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INTERROGATION DE PLUS EN PLUS PRESSANTE : 6,14 --- 8,26

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Après l’exposition des faits du dossier-Jésus, l’argumentation – prévue par la rhétorique antique – allait se déployer en trois volets parfaitement concentriques :

1°) Interrogation, de plus en plus pressante, sur l’identité de Jésus : 6,14 --- 8,26.

2°) Reconnaissance effective de cette identité : 8,27 --- 9,13.

3°) Les conséquences de cette reconnaissance, ou : comment, en pratique, suivre Jésus : 9,14 --- 10,52.

6,14-29. Hérode et Jésus. Exécution de Jean-Baptiste.

Le maître de ce territoire entendait enfin parler de Jésus. Il se demandait si ce n’était pas Jean-Baptiste redivivus, ou ressuscité. Décidemment Hérode fantasmait : il n’avait guère la conscience tranquille.

Sans doute avait-il des remords d’avoir lui-même ordonné l’exécution du prophète. Marc nous racontait cette mort, en produisant maints détails pittoresques.

Le récit était amené en rétrodiction. Dans le plan de Marc, il s’insérait comme une digression : à la charnière de deux parties essentielles de son discours,  comme cela était autorisé par les règles de la rhétorique. De plus ce récit avait la fonction d’anticiper et de préfigurer le martyre de Jésus lui-même.

Utilité immédiate : il donnait le temps aux apôtres de revenir de leur mission.

Dans le questionnement d’Hérode le problème de l’identité de Jésus était clairement posé, qui serait débattu dans toute la section.

6,30-44. Première multiplication des pains.

Un des rares épisodes (hormis les faits de la Passion) communs aux quatre évangiles. Les deux traditions – la synoptique et la johannique – nous parvenaient en des termes sinon identiques du moins notablement convergents.

Sans doute était-on revenu à Capharnaüm. Les disciples se montraient tout heureux de relater les péripéties de leur mission. Jésus les emmenait « dans la barque » (6,32) – la barque de Pierre – vers un endroit désert, à l’écart, pour qu’ils se reposassent un peu.

Mais une foule énorme les précédait, que Jésus ne pouvait qu’enseigner. Le soir venu, dans ce désert, il multipliait les pains à leur intention. Les apôtres assuraient le service ; et l’on récoltait pas moins de douze couffins pleins de restes : un par apôtre !

Ce miracle préfigurait l’eucharistie que les apôtres et leurs successeurs, au temps de l’Eglise, distribueraient aux foules.

6,45-52. Jésus marchait sur la mer.

Alors Jésus rembarquait ses disciples, presque de force. Il leur demandait de le précéder vers Bethsaïde. Sans doute voulait-il leur éviter de se laisser griser par les foules. Les apôtres, et leurs futurs successeurs, devraient se méfier de l’exaltation populaire et parfois s’y dérober.

Lui-même, Jésus, renvoyait les foules et s’en allait prier seul dans la montagne. Puis, vers quatre heures du matin, il rejoignait tranquillement ses disciples en marchant sur les eaux ! Les disciples, croyant apercevoir un fantôme, poussaient des cris. Mais Jésus les rassurait : « Ayez confiance, c’est moi, soyez sans crainte » (6,50), renouvelant la consigne laissée après le miracle de la tempête apaisée. (Cf. 4,40).

« Ils étaient intérieurement [précise l’évangéliste, rapportant les humbles propos de Pierre] au comble de la stupeur, car ils n’avaient pas compris le miracle des pains, mais leur esprit était bouché. » (6,51-52). Ils n’avaient pas encore compris qu’ils avaient à faire à un thaumaturge. Ils n’avaient pas compris qu’ils fréquentaient le Fils de Dieu !

Ici Matthieu (pour moi en son nom le diacre Philippe) rajoutait au récit de Marc tout un épisode mettant en scène Pierre lui-même : comment il avait marché sur les flots, comment il avait douté, comment le Christ l’avait secouru (cf. Mt 14,28-31).

Le diacre Philippe avait fort bien pu recueillir ces souvenirs complémentaires de la bouche même de Pierre qu’il avait longuement côtoyé en Judée et secondé au cours de la première évangélisation de la Samarie (cf. Ac 6 --- 8). Il avait pu les intercaler dans la trame de l’évangile de Marc. (Cf. aussi : Mt 16,16 b-19 ; 17, 24-27). 

6,53-56. Arrivée à Gennésareth. Multiples guérisons.

Parti pour Bethsaïde (au nord du lac), on touchait terre à Gennésaret (à l’ouest) ! La navigation antique n’était guère précise.

Mais qu’à cela ne tienne ! Toute la région accourait au devant de Jésus ;  et les malades (non point superstitieux) ambitionnaient de toucher ne serait-ce que la frange de son manteau ! Eux du moins n’ignoraient pas qu’il fût un thaumaturge. Les disciples, trop familiers de Jésus, étaient sans doute frappés de myopie.

7,1-13. Discussions avec les pharisiens descendus de Jérusalem. A Capharnaüm.

Nous voilà revenus à Capharnaüm. Nous l’apprendrions par le verset 7,17 : « Quand il fut entré dans la maison… » La maison était celle de Pierre, à Capharnaüm, au bord du lac.

« Les pharisiens et quelques scribes… » (7,1) (tous les scribes n’étaient pas pharisiens) descendus de Jérusalem (c’était la suite de l’enquête religieuse signalée au verset 3,22) faisaient le reproche aux disciples de manger avec des mains non lavées. Tous les prétextes étaient bon pour dénigrer Jésus : on lui reprochait même la grossièreté de ses disciples, simples manœuvres, et non pas intellectuels distingués.

A ce propos Marc se croyait obligé d’expliquer à ses lecteurs non juifs - son évangile fut probablement rédigé à Rome – la pratique des ablutions rituelles. Dans le passage parallèle le premier évangile, écrit sans doute à Césarée maritime en Palestine, omettrait cet aparté. (Cf. Mt 15,1-9).

Le Christ répliquait lui-même aux insinuations latérales : il faisait le reproche aux pharisiens d’avoir remplacé l’observance de la Torah par des pratiques purement humaines. Il alléguait un exemple précis : il suffisait, dans l’enseignement des lettrés, qu’un quidam déclarât « corban, c’est-à-dire offrande sacrée » (7,11) son patrimoine pour se croire dispensé d’assister ses vieux parents dans la gêne. Le targum, ou commentaire, prévalait ainsi sur le quatrième commandement de Dieu (cf. Ex 20,12).

Marc était le seul évangéliste à rapporter le mot araméen original : corban ; il l’accompagnait aussitôt de sa traduction en grec.

7,14-23. Enseignement de Jésus sur le pur et l’impur.

Jésus profitait avec habileté de l’incident pour livrer toute sa pensée sur le ritualisme tatillon dans lequel étaient tombés les docteurs de la Torah, ses contemporains.

« Il déclarait purs tous les aliments » résumait Marc, abruptement (7,19). Véritable révolution tranquille ! Jésus abolissait d’un mot les prescriptions de la Torah sur les animaux purs et impurs. Il laissait entendre, sans le dire explicitement, que bien des parties anciennes de la Torah, prescrites pour des populations primitives, devenaient caduques du fait de l’avènement imminent du véritable Royaume de Dieu et de l’ère messianique. Comme la Torah était malgré tout émanée de Dieu, il la corrigeait de par son autorité divine de Fils de l’homme. 

Saint Pierre, le bon pêcheur du lac, aurait bien du mal à entrer dans cette perspective. Il lui faudrait l’extase de Césarée maritime, racontée par Luc dans les Actes des apôtres (cf. Ac 10,9-16), pour admettre en pratique cet enseignement. Et encore l’incident d’Antioche, relaté par saint Paul (cf. Ga 2,11-14), montrerait qu’il ne l’avait pas complètement assimilé. 

Dans la péricope parallèle de Matthieu (cf. Mt 15,10-20) nous apprendrions que ce fut Pierre en personne qui avait interrogé Jésus sur le pur et l’impur : « Pierre, prenant la parole, lui dit : Explique-nous la parabole [du pur et de l’impur]. » (Mt 15,15).

7,24-30. Guérison de la fille d’une cananéenne. En Syro-Phénicie.

« Partant de là » (7,24), c’est-à-dire de la maison de Pierre et André, il visitait la région maritime de Tyr.

Il guérit la fille d’une syro-phénicienne. Matthieu quant à lui dirait : « une cananéenne » (Mt 15,22).

« Cette femme était grecque » (7,26) ajoutait Marc. C’était dire d’expression grecque, de culture helléniste, et Jésus lui aussi parlait grec, de même que les pêcheurs du lac amenés à commercer avec l’environnement païen. Deux des apôtres, d’ailleurs, arboraient un nom grec (André et Philippe). La femme, bien sûr, était païenne.

« Il ne sied pas de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits chiens » lui dit Jésus (7,27) par allusion à son paganisme. Il s’exprimait en juif traditionnel, faisant semblant d’oublier qu’il était le Messie universel. Mais la femme lui rappelait opportunément sa théologie : ce dont Jésus la félicitait, en même temps qu’il l’exauçait.

On remarquerait plus d’une fois cette brusquerie de Jésus à l’égard de l’élément féminin (y compris sa propre mère), en même temps qu’une immense tendresse, au sujet de laquelle les femmes ne se tromperaient pas.  

7,31-37. Guérison d’un sourd-bègue, en Décapole.

Par Tyr, puis Sidon au nord, puis la Décapole, Jésus atteignait le côté est du lac, et même le côté sud-est. Immense périple à propos duquel aucun détail ne nous était fourni.

Parvenu là, il guérissait un sourd-bègue, en lui disant en araméen : « Ephphata, c’est-à-dire : Ouvre-toi ! » (7,34). Ce récit de miracle n’avait pas de parallèle dans les autres évangiles. On remarquait, bien sûr, la propension de Marc à citer les mots du Christ dans leur langue originale.

8,1-10. Seconde multiplication des pains.

On se trouvait toujours à l’est du lac, donc dans une région païenne, ou semi-païenne.

Cette fois, après le miracle, on ramassait sept pleines corbeilles de restes, comme il y aurait sept diacres. (Cf. Ac 6,1-7).

Les douze corbeilles de la première multiplication symbolisaient les douze apôtres, ainsi que les douze tribus d’Israël, parce qu’on se trouvait alors en terre juive, ou proche de la terre juive, vers Bethsaïde (cf. Lc 9,10). Ici, les sept corbeilles évoquaient les sept nations païennes de Dt 7,1 (cf. aussi Ac 13,19), puisque aussi bien nous séjournions en territoire étranger, la Décapole.

L’évangile, à la fois enseignement et nourriture, s’ouvrait à l’universalité des nations, après avoir été proposé à la seule nation juive. Ou, plus exactement, les douze tribus du nouvel Israël – que serait l’Eglise – devraient englober les sept (ou les soixante-dix) nations païennes, toutes les nations.

Aussitôt, on embarquait pour la région de Dalmanoutha, localité inconnue. Matthieu (le diacre Philippe) rectifierait en parlant de Magadan (cf. Mt 15,39), tout aussi inconnue. Mais le mot de « Magadan » recouvrait sans doute celui de Magdala, cité bien connue de l’ouest du lac. 

8,11-13. Les pharisiens demandaient un signe !

Nous voilà bien revenus en territoire juif, car aussitôt les pharisiens accouraient. Ils poursuivaient leur enquête. Comme si Jésus n’avait pas encore accompli assez de signes, ils lui en demandait un supplémentaire qu’ils pussent expertiser à loisir ; ou mieux encore un signe céleste, tel qu’attendu pour l’ère messianique. En somme un signe sur commande, et gratuit.

Jésus refusait sèchement, sans même donner d’explication : « Il ne sera pas donné de signe à cette génération. » (8,12). Matthieu (sans doute Philippe) rajouterait au propos de Jésus : « que le signe de Jonas. » (Mt 16,4), mots sans doute empruntés à l’évangile araméen de Matthieu, les logia, la fameuse source Q. (Cf. en effet Mt 12,38-40, parallèles à Lc 11,29-30, versets typiquement puisés dans cette source Q.

De nouveau on embarquait « pour l’autre rive. » (8,13). Cette fois, ce serait bien la rive nord puisque l’on devait atterrir, enfin, à Bethsaïde : cf. 8,22.

8,14-21. Le levain des pharisiens et d’Hérode.

Les disciples, pour une fois imprévoyants (question de nourriture !), avaient oublié d’acheter du pain. Les souvenirs de Pierre étaient on ne peut plus précis : « Ils n’avaient qu’un pain avec eux dans la barque. » (8,14). Ils s’inquiétaient de pain, alors qu’ils embarquaient  le multiplicateur récidiviste des pains !

Jésus, percevant leur inquiétude, ne manquaient pas de leur rappeler les épisodes récents.

Sous la plume de Marc, on notait une insistance très vive sur l’historicité des deux multiplications des pains, que l’exégèse moderne traite facilement de « doublets ». On peut faire observer, en préambule, que si Jésus avait multiplié les pains une fois, il pouvait le faire deux fois. Les deux miracles différaient beaucoup par leurs circonstances, relatées avec un luxe de détails, et par leur finalité. Pierre, dont Marc restait l’interprète fidèle, fut le témoin oculaire, et même l’acteur, des deux. Dans son esprit, ils demeuraient parfaitement distincts.

8,22-26. Guérison d’un aveugle à Bethsaïde.

On débarquait donc à Bethsaïde, patrie de Matthieu-Lévi (cf. 2,13-14), et même de Philippe, André et Pierre (cf. Jn 1,44).

On relèverait les détails pittoresques avec lesquels nous était narré ce miracle progressif. Non seulement Jésus s’y reprenait en deux temps, mais encore il emmenait l’aveugle hors du bourg, comme s’il éprouvait des difficultés à opérer. Il lui interdisait ensuite d’y rentrer, refusant donc le constat des témoins.

Notons que Bethsaïde ne devait pas être une agglomération fort importante puisque Marc (Pierre) la traitait à deux reprises de village (kômê) (8,23.26).

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