10

La figure du « disciple bien-aimé »

dans le IV e évangile

Retour au sommaire

Chapitre précédent

Chapitre suivant

L’auteur du IV e évangile, qui était Jean l’apôtre, ne se nommait pas dans son évangile. Mais on l’y reconnaissait facilement sous le nom de « disciple que Jésus aimait ». Il y tenait une place discrète, mais essentielle, d’acteur et de témoin.  

Jean ne se nommait pas. Et pourtant le nom de Jean (qui signifie : Yahvé fut favorable) résonnait avec insistance dans les débuts du livre. On l’entendait dès l’exorde : « Il se nommait Jean » (Jn 1,6), prononcé à propos du Baptiste, le précurseur, qui devait avoir une influence si décisive au moment de la levée du Messie.

Le nom de Jean était prononcé avec tant d’insistance qu’on pouvait y percevoir, comme en écho, le nom du disciple de prédilection, prédestiné lui aussi pour une haute vocation.

L’évangéliste présentait le Baptiste comme un témoin privilégié (cf. Jn 1,7). Mais l’évangéliste Jean serait lui-même, par excellence, un témoin.

Il serait le seul des apôtres qui, selon la tradition, ne devait pas mourir martyr (martus), et cependant il se définissait lui-même avant tout comme un témoin (martus). (Cf. Jn 19,35 ; 21,24). Ce mot de « martus », témoin, ou des mots de la même famille, reviendraient sans cesse sous son stylet, comme un leitmotiv, au point qu’on pourrait y reconnaître l’une des caractéristiques de son langage.  

C’était par le IV e évangile que nous apprenions l’enquête diligentée auprès du Baptiste par le Sanhédrin (cf. Jn 1,19-28). Des prêtres et des lévites (des Sadducéens donc), et des Pharisiens, descendirent dans la vallée du Jourdain. Notre futur évangéliste y avait sans doute collaboré. Peut-être même était-il monté à cet occasion à Jérusalem, car nous apprendrions, au moment du procès de Jésus, qu’il était connu dans la maison du grand prêtre (cf. Jn 18,15-16). Cette enquête avait eu son importance et sa notoriété. Il y serait fait plusieurs fois allusion dans le cours du récit (cf. Jn 3,28 ; 5,33). Peut-être même en trouvait-on trace dans les synoptiques (cf. Mt 21,25 ; Mc 11,30-31 ; Lc 20,4-5).

Jean, le futur évangéliste, fut le disciple du Baptiste, avant d’être celui de Jésus. Et probablement un disciple très conscient et très actif, malgré son jeune âge. Il semblait avoir été marqué pour toujours par l’enseignement de son Maître.

Jean le Baptiste, et par contrecoup son disciple Jean, avaient-ils eu des contacts avec ceux qu’on appelle les Esséniens (souvent qualifiés, bien à tort, de sectaires) ? La critique serait plutôt sceptique à cet endroit, aujourd’hui.

On ne trouvait aucune mention des Esséniens dans le Nouveau Testament. Leur établissement, pourtant, était fort proche de l’endroit où Jean baptisait : « Bétharaba au-delà du Jourdain » (Jn 1,28) ; (la lecture : « Béthanie », proposée même par la correction automatique de Microsoft, était fautive. Elle s’expliquait sans doute par la similitude des premières lettres de ces deux mots). Le site de Qoumrân était occupé à l’époque de la vie du Christ. Il le fut du début de notre ère à l’an 68, selon les archéologues.

Il se pourrait que Jean-Baptiste lui-même eût été élevé à Qoumrân, puisqu’il nous était dit, dans saint Luc, qu’il vécut dans les déserts, sans doute dès son jeune âge : « L’enfant grandissait, et son esprit se fortifiait. Et il demeurait dans les déserts. » (Lc 1,80). Dans les déserts, qu’était-ce à dire ?  sinon Qoumrân ?   

N’oublions pas son extraction sacerdotale : Jean était le fils du prêtre Zacharie, de la classe d’Abia (cf. Lc 1,5).  Par conséquent, il était forcément apparenté, peut-être même de très près, aux Esséniens, qui étaient essentiellement des prêtres dissidents par rapport aux autorités du Temple ; car ils étaient restés fidèles au grand prêtre déposé et martyr Onias III. Il faut se souvenir que les prêtres juifs se mariaient presque exclusivement à l’intérieur de leur tribu (endogamie).

Il se pourrait donc que Jean le Baptiste, et ses disciples, eussent été en contact avec l’école essénienne et qu’ils eussent recueilli certaines de ses traditions.

On ne saurait nier une certaine parenté de thèmes entre la littérature qoumrânienne et les écrits johanniques : un certain dualisme formel de la pensée, l’opposition constante établie entre la Lumière et les Ténèbres, la Vérité et l’Erreur, l’Esprit et Bélial, l’homme céleste et l’homme terrestre, une vision eschatologique des choses, l’attente impatiente du Messie davidique… Mais peut-être ces similitudes étaient-elles dues à un climat général, plutôt qu’à des emprunts directs.

On devait reconnaître, en tous les cas, que le baptême inauguré par Jean avait peu de choses en commun avec les ablutions quotidiennes et rituelles pratiquées par les Esséniens. Ces ablutions étaient dues, simplement, à une observance rigoureuse de la Torah, par ces prêtres, ou élèves des prêtres, qu’étaient les Esséniens. L’appel de Jean-Baptiste à une pénitence universelle ne se greffait pas non plus sur les doctrines, plutôt ésotériques et élitistes, des solitaires de Qoumrân.

L’aventure du Baptiste s’expliquait mieux par une reprise, à titre individuel, de la tradition prophétique interrompue depuis l’époque postexilique : depuis Malachie dont le livre clôturait la Bible. C’était bien ainsi que l’avaient comprise les pécheurs du lac de Tibériade, et parmi eux les deux fils de Zébédée, accourus sur les bords du Jourdain dès qu’avait retenti sa voix ; et par tous ceux qui, dans le peuple, étaient tenaillés par l’espérance messianique, si vivace chez les pauvres et chez les humbles de ce temps-là. Ce que les Esséniens gardaient jalousement, comme un trésor caché, Jean, le nouveau prophète, le publiait et le proposait à tout Israël. D’où l’élan d’enthousiasme qu’il soulevait.  

Pourtant le Baptiste s’effaçait très vite devant le jeune Jésus qui arrivait de Nazareth. Il lui cédait de surcroît ses principaux disciples. Le témoignage de l’évangéliste Jean pour raconter cette histoire serait de première main, puisqu’il était l’une des personnes concernées.

1. --- « Le lendemain, Jean se tenait encore là avec deux de ses disciples. Fixant les yeux sur Jésus qui passait, il dit : ‘Voici l’agneau de Dieu.’ Les deux disciples l’entendant parler ainsi, suivirent Jésus. Jésus se retourna et vit qu’ils le suivaient. Il leur dit : ‘Que voulez-vous ?’ Ils répondirent : ‘Rabbi, - ce mot signifie Maître, - où demeures-tu ?’ – ‘Venez et voyez’, leur dit-il. Ils allèrent donc et virent où il demeurait et ils restèrent auprès de lui ce jour-là. C’était environ la dixième heure. » (Jn 1,35-39).

Dans la suite du récit nous comprendrions que l’un des deux disciples était André (cf. Jn 1,40), mais nous avions déjà deviné que l’autre était Jean.

Selon toute apparence, tous deux avaient cru aussitôt, et sur la parole du Baptiste, que Jésus était le Messie (cf. Jn 1,41). Les deux amis devenaient immédiatement disciples de Jésus, puisqu’ils le suivaient, et qu’ils demeuraient avec lui ce jour-là. Très précis dans son reportage, Jean notait l’heure de la rencontre : « environ la dixième heure », c’était dire vers quatre heures de l’après-midi.

Dans cette occurrence, remarquons-le, le Messie ne choisissait pas ses disciples (au contraire, sur la montagne, il élirait nommément ses douze apôtres : cf. Mc 3,13-19 ; Lc 6,12-16). Mais c’étaient plutôt les disciples qui choisissaient leur Maître.  

Le Christ ne désigne pas les chrétiens. Il appartient aux chrétiens de faire eux-mêmes la démarche d’adhérer. Tous sont appelés, mais chacun se désigne lui-même.

Le disciple préféré, le premier témoin de la vie publique du Christ, ne réapparaissait dans le récit évangélique qu’au moment de la dernière Cène.

2. --- « Un de ses disciples, celui que Jésus aimait, se trouvait à table tout contre Jésus ; Simon-Pierre lui fait signe et lui dit : ‘Demande de qui il parle’. Celui-ci, se penchant vers la poitrine de Jésus, lui dit : ‘Seigneur, qui est-ce ?’ – ‘C’est celui à qui je donnerai la bouchée que je vais tremper’, répond Jésus. » (Jn 13,23-26).

Celui qui dans quelques heures verrait couler le sang et l’eau de la poitrine transpercée du Sauveur, celui qui dans ses épîtres devait laisser au genre humain la plus belle définition de Dieu qui fût : « Dieu est amour » (1 Jn 4,8.16), avait puisé cette science de la divinité, et de l’amour divin, dans le sein même du Sauveur, c’était dire dans son cœur. L’instant où il s’était penché sur la poitrine de Jésus était l’un des plus tragiques de la vie de ce dernier : puisque c’était l’instant où Judas trahissait, et décidait de le livrer.

3. --- « Simon-Pierre, avec un autre disciple, suivait Jésus. Ce disciple était connu du grand prêtre. Il entra avec Jésus dans la cour du grand prêtre, tandis que Pierre restait à la porte, dehors. L’autre disciple, celui qui était connu du grand prêtre, sortit donc ; il dit un mot à la portière et fit entrer Pierre. » (Jn 18,15-16).

Dans la nuit de Gethsémani, éclairée peut-être de quelques flambeaux (cf. Jn 18,3), Jean, toujours innommé, suivait Pierre comme son ombre.  Il le suivrait désormais, comme on s’en rendrait compte par les premiers chapitres des Actes des apôtres (1 --- 8). Il le suivrait dès le matin de Pâques (cf. Jn 20,2-3). Le futur évangéliste, le disciple innommé, était connu du grand prêtre, et de ses acolytes, sans doute comme ancien disciple de Jean-Baptiste, et comme ayant témoigné à l’enquête prescrite à son sujet (cf. Jn 1,19-28). Un peu plus haut, nous apprenions par lui ce détail que le serviteur du grand prêtre, frappé par Pierre, « s’appelait Malchus » (Jn 18,10). 

4. --- « Voyant sa mère et près d’elle le disciple qu’il aimait, Jésus dit à sa mère : ‘Femme, voici ton fils.’ Puis il dit au disciple : ‘Voici ta mère.’ A partir de cette heure, le disciple la prit chez lui. » (Jn 19,26-27).

Depuis les premières confidences de Jésus, en tant que Messie déclaré (cf. Jn 1,39), jusqu’à son dernier soupir, Jean aurait donc recueilli sans exception toutes les paroles du Jésus. Témoin privilégié de la vie publique du Christ, il le fut aussi de sa mort.

Vers la fin du premier siècle de notre ère, il se trouvait donc le mieux placé, parmi les survivants de la première génération, pour compléter les trois premiers évangiles. C’était pourquoi ses compagnons, ou coévêques, lui demanderaient de coucher par écrit ses souvenirs, ainsi que le racontait un très vieux document, du second siècle, dit « le Canon de Muratori », lequel n’était sans doute pas légendaire.

De toute évidence, Jean était désigné par le Christ, du haut de la croix, comme son légataire universel, mais à titre personnel, pour ses biens personnels, non dans la succession primatiale dévolue au seul Pierre. Et quel était le bien le plus cher de Jésus, sinon sa mère ?

Jean avait d’abord hérité de Jean-Baptiste, comme étant son ancien disciple. Il héritait maintenant de Jésus comme son premier (par la date) et plus cher disciple. Et de quoi héritait-il donc ? Il héritait de sa sainte mère ; il héritait du souvenir précieux de sa vie publique et de sa mort ; il héritait des plus hautes confidences de son cœur, dont il ferait part aux générations futures, dans son enseignement oral comme dans ses écrits, qui seraient lus jusqu’à la parousie.

Jean méritait cet honneur, non seulement par la dignité de sa vie, et sa fidélité, mais encore par la singularité de son génie (qui serait un peu maladroit, il fallait le reconnaître, dans le maniement de la langue grec) mais qui était si réel.

Ainsi Jean était-il destiné à jouer auprès de Jésus un rôle comparable, dans l’antiquité et dans l’histoire de la pensée, à celui d’un Platon à l’égard d’un Socrate.

Toutefois ce parallèle avec la littérature, ou la philosophie, ne décrirait guère que la superficialité des choses. Car ce qui se passait au Calvaire était unique. Là Jean assistait, et en sens participait, à une « messe » unique sur le monde, au sacrifice unique d’un prêtre unique, et même divin. Ce sacrifice avait la faculté de porter d’un coup à leur achèvement tous les sacrifices anciens, ceux de la loi naturelle comme ceux de la loi mosaïque. Aussi bien on ne pourrait rien ajouter au sacrifice de la croix. On pourrait seulement le renouveler, ou encore l’appliquer au monde par mode de suffrage, ainsi que l’enseignerait la théologie catholique.

Certes Jésus léguait sa mère et son enseignement. Mais il léguait surtout sa personne pour le salut du monde. Il accomplissait la rédemption en satisfaisant pour le péché. Il rouvrait ainsi définitivement le ciel, fermé depuis le péché d’Adam. Le deuxième Adam, « l’Homme » (Jn 19,5) selon Pilate, supplantait l’ancien. Il se substituait à lui comme le chef unique d’une humanité désormais sauvée. Marie et Jean, en plus de leur fonction de témoins privilégiés, étaient comme les desservants de cette messe unique. Ils y prenaient part en notre nom à tous. Marie en sa qualité de mère, et donc de pont entre le ciel et la terre, à cause de l’incarnation qui s’était accomplie en elle. Jean en tant que « prêtre », ou « sacerdote », ordonné. Car ne l’oublions pas, Jean était « prêtre » depuis le soir de la Sainte Cène, et ce serait bien ainsi qu’il se qualifierait dans ses épîtres (cf. 2 Jn 1 ; 3 Jn 1). Prêtre, et donc dispensateur de la grâce venue du seul Christ, car les prêtres seraient comme des canaux par lesquelles nous parviendrait la grâce.

A l’exemple de saint Paul, nous étions tous appelés à participer à la passion du Christ, à en bénéficier d’une part, à la compléter d’autre part, non pas dans l’œuvre elle-même de la rédemption, mais dans son application à « son Corps qui est l’Eglise » (Col 1,24). Marie et Jean, au Calvaire, y participaient d’une manière toute spéciale : unique pour Marie, car elle était mère ; privilégiée pour Jean comme seul disciple présent, et comme futur témoin pour la postérité, ainsi qu’il allait le dire dans quelques instants.

5. --- « Arrivés à Jésus, ils le trouvèrent mort ; ils ne lui brisèrent pas les jambes, mais l’un des soldats, de sa lance, lui perça le côté et aussitôt il sortit du sang et de l’eau. Celui qui a vu en rend témoignage, - un authentique témoignage et celui-là sait qu’il dit vrai, -  pour que vous aussi vous croyiez. » (Jn 19,33-35).

A l’heure même où s’accomplissait dans les parvis du Temple le sacrifice de l’agneau pascal, car, selon Jean (12,1 ; 19,31), nous étions bien à la veille de la Pâque juive, Jésus mourait sur la croix comme le nouvel Agneau pascal, substitué à l’ancien.

La providence permettait qu’on ne lui rompît pas les jambes, alors que ce coup de grâce lui était normalement destiné, comme à ses compagnons de supplice. Mais Jésus s’était trouvé épuisé : par l’agonie de Gethsémani, par le supplice de la flagellation, par les mauvais traitements, et par les longueurs d’un procès qui durait depuis trois jours. Il était mort après seulement six heures de présence en croix : de neuf heures du matin (cf. Mc 15,25), à trois heures de l’après-midi (cf. Mt 27,46 ; Mc 15,34 ; Lc 23,44). Au témoignage des synoptiques, la soldatesque romaine, et les foules, furent saisies d’un effroi sacré (cf. Mt 27,54 ; Mc 15,39 ; Lc 23,47-48).

Alors s’était réalisée, pour Jésus, la mystérieuse prophétie de l’agneau pascal, prononcée sur lui par Jean-Baptiste dès les premiers pas de la vie publique (cf. Jn 1,36). Par son sacrifice, Jésus avait accompli toutes les Ecritures anciennes. Il était devenu la véritable Pâque, à la place de l’ancienne (celle de Ex 12), la victime expiatoire pour la lèpre du péché (cf. Lv 14), le serviteur souffrant d’Isaïe qui n’avait pas ouvert la bouche, « comme l’agneau conduit à l’abattoir » (Is 53,7). C’était lui qui nous avait apporté la grâce et la vérité (cf. Jn 1,17). Cette vérité nous serait communiquée par l’évangile de la vie. Quant à la grâce, elle nous était méritée, et attribuée, par le sacrifice de la croix. L’eau et le sang qui sourdaient du corps du Christ, atteint par la mort, étaient pour nous les signes visibles, ou les symboles, de cette grâce. Plus que des signes, ou des symboles, purement abstraits, ils étaient par eux-mêmes la réalité du sacrifice : c’était par le don de son sang, en effet, et donc par le don de sa vie, que le Christ avait concrétisé son sacrifice rédempteur. Et c’était par le don de son corps immolé qu’il s’était offert en nourriture à tous les hommes.

Les véhicules principaux de cette grâce, qui nous était méritée par le Christ, se nommeraient pour nous désormais les sacrements. Ils étaient représentés, ici, par l’eau (du baptême) et par le sang (de l’eucharistie). Mais ils se nommeraient aussi Marie et Jean. Marie en tant que mère, et par conséquent médiatrice future de toute grâce. Jean en tant que prêtre et par conséquent, avec tous les autres prêtres, dispensateur principal des sacrements.

C’était Jésus seul, nouveau pélican, qui nous procurait la Vie, par le moyen de sa mort au profit de l’humanité. Mais c’était bien Marie qui nous avait donné le pélican. Et Jean, qui était prêtre, était destiné à distribuer à tous, de conserve avec les autres prêtres, les mystères de Dieu en son Christ.

Dans l’évangile, Jean insistait très fortement sur sa qualité de témoin : « Celui qui a vu en rend témoignage, - un authentique témoignage et celui-là sait qu’il dit vrai. » Ces mots (que nous soulignons) n’étaient pas du tout rajoutés dans le texte, comme le suggéraient à tort certains commentateurs. Ils étaient de facture trop évidemment johannique. On pouvait même les considérer comme une signature de l’apôtre, comme un sceau véritable qui, ainsi qu’il était dit, authentifiait son témoignage. Le pronom : « celui-là… » désignait de toute évidence le rédacteur de l’évangile, Jean lui-même, qui par ailleurs ne se nommait pas. Si l’on n’interprétait pas ainsi ces paroles pourtant si claires, le IV e évangile perdrait une part importante de sa signification, surtout en ces derniers feuillets du livre, si denses pour la foi.

6. --- « Elle court alors trouver Simon-Pierre… (Jn 20,2).

 « Elle court alors trouver Simon-Pierre et l’autre disciple, celui que Jésus aimait, et elle leur dit : ‘On a enlevé le Seigneur du tombeau et nous ne savons pas où on l’a mis’.

« Pierre partit donc avec l’autre disciple et ils rendirent au tombeau. Ils couraient tous les deux ensemble. L’autre disciple, plus rapide que Pierre, le distança et arriva le premier au tombeau. Se penchant alors, il voit les bandelettes à terre ; cependant il n’entra pas. Simon-Pierre, qui le suivait, arrive à son tour. Il entre dans le tombeau et il voit les bandelettes à terre, ainsi que le suaire qui recouvrait sa tête ;  ce dernier n’était pas avec les bandelettes, mais roulé dans un endroit à part. Alors entra à son tour l’autre disciple, arrivé le premier au tombeau. Il vit et il crut. En effet ils n’avaient pas encore compris que, d’après l’Ecriture, il devait ressusciter des morts. Les disciples s’en retournèrent alors chez eux. » (Jn 20,2-10).

Les phrases qui précèdent seraient capitales pour le kérygme de la foi. Elles contenaient la déposition personnelle de Jean sur le fait primordial du christianisme.

Jean, plus jeune et plus leste, avait gagné Pierre à la course ; mais c’était comme à regret. Arrivé au sépulcre, il lui laissait la préséance. Car Pierre devait être le premier témoin, le détenteur principal du kérygme de Pâques, pour les foules et pour le monde entier jusqu’à la fin. Arrivé sur les lieux, Pierre prenait l’initiative d’entrer. Cependant, c’était Jean qui, une fois encore, croyait le premier. Plus lent de geste et de décision, mais plus rapide par la foi. Il voyait, déliés et épars sur le sol, les bandeaux qui avaient lié les membres de Jésus, ses bras, ses jambes, et tout son corps. De même Lazare avait été étroitement lié dans son tombeau (cf. Jn 11,44). Quant au linceul, qui avait été replié en deux par-dessus la tête de Jésus (comme on le reconstitue assez bien d’après le saint suaire de Turin) il se trouvait soigneusement enroulé (evtetuligmenon) dans un coin, ou plus exactement enveloppé dans un étui (involutum, traduirait la Vulgate avec justesse) par les soins des anges de la Résurrection, visiblement abandonné aux disciples pour qu’ils s’en emparassent comme d’un trophée. Devant ce spectacle, ou ce ménage, sublimes : rien d’un enlèvement par effraction, Jean confessait l’évidence : le Christ était ressuscité, il était sorti par lui-même du tombeau, comme d’ailleurs les vieilles  Ecritures l’avaient annoncé.

L’évangéliste apportait là un témoignage formel : c’était à l’aspect des linges mortuaires que les deux apôtres avaient reconnu le fait de la Résurrection. « Ils n’avaient pas encore compris [sous-entendu : jusque là] que, d’après l’Ecriture, il devait ressusciter des morts. » Maintenant, ils saisissaient.

Dans ces récits du matin de Pâques, tels que ciselés  par Jean, on sentait la fraîcheur des souvenirs personnels. On vérifiait la précision des détails matériels, la finesse des notations psychologiques.

7. --- « Le disciple que Jésus aimait dit alors à Pierre : ‘C’est le Seigneur !’ A ces mots : ‘C’est le Seigneur !’ Simon-Pierre mit son vêtement… » (Jn 21,7).

Les apôtres avaient repris provisoirement leur ancien métier de pécheur, sur le lac de Tibériade. Encore une fois Jean se trouvait aux côtés de Pierre, comme son plus fidèle compagnon. Encore une fois le cœur aimant du disciple reconnaissait le premier son Seigneur. Encore une fois Pierre réagissait le premier et prenait l’initiative, avec sa spontanéité coutumière. La petite équipe apparaissait ainsi bien rodée, car chacun y trouvait sa place. Et Jésus n’avait plus qu’à la ressaisir, afin de la lancer à la conquête pacifique du monde.

Si Jean avait été chargé du haut de la croix du soin de Marie, Pierre, lui, était chargé après la Résurrection du soin de l’Eglise entière. C’était à lui qu’il reviendrait de la conduire, et de marcher à sa tête, autant en donnant l’exemple que par l’autorité. De préférence à Jean, il devrait aussi donner le témoignage du martyre.

Quant à Jean, il résiderait si longtemps parmi les frères, qu’on pourrait le croire immortel !

8. --- « Pierre alors se retourne et aperçoit, … » (Jn21, 20).

« Pierre alors se retourne et aperçoit, marchant à leur suite, le disciple que Jésus aimait, celui qui, durant le repas, s’était penché vers sa poitrine et lui avait dit : ‘Seigneur, qui est-ce qui va te livrer ?’ En le voyant, Pierre dit à Jésus : ‘Et lui, Seigneur ?’ Jésus lui répond : ‘S’il me plaît qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe ?  Toi, suis-moi’. Le bruit se répandit alors parmi les frères que ce disciple ne mourrait pas. Pourtant Jésus n’avait pas dit à Pierre : ‘Il ne mourra pas’, mais : ‘S’il me plaît qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne. » (Jn 21,20-23).

Il resterait comme la mémoire vivante de l’Eglise, le témoin véridique, et même comme l’écrivain talentueux que nous connaîtrions.

Lui aussi devait quitter la Palestine au moment de la dispersion générale des apôtres (douze ans après la Pentecôte, selon une tradition) et se réfugier en terre païenne. Il serait l’hôte vénéré de l’Eglise d’Ephèse (fondée par saint Paul). Ephèse où l’on visite encore son tombeau.

9. --- « C’est ce disciple qui témoigne de ces faits et qui les a écrits et nous savons que son témoignage est véridique. » (Jn 21,24).

Nouvelle signature discrète de l’apôtre.

Retour à l’en-tête