. Il s’agissait de poser à l’inculpé la question fatidique, celle qui hantait tous les esprits, et à laquelle Jésus lui-même ne pouvait pas ne pas répondre, sous peine de se disqualifier : es-tu le Messie ? Observons que Caïphe avait une notion fort précise dudit Messie : ce serait le Fils de Dieu en personne. Il connaissait sa théologie sur le bout des doigts. Caïphe disait : « le Fils du Béni » par respect pour le Nom divin, que le grand prêtre ne pouvait prononcer que rarement. Néanmoins l’expression, « le Fils du béni », manifestait le fond de sa pensée : il serait le propre Fils de Dieu.

C’était annoncé par tous les prophètes : antérieurs (Samuel) ou postérieurs (Isaïe, Jérémie), les hagiographes (Daniel, Hénoch, les Testaments des douze Patriarches…), sans oublier les Psaumes. L’attente du Messie était vive à l’époque de Jésus. Tout le monde, même parmi les païens, savait ou croyait savoir qu’il allait surgir.

Le Messie annoncé serait à la fois prêtre et roi, fils et successeur de David ; il ressemblerait à un fils d’homme venant sur les nuées du ciel, c’était dire qu’il serait en réalité le Fils de Dieu : ‘fils d’homme’ ou ‘comme un fils d’homme’ désignant une personne, et ‘descendant du ciel’ signifiant son origine divine. Et pourtant, d’une manière mystérieuse, il assumerait toutes les souffrances humaines.

« Je serai pour lui un père et il sera pour moi un fils. » (2 Sa 7,14).  « Tu es mon fils, moi, aujourd’hui je t’ai engendré. » (Ps 2,7). « Voici que la Vierge [grec] est enceinte, elle va enfanter un fils et elle lui donnera le nom d’Emmanuel. » (Is 7,14). « Un enfant nous est né, un fils nous est donné, il a reçu le pouvoir sur ses épaules et on lui a donné ce nom : Conseiller merveilleux, Dieu fort, Père éternel, Prince de paix. » (Is 9,5). « Un rejeton sortira de la souche de Jessé, un surgeon poussera de ses racines. Sur lui reposera l’Esprit de Yahvé. » (Is 11,1). « Je contemplais, dans les visions de la nuit : Voici, venant sur les nuées du ciel, comme un fils d’homme. Il s’avança jusqu’à l’Ancien et fut conduit en sa présence. A lui fut conféré empire, honneur et royaume, et tous peuples, nations et langues le servirent. Son empire est un empire éternel qui ne passera point et son royaume ne sera point détruit. » (Dn 7,13-14). « A cette heure ce fils d’homme fut appelé auprès du Seigneur des esprits, et son nom fut prononcé  en présence du Principe des jours. Avant que soient créés le soleil et les signes, avant que les astres du ciel soient faits, son nom a été proclamé par-devant le Seigneur des esprits. » (1 Hénoch 48,2-3). « Car par Juda se lèvera le salut pour Israël, et en lui Jacob sera béni. Par son sceptre, Dieu apparaîtra, habitant parmi les hommes sur la terre, pour sauver la race d’Israël et rassembler les justes d’entre les nations. » (Testament de Nephtali 8,2-3). Voilà toute cette littérature que Caïphe avait en tête, quand il posait à Jésus la question primordiale : es-tu ce fils d’homme, ou es-tu le Fils de l’homme, qui en réalité serait Dieu.

« Je le Suis, dit Jésus. » (14,62). « Egô eimi », littéralement : « Moi, Je Suis. » Dans la bouche de Jésus, et sous la plume de Marc qui traduisait et rapportait son propos, se trouvait de toute évidence une allusion claire au nom de Yahvé. Il en était de même dans Jean, par exemple au verset Jn 8,58 : « Avant qu’Abraham fût, Moi, Je Suis. » Elohim s’était adressé ainsi à Moïse, dans le buisson ardent : « Voici ce que tu diras aux israélites : ‘Je Suis m’a envoyé vers vous’. » (Ex 3,14).

On avait là le coup de théâtre. Caïphe demandait à Jésus, au nom du peuple d’Israël dont il était le chef spirituel : es-tu Yahvé ? Et Jésus de répondre : oui.

De deux choses l’une : ou bien Caïphe se prosternait devant Jésus pour l’adorer, ou bien il le condamnait à mort pour imposture, et aussi pour blasphème. Car l’imposture de se faire passer pour Yahvé constituait de toute évidence un blasphème.

Croyant piéger Jésus, en réalité Caïphe s’était piégé lui-même.

« Et vous verrez le Fils de l’homme siégeant à la droite de la Puissance et venant avec les nuées du ciel. » (14,62). Jésus reprenait devant le Sanhédrin la citation du prophète Daniel dont il s’était servi à l’usage de ses apôtres préférés, lors de l’entretien eschatologique (cf. 13,26). Ici le mot « Puissance » était mis à la place de « l’Ancien », dans Daniel (Dn 7,13). « Puissance » et « Ancien » désignaient sans équivoque Dieu lui-même, comme le « Béni » de Caïphe. Jésus, pour s’exprimer, n’attendait pas la réaction de Caïphe, car il n’ignorait pas que le jugement du grand prêtre était formé d’avance. Il aggravait son cas en revendiquant sans équivoque, à son profit, la grande tradition prophétique concernant le Messie. Il ne laissait place à aucune tergiversation, aucune exégèse : je suis ce Messie, qui est le propre Fils de Dieu, que toutes les Ecritures annoncent, que le peuple espère. Cela est à prendre ou à laisser.

Dans de telles conditions, la réplique de Caïphe était obligée.

« Alors le grande prêtre déchira ses tuniques et dit : ‘Qu’avons-nous encore besoin de témoin ? Vous avez entendu le blasphème ; que vous en semble ?’ Tous prononcèrent qu’il était passible de mort. » (14,63-64). Il n’y avait aucun blasphème à prononcer les mots ‘Fils de Dieu’, ou des mots équivalents, car alors ce blasphème Caïphe l’eût commis le premier. Ni même à se prétendre le Messie, le Fils de Dieu, que les Ecritures prophétisaient clairement. Mais il y avait imposture, et donc blasphème, à le prétendre faussement. Un inculpé, et de surcroît un inculpé gênant, ne pouvait être « le Fils du Béni ». C’était en vertu de ce sophisme que Jésus était condamné.

Le grand prêtre déchirait théâtralement ses tuniques parce qu’il y était tenu en présence d’un blasphème, véritable ou subodoré. Ce détail nous l’apprenions, non par la Bible elle-même, mais par les traditions talmudiques. Le fait de déchirer ses vêtements représentait en soi un signe de deuil (cf. Lv 10,6 ; 21,10), que précisément la Torah interdisait au grand prêtre ! Mais la Torah semblait ici bien oubliée. Caïphe faisait son deuil d’un inculpé qui, de par son blasphème réitéré, se condamnait lui-même à la mort. « Qui blasphème le nom de Yahvé devra mourir, toute la communauté le lapidera. » (Lv 24,16). De ce fait l’instruction était close. Les témoins à charge étaient oubliés. Et tous les sanhédrites acquiesçaient à l’accusation de blasphème, et donc à la condamnation à mort.  On levait la séance.

En vérité, le prêtre, en déchirant son vêtement sacerdotal, avait déchiré son propre pontificat, en faveur du seul et définitif grand prêtre : Jésus-Christ. De même le vendredi suivant, au moment de la mort de Jésus, le rideau du sanctuaire se déchirerait de haut en bas, marquant l’abolition du culte légitime du Temple (cf. 15,38).

« Et quelques-uns se mirent à lui cracher au visage, à le gifler, et à lui dire : ‘Fais le prophète !’ Et les valets le bourrèrent de coups. » (14,65). Jésus n’était pas encore légalement condamné. Ce ne serait qu’au matin, à l’aube (cf. 15,1). Cependant la valetaille profitait de l’isolement momentané de l’accusé, au surplus convaincu, croyait-on, de blasphème, pour le maltraiter. Ce n’était pas tous les jours, ou toutes les nuits, qu’on avait un Messie à se mettre sous la dent. « Fais le prophète ! » (14,65) criait-on. Justement, le Messie promis devait être le grand prophète, annoncé pour les derniers jours. « Yahvé ton Dieu suscitera pour toi, du milieu de toi, parmi tes frères, un prophète comme moi [Moïse] que vous écouterez. » (Dt 18,15).  Précisément, c’était ce prophète que Jean-Baptiste avait nié être (cf. Jn 1,21).

14,66-72. Reniements de Pierre.

On détenait dans cette péricope les souvenirs de Pierre les plus nets, et peut-être les plus cuisants. On retrouvait bien  les deux chants du coq et les trois reniements, propres au seul Marc, et qui étaient annoncés par Jésus dans la prédiction du reniement de Pierre (cf. 14,30).

On avait là un récit pittoresque, très couleur locale : « en bas dans la cour » (14,66), « se chauffait », « dévisagea », « Nazarénien » (14,67), « dehors vers le vestibule » (14,68), « Galiléen » (14,70), « jurer avec force imprécation » (14,71), « Il éclata en sanglots » (14,72). Luc ajouterait la mention du regard de Jésus (cf. Lc 22,61).

La version de Jean (cf. Jn 18,15-18.25-27, autre témoin oculaire, corroborerait en tous points celle des synoptiques. Elle confirmerait en particulier les reniements répétés de Pierre au long de cette nuit agitée. (Ces reniements répétés de Pierre ne sont donc pas une invention littéraire, comme le voudraient certains critiques.)

Dans leur manière de démarquer le second évangile, on constaterait, entre Matthieu et Luc, quelques rencontres étonnantes. Tous deux omettaient le premier chant du coq (cf. 14,68) qui, d’ailleurs, n’était pas attesté dans tous les manuscrits de Marc (mais qui était supposé par le verset 14,72 : « pour la seconde fois un coq chanta »). Tous deux, Matthieu et Luc, employaient une formule finale identique (non marcienne) : « Et, sortant dehors, il pleura amèrement. » (Mt 26,75 ; Lc 22,62).

Ce fait laissait supposer que nos deux auteurs, s’inspirant de Marc, auraient pu consulter la version de l’autre, à un stade quelconque de son élaboration. (Luc, avant de composer son évangile, à la demande de l’apôtre Paul qu’il suivait en Palestine [cf. Ac 21,8 à 27,2], et de l’éditer, probablement à Rome, aurait pu examiner le texte du diacre Philippe, à Césarée maritime, vers les années 58-60 [cf. Ac 21,8], notre Matthieu grec). 

15,1-15. Jésus devant Pilate.

« Et aussitôt, le matin, les grands prêtres préparèrent un conseil avec les anciens, les scribes et tout le Sanhédrin. » (15,1). Ce serait la seule séance officielle, et légale, du Sanhédrin qui ne pouvait juger un homme que de jour. Cette séance, Luc la décrirait plus longuement (cf. Lc 22,66-71). Il dirait qu’ils amenèrent Jésus « dans leur Sanhédrin » (Lc 22,66), désignant par là, sans doute, le local officiel de leur réunion, probablement aux abords du Temple.

Le droit de mettre à mort étant enlevé aux juifs par l’autorité romaine, la seule décision que pouvait prendre le Sanhédrin était de livrer Jésus au gouverneur, en lui demandant d’appliquer la peine de mort. En procédant ainsi, les responsables juifs ne risquaient pas d’entrer en contradiction avec leur propre législation, qui prévoyait qu’une peine capitale ne pouvait être prononcée dans le courant d’une seule journée : livré à Pilate le mercredi matin de bonne heure, Jésus serait seulement condamné à mort le jeudi vers midi (cf. Jn 19,14). 

« Puis, après avoir ligoté Jésus » (15,1) tel un malfaiteur, car dans leur esprit il était déjà condamné.

« Ils l’amenèrent et le livrèrent à Pilate » (15,1) le gouverneur romain, résidant à Jérusalem pour la Pâque, probablement dans l’ancien palais d’Hérode, sur la colline occidentale de la ville.

« Pilate l’interrogea : ‘Tu es le roi des juifs ?’ » (15,2). Question abrupte et mortifère. Car si Jésus s’avouait le roi des juifs, il se posait aussitôt en rival de l’autorité occupante. On pourrait se demander d’ailleurs, et Jésus lui-même le demandait, d’après Jean (cf. Jn 18,34), d’où Pilate tenait cette idée que Jésus fût le roi des juifs, car Jésus, que l’on sache,  n’avait jamais revendiqué un pouvoir royal, ni aspiré ouvertement à la couronne, ni fomenté quelque révolte que ce fût. Pourtant Pilate était bien renseigné, et d’emblée il visait juste, sans doute sur la suggestion des membres du Sanhédrin. Car le Messie, l’Oint de Yahvé, ne serait autre que le roi des juifs, le fils et successeur de David.

Jésus n’appartenait pas à la race sacerdotale. Il n’était ni prêtre ni lévite. Il était membre laïc de la tribu de Juda, mais descendant de David. C’était un davidique. Il était le Davidique, et l’héritier légitime. Cette ascendance suffisait à le poser en roi des juifs. Matthieu et Luc justifieraient, par leurs généalogies respectives, la prétention de Jésus à se dire, ou se laisser appeler, le « fils de David » (10,47.48).

L’évangile de Marc, plus primitif que les autres, n’insistait pas sur cette qualité davidique de Jésus. D’emblée, dans son introduction, il l’avait traité de « Fils de Dieu » (1,1). En une seule occasion, on entendait Jésus interpellé, à deux reprises, par son titre de « fils de David ». C’était donc par l’aveugle de Jéricho (cf. 10,47.48). Un peu plus tard, Jésus ironisait sur les scribes qui appelaient le Christ tantôt ‘Seigneur’ et tantôt ‘fils de David’, sans parvenir à concilier ces deux titres. (Cf. 12,35-37). Mais Jésus, dans Marc, n’avait aucunement désavoué l’aveugle de Jéricho.

Alors que l’autorité compétente l’interrogeait es qualités, Jésus ne pouvait que lui répondre ; car il reconnaissait cette autorité, aussi bien la religieuse que la civile.

« Jésus lui répond : ‘Tu le dis.’ » (15,2). Ce qui équivalait à un acquiescement.

Jean, dans son évangile, devait développer considérablement ce premier interrogatoire de Pilate (cf. Jn 18,28-38). Et Jésus d’expliquer que sa royauté était de nature spirituelle. Il restait vrai, cependant, que Jésus était roi, et qu’il se reconnaissait comme tel (cf. Jn 18,37). Les prophètes avaient annoncé que le Fils de l’homme serait non seulement roi, mais le maître d’un empire cosmique, éternel.  

Selon Marc, Pilate ne rebondissait pas sur l’aveu de Jésus. D’entrée, il admettait que la royauté revendiquée par Jésus était d’essence mystique, ou prophétique, et non pas civile ou politique. Dans ces conditions, les chefs juifs se voyaient contraints de revenir à la charge.

« Et les grands prêtres multipliaient contre lui les accusations » (15,3) car ils manquaient d’arguments décisifs. Quelles étaient ces accusations portées contre Jésus ? Marc n’en disait rien. Mais on pouvait les deviner. D’après Luc : « Nous avons trouvé cet homme mettant le trouble dans notre nation, empêchant de payer les impôts à César et se disant Christ Roi. » (Lc 23,2). « Il soulève le peuple. » (Lc 23,5). Toutes accusations, aussi graves que non fondées, et même invraisemblables. De ce fait, les chefs juifs manifestaient plutôt leur propre jalousie, leur animosité. Pilate, fin juriste et habitué à raisonner froidement, n’en était pas dupe.

En cet endroit du récit, Luc, bénéficiant de sources propres (il avait diligenté une enquête de plus de deux ans, en Palestine, à la suite de l’apôtre Paul, dans les années 58-60), plaçait un renvoi de Jésus devant Hérode Antipas, présent à Jérusalem pour la Pâque (cf. Lc 23,6-12).

Mais Jésus, ballotté comme un pantin et bafoué, revenait bientôt devant Pilate.

« A chaque fête, il leur relâchait un prisonnier, celui qu’ils demandaient. » (15,6). Mœurs coloniales. De temps à autre le gouverneur faisait montre de libéralisme à l’égard de ses administrés. Il honorait la religion juive à l’occasion de ses principales solennités, et du même coup il évitait que la Pâque juive, par exemple, ne se muât en manifestation antiromaine.

« Il y avait en prison le nommé Barabbas, arrêté avec les émeutiers. » (15,7). Ironie du sort ! Il y avait déjà en prison un nommé « Fils du Père » qui était, lui, un véritable émeutier. Dans l’esprit de Pilate, la comparaison avec Jésus avait jailli avec la vitesse de l’éclair. Tout plaidait en faveur de Jésus, contre Barabbas. Pilate voyait là un expédient tout trouvé pour se sortir d’un mauvais pas, et s’éviter de condamner un « Fils d’Elohim » qui n’avait rien d’un séditieux. N’osant pas proclamer que Jésus était innocent, il se proposait de le libérer par grâce, par faveur.

« La foule étant montée » (15,8) en haut de la ville. Le prétoire de Pilate se tenait sur les hauteurs, dans l’ancien palais d’Hérode, mais non pas dans la forteresse Antonia, proche du Temple.

« Voulez-vous que je vous relâche le roi des juifs ? » (15,9). Question vraiment paradoxale dans la bouche d’un gouverneur romain : c’était comme s’il accordait, nominalement, son indépendance à la nation juive ! Qu’il tînt Jésus pour le véritable héritier des anciens rois d’Israël, Pilate le montrerait d’abondance, en rédigeant l’écriteau de la croix (cf. 15,26). Il le respectait en tant que tel. Il lui reconnaissait une parfaite bonne foi, et une absence totale de visées politiques. Pilate croyait vraiment faire plaisir à la foule en lui rendant son roi sentimental.

« Cependant, les grands prêtres excitèrent la foule à demander qu’il leur relâchât plutôt Barabbas. » (15,11). Le calcul de Pilate tournait court. Car précisément la foule n’avait que faire d’un roi sentimental. Au lieu de l’acquiescement enthousiaste qu’il espérait, Pilate ne percevait que le silence ou des propos confus. Les responsables juifs profitaient de cet état de trouble pour suggérer de demander la libération de Barabbas. Voilà au moins un héros populaire qui ne s’embarrassait pas de sentiments. Il était un vrai meurtrier, un vrai émeutier, un malfaiteur renforcé.

« Que ferai-je donc de celui que vous appelez le roi des juifs ? » (15,12). Va pour Barabbas ! Mais pour Pilate le problème restait entier : j’ai toujours le prétendant roi des juifs sur les bras, ce prétendant que vous m’avez vous-mêmes livré. Pilate commettait l’insigne maladresse de confier son émoi à la foule, et même de lui soumettre la décision sur le sort final de Jésus. Comme si la foule eût été disposée à l’aider à résoudre son cas de conscience ! Pilate s’était laissé déborder. Il avait cédé au peuple, et presque à l’émeute. 

« Mais eux de nouveau s’écrièrent : ‘Crucifie-le !’ » (15,13). Pour l’émeute, puisqu’elle avait supplanté l’autorité, l’occasion était trop belle : crucifie donc ce roi d’opérette ! Son jugement était expéditif.

« Et Pilate de leur dire : ‘Qu’a-t-il donc fait de mal ?’ » (15,14). Au fond de lui-même Pilate avait déjà capitulé. Mais sa conscience de juriste, et de magistrat, se rebiffait contre une procédure aussi sommaire : quels étaient les faits qui différenciaient ce jugement d’une simple exécution ? Si Pilate devait faire un rapport à l’autorité supérieure – ce qui probablement était le cas – quels motifs légaux pourrait-il invoquer ?

« Mais ils n’en crièrent que plus fort : ‘Crucifie-le !’ » (15,14). La foule suivait sa logique, qui était celle de l’instinct et non pas celle du droit. En l’occurrence, c’était l’instinct du meurtre qui prévalait. On pourrait se demander pourquoi la foule qui, si peu de temps auparavant, avait acclamé Jésus lors de son entrée à Jérusalem (cf. 11,8-10) comme venant de Dieu, et par surcroît de David, s’était laissé si facilement retourner contre lui, fût-ce à l’instigation des principaux prêtres. Les foules sont versatiles, dira-t-on. Mais plus vraisemblablement doit-on penser que les foules qui acclamaient Jésus le jour des Rameaux n’étaient pas les mêmes que celles qui réclamaient sa mort au moment du procès. Jésus pouvait compter sur nombre de disciples, ou de partisans, dans Jérusalem : peut-être même sur la majorité de la population. Mais, de même que ses suivants immédiats, la foule de ses amis s’était terrée, intimidée par les autorités. Le jour de la Pâque, c’était plutôt la tourbe de Jérusalem qui était montée au prétoire réclamer la libération d’un condamné.

« Pilate alors, voulant contenter la foule, leur relâcha Barabbas et, après avoir fait flageller Jésus, il le livra pour être crucifié. » (15,15). Le style de Marc se faisait plus elliptique que jamais. L’évangéliste résumait en quelques mots ce qui prendrait au moins deux jours. Aussi pourrait-on essayer de rétablir, d’après Jean, la chronologie exacte des événements.

Barabbas une fois libéré, très probablement le soir même du jour de Pâque, donc le mercredi, Jésus subissait une cruelle flagellation (cf. 15,15 ; Jn 19,1), puis couronné d’épines, revêtu d’un manteau de pourpre (cf. 15,17 ; Jn 19,2-3). Le lendemain, jeudi donc, dans la matinée, il était traduit dans cet accoutrement dérisoire à nouveau devant Pilate, pour un ultime interrogatoire (cf. Jn 19,5). Vers midi, il s’entendait condamné à mort (cf. Jn 19,14). Mais ce ne serait que le lendemain matin, vendredi avant 9 heures, qu’il serait conduit au Calvaire pour y être crucifié (cf. 15,25 ; Jn 19,16). Jésus aurait ainsi passé deux nuits pleines dans les prisons de Pilate, exposé aux outrages de la soldatesque.

15,16-20 a. Le couronnement d’épines.

« Les soldats l’emmenèrent à l’intérieur du palais [d’Hérode], qui est le prétoire, et ils convoquent toute la cohorte. » (15,16). La description de Marc, qui allait suivre, pouvait se rapporter à l’une ou l’autre des deux nuits passées chez Pilate. Les mêmes incidents ont dû s’y reproduire, avec quelques variantes. Le couronnement d’épines, que Matthieu et Luc situaient après la condamnation à mort de Jésus (cf. 15,16-20 a ; Mt 27,27-31), Jean, quant à lui, le voyait avant (cf. Jn 19,2-3).

Si les soldats entraînaient Jésus à l’intérieur du palais (aulê), (il faut sans doute comprendre : dans la cour intérieure du palais), cela corroborait le fait que le procès se tenait bien dans l’ancien palais d’Hérode, et non pas à l’Antonia qui, pour le coup, eût été qualifiée plutôt de : parembolê, forteresse. La cour intérieure d’un palais présentait un vaste espace découvert, propice aux jeux de scène, aux féeries nocturnes. Jésus faisait un parfait roi de carnaval : roi véritable (s’il en fut), mais dépossédé de son trône ; livré aux mains de la populace ; et de surcroît condamné à mort. En plus, il revendiquait un rang divin. Depuis les appartements d’honneur, à l’étage, Pilate pouvait apprécier la mascarade : peut-être même esquissait-il un sourire, à l’occasion.

Si, par impossible, Jésus eût été réellement reconnu comme le roi d’Israël, comme chef de l’Etat, par son peuple et par les autorités, ç’eût été dans ce même palais qu’il eût été accueilli en grande pompe et couronné. Pilate, qui était l’hôte mais non point le propriétaire de ce château, et qui avait formellement avoué Jésus comme le roi des juifs, en était conscient plus que quiconque.

Le prétoire désignait la résidence officielle, même provisoire, du gouverneur romain. Pour les armées en campagne, le prétoire spécifiait, dans le camp, l’emplacement de la tente du général.

La cohorte totalisait le dixième d’une légion : environ 600 hommes. Peut-être l’essentiel de la garnison romaine en poste à Jérusalem. En tous les cas la garde rapprochée du procurateur.

15,20 b-22. Le chemin de la croix.

« Ils le mènent dehors afin de le crucifier. » (15,20). Dès le vendredi, au petit matin. On amenait avec lui deux autres condamnés (cf. 15,27). Le détachement était conduit par un centurion (cf. 15,39), chef de cent hommes. Ce centurion avait la charge de l’exécution, mais aussi de toute la police du cortège.

« Ils requièrent, pour porter sa croix, Simon de Cyrène, le père d’Alexandre et de Rufus, qui passait par là, revenant des champs. » (15,21). Le trajet, du palais d’Hérode au Golgotha, était assez court. A moins qu’on eût fait volontairement un détour en ville pour exposer les condamnés : ce qui serait assez conforme aux habitudes romaines, car il fallait que les peines capitales fussent démonstratives. Mais Jésus se trouvait complètement épuisé : par la très dure flagellation d’une part (beaucoup y succombaient), et par les deux ou trois nuits de mauvais traitements aussi bien dans les geôles juives que dans les geôles romaines d’autre part. Il défaillait. Le centurion craignant sans doute que le condamné ne parvînt pas vivant au Calvaire réquisitionnait le nommé Simon de Cyrène, qui avait passé la nuit à la campagne. Tiens, toi le paysan aux mains calleuses, tu es bien assez vigoureux pour porter cette lourde croix. Simon, dont les fils seraient bien connus dans la première communauté chrétienne, s’était trouvé associé, sans le vouloir, à la Passion du Christ.

Les condamnés en effet, ce n’était pas dit dans le texte mais était implicite, devaient porter leur croix entière, jusqu’au lieu d’exécution, et non pas seulement un élément de la croix, en l’occurrence la traverse. Ce détail faisait partie de la peine infligée.

« Ils amènent Jésus au lieu dit Golgotha, ce qui se traduit lieu du Crâne. » (15,22). Une butte dénudée, probablement dans une ancienne carrière de pierres, utilisée comme lieu d’exécution des criminels. Nous nous trouvions à l’extérieur de la ville, puisqu’il y avait des tombeaux (cf. 15,46). L’endroit, assez fréquenté, se situait sur la route d’Ephraïm.

La tradition synoptique (Matthieu et Marc), comme la tradition johannique, donnaient le nom araméen de Golgotha, avec sa traduction.

15,23-28. Le crucifiement.

« Et ils lui donnaient du vin parfumé de myrrhe, mais il n’en prit pas. » (15,23). Des stupéfiants : le vin aussi bien que la myrrhe. Mais Jésus refusait d’en prendre. Beaucoup de condamnés s’enivraient, ou étaient enivrés, pour tenter d’échapper à la souffrance. Ce breuvage était sans doute préparé par les femmes compatissantes, dont Luc nous parlerait (cf. Lc 23,27). Matthieu transformerait la myrrhe en fiel (cf. Mt 27,34) sous l’influence du psaume 69 (verset 22). Ce détail montrait bien que Matthieu était secondaire par rapport à Marc.

« Puis ils le crucifient et se partagent ses vêtements en tirant au sort ce qui reviendrait à chacun. » (15,24). Les exécuteurs des hautes œuvres, quatre préciserait Jean (cf. Jn 19,23), étaient seuls concernés, et non pas la troupe entière, bien entendu. Les bourreaux avaient droit aux effets des condamnés, en dédommagement de leur peine. Tirer au sort était bien un geste de soldats : car les trouffions romains avaient toujours dans leurs poches quelques dés pour tuer le temps, dans les moments d’inaction.

« C’étaient la troisième heure quand ils le crucifièrent. » (15,25). Neuf heures du matin. La notation chronologique se voulait précise, comme le serait l’heure des ténèbres, « la sixième heure » (15,33), midi, et l’heure du décès, « la neuvième heure » (id.), trois heures de l’après-midi. Jésus agoniserait donc six heures en croix. Le comput était confirmé par Matthieu et Luc qui, s’ils n’indiquaient pas la troisième heure marquaient bien la sixième (cf. Mt 27,45-46 ; Lc 23,44) et la neuvième heure (id.). Les exégètes ont dû dépenser des trésors d’ingéniosité pour tenter de concilier ce fait avec l’indication de Jean selon laquelle le Christ aurait été condamné à mort vers midi (cf. Jn 19,14) et donc crucifié, au plutôt, vers 1 heure ou 2 heures de l’après-midi ! Son séjour en croix eût alors été fort bref.

Certains préféraient suivre la tradition synoptique. D’autres considéraient que le calendrier de la Semaine Sainte, fourni par la tradition johannique, serait plus vraisemblable. Mais sans donner de raisons décisives, ni d’un côté ni de l’autre.

En réalité, il n’y avait pas à choisir entre les deux traditions, mais à les prendre telles qu’elles, dans leurs données brutes. Comprimer comme on le faisait traditionnellement – et erronément – tous les événements de la Passion dans une seule journée (juive) : du jeudi après la tombée de la nuit au vendredi après-midi, relevait de la plus haute invraisemblance. Il était nécessaire de répartir sur trois jours au moins tous les faits de la Passion : du mardi soir après le coucher du soleil, au vendredi. Et si saint Jean nous assurait que le Christ fut condamné à mort vers midi (cf. Jn 19,14), c’était de la veille du Vendredi Saint qu’il fallait l’entendre.  Certes Jean nous disait que : « C’était la parascève de la Pâque. » (Id.). Mais la préparation de la Pâque s’anticipait à la veille au soir, et même à la veille à midi. C’était comme si l’on affirmait : aujourd’hui, ce soir, commence la Parascève. (Ainsi en était-il, d’ailleurs, de l’expression : ‘le jour des Azymes’ ; cf. 14,1.12 ; Mt 26,17 ; Lc 22,7).

Par ailleurs un séjour de Jésus de 6 heures en croix (formellement attesté par Marc) paraissait hautement vraisemblable. On sait que des crucifiés survivaient plusieurs jours en croix avant d’expirer.

A la vérité, Jésus était épuisé par la flagellation et les autres mauvais traitements, sans parler de l’angoisse qui l’étreignait depuis le jardin de Gethsémani. C’était pourquoi il mourrait le premier des trois condamnés, malgré sa robuste constitution et malgré sa jeunesse relative. Et il mourrait sans aide, alors que ses compagnons seraient achevés de la main du bourreau.

« L’inscription qui indiquait le motif de sa condamnation était libellée : ‘Le roi des juifs’. » (15,26). Ecriteau rédigé de la main de Pilate, selon l’indication de Jean (cf. Jn 19,19). L’inscription résumait le motif principal de la condamnation, invoqué par le procurateur romain, lors du procès. Pour de vrai : l’unique motif.

Jésus avait porté cette pancarte, se balançant à son cou, dans le trajet d’infamie depuis le Prétoire jusqu’au Golgotha, sous les quolibets de la foule succédant aux injures de la soldatesque. Drôle de roi titubant, et en bien mauvaise posture. Au moment de la crucifixion, on suspendait l’écriteau en haut de la croix : ‘roi des juifs en train de mourir’. Les foules ont toujours  aimé acclamer les rois, ou les huer après leur chute. Elles peuvent les porter aux nuées, puis peu après les précipiter dans les abîmes de l’ignominie.

Marc ne nous disait pas que la pancarte déclinait l’identité privée de Jésus, ni qu’elle fût rédigée en trois langues.

« Et avec lui ils crucifient deux brigands, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche. » (15,27). Comme au jeu d’échecs, on plaçait au centre la pièce maîtresse : le roi, avec de chaque côté ses acolytes, ou ses ministres. Cela pouvait signifier : ‘voici le roi des malfaiteurs’, mais surtout : ‘voici le roi des malheureux, des malchanceux’. Ces qualifications étaient bien près d’être prononcées contre Jésus de Nazareth suspendu. Avait-on l’idée, aussi, de se prendre pour le Messie !

Certains manuscrits, des versions latines, ajoutaient au texte de Marc ce verset, repris en substance par Luc (cf. Lc 22,37) : « Et cette écriture fut accomplie, qui dit : ‘Et il a été mis au rang des malfaiteurs. » (15,28) Citation d’Isaïe, au quatrième chant du Serviteur (cf. Is 53,12).

15,29-32. Jésus en croix raillé et outragé.

« Les passants l’injuriaient en hochant la tête et disaient : ‘Hé ! Toi qui détruis le Sanctuaire… » (15,29). Voilà que passaient les témoins du procès juif, ceux qui ne cessaient de se contredire. Leurs accusations récurrentes seraient maintenues même après la Résurrection ! (Cf. Ac 6,14).

« Pareillement les grands prêtres se gaussaient entre eux avec les scribes et disaient : ‘Il en a sauvé d’autres et il ne peut se sauver lui-même ! Que le Christ, le Roi d’Israël, descende maintenant de la croix, pour que nous voyions et que nous croyions !’ » (15,31-32). Voilà maintenant les autorités religieuses (les grands prêtres) et les intellectuels (les scribes), venus contempler le résultat de leur complot. Ils reconnaissaient expressément les miracles antérieurs de Jésus, et s’étonnaient de son impuissance présente. Ils avouaient la raison principale de leur incrédulité : Jésus n’avait point répondu à leurs attentes d’un Messie glorieux et politique. Un prophète sans défense, sans pouvoir terrestre, ne pouvait pas être le Fils de Dieu.

Ils avaient récusé son enseignement moral. Ils avaient mis en doute, autrefois, ses miracles les plus probants et ils se scandalisaient maintenant de ne pas lui voir faire un miracle sur commande. Leur incrédulité pouvait se résumer dans ce syllogisme, ou plutôt ce sophisme : puisque nous ne croyons pas en toi, c’est que tu n’es pas le Messie. Or nous sommes, nous, sans aucun doute, la référence obligée.

« Même ceux qui étaient crucifiés avec lui l’outrageaient. » (15,32). Luc seul (cf. Lc 23,39-43) raconterait l’anecdote de la conversion du bon larron. Il disposait de renseignements de première main, récoltés lors de son enquête en Palestine. Il pourrait ainsi compléter la narration assez succincte de Marc, tout en suivant pas à pas le canevas de cette « biographie » autorisée de Jésus.

15,33-39. La mort de Jésus.

« Quand il fut la sixième heure, l’obscurité se fit sur la terre entière jusqu’à la neuvième heure. » (15,33). Une éclipse. Mais non point une éclipse de soleil ordinaire. C’était impossible, puisque nous étions rendus au 17 e jour du mois lunaire (mardi 14, mercredi 15, jeudi 16, vendredi 17), donc à la pleine lune, ou peu après. De plus, une éclipse de soleil ne dure pas trois heures. Quelque cataclysme naturel. Tertullien prétendait qu’on l’aurait observé en occident (cf. Apologétique, Livre I, chap. XXI). Un historien païen, Phlegon, a écrit que « la 4 e année de la 202 e olympiade il y eut une éclipse du soleil si extraordinaire qu’on n’en n’avait jamais vue de semblable auparavant. A la 6 e heure du jour, la nuit fut telle qu’on voyait les étoiles. » (Fragmenta Historicum Graecorum, Didot, Paris, 1849, Tome III, Phlegon, livre 13, chap. 14). La 4 e année de la 202 e olympiade correspond à : juillet 32 – juin 33 de notre ère. Il faudrait donc bien dater la Passion du Christ d’avril 33, conformément au comput traditionnel.

« Et à la neuvième heure Jésus clama en un grand cri : ‘Eloï, Eloï, lema sabachthani. » (15,34). Citation en araméen des premiers mots du psaume 22, dont Matthieu donnait la forme hébraïque : « Eli, Eli, lema sabachthani. » (Mt 27,46). Matthieu voulait sans doute rendre plus compréhensible le jeu de mots des soldats : « Voilà qu’il appelle Elie ! » (15,35). Dans la bouche de Jésus, ces mots exprimaient la déréliction suprême, presque le désespoir : « Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (15,34), car le Christ avait voulu partager toute l’angoisse humaine. Mais l’on sait que le psaume 22 se termine sur une perspective de délivrance.

« Quelqu’un courut tremper une éponge dans du vinaigre et, l’ayant mise au bout d’un roseau, et il lui donnait à boire en disant : ‘Laissez ! Que nous voyions si Elie va venir le descendre ! » (15,36). Malgré l’ironie du propos, le geste était compatissant. Car les crucifiés, perdant leur sang, éprouvaient une soif intense. C’était pourquoi Jean ferait dire au Christ expirant : « J’ai soif. » (Jn 19,28). Le vinaigre du soldat ne se voulait pas malveillant : il était le breuvage ordinaire de la troupe. Un vin acidulé. L’évangéliste Jean préciserait même que ce vinaigre était parfumé à l’hysope (cf. Jn 19,29). Une éponge était plantée au bout d’un roseau, et trempée dans le breuvage : toujours l’acribie des détails chez Marc. Faire dire à Jean que l’éponge était portée au bout d’une branche d’hysope (l’hysope : une labiacée, plante éminemment flexible) frisait le ridicule. C’était pourtant la traduction habituelle de Jn 19,29.

« Or Jésus, jetant un grand cri, expira. » (15,37). Jésus mourait dans la déréliction, et dans la dérision avec cette histoire de vinaigre. D’autres évangélistes préciseraient son cri : « Père, entre tes mains je remets mon esprit. » Lc 23,46). « Tout est consommé. » (Jn 19,30).

Le cri, ce grand cri, tel qu’écrivait Marc, avait quelque chose de surhumain qui étonnait le centurion. La mort de Jésus n’était pas subie, mais volontaire. Jusqu’au bout, il offrait sa vie. Jésus projetait son âme, ou son souffle, ou sa vie, vers le Père et pour les hommes ses frères.

« Et le voile du Sanctuaire se déchira en deux, du haut en bas. » (15,38). Le phénomène cosmique de tout à l’heure se poursuivait ; peut-être un tremblement de terre. Le Sanctuaire, que certes Jésus n’avait pas détruit de son vivant, commençait à s’ébranler, maintenant qu’il était mort. Le voile du Sanctuaire, c’était le voile du Saint ou, plus probablement, le voile du Saint des Saints. Dieu abandonnait son Temple. Désormais que la nouvelle Alliance était conclue entre le ciel et la terre, dans le sang du Christ, l’ancienne n’avait plus lieu d’être. Par le fait, elle devenait caduque.

« Voyant qu’il avait ainsi expiré, le centurion, qui se tenait en face de lui, s’écria : ‘Vraiment cet homme était fils de Dieu !’ » (15,39). On détenait là, pratiquement, la conclusion de tout l’évangile.

Marc, qui avait commencé par l’affirmation de la filiation divine de Jésus (cf. 1,1), le terminait, ou quasiment, sur cet aveu d’un païen. Ledit païen se trouvait être le principal exécutant de la mort du Christ ; il s’exprimait donc au nom des autorités, et même au nom de l’humanité, puisque c’était nous tous qui avions condamné Jésus. Ce centurion, qui était sans doute un homme de bonne volonté, était frappé à la fois par la dignité de la mort de Jésus (à la différence de la mort d’autres condamnés) et par les phénomènes cosmiques qui l’accompagnaient. Malgré la différence des idiomes, il avait saisi que les chefs juifs accusaient Jésus de se prétendre le « Fils du Béni » (14,61), autrement dit le « Fils de Dieu. » (15,39).

Cette même foi que les hiérarques juifs refusaient encore, il y avait quelques moments, car ils exigeaient de voir pour croire (cf. 15,31-32), soudain elle l’illuminait, lui le soldat romain : il avait vu, donc il avait cru. Sa profession de foi était intégrale.

15,40-41. Les saintes femmes au Calvaire.

Chez Matthieu, Marc et Luc, on ne voyait intervenir les saintes femmes qu’après la mort du Sauveur.

« Marie de Magdala. » (15,40). La première au Calvaire. Elle serait aussi la première au tombeau, le matin de Pâques (cf. 16,1 ; Jn 20,1). On ne la voyait pas autrement citée dans le corps des évangiles, avant la Passion, si ce n’est dans Luc parmi les femmes qui escortaient le Christ (cf. Lc 8,2).

« Marie, mère de Jacques le petit et de Joset. » (15,40). Ce Jacques le petit était Jacques le mineur (traduction de la Vulgate : Iacobi minoris), autrement dit le second, ou le moindre, pour le distinguer de Jacques le majeur, fils de Zébédée et frère de Jean. Jacques le mineur, Joset, Jude et Simon formaient le groupe des ‘frères de Jésus’ (cf. 6,3). Mais Jacques le mineur, Jude et Simon faisaient également partie du collège des Douze. Cf. 3,18 (où Jacques était dit fils d’Alphée, pour Clopas [cf. Jn 19,25], et où Thaddée était mis pour Jude, ou Judas frère de Jacques). Egalement : Mt 10,3-4 ; Lc 6,15-16 ; Ac 1,13 ; Jude 1.  

« Joset » (15,40) ou « Joseph » (Mt 13,55 ; 27,56) n’avait pas été sélectionné dans le collège des Douze, pour une raison qu’on ignore.

« Et Salomé » (15,40), évidemment la mère des fils de Zébédée (cf. Mt 27,56). Nous savions qu’elle suivait Jésus, et ses propres fils, dans leurs pérégrinations (cf. Mt 20,20-23).

« Qui le suivaient et le servaient lorsqu’il était en Galilée » (15,41) ou depuis la Galilée. Elles étaient donc disciples, en même temps que servantes. Le cortège de Jésus, avec ses douze apôtres et la suite de ses servantes (cf. Lc 8,1-2), formait déjà une organisation assez étoffée, avec un trésorier (cf. Jn 12,6 ; 13,29) et les apôtres qui s’occupaient plus particulièrement de l’intendance (cf. 8,14 ; Jn 4,8). On avait peu d’indications sur les conditions de logement, de nourriture et de voyage de cette troupe.

« Beaucoup d’autres encore qui étaient montées avec lui à Jérusalem. » (15,41). Dont Marie, mère de Jésus, (cf. Jn 19,25-27) et peut-être « Jeanne, femme de Chouza, intendant d’Hérode, Suzanne… ». (Lc 8,3). 

15,42-47. L’ensevelissement.

« Déjà le soir était venu et comme c’était la Préparation, c’est-à-dire la veille du sabbat. » (15,42). La Préparation, ou Parascève, c’était le vendredi, veille du sabbat, et non pas la veille de Pâque. Mais ce sabbat, et sa Parascève, tombant pendant la semaine des pains sans levain revêtaient une grande solennité. On sait que, dans la tradition johannique, il semblait que ce sabbat fût pris pour la Pâque même (cf. Jn 18,28).  

« Joseph d’Arimathie, membre notable du Conseil, qui attendait lui aussi le Royaume de Dieu, s’en vint hardiment trouver Pilate et réclama le corps de Jésus. » (15,43). D’un supplicié, Moïse avait ordonné : « Son cadavre ne pourra être laissé la nuit sur l’arbre. » (Dt 21,23). Mais l’occupant romain n’était pas soumis à la Loi juive. Si Joseph d’Arimathie allait demander en hâte le corps de Jésus, c’était surtout, comme le soulignait le texte (cf. 15,42), pour procéder à l’ensevelissement avant le repos obligatoire du sabbat.

   Du vivant de Jésus, Joseph d’Arimathie fut un homme tremblant et timide (cf. Jn 19,38). La mort de Jésus lui donnait des ailes. Il « attendait lui aussi le Royaume de Dieu » (15,43) : Marc semblait dire que l’attente fébrile et sincère du Royaume ouvrait l’esprit des gens à la foi en Christ.

Joseph se dévouait à cette cause, parce qu’il avait les moyens d’ensevelir Jésus. Il était un homme riche (cf. Mt 27,57). Son rôle apparaissait providentiel. Il ne convenait pas en effet que le corps supplicié de Jésus fût abandonné à la fosse commune.

« Pilate s’étonna qu’il fût déjà mort et, ayant fait appeler le centurion il lui demanda s’il était mort depuis longtemps. » (15,44). Avant d’octroyer le corps, Pilate faisait constater légalement la mort. Des condamnés survivaient bien plus de six heures au supplice de la croix.

En accédant à la demande de Joseph, fidèle du Christ, Pilate reconnaissait presque, implicitement, l’existence de la secte naissante.

« Celui-ci, ayant acheté un linceul, descendit Jésus, l’enveloppa dans le linceul et le déposa dans une tombe qui avait été taillée dans le roc ; puis il roula une pierre à l’entrée du tombeau. » (15,46). Mort comme le dernier des pauvres, Jésus était finalement enterré comme un riche. On remarquait, ici encore, le style précis et sobre de Marc. Jean apporterait des détails complémentaires sur l’ensevelissement du Christ (cf. Jn 19,39-42).

« Or, Marie de Magdala et Marie, mère de Joset, regardaient où on l’avait mis. » (15,47). On procédait à un enterrement hâtif, mais cependant presque solennel. Marie de Magdala et Marie mère de Jacques, le ‘frère du Seigneur’, méditaient en elles-mêmes l’embaumement soigneux qu’elles entreprendraient dès que le sabbat serait achevé.      

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