En plein accord avec les évangiles synoptiques, et avec la première moitié du livre des Actes, le IV e évangile nous proposait la figure de Pierre comme étant le chef de l’Eglise naissante, nommément désigné par le Christ.
Dans le groupe des disciples, on voyait Pierre assumer un rôle prépondérant, depuis les débuts du ministère public, jusqu’au jour de la Résurrection. De plus, il semblait bien que la huitième partie de l’évangile, (le chapitre 21, et dernier, dans la numérotation en usage), eût été rajoutée en appendice, par l’évangéliste lui-même, exprès pour traiter de l’investiture de Pierre.
D’une certaine façon on pourrait s’en étonner, si l’on songeait que le IV e évangéliste avait été mis par écrit probablement vers la fin du premier siècle de notre ère, donc des années après le martyre de l’apôtre Pierre, auquel d’ailleurs il était fait clairement allusion en Jn 21,19 : « Il indiquait par là le genre de mort par lequel Pierre devait glorifier Dieu. »
De fait, certains exégètes contemporains, partisans de ce qu’on pourrait appeler « l’école johannique », avaient cru voir dans le IV e évangile, ou dans son seul appendice, une tentative des communautés ecclésiales d’Asie, de la fin du premier siècle, pour rentrer en grâces auprès des communautés d’origine pétriniennes, de Rome ou d’ailleurs, à la suite d’on ne sait quel différend.
Mais cette hypothèse ne résistait guère à l’examen : elle paraissait purement arbitraire dans la mesure où elle ne reposait sur aucun témoignage, sur aucun argument positif. Elle serait même contredite, semblait-il, par l’histoire ultérieure de l’Eglise. Au cours de la querelle pascale qui devait opposer entre elles, au second siècle, les Eglises chrétiennes, les communautés d’Asie mineure ne montraient aucun complexe d’infériorité à l’égard de l’Eglise d’Occident. Bien au contraire, elles s’étaient toujours prévalues d’un héritage prestigieux, pour soutenir leur propre point de vue : précisément celui de l’apôtre Jean, le disciple préféré.
Nous nous en tiendrions donc à une interprétation obvie du IV e évangile : il avait bel et bien été écrit par Jean lui-même, et Jean avait tenu à rendre pleinement hommage à son ami et collègue, Pierre autrefois appelé Simon, même si ce fut une décennie, ou plus, après la mort de ce même Pierre.
Déjà, dans l’Apocalypse, Jean avait évoqué en termes cryptés, mais parfaitement déchiffrables, le martyre des apôtres Pierre et Paul, sous Néron, en compagnie des autres martyrs de l’Eglise romaine. Ce drame retentissant avait marqué la mémoire, et l’imaginaire, de l’Eglise primitive : « Quand ils auront fini de rendre témoignage, la Bête [Néron] qui surgit de l’Abîme viendra guerroyer contre eux, les vaincre et les tuer. Et leurs cadavres, sur la place de la Grande Cité [Rome], Sodome ou Egypte comme on l’appelle symboliquement, de la même manière que [texte corrigé : hopôs (de la même manière que), au lieu de : hopou (là où)] leur Seigneur [Jésus-Christ] aussi fut crucifié, leurs cadavres demeurent exposés aux regards des peuples, des races, des langues et des nations, durant trois jours et demi, sans qu’il soit permis de les mettre au tombeau. Les habitants de la terre s’en réjouissent et s’en félicitent, ils échangent des présents, car ces deux prophètes [Pierre et Paul] leur avaient causé bien des tourments… » (Ap 11,7-10). Toute l’Apocalypse fut composée pour défendre la mémoire des saints, et spécialement des saints martyrs de Rome, et pour annoncer le triomphe inéluctable de l’Eglise.
Au temps où Jean rédigeait son évangile, la persécution avait depuis longtemps cessé, le calme était revenu dans les esprits. Mais ce qui importait, c’était de garder le souvenir des événements fondateurs. La silhouette de Pierre, aux côtés de son Maître, ne devait pas s’estomper. Il fallait démontrer que la personne des apôtres, et d’abord la personne de Pierre, demeuraient à la base de la construction voulue par le Christ et qui s’édifierait au cours des âges.
Dans son Apocalypse encore, Jean nous avait montré la construction de cette Jérusalem céleste, qui était l’Eglise : « Elle est munie d’un rempart de grande hauteur pourvu de douze portes près desquelles il y a douze Anges et des noms inscrits, ceux des douze tribus des enfants d’Israël. » (Ap 21,12). « Le rempart de la ville repose sur douze assises portant chacune le nom de l’un des douze Apôtres de l’Agneau. » (Ap 21,14). Cette muraille, ou ce rempart, c’était l’Eglise qui s’élevait au cours des siècles, pierre par-dessus pierre. Les portes évoquaient les sacrements de l’initiation chrétienne par lesquels on pénétrait dans l’Eglise : baptême, imposition des mains, eucharistie ; mais ces portes signifiaient aussi ces assemblées qui accueillaient, portes grandes ouvertes, la foule des croyants. Les Anges, selon un symbolisme déjà présent au début de l’Apocalypse (cf. Ap 2,1), n’étaient autres que les évêques (épiscopes) qui présidaient à ces assemblées chrétiennes. On pourrait dire en effet que ces Anges étaient placés au-dessus (épi) et qu’ils surveillaient (skopos) les Eglises de Dieu. Les douze tribus figuraient tous les élus qui siégeraient au sein du nouvel Israël. Mais à la base de l’Eglise demeuraient inscrits pour toujours les noms des douze apôtres de Jésus-Christ.
Dans son évangile, Jean avait aussi voulu conforter, à propos de Pierre et des autres apôtres, le témoignage déjà précis et documenté de ses trois devanciers : Matthieu, l’un des Douze, (sans doute traduit, en grec, et complété par le diacre Philippe), Marc, le compagnon de Pierre, et Luc, le secrétaire de saint Paul.
Rappelons, en particulier, la netteté des propos prêtés au Christ par Matthieu grec (le diacre Philippe ?) : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise. » (Mt 16,18). On se souvient que le diacre Philippe avait été ordonné diacre à l’initiative de Pierre et par ses mains au milieu des autres apôtres (cf. Ac 6,1-6). De plus Philippe avait largement collaboré avec l’apôtre Pierre, dans les débuts de l’évangélisation en Palestine (cf. Ac 6 --- 8). Il connaissait donc de première main sa fonction primordiale dans la constitution de l’Eglise, telle que l’avait voulue Jésus-Christ.
1. --- « André, le frère de Simon-Pierre, était l’un des deux qui avaient entendu les paroles de Jean et suivi Jésus. Il rencontre au lever du jour son frère Simon et lui dit : ‘Nous avons trouvé le Messie’ – c’est-à-dire le Christ. Il l’amena à Jésus. » (Jn 1,40-42).
Avant même que Jésus lui eût jamais adressé la parole, Pierre avait acquiescé d’emblée à la profession de foi de son frère André « le premier appelé » (avec sans doute Jean qui n’était pas nommé) : « Nous avons trouvé le Messie, ce qui signifie Christ. » Et l’évangéliste de préciser qu’il le conduisit aussitôt à Jésus. Pierre maintiendrait jusqu’à la mort cette foi, et la confession de cette foi.
L’édifice de l’Eglise se trouverait fondée, autant sur la foi de Pierre que sur la personne de Pierre.
Pierre avait eu la grâce de la foi. Il avait coopéré à cette grâce, et le Christ reconnaissait sa foi.
2. --- « Jésus le regarda et dit : ‘Tu es Simon, le fils de Jean ; tu t’appelleras Céphas’ – ce qui veut dire Pierre. » (Jn 1,42).
Dès qu’il apercevait Pierre, dans sa « vista » divine, dès leur première rencontre, Jésus posait Pierre comme le socle de sa future Eglise : « Jésus le regarda et dit… » Il changeait aussitôt son nom : « Tu t’appelleras Pierre », c’était dire qu’il changeait la nature intime de sa personnalité. Il le faisait base, avant de le faire tête.
On pourrait s’étonner de prime abord que le Christ, lui l’homme-Dieu, le Messie, le Roi, le Logos, eût voulu donner comme roc à son Eglise autre chose que lui-même, mais un homme faible, faillible, pécheur, imparfait… comme l’avenir se chargerait de le démontrer. Mais sans doute Dieu, dans sa providence, avait-il choisi de se servir des hommes, tels qu’ils étaient, afin qu’ils coopérassent à son œuvre de salut.
Jésus créait Pierre, autant qu’il l’élisait, autant qu’il le surnommait : « Tu t’appelleras Céphas. » Tu serais Céphas…
La solidité de Pierre, du roc, de la base, et, pour nous catholiques, de l’Eglise romaine édifiée sur Pierre, ne viendrait pas de lui, Pierre, de sa nature friable, peccable, mortelle, mais du Christ. Elle serait un don du Dieu créateur.
Sans doute le Christ assumerait-il, utiliserait-il, les dons naturels de Pierre : ses qualités de spontanéité, d’initiative, d’élan, de franchise ; ses dons de chef. Mais il les transcenderait par sa grâce fondatrice. Il les ferait accéder à un statut quasiment divin, en les faisant reposer sur lui, la vraie pierre (cf. Ac 4,11 ; 1 P 2,4). L’Eglise, composée d’hommes, n’en serait pas moins divine dans son essence. De même Pierre, un pur homme, un pauvre homme, s’élèverait à une fonction divine. Il deviendrait le rocher, à la place de Dieu, qui était le rocher, le seul roc, selon les Psaumes (cf. Ps 18,3). Mais ce ne serait que par la grâce au Christ. Ce serait le Christ qui par lui gouvernerait : il ne serait qu’un lieutenant.
3. --- « Jésus dit alors aux Douze : ‘Voulez-vous partir, vous aussi ?’ Simon-Pierre lui répondit : ‘Seigneur, à qui irons-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle. Nous croyons, nous, et nous savons que tu es le Saint de Dieu.’ » (Jn 6,67-69).
Après le discours sur le pain de vie dans la synagogue de Capharnaüm (cf. Jn 6,22-66), un cruel dilemme s’offrait aux disciples : partir ou rester. La Judée se montrait de plus en plus hostile (cf. infra : Jn 7,1) ; la Galilée murmurait et commençait à faire défection (cf. Jn 6,60-66).
Alors Jésus se tournait vers le dernier carré de ses fidèles, et leur posait la question fatidique : « Voulez-vous partir, vous aussi ? » Alors Pierre, emplissant son office de roc, et de chef, répondait au nom de tous.
Comme au début de la vie publique (cf. Jn 1,41-42), la foi de Pierre paraissait sans hésitation, et la réponse qu’il donnait à Jésus serait déterminante. Jean soulignait l’importance de cette réponse en la plaçant à la charnière de son évangile : à la fin de la quatrième (et centrale) partie sur sept. Si le quatrième évangile était un drame, l’acceptation décisive de Pierre représentait le tournant du drame. (Dans Marc également, l’analyse littéraire montrait que la profession de foi de Pierre était située dans la portion centrale du livre : cf. Benoît Standaert, L’évangile selon Marc, 1983, page 71).
Les disciples par la voix de Pierre, décidaient de suivre Jésus jusqu’au bout, même si c’était dans la nuit. Pierre et les autres (sauf Judas qui, dans son cœur, doutait) approuvaient Jésus, même s’ils ne comprenaient pas toutes les paroles mystérieuses qu’il venait de prononcer, sur son corps qui serait donné en nourriture.
Pierre, et ses amis, faisaient confiance parce qu’ils reconnaissaient la sainteté de Jésus, une sainteté qui ne pouvait venir que de Dieu : « Nous savons, nous, que tu es le Saint de Dieu. » Ils savaient qu’il ne mentait pas. Ils savaient qu’en lui Dieu ne mentait pas. Ils acceptaient que « les paroles de la vie éternelle » pussent heurter la sensibilité de l’instant, ou dépasser l’intelligence humaine souvent trop terre à terre.
Après la multiplication des pains (de la veille) et la marche sur les eaux (de la nuit même), le Christ avait donné assez de signes de sa mission divine. Dieu avait par avance, leur semblait-il, authentifié son discours et son enseignement. Dieu ne pouvait pas, en cours de route, abandonner son prédicateur, son prophète, son Messie. Un pas pouvait, et même devait, être franchi en aveugle avec ce Messie.
Et puis aussi Pierre avait assez d’expérience de la vie pour savoir que c’était dans les bourrasques, les doutes, les temps d’épreuve que se signalaient les vrais amis, les vrais fidèles.
Avec l’aveu de Pierre, la foi des autres disciples se trouvait entraînée et, à travers eux, la foi de l’humanité au cours des âges. Pierre, en somme, était notre délégué à tous. En lui nous avions dit : Oui. Et cette foi de Pierre, par le truchement de toute l’Eglise, et singulièrement par le truchement des successeurs de Pierre, continuerait de soutenir la foi de tous les hommes. Aujourd’hui encore, elle resterait notre point d’ancrage, comme notre référence et comme notre appui. Tout le monde sait que l’Eglise romaine, même parfois contestée, demeure un phare pour la foi.
4. --- « ‘Toi, Seigneur, me laver les pieds !’ Jésus lui répondit : ‘Ce que je fais, tu ne le sais pas maintenant ; tu comprendras plus tard.’ » (Jn 13,6-7). « ‘Alors, Seigneur, lui dit Simon-Pierre, pas les pieds seulement, mais aussi les mains et la tête !’ » (Jn 13,9).
Début, milieu et fin. Nous retrouvions Pierre, et les disciples, au début, au milieu de la vie publique, et maintenant à la fin : pour le dernier repas, et pour l’épisode du lavement des pieds.
On reconnaissait le caractère impulsif de Pierre. Jésus l’avait institué chef. Mais il entendait que sa primauté fût une primauté de service, non de domination. C’était pourquoi, avant de mourir et de lui céder la place, il lui donnait une bonne leçon. Si, par impossible, Pierre n’avait pas accepté cette primauté de service, alors il s’excluait, par le fait, de la société chrétienne : « Si je ne te lave pas [afin que tu fasses de même à tes frères], tu n’as pas de part avec moi. » (Jn 13,8).
5. --- « Simon-Pierre lui fait signe et lui dit : ‘Demande de qui il parle. ’ » (Jn 13,24).
Le repas d’adieu de Jésus fut de tous points mémorable. Les apôtres devaient garder le souvenir des moindres détails.
Pierre obtenait du Christ, par l’intermédiaire de Jean, la désignation du traître que personne, jusqu’ici, n’avait pu identifié. Jean était le plus intime auprès du Maître, car il était placé prés de lui. Mais Pierre était l’intime de l’intime. Les deux amis seraient longtemps inséparables : on le vérifiait dans nos quatre évangiles, et dans le début des Actes (1 --- 5). Pas étonnant si Jean rendait hommage à son ami dans l’évangile… sans toutefois dissimuler ses faiblesses.
6. --- « Simon-Pierre lui dit : ‘Seigneur, où vas-tu ?’ Jésus lui répondit : ‘Où je vais, tu ne peux pas me suivre maintenant ; tu me suivras plus tard.’ Pierre lui dit : ‘Pourquoi ne puis-je pas te suivre dès maintenant ? Je donnerai ma vie pour toi.’ ‘Tu donneras ta vie pour moi ? répond Jésus. En vérité, en vérité, je te le dis, le coq ne chantera pas que tu ne m’aies renié trois fois. » (Jn 13,36-38).
Pierre ainsi de se vanter de pouvoir suivre le Christ jusque dans la mort, ne se doutant pas qu’il était à quelques heures de le renier. En fait, c’était la passion du Christ, si soudaine, en soi si scandaleuse, que les apôtres n’avaient pas su pressentir, malgré les avertissements qui leur furent prodigués. Après elle, après ce drame, ils se verraient pour de bon débarrassés de leur quant-à-soi, de leur présomption. Leur propre chute les aurait moralement brisés, les rendant plus malléables, plus dociles à l’action de l’Esprit Saint, plus disponibles.
7. --- « Alors Simon-Pierre, qui portait un glaive, le tira ; il en frappa le serviteur du grand prêtre et lui trancha l’oreille droite. Ce serviteur s’appelait Malchus. Jésus dit à Pierre : ‘Remets ton glaive dans le fourreau. La coupe que m’a donnée le Père, ne la boirai-je pas ?’ » (Jn 18,10-11).
Simon-Pierre portait un glaive. Ce détail était cohérent avec la notation de Luc, qui signalait que les apôtres, au moment de la dernière Cène, étaient en possession de deux glaives (cf. Lc 22,38).
La bravoure maladroite de Pierre paraîtrait comique, si l’instant n’était si solennel. Pierre eût fait un héros, sur le champ de bataille. Il faillirait pourtant devant les insinuations d’une femme. Comptant trop sur eux-mêmes, et pas assez sur la grâce, les apôtres n’avaient pas su accompagner leur Maître.
Le Christ demandait à Pierre de remettre son épée au fourreau. Le Christ demandait à l’Eglise, issue de lui, de ne pas faire usage de la force physique, et de se servir seulement des armes spirituelles. Le Royaume de Dieu, réalité d’essence mystique, devait triompher par l’Esprit, et par la croix. « Ne boirai-je pas la coupe que le Père m’a donnée à boire ? » Cette attitude engendrerait des persécutions pour l’Eglise, de la part des puissances temporelles. Mais les persécutions mêmes entreraient dans le plan de Dieu : elles deviendraient moyen de salut pour le genre humain.
8. --- « ‘N’es-tu pas, toi aussi, des disciples de cet homme ?’ Lui répondit : ‘Je n’en suis pas.’ » (Jn 18,17) « ‘Ne t’ai-je pas vu dans le jardin avec lui ?’ Pierre nia encore. Aussitôt un coq chanta. » (Jn 18,26-27)
Le reniement de Pierre était relaté tout au long par les quatre évangélistes. Il avait tenu une grande place dans la catéchèse primitive : sans aucun doute à l’instigation de Pierre lui-même, qui avait puisé dans son triple reniement la ressource d’une grande humilité dans le service apostolique. Jean ne se faisait pas faute de raconter la défaillance de son ami.
Ces défaillances personnelles des apôtres, et dans l’avenir des ministres leurs successeurs, n’empêcheraient pas l’exercice légitime de leur pastorat confié par le Christ ; elles ne nuiraient pas à la sainteté de leur sacerdoce, qui venait d’en haut. Elles représenteraient cependant un contre-témoignage qui devrait être regretté, avoué, et même désavoué.
9. --- « En effet ils n’avaient pas encore compris que, d’après l’Ecriture, il devait ressusciter des morts. Les disciples s’en retournèrent alors chez eux. » (Jn 20,9-10).
Au matin de Pâques, malgré tout ce qui s’était passé, Pierre était plus que jamais considéré comme le chef des disciples. C’était lui qu’on venait avertir en premier de la disparition du corps de Jésus. Il se précipitait au sépulcre avec Jean. Avec lui il voyait ; avec lui il croyait, apercevant dans le sépulcre les linges qui étaient vides du corps du ressuscité : « Ils n’avaient pas encore compris que… », mais alors, soudain, ils comprenaient.
Il importait que Pierre fût le premier à voir. Jean, en effet, le laissait entrer le premier dans le tombeau (cf. Jn 20,5) pour constater. De même Pierre serait le premier des apôtres à bénéficier d’une vision du Christ ressuscité, selon Luc (24,34). Pierre devait être le principal détenteur du kérygme de la Résurrection, le premier témoin du Christ ressuscité (cf. Ac 2,14-36).
Le jour de Pâques, quand le pontife romain annonce au monde du haut de la loggia de Saint-Pierre que le Christ est ressuscité, il ne fait que reprendre, et prolonger, ce kérygme de Pierre.
Manifestement, c’était la disposition des linges dans le sépulcre qui avait fait prendre conscience aux disciples que Christ était vraiment ressuscité, que son corps n’avait pas été la victime, par exemple, d’un enlèvement.
Ils avaient vu les liens (ta othonia) qui l’avaient lié, soigneusement déliés et posés à terre (keimena) ; tandis que le suaire (soudarion) (en fait un linceul, la « sindôn » des synoptiques) qui avait recouvert sa tête, qui avait enveloppé tout son corps en passant par-dessus sa tête, gisait soigneusement roulé (evtetuligmenon) et placé dans un endroit à part (eis hena topon) (cf. Jn 20,5-7).
Très certainement les disciples, loin de les abandonner, avaient-ils recueilli pieusement ces linges sacrés, décrits avec tant de détails. Une tradition de l’Eglise antique voulait ainsi que le suaire, ou linceul, du Christ eût été conservé (cf. saint Jérôme, De viris illustribus, c.2, citant l’évangile aux Hébreux.)
10. --- « Après le repas, Jésus dit à Simon-Pierre : ‘Simon, fils de Jean, m’aimes-tu plus que ceux-ci ?’ Il lui répondit : ‘Oui, Seigneur, tu sais que je t’aime.’ Jésus lui dit : ‘Pais mes agneaux’… » (Jn 21,15).
Après la Résurrection, les apôtres étaient revenus sur les bords du lac de Tibériade. Parmi eux c’était encore Pierre qui prenait l’initiative. Il proposait d’aller à la pêche (cf. Jn 21,3), comme s’il voulait entraîner ses camarades à reprendre leur ancien métier, oubliant l’aventure que tous venaient de vivre ; comme s’il se fût agi d’un songe.
Mais Jésus, par son apparition, venait les rattraper. Ils venaient les embaucher définitivement au service du Royaume. Pierre, dès qu’il l’eût reconnu, s’élançait vers lui.
Pour effacer dans l’esprit de Pierre le traumatisme laissé par son triple reniement, Jésus lui faisait confesser par trois fois qu’il aimait son Seigneur et son Maître. Dans le même temps il l’investissait par trois fois de la responsabilité de l’Eglise, lui remettant en quelque sorte la houlette du berger. Une telle charge devrait donc être exercée dans l’amour, dans l’humilité du repentir et dans l’esprit de service. On retrouvait une fois encore le paradoxe chrétien.
11. --- « Il [Jésus] indiquait par là le genre de mort par lequel Pierre devait glorifier Dieu. » (Jn 21,19).
Pierre paierait le prix de l’honneur qui lui était fait, de la charge qui lui était confiée : il mourrait martyr. En terminant son évangile, Jean faisait mention de sa mort comme d’une chose éclatante et connue de tous. Il la décrivait même par la bouche de Jésus, comme il l’avait déjà décrite à grands traits, en termes symboliques, dans son Apocalypse (11,1-13).
12. --- « Suis-moi. » (Jn 21,19). « Toi, suis-moi. » (Jn 21,22).
Les dernières paroles du Christ, dans l’évangile de Jean, s’adressaient à Pierre ; elles étaient saisissantes, dans leur brièveté : « Toi, suis-moi ! » Suis-moi dans le pastorat et dans le martyre.
Pierre suivrait en effet son Seigneur, et toutes les autres brebis, à commencer par Jean (cf. Jn 21,20), suivraient Pierre comme leur nouveau berger.
Mais Pierre n’était que l’intendant des brebis du Christ : « Pais mes… » Il les paissait en l’absence du Maître et au nom du Maître, en attendant qu’il revînt. Il n’était qu’un berger délégué.
N.B. Il est manifeste que Jean avait volontairement rajouté cet appendice (chapitre 21) à la fin de son évangile, après une première conclusion (cf. Jn 20,30-31), pour apporter la preuve de l’investiture de Pierre, comme berger, par le Christ post mortem : après sa mort et après sa résurrection. L’épisode fourmillait de détails concrets qui dénotaient le témoin oculaire. La phrase, le style, étaient typiquement johanniques, et d’une grande maîtrise. Quelques mots, cependant, semblaient repris des évangiles synoptiques, que Jean avait sous les yeux. Quelques traits de cette pêche miraculeuse, postérieure à la Résurrection, rappelaient celle racontée par saint Luc (5,4-10).