Marie n’apparaissait, furtivement, qu’à deux reprises dans le IV e évangile. Mais ce furent des circonstances primordiales : au début de l’évangile, lors du premier miracle à Cana, et à la fin de l’évangile, lors de la passion.
Les commentateurs se sont plus à souligner le parallélisme des deux scènes : les noces heureuses de Cana et les noces tragiques du Golgotha, l’une ayant pour théâtre l’aimable Galilée, et l’autre l’âpre et difficile capitale de la Judée. L’une des scènes était prémonitoire de l’autre, et l’autre accomplissait la première.
On a parlé à ce propos de « symbolisme ». Mais le mot « symbole » est trop court pour caractériser les procédés littéraires, ou la pensée, de l’apôtre Jean. Chez lui, toute réalité était symbolique ; de même que tout symbole était une réalité. Ainsi l’on pourrait définir assez justement la pensée de saint Jean comme un réalisme symbolique ; mais il faudrait alors accorder aux deux termes du binôme : « réalisme » et « symbolique », une densité égale de signification.
Dans Jean, si vous gommez la réalité au profit du seul symbole, vous niez l’incarnation. Mais si vous niez le symbole au profit de la seule réalité, alors vous supprimez le Saint-Esprit, ce qui est beaucoup.
Le miracle de Cana correspondait tout à fait à une réalité historique ; sinon il n’eût pu être prophétique, ni symbolique, et Jean, l’évangéliste, n’aurait pu en témoigner sous serment (cf. Jn 20,31).
De même si la passion du Christ n’avait pas vraiment eu lieu, si elle se réduisait simplement à un pur symbole, ou à un fait littéraire, nous ne serions pas sauvés.
A Cana, comme au Calvaire, on observait la présence des mêmes principaux acteurs : Jésus, le véritable Epoux, sa mère Marie, Jean le disciple bien-aimé ; les autres disciples, présents à Cana, n’étaient pas mentionnés au Calvaire ; mais ils devaient se trouver terrés, sans doute pas très loin.
L’eau, qui était transformée en vin en Cana, annonçait l’eau et le sang qui couleraient, au Golgotha, du côté transpercé du Christ.
Les six jarres de pierre de Cana, destinées aux ablutions des Juifs, et dont le contenu serait changé en vin, préfiguraient symboliquement les six jours de la passion du Christ qui précédèrent l’ultime Pâque : « Six jours avant la Pâque… » (Jn 12,1).
Nous serait-il permis d’évoquer brièvement ces six jours de la passion ? Comme dans les jarres de Cana, s’opérerait en eux une profonde transmutation.
1. Le dimanche, à Béthanie (cf. Jn 12,1-11), le parfum de vrai nard changerait de destination : au lieu d’aromatiser seulement la maison, il servirait à l’embaumement prématuré de Jésus.
2. Le lundi de la grande entrée à Jérusalem (cf. Jn 12,12-50) les branches de palmiers, et l’ânon, autrement dits le règne végétal et le règne animal, seraient transfigurés en objets de louange à la gloire du roi d’Israël.
3. Le mardi de la dernière Cène (cf. Jn 13 --- 17), l’eau de l’esclavage serait transformée en une eau de service, et de charité fraternelle.
4. Le mercredi du procès devant les Juifs et devant Pilate (cf. Jn 18,1 --- 19,3) verrait le roi des Juifs mué en un criminel, passible de la cruelle flagellation ; tandis que l’incontestable brigand, Barabbas, serait changé en héros et libérateur.
5. Le jeudi de la sentence finale, prononcée du haut du tribunal de Pilate (cf. Jn 19,4-16 a), l’ « Homme » (Jn 19,5), le Fils de l’homme eschatologique, l’Epoux véritable de l’humanité, serait changé en un condamné à mort, destiné à la crucifixion.
6. Enfin le vendredi du Golgotha (cf. Jn 19,16 b-42), « Jésus le Nazaréen, le roi des Juifs » (Jn 19,19) serait pressé au pressoir de la croix, et son sang donnerait le Vin nouveau du royaume de Dieu, préfiguré à Cana, prophétisé dans la synagogue de Capharnaüm. Le Vivant par excellence serait de la sorte transformé en un mort, solennellement déposé dans un tombeau.
A Cana, le vin des noces se trouvait épuisé. C’était dire que l’ancienne religion, l’humaine comme l’hébraïque, avait fait son temps. Sa vertu était épuisée. Ce serait au Calvaire que Jésus procurerait le vin nouveau et véritable, pour des noces cette fois éternelles : ce vin serait son propre sang (cf. Jn 6,55).
A Cana, Jésus appelait sa mère : femme. « Que me veux-tu, femme… » (Jn 2,4). « Cette appellation, insolite, d’un fils à sa mère, sera reprise en 19,26, où sa signification s’éclaire comme un rappel de Gn 3,15-20 ; Marie est la nouvelle Eve, ‘la mère des vivants’. » (Bible de Jérusalem ; Jn 2,4 : note ad locum).
Au moment des noces de Cana, Jésus déclarait : « Mon heure n’est pas encore venue » (Jn 2,4) et pourtant il acceptait de faire un miracle pour être, en quelque sorte glorifié par avance (cf. Jn 2,11). Tandis qu’au moment de sa passion, son heure étant vraiment venue (Cf. Jn 17,1), Jésus refusait de faire un miracle qui n’eût servi qu’à le délivrer de ses ennemis (Cf. Jn 18,6.11).
Le miracle de Cana était le premier des signes rapportés par Jean (cf. Jn 2,11), ces signes qui étaient destinés à fonder la foi des disciples (cf. Jn 20,30-31). Tandis que le miracle de la Résurrection serait en quelque sorte le dernier et le plus éclatant. Le récit de la pêche miraculeuse ne viendrait que dans l’appendice (cf. Jn 21), en quelque sorte par surcroît.
A Cana, Jésus « manifesta sa gloire et ses disciples crurent en lui. » (Jn 2,11). Mais ce serait au Calvaire que la gloire définitive du Christ serait acquise (cf. Jn 13,31-32).
1. --- « Le troisième jour, il y eut des noces à Cana de Galilée. La mère de Jésus y était. Jésus aussi fut invité à ces noces, ainsi que ses disciples. » (Jn 2,1-2).
Ainsi se trouvaient assemblées en un même lieu, à l’occasion de la même fête, les deux familles de Jésus : sa famille naturelle et sa nouvelle famille religieuse : le groupe des disciples. Il semblait que c’était la mère de Jésus qui faisait le lien entre les deux. Il restait fort possible que le marié de Cana fût l’un de ces fameux « frères de Jésus ». C’était peut-être Simon dit, précisément, « le Cananéen » par Matthieu (10,4) et par Marc (3,18) : « Simôn ho Kananaios », celui que Luc appelait « le zélote » (Lc 6,15) et qui était un futur apôtre. Peut-être encore était-ce Jude, autre futur apôtre, car nous savons par l’historien Eusèbe de Césarée (H.E. III, 20,1-7) que ce Jude était marié et eut une descendance.
Ce Simon et ce Jude, comme Jacques, n’étaient autres que les fils de Clopas, et leur mère, Marie femme de Clopas, serait présente au pied de la croix (cf. Jn 19,25).
On observait donc que Jésus ne rompait aucunement avec sa famille de la terre. Peu de temps après son propre baptême dans le Jourdain, après le choix de ses premiers disciples, il était heureux de renouer avec elle et de revoir sa mère et ses « frères » (cf. Jn 2,12) dans une ambiance de fête. Par d’autres sources (les synoptiques) nous apprenons que trois de ces « frères » viendraient s’adjoindre au groupe des apôtres. Il nous serait permis de voir là les signes d’une intimité de Jésus assez étonnante avec sa parenté, même si parfois des tensions étaient sensibles (cf. Jn 7,3-8). Jusqu’au pied de la croix (cf. Jn 19,25), et jusqu’à la Pentecôte (cf. Ac 1,14), nous trouvions réunis les deux groupes, la mère de Jésus, bien que discrète, étant ce semble considérée comme la mère commune et infiniment respectée. Plus tard, après la dispersion des autres apôtres, les « frères de Jésus » deviendraient les grands responsables de l’Eglise judéo-chrétienne de Jérusalem.
2. --- « Or il n’y avait plus de vin, car le vin des noces était épuisé. La mère de Jésus lui dit : ‘Ils n’ont plus de vin.’ Jésus lui répond : ‘En quoi cela nous concerne-t-il, toi et moi, femme ?’ » (Jn 2,3-4).
De la même manière, la maman de Jésus assurait la jonction entre les deux Testaments : c’était elle qui constatait la carence de l’Ancien et qui suscitait l’intervention du Nouveau.
Car ce manque de vin était permis par la providence pour nous servir de leçon. L’humanité se trouvait à bout de ressources, l’Israël ancien avait vieilli. La venue d’un libérateur s’imposait comme de plus en plus nécessaire. Or Marie ne doutait en aucune façon que ce libérateur ne fût son fils. Elle n’ignorait pas ce qui s’était passé sur les bords du Jourdain. Ainsi faisait-elle appel à lui avec intrépidité.
Sans doute, n’eût-elle pas osé cette démarche, si les circonstances ne l’avaient imposée. Mais la simple charité, la solidarité familiale aussi, la pressaient. Elle savait que, pour ces motifs, son fils ne pouvait repousser sa requête.
D’autant plus que Jésus lui-même devait se sentir quelque peu responsable de la pénurie : n’avait-il pas rameuté à la noce toute une troupe de disciples, sans doute plus nombreux que prévus ?
Qu’il nous soit permis de souligner la foi, et presque l’aplomb, de Marie. Elle sollicitait avec assurance les pouvoirs thaumaturgiques de son fils alors que ce dernier, de l’aveu même de l’évangéliste, n’avait encore accompli aucun miracle (cf. Jn 2,11).
Jésus interpellait tendrement sa mère : « En quoi cela nous concerne-t-il, toi et moi, femme ? » (Jn 2,4). Il l’appelait « Femme », comme il l’appellerait « Femme » au moment le plus solennel de sa vie (cf. Jn 19,26). Car Marie était la nouvelle Eve, la mère de l’humanité nouvelle, la Femme par excellence ; de même que lui, Jésus, était l’Homme, ou le Fils de l’homme, par excellence.
Au moment où l’apôtre Jean rédigeait son évangile, vers la fin du premier siècle de notre ère, il se souvenait d’avoir développé avec lyrisme, dans l’Apocalypse, le thème de la « Femme », enveloppée de soleil, la lune sous ses pieds, et couronnée de douze étoiles (cf. Ap 12).
La réponse de Jésus à sa mère n’avait pu être qu’amicale, et filiale, car Marie se sentait exaucée.
3. --- « Sa mère dit aux servants : ‘Tout ce qu’il vous dira, faites-le. » (Jn 2,5).
« Ils n’ont plus de vin » et « Tout ce qu’il vous dira, faites-le », voilà les deux seules paroles de Marie qui nous fussent connues, en dehors de celles rapportées par saint Luc dans son évangile de l’enfance (cf. Lc 1 --- 2). C’était une intervention, en notre faveur, auprès de son fils ; et c’était un conseil qui nous était donné, de sa part, à l’égard de son fils.
Pour obtenir des faveurs du Fils de Dieu, en particulier pour implorer la grâce du vin nouveau, rien ne valait de passer par Marie. En retour, Marie nous donnait le seul conseil qui valût en matière de spiritualité, et pour toute la vie chrétienne : que vous fassiez tout ce que Jésus vous dirait, soit par lui-même, dans l’évangile, soit par le truchement de ceux qui, au long des âges, parleraient, prêcheraient, prophétiseraient en son Nom.
Voilà ce qui suffirait à fonder ce qu’on appellerait la spiritualité mariale, ou encore la dévotion et la piété mariales, qui se développeraient dans la suite. Si Marie pouvait donner ce conseil, ce seul conseil utile, c’était qu’elle l’avait d’abord pratiqué elle-même. Non contente d’être la « Servante » de Dieu, d’après saint Luc (1,38), elle l’était encore de son fils, lequel était Dieu. Parmi toutes les femmes qui accompagneraient Jésus, tout au long de son périple évangélique, Marie serait la première et leur modèle. Elle ne ferait pas défection au moment du drame du Calvaire.
Marie ne renvoyait qu’à son fils, inconditionnellement, totalement. C’était pourquoi obéir à Marie serait obéir à Jésus, par perfection.
On pourrait dire, d’une certaine manière, que Marie fut l’inventrice du christianisme. Très probablement c’était elle qui avait poussé son fils à aller trouver Jean-Baptiste sur les bords du Jourdain, comme c’était elle qui, en Galilée, l’incitait à poser son premier signe, à devancer en quelque sorte son heure (cf. Jn 2,4), afin que tous, et d’abord les disciples, eussent la certitude d’avoir trouvé le Messie.
4. --- « Après quoi, il descendit à Capharnaüm avec sa mère, les frères et ses disciples. » (Jn 2,12).
Après le miracle de Cana, la mère de Jésus suivait son fils à Capharnaüm, avec les « frères de Jésus », et avec les disciples. Elle abandonnait donc, provisoirement du moins, sa résidence de Nazareth. Dorénavant, cependant, nous n’entendrions plus parler d’elle jusqu’au drame final de la croix. Car son rôle de mère, et de servante, devait s’accomplir dans la discrétion, dans l’effacement.
5. --- « Près de la croix de Jésus se tenaient sa mère, la sœur de sa mère, Marie, femme de Clopas, et Marie de Magdala. Voyant sa mère et près d’elle le disciple qu’il aimait, Jésus dit à sa mère : ‘Femme, voici ton fils.’ Puis il dit au disciple : ‘Voici ta mère.’… » (Jn 19,25-27).
Les trois Marie assistaient Jésus dans son combat suprême, et dans son œuvre de salut du genre humain. Cette Marie, femme de Clopas, était vraisemblablement la belle-sœur, plutôt que la « sœur », de Marie. Il eût été étonnant que deux sœurs portassent le même nom. D’après Hégésippe, cité par Eusèbe (cf. H. E. III, 11), Clopas était le frère de Joseph. Elle était la mère des apôtres Jacques, Simon et Jude, les « frères » du Seigneur. Les deux familles de Jésus, la naturelle et celle de ses disciples, se trouvaient donc présentes, étroitement unies, voire confondues, au pied de son poteau de supplice. D’après les synoptiques (cf. Mc 15,40) Salomé, la mère des fils de Zébédée (cf. Mt 27,56) donc mère de Jean, avait elle aussi suivi Jésus jusqu’à son martyre.
En léguant sa propre mère à Jean, son disciple préféré, en lui disant : « Voici ta mère », en présence de la propre mère physique de ce dernier, Jésus entendait bien donner la priorité à la famille des enfants de Dieu sur la simple parenté charnelle.
Marie, mère de Jésus, accédait ainsi à un sacerdoce de maternité spirituelle. En la personne de Jean, le seul apôtre présent, elle devenait la mère de toute l’Eglise, le chef moral de cette nouvelle communauté. Elle était investie ex officio, par le nouvel Adam expirant, dans sa qualité de nouvelle Eve, la mère des vivants. Elle était donnée à l’Eglise, et par elle à l’humanité entière, dans un moment suprême, par un testament suprême.
Notons-le : d’après Jean, Jésus expirait aussitôt après qu’il eut prononcé ce legs.
Marie avait mérité en un sens cet honneur et, disons, cette fonction spirituelle, par sa vaillance, par sa fidélité inaltérable. Et cependant cette maternité universelle était pour elle une grâce, une pure grâce de Dieu.
Pour nous Marie était un don de Dieu ; elle était un don du Verbe de Dieu, et ce don nous était concédé par ses ultimes paroles, avec l’autorité créatrice de Dieu.
Jean, et l’humanité, étaient d’abord attribués à Marie : « Voici ton fils » et par conséquent tes fils. Ensuite Marie était accordée au disciple, et par lui à l’humanité : « Voici ta mère » et par conséquent votre mère.
Dans l’Apocalypse (chapitre 12) Jean avait déjà démontré cette conscience qu’il avait de la maternité spirituelle et universelle de Marie. Délaissant la Femme « le Dragon s’en alla guerroyer contre le reste de ses enfants. » (Ap 12,17).
La théologie subséquente devait s’attacher à définir la place occupée par Marie dans l’économie du salut. Mais toute la doctrine qui serait développée était déjà contenue en germe, et plus qu’en germe, dans les mots succincts de l’évangile. Non seulement on y trouvait le statut de Marie, en tant que mère du Verbe, ou équivalemment mère de Dieu, mais encore on y voyait suggérée sa mission de corédemptrice et de médiatrice universelle de la grâce. Corédemptrice et médiatrice, il allait sans dire, entièrement subordonnée à son fils. Rédemptrice en collaboration de l’unique Rédempteur ; médiatrice enfin auprès de l’unique Médiateur.
On pourrait avancer, sans le moindre paradoxe que la théologie n’avait pas achevé d’exploiter les richesses potentielles contenues dans ces quelques phrases d’évangile.
Pour le motif d’une prudence compréhensible. Dans la crainte d’offusquer la gloire unique du Fils ; ou même de prêter le flanc à des reproches d’idolâtrie.
Mais si l’on tenait que le Christ était vraiment Dieu, ce qui était posé dès les premières lignes de notre évangile, aucun risque de confusion n’était à redouter entre la liturgie proprement divine du Fils et la mission simplement humaine de sa mère. Aussi haut qu’on exalterait la créature, jamais elle n’atteindrait le niveau de son Créateur : une distance infinie les séparerait toujours.
Comment donc avait procédé la piété populaire, puis comment avait procédé la théologie qui lui avait emboîté le pas, pour développer toujours plus le dogme marial à partir des simples données de l’évangile ? Elles avaient procédé tout simplement par la méthode de substitution.
Si nous prenions par exemple l’expression « mère de Jésus », locution apparemment banale, la seule employée d’ailleurs par le IV e évangile pour désigner Marie (cf. Jn 2,1.3.12 ; 19,25.26) : il suffirait de remplacer le mot « Jésus » par ses équivalents, empruntés eux-mêmes à l’évangile de Jean. On obtiendrait aussitôt, et dans l’ordre : Marie, mère du « Logos » (Jn 1,1), mère de « Dieu » (id.), mère de la « vie » (Jn 1,4), mère de la « lumière » (id.), mère du « Fils unique » (Jn 1,14), mère de « l’Agneau de Dieu » (Jn 1,29), (autrement dit la mère du Rédempteur), mère de « l’Elu de Dieu » (Jn 1,34), mère du « Messie » (Jn 1,41), mère du « fils de Joseph » (Jn 1,45), mère du « Fils de Dieu » (Jn 1,49), mère du « roi d’Israël » (id.), mère du « Fils de l’homme » (Jn 1,51), mère du « Fils » (Jn 3,17), mère de « l’Epoux » (Jn 3,29), mère du « Sauveur du monde » (Jn 4,42), mère du « Prophète » (Jn 4,44), mère du « Seigneur » (Jn 4,49), mère du « Souverain Juge » (Jn 5,27), mère du « pain de vie » (Jn 6,35), mère du « Saint de Dieu » (Jn 6,69), mère de « Je Suis » (Jn 8,24), (ou équivalemment, mère de Yahvé), mère de « la porte des brebis » (Jn 10,7), mère du « bon pasteur » (Jn 10,11), mère de « la résurrection » (Jn 11,25), mère du « Chemin », de la « Vérité » et de la « Vie » (Jn 14,6), mère du « vrai cep » (Jn 15,1), mère de « Jésus le Nazaréen » (Jn 18,5), mère du « roi des Juifs » (Jn 18,39), mère de « l’Homme » (Jn 19,5)… Serait-on sûr, aujourd’hui encore, de n’être pas offusqué par aucun de ces titres ? Ils venaient pourtant, spontanément, sous la plume du commentateur, ou dans la bouche du prédicateur. La piété des fidèles n’avait plus alors qu’à les vénérer, et les théologiens n’avaient plus qu’à analyser, ou interpréter, leurs implications doctrinales.
La réflexion des premiers siècles de l’Eglise,qui portait sur Jésus, et subsidiairement sur sa mère, Marie, avait entraîné les définitions dogmatiques des conciles. Le statut ontologique de Marie, comme mère de Dieu (Théotokos), comme créature privilégiée auprès de son Créateur, et comme voie et lieu de l’incarnation, avait été une fois pour toutes reconnu, admis, célébré, fêté.
Il se pourrait que la méditation séculaire des quelques scènes, fournies par l’évangile, apportât encore dans l’avenir de nouveaux développements doctrinaux. Quand les chrétiens auraient retrouvé leur unité, quand la sérénité de leurs échanges serait pleinement rétablie, alors apprécierait-on mieux encore peut-être le rôle, à la fois humain et central, tenu par Marie dans la famille des enfants de Dieu.
Le seul Rédempteur de l’humanité, et le seul Epoux, restait son fils. Mais, comme à Cana, Marie était toujours là pour intercéder. Elle exposait au Fils les besoins de l’humanité et, en retour, elle transmettait aux hommes les consignes du Fils. Toute grâce (venue d’en haut), mais aussi toute demande (venue d’en bas), passaient par elle, et dans le même temps Marie servait de modèle universel d’obéissance : elle était le paradigme de l’obéissance.
Aux pieds de la croix Marie, elle qui était innocente, avait participé d’une manière suréminente à la rédemption du genre humain. Au Calvaire s’était réalisé ce qu’avait prophétisé le vieillard Syméon, et qui nous était rapporté par saint Luc : « Et toi-même, un glaive te transpercera l’âme ! » (Lc 2,35). Plus que quiconque Marie était celle qui avait complété en sa chair ce qui manquait aux épreuves du Christ, pour son corps qui était l’Eglise, selon les mots de saint Paul (cf. Col 1,24). C’était là qu’elle nous avait enfantés. C’était là qu’elle était devenue en effet notre mère : « Voici ta mère ». C’était là qu’elle nous transmettait la vie, qui pourtant ne venait que du seul Christ.
Ne n’étions plus étonnés plus du contraste, du décalage, qu’on pouvait constater entre, d’une part, la sobriété des quelques versets évangéliques qui traitaient de Marie, et d’autre part l’inflation que les siècles chrétiens avaient cru devoir accorder à la titulature, comme à la doctrine, comme à la piété mariales. Ce contraste, ce décalage, s’expliquaient par des raisons d’opportunité et de priorité. Il importait souverainement de révéler au monde le seul Dieu, le seul Médiateur et Sauveur, notre Seigneur Jésus-Christ, et ce fut l’objectif de la génération évangélique. Mais cet objectif une fois atteint, on pouvait associer au triomphe du Fils la première de toutes les femmes, sa mère, issue de notre terre, celle qui nous l’avait donné.
Finalement ce contraste et ce décalage, dont nous parlions, avaient peu d’importance : à la condition que la vérité dogmatique, et salvifique, eût été pleinement sauvegardée.
6. --- « A partir de cette heure, le disciple la prit chez lui. » (Jn 19,27)
Dans la société antique, la femme jouissait traditionnellement d’un statut social de mineure.
L’apôtre Jean assumait désormais l’autorité parentale à l’égard de Marie : sa propre mère physique, Salomé, demeurait sous la tutelle juridique de Jacques, l’autre fils de Zébédée. Elle n’était donc pas abandonnée.