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Théorie du Royaume, et de l’Eglise,

dans l’évangile de Jean

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1°) Le Royaume de Dieu.

On ne trouvait pas le mot « Eglise » dans le IV e évangile. Il était toutefois tout à fait présent dans d’autres écrits johanniques (cf. 3 Jn 9.10 ; Ap 1,4 ; 2,1 etc.). On ne pourrait donc étudier la réalité d’Eglise, dans l’évangile de Jean, qu’à travers la notion de royaume.

Quant au royaume lui-même, nous venions de parcourir à nouveau tout l’évangile, et nous venions de réentendre cet aveu du Christ : « Mon royaume n’est pas de ce monde. » (Jn 18,36). Le royaume était une réalité céleste.

On connaît l’importance du thème de la « Jérusalem céleste » dans l’Apocalypse de Jean (cf. Ap 21 --- 22) : elle était la Cité d’en haut, habitée par Dieu, peuplée de tous les fidèles, accessible même aux païens. Au dernier jour elle descendrait du ciel, resplendissante, « comme une fiancée (numphê) parée pour son époux. » (Ap 21,2).

La notion de « royaume », dans l’évangile de Jean, correspondait à cette réalité. Mais avec cette nuance importante qu’ici, en un sens, le dernier jour était déjà survenu : avec l’avènement du Christ. Le « royaume de Dieu » était une réalité céleste par son origine et sa nature ; cependant il commençait de croître, ici-bas, d’une manière mystérieuse, et toute spirituelle : par l’adhésion des croyants, au Christ et à son message, mais aussi par la grâce. Il était une réalité céleste, surnaturelle, mais qui s’incarnait déjà dans la communauté des croyants, en train de naître, laquelle serait plus tard l’Eglise. Il était invisible de soi, éternel, divin ; mais il commençait à se laisser voir dans le groupe des fidèles. Comme le Christ (cf. Jn 1,14), il prenait chair. Le royaume de Dieu devenait Eglise ; mais à son tour, l’Eglise, prémices du royaume, conduirait aux réalités d’en haut.

1. --- « Rabbi, tu es le Fils de Dieu, tu es le roi d’Israël. » (Jn 1,49).

Le royaume de Dieu, la future Eglise, venait dans la suite de l’Israël ancien. Et son prince, son roi, était l’héritier de la dynastie davidique. Un Israël, remarquons-le, non scindé, mais reconstitué dans son unité ; un Israël contenant symboliquement les douze tribus, comme du temps des grands rois, Saül, David, Salomon. Un Israël antérieur au schisme.

L’Israël ancien pouvait déjà s’appeler le royaume de Dieu, puisqu’en effet Yahvé était son roi, tandis que David ne régnait qu’en son lieu et place.

Jésus s’annonçait  comme un restaurateur, Ou plutôt il ne s’opposait pas au propos de Nathanaël, qui voyait en lui un restaurateur : non seulement de la dynastie davidique, tombée en désuétude depuis l’exil, mais encore du grand royaume ancien de David.

De toute évidence le nouveau royaume s’installerait par consensus, et non par le moyen de quelque force militaire, ou de quelque révolte. La royauté de Jésus resterait quasiment une royauté confidentielle, une royauté d’amitiés ; elle serait une royauté d’essence religieuse.

2. --- « Vous verrez le ciel ouvert et les anges de Dieu monter et descendre au-dessus du Fils de l’homme. » (Jn 1,51).

Désormais le roi du ciel devenait le roi de la terre. Une communication s’ouvrait entre le royaume des cieux et le royaume de la terre. Le royaume des cieux descendait sur la terre et se faisait terrestre avec Jésus-Christ ; et de même la terre s’élevait jusqu’aux cieux. « Une porte était ouverte au ciel, et la voix que j’avais naguère entendu me parler comme une trompette me dit : ‘Monte ici, que je te montre ce qui doit arriver par la suite’. » (Ap 4,1). Le royaume des cieux nous apportait une révélation sur Dieu ; mais du même coup, il nous apportait une nouvelle révélation sur l’homme. Il lançait un vif coup de projecteur ; il nous procurait une lumière inattendue sur la condition humaine. Oui, nous étions fabriqués pour monter aux cieux, et dorénavant la voie était accessible : c’était une échelle dressée entre le ciel et la terre, mais que nous ne pouvions pas gravir par nos propres forces, et que nous n’aurions pas pu seulement découvrir, ou contempler,  puisqu’elle s’appelait Jésus-Christ. 

3. --- « Le troisième jour, il eut des noces à Cana de Galilée. » (Jn 2,1).

L’épisode des noces de Cana, où Jésus accomplissait son premier miracle, tout au moins son premier miracle public, nous suggérait, par le fait, que Jésus était bien le roi divin, le véritable fiancé de l’humanité, et qu’il était venue ici-bas pour célébrer ses noces.

On pouvait noter que ce récit intervenait peu de versets après le témoignage de Jean-Baptiste sur l’agneau de Dieu (cf. Jn 1,29). On était transporté dans la même ambiance que dans l’Apocalypse, mettant en scène « les noces de l’Agneau » (Ap 19,7 ; cf.  Ap 21,9). On se rendait compte, là, qu’on avait bien affaire au même auteur exploitant un même thème.

La péricope concernée (cf. Jn 2,1-12) nous apprenait beaucoup sur la royauté de Jésus, et sa richesse théologique serait inépuisable. Qu’elle était une royauté de service  et d’attention aux autres. Qu’elle participait volontiers à la fête, et aux joies de l’humanité : elle désirait donc intégrer toutes les valeurs humaines authentiques. Tout en les accueillant, elle renouvelait et purifiait tous les anciens rites, les ablutions, les coutumes, en leur procurant un enrichissement supérieur, et absolument imprévu : le vin nouveau du royaume éternel. Qu’elle advenait sur l’intervention discrète, mais pressante, de Marie, mère du Sauveur ; une intervention emplie d’une confiance aveugle.

Marie commandait  avec aplomb aux serveurs, alors qu’elle venait d’essuyer un refus très net de son fils.

Que la gloire de Jésus, et par conséquent celle de Dieu, survenait gratuitement, sur un geste quasi gratuit et surabondant. La royauté de Jésus ne manquait pas de nous étonner.

4. --- « A moins de naître d’en haut, nul ne peut voir le Royaume de Dieu. » (Jn 3,3). « A moins de naître d’eau et d’Esprit, nul ne peut entrer au Royaume de Dieu. » (Jn 3,5).

Le royaume de Dieu, c’était le ciel, c’était la Sainte Trinité, c’était l’Esprit. Mais c’était l’Esprit descendant sur cette terre et soufflant « où il veut », comme il serait dit un peu plus tard (cf. Jn 3,8). C’était l’Esprit embrasant les âmes de son feu.

Pourtant il ne bousculait pas la nature. Il ne la détruisait pas. Jésus, en inaugurant son royaume, venait assumer tous les gestes humains, même les plus humbles. Voilà pourquoi il ne reniait pas le rite d’eau du Baptiste. Au contraire, il l’incorporait dans la substance de sa religion nouvelle, sa religion d’Esprit, au point d’en faire un geste nécessaire : « A moins de naître d’eau… »

Car la religion d’Esprit passait par l’humilité, par la croix, par la mort. On pourrait presque dire par le néant. Le royaume de Dieu était par nature spirituel (pneumatikos…), mais il s’incarnait en humanité. Il devenait Eglise.

Sur la terre, le royaume de Dieu serait une réalité visible, une communauté. Et ce serait par le rite d’eau, imaginé par le Baptiste, qu’on y entrerait. Ce que nous appellerions le baptême.

Il fallait renaître « d’eau et d’Esprit ». Cela voulait dire que l’ablution d’eau serait conférée au nom de l’Esprit. Cette « nomination » de l’Esprit, à l’heure où Jésus s’exprimait, était dès lors tout à fait possible, puisque, par le témoignage du précurseur, le Baptiste, l’existence de l’Esprit, et son nom, venaient d’être révélés au monde (cf. Jn 1,32).

Le geste de Jean était certes assumé. Mais il était aussi transcendé. De même que l’eau de Cana venait d’être transformée en le vin nouveau du royaume.

L’Eglise de Dieu, le royaume de Dieu sur cette terre, répondait à une logique d’incarnation.

A contrario, on pourrait traduire ainsi, positivement, la phrase de Jésus (Jn 3,5) : « Si l’on renaît  d’eau et d’Esprit, on peut entrer dans le royaume de Dieu. »

Si l’on renaissait avec l’ablution d’eau, pratiquée sous l’invocation de l’Esprit, c’était à dire sous l’invocation de la Sainte Trinité (car le nom de l’Esprit du Père et du Fils appelait les noms du Père et du Fils), on accédait dès cette terre, et même dès le temps du Christ, quand Jésus parlait à Nicodème, au royaume des cieux.

On ne le voyait pas, mais on y entrait. On en devenait d’ores et déjà citoyen, membre, sujet, mais non sans au préalable être né, ou rené, de l’Esprit, en même temps que lavé dans les eaux de la pénitence.

On pourrait raisonnablement estimer que Nicodème, disciple discret, timide, mais fidèle (cf. Jn 7,50-52 ; 19,39) avait demandé ce baptême de Jésus, pour obtenir dès ici-bas le royaume de Dieu, et mettre ainsi en application l’enseignement qu’il avait sollicité du Maître.

5. --- « Quiconque fait le mal hait la lumière et ne vient pas à la lumière, de peur que ses œuvres ne soient dévoilées. » (Jn 3,20).

Le royaume de Dieu, inauguré par le Christ, ne s’imposait pas par la contrainte ; mais par la seule attraction de la vérité, comme on est attiré par une lumière. Voilà pourquoi il était vulnérable. Les hommes de bien, et de bonne volonté, s’approchaient de lui ; mais des hommes de violence, ou d’orgueil, pouvaient le refuser, le combattre.

6. --- « Celui qui vient d’en haut est au-dessus de tous ; celui qui est de la terre est terrestre. » (Jn 3,31).

Il existait deux royaumes : celui qui montait de la terre, ou du néant, et qui aspirait au ciel, à l’être, à Dieu ; et celui qui descendait du ciel, ou de l’Etre, ou de Dieu, et qui venait à la rencontre de la terre. Jean-Baptiste se situait providentiellement à la jointure de ces deux royaumes, de ces deux humanismes. Issu lui-même de la terre, il saluait celui qui résidait dans les cieux, et il l’accueillait. Il le reconnaissait. Le nouveau royaume allait, avec son acquiescement, supplanter l’ancien, tout en l’absorbant, tout en le sublimant.  

7. --- « Mais l’heure vient – et nous y sommes – où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité. » (Jn 4,23).

Les vrais adorateurs adoreraient le Père en esprit, qui était l’Esprit Saint, et en vérité, qui était Jésus-Christ.

Le royaume de Dieu, qui était l’accès dès cette terre à la connaissance et à la vie de la Sainte Trinité, était déjà survenu. C’était son heure ; c’était maintenant. Et il ne serait pas réservé aux seuls Juifs, mais ouvert à toute l’humanité. Jésus l’annonçait à la Samaritaine. Il remplacerait le culte encore charnel, ou terrestre, du Temple de Jérusalem, voire les cultes encore souillés, ou mêlés, du mont Garizim, voire les cultes dévoyés des temples païens.

8. --- « L’heure vient – et nous y sommes – où les morts entendront la voix du Fils de Dieu. » (Jn 5,25).

L’avènement du nouveau royaume n’intéressait pas seulement les vivants, ou les bien portants, ou les justes, ou ceux qui se croyaient tels, mais il interpellait tous les humains, y compris les morts spirituels, les pécheurs, car il détenait la puissance de les ressusciter. Dans les synoptiques en effet, la prédication du royaume de Dieu commençait par un appel à la pénitence (cf. Mc 1,14-15), à la conversion.

De surcroît les morts de l’au-delà, les vrais morts, les trépassés, entendraient eux aussi parler de l’avènement du royaume de Dieu. 

9. --- « Ceux qui gisent dans la tombe en sortiront à l’appel de sa voix. » (Jn 5,28).

 Ils en sortiraient, certes, au jugement dernier, à la résurrection finale. Mais dès maintenant, ils seraient avertis de sa venue, ils entendraient sa voix.

10. --- « Jésus se rendit compte qu’ils allaient venir l’enlever pour le faire roi. » (Jn 6,15).

Le roi eschatologique demandait à son épouse mystique un mariage fondé sur l’alliance et le libre choix, non sur le rapt.

Le royaume des cieux ne prenait pas son origine de la sédition populaire, d’une jacquerie, ou d’une usurpation. Il se reconnaissait doublement légitime : de par l’ascendance divine de Jésus, et de par son ascendance davidique. Il ne s’imposerait que par le moyen de cette double légitimité, reconnue et acceptée.

Le danger d’une insurrection populaire n’était pas imaginaire au temps de Jésus. Rappelons-nous les révoltes récentes de Simon de Pérée, d’Athrongès de Judée, de Judas le Galiléen, puis de Judas dit le Gaulanitide. En 66 de notre ère, la rébellion des zélotes devait provoquer la ruine du pays par les romains. Si Hérode Antipas faisait arrêter Jean-Baptiste, c’était, aux dires de Josèphe, parce qu’il craignait que sa prédication n’engendrât des troubles.

Jésus s’enfuyait donc « dans la montagne, tout seul. » (Jn 6,15). Il se réfugiait chez son Père. Il se réfugiait dans le royaume des cieux. Puis il rejoignait ses apôtres, qui étaient déjà l’Eglise voguant sur le lac.

11. --- « Il leur dit : ‘C’est moi, n’ayez pas peur’. » (Jn 6,20).

A ceux qui acceptaient de le prendre dans leur barque, et qui constituaient le véritable Israël de Dieu, il demandait seulement la confiance, et le rejet des vieilles peurs.

12. --- « Ils allaient le prendre dans la barque, mais la barque aussitôt toucha terre, au lieu où ils se rendaient. » (Jn 6,21).

Dès que Jésus montait à bord de la barque de l’Eglise, pilotée par les apôtres, parfois au milieu des tempêtes (cf. Jn 6,18), celle-ci – l’Eglise – parvenait à sa destination, qui était le royaume des cieux. Du moment qu’elle avait à son bord le nautonier divin, il ne lui manquait plus rien.

13. --- « On n’agit pas en secret, quand on veut être connu. Puisque tu fais ces œuvres-là, manifeste-toi au monde. » (Jn 7,4).

Voilà ce que susurraient, ou suggéraient, les frères incrédules de Jésus. Mais ils méconnaissaient ce fait que le royaume de Dieu, qui venait, n’était pas un royaume du paraître, ou de l’esbroufe, voire de la vanité, mais plutôt de l’être et de l’avoir.

Jésus ne désirait pas « se montrer au monde », mais convertir et sauver le monde. Même lors de sa résurrection, il ne se ferait voir qu’à un nombre choisi de ses disciples.

14. --- « Celui qui parle de lui-même cherche sa propre gloire ; mais celui qui cherche la gloire de celui qui l’a envoyé, celui-là est véridique, et il n’y a pas d’imposture en lui. » (Jn 7,18).

Les dynasties de ce monde étaient fondées, la plupart du temps, sur l’injustice, sur l’usurpation, sur la conquête. Elles se réfugiaient d’une manière presque inéluctable dans une autoglorification permanente, exacerbée. Elles reposaient sur une gloire factice.

La gloire de Jésus, c’était celle de son Père, et c’était celle de Dieu. Sa royauté était une royauté d’humble service.

15. --- « L’Ecriture ne dit-elle pas que c’est de la descendance de David et du bourg de Bethléem que le Christ doit venir ? » (Jn 7,42).

Les prophètes et les psaumes annonçaient que le Messie serait fils de David. Michée (5,1) prédisait que le roi d’Israël naîtrait à Bethléem. En rapportant les propos de la foule de Jérusalem, l’évangéliste Jean les donnait comme exacts, et fondés en Ecriture. Il supposait donc connus les récits de ses devanciers, Matthieu et Luc, sur les origines de Jésus.

16. --- « Quand vous aurez élevé le Fils de l’homme, alors vous saurez que Je Suis. » (Jn 8,28).

Quand vous aurez élevé le Messie, fils de David, non pas sur le trône, ou sur le pavois du roi, qu’il aurait mérités, mais sur une croix de condamné à mort, alors vous saurez qu’il disait la vérité, et qu’il était Dieu.

17. --- « Si vous demeurez dans ma parole, vous serez vraiment mes disciples, vous connaîtrez alors la vérité et la vérité vous fera libres. » (Jn 8,31-32).

Au contraire des royaumes de la terre, qui étaient souvent des royaumes de tyrannie, ou parfois des régimes de licence morale, Jésus proposait avant tout un royaume d’éminente liberté : mais de liberté dans la vérité, non dans la licence ou la permissivité. Son idéal s’éloignait aussi bien de la dictature que du libéralisme absolu.

On pourrait qualifier ce royaume de régime de responsabilité, en même temps que d’adoption filiale de la part de Dieu : Dieu nous élevant à la dignité de fils.

18. --- « Si donc le Fils vous affranchit, vous serez réellement libres. » (Jn 8,36).

L’affranchissement dont nous avions à bénéficier, dans le royaume de Dieu advenant, n’était pas d’abord de chaînes matérielles, ou de conditions économiques, comme les Hébreux libérés de leur esclavage en Egypte, mais bien du péché. L’affranchissement du péché, par le moyen de la mort-résurrection du Christ, serait notre véritable passage de la Mer Rouge.

Certes la dictature maintient l’homme dans la servitude ; et le libéralisme, quant à lui, prétend nous libérer d’entraves terrestres : du moins en théorie et de quelques-unes ; mais il ne nous libère pas par lui-même du péché, qui demeure un tyran.

Dans la nouvelle société de Jésus-Christ, l’homme se trouvait affranchi par le fait qu’il était rendu à lui-même. Il devenait, comme homme, comme personne humaine, le principal sujet du droit, à la place de la nation, de l’Etat, de la race, ou même de la communauté religieuse. Il devenait réellement autonome, au moins par idéal, et d’abord dans sa tête, c’était à dire par l’esprit, et dans son esprit. Il accédait à l’état de liberté. Etant devenu fils, par adoption et par grâce, il était invité à exercer pleinement sa condition de fils. La grâce nous rendait adultes.

19. --- « Abraham, votre père, exulta à la pensée de voir mon Jour ; il l’a vu et il s’est réjoui. » (Jn 8,56).

« Abraham a vu le ‘Jour’ de Jésus, comme Isaïe ‘a vu sa gloire’ (cf. Jn 12,41), de loin, dans un événement prophétique : la naissance d’Isaac, qui provoqua le ‘rire’ d’Abraham (cf. Gn 17,17). Jésus se donne comme le véritable objet de la promesse faite à Abraham, la vraie cause de sa joie, l’Isaac spirituel. » (Bible de Jérusalem, note ad locum).

Jésus se trouvait l’héritier de toutes les promesses promulguées dans l’ancienne Alliance. Si l’Alliance ancienne était une prophétie, la nouvelle devenait une réalité. L’ancienne annonçait, ou préfigurait, le royaume de Dieu. La nouvelle accomplissait ce royaume. Car Jésus-Christ était le Fils, au sens absolu ; il était l’héritier, au sens absolu.

20. --- « Les Juifs s’étaient déjà mis d’accord pour exclure de la synagogue quiconque reconnaîtrait Jésus pour le Christ. » (Jn 9,22).

Le malheur voulait que l’Israël ancien ne reconnût pas le nouveau, mais l’exclût. D’où la rupture qui, aujourd’hui encore, en ce début du XXI e siècle perdure et n’est pas complètement cicatrisée.

L’Eglise ancienne, celle des rabbins, et pas seulement celle du Temple, excluait la nouvelle.

Comme le laissait entendre l’évangéliste, cette excommunication de l’Eglise du Christ, par la synagogue, ne datait pas seulement du concile de Jamnia (aux environs de l’an 95), ou de la persécution d’Agrippa (vers 44), mais bel et bien du vivant de Jésus-Christ.  

On eût compris que le monde profane, les empires terrestres, le paganisme rejetassent le christianisme parce qu’il était d’un esprit contraire au leur, qu’il les condamnait implicitement. Mais que l’exclusion vînt du sujet même où venait se enter la religion nouvelle, il y avait là un objet de scandale, un mystère, qui persistait à travers les siècles. C’était ce mystère que saint Paul analyserait longuement dans son épître aux Romains. En fait, d’après Paul, le refus de l’Israël ancien était providentiel : il permettait l’entrée des païens dans l’Eglise (cf. Rm 11,11).

21. --- « Ses brebis à lui, il les appelle une à une et les fait sortir. » (Jn 10,3).

Le royaume de Dieu n’était pas un troupeau d’anonymes, mais une cité où chacun était reconnu individuellement. Les brebis étaient appelées « une à une », mais surtout personnellement : « il les appelle » (par leur nom). Chacun des croyants composait à lui tout seul, pour ainsi dire, la Jérusalem céleste ; mais cependant avec d’autres, dans une unité organique.

22. --- « J’ai d’autres brebis encore, qui ne sont pas de cet enclos ; celles-là aussi, je dois les mener. » (Jn 10,16).

On trouvait là, idéologiquement, théologiquement, l’une des affirmations majeures de tout l’évangile.

Beaucoup d’âmes inconnues, de toutes les religions, de tous les continents, de toutes les époques, firent partie, faisaient partie, feraient partie, de l’unique troupeau des brebis du Christ, et le Christ les considérait comme siennes. En fait, toutes les âmes de bonne volonté, même celles qui avaient ignoré le Christ. On pourrait encore élargir le champ de ce qui fut appelé très justement l’Eglise invisible. Puisque toutes les âmes étaient convoquées au salut, celles des pécheurs aussi bien que celles des justes, l’humanité entière appartenait potentiellement au Christ et à son unique Eglise, ceci par droit de conquête : puisqu’il avait versé son sang pour elles toutes.

On devrait constater là une grande homogénéité de pensée avec les visions finales de l’Apocalypse : on  voyait en effet affluer dans la Jérusalem céleste toutes les nations de la terre (cf. Ap 21,24). Les feuilles de ces arbres de vie, qui l’ornementaient, « peuvent guérir les païens.» (Ap 22,2), ce qui voulait dire même les non baptisés. 

23. --- « Elles écouteront ma voix ; et il y aura un seul troupeau, un seul pasteur. » (Jn 10,16).  

De toute cette humanité dispersée dans de multiples siècles, de multiples nations, de multiples religions, sectes, congrégations, familles…, devait surgir sous la houlette de l’unique berger : le Christ, l’unique troupeau, qui serait l’Eglise. Le nouvel Israël transhumerait vers la nouvelle Terre promise, c’était à dire le royaume des cieux.

L’Eglise du Christ serait forcément une, car il n’était qu’un seul Christ, un seul Dieu, un seul évangile. Il appartenait à l’essence immédiate de l’Eglise d’être visiblement et parfaitement une. La preuve : c’était qu’il n’existait qu’un seul baptême, par lequel on y entrait : une seule eau terrestre (H2 O), et un seul Esprit planant sur cette eau (cf. Gn 1,2).  

Si Christ même marchait en tête de son troupeau, comment pourrait-il se faire qu’il eût plusieurs troupeaux ? S’il était la tête de l’Eglise, comment pût-il exister plusieurs corps de l’Eglise ?

Si, de fait, subsistaient sur la terre plusieurs communautés ecclésiales, qui toutes se réclamaient du Christ, ce serait parce que nous ne voyions que partiellement le Christ, ou ne l’écoutions et ne le suivions que partiellement.

La simple charité des disciples entre eux supposait l’union, et la pleine concorde. Nous entendrions cette consigne de l’union de la bouche même du Christ, au moment de la dernière Cène (cf. Jn 17,21-23).

Hélas ! L’histoire de l’Eglise, jusqu’à nos jours, semblait avoir démenti cette belle perspective. Les chrétiens ne se seraient pas assez aimés ! Ils se seraient dispersés. Mais sans doute se retrouveraient-il, finalement, dans l’unique royaume des cieux !

L’unité de l’Eglise demeurait primordiale, fondamentale ; j’allais dire substantielle. La division ne serait que superficielle, accidentelle : telle une brouille de famille.

La vérité était que, depuis que le Christ avait quitté visiblement cette terre, nous ne le voyions plus que par le cœur, et ne l’entendions plus que par l’intermédiaire de ses ministres, ou alors dans nos frères. Il appartiendrait aux chrétiens de sauvegarder précieusement, dans le Saint-Esprit, leur unité. Et si l’unité totale était perdue, il leur revenait de la reconstituer, avec patience et avec amour. Le Christ restait comme l’unique pasteur de son unique Eglise, invisible ou mystique. Mais l’unité aussi était en Pierre qu’il avait laissé sur cette terre, après son départ, comme le berger de tout son troupeau (cf. Jn 21,15.16.17)…

24. --- « Mes brebis écoutent ma voix ; je les connais et elles me suivent. » (Jn 10,27).

Les fidèles du Christ, non seulement écoutaient son enseignement, mais encore ils le mettaient en pratique : c’était dire qu’ils « suivaient » effectivement le Christ. Avec son chef, derrière son chef, tout le troupeau parvenait à la vie éternelle, qui était la connaissance réciproque de Dieu par les hommes et des hommes par Dieu.

25. --- « Jésus devait mourir pour la nation, -  et non seulement pour la nation, mais encore pour rassembler dans l’unité les enfants de Dieu dispersés. » (Jn 11,51-52).

0n trouvait ici une des plus belles définitions qui fût, de l’Eglise et du royaume de Dieu : « rassembler dans l’unité les enfants de Dieu dispersés. »

L’unité des hommes avec Dieu, et entre eux, à partir d’une origine éparse, le tout dans l’adoption filiale et dans la rédemption des péchés.

26. --- « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur, le roi d’Israël ! » (Jn 12,13). « Sois sans crainte, fille de Sion : voici venir ton roi. » (Jn 12,15).

Jésus advenait en tant que le roi de tout l’Israël de Dieu. Cependant il serait crucifié, quelques jours plus tard, sous la seule titulature de « roi des Juifs » (Jn 19,19), car Pilate ne voudrait connaître que de la seule réalité politique présente.

Mais Jésus venait quant à lui pour reconstituer dans son intégrité le royaume de son ancêtre David : tout Israël, les douze tribus confondues. Ses douze ministres, ou assesseurs, l’accompagnaient, chacun investi symboliquement de la charge de l’une des tribus. Jésus faisait son entrée triomphale dans sa capitale, qui était Jérusalem, bâtie sur le mont Sion, d’où la mention de la « fille de Sion ». 

Jésus inaugurait le règne des serviteurs de Dieu, étant lui-même le premier serviteur. L’accueillait celui qui possédait une âme d’enfant. Plus que jamais peut-être, en cette occurrence, s’accusait l’aspect paradoxal du messianisme de Jésus : il voulait instaurer un royaume spirituel, non temporel ; pourtant il ne récusait aucun des attributs, ou des titres, de l’ancienne monarchie davidique : il s’avançait comme son héritier.

27. --- « Si quelqu’un me sert, qu’il me suive, et où je suis, là aussi sera mon serviteur. » (Jn 12,26).

Les serviteurs de celui qui était le Serviteur suprême étaient invités à prendre le même chemin que lui : celui qui conduisait, par la croix, au royaume des cieux.

28. --- « Seigneur, comment se peut-il que tu doives te manifester à nous et non pas au monde ? » (Jn 14,22).

Le royaume de Dieu se manifestait dès ce monde, mais seulement aux disciples, et aux hommes de bonne volonté. Il ne s’avançait pas dans le monde comme une puissance politique et dominatrice. Il venait seulement regrouper les bonnes volontés. Il s’instaurait donc par le bénévolat, non par la contrainte.

29. --- « Je vous laisse la paix ; je vous donne ma paix ; je ne vous la donne pas comme le monde la donne. » (Jn 14,27).

La « pax romana » s’imposait alors à la plus grande part du monde connu, par la force des armes. Jésus venait fonder un royaume de paix intérieure, de paix des consciences, par le moyen de la conversion, et de la foi en Dieu. De fait, ce royaume prétendait à l’universalité ; il transcendait les frontières, et même les époques, au contraire des régimes établis par conquête militaire qui trouvaient forcément des limites dans l’espace, et même dans le temps : puisqu’ils étaient tous destinés à s’effondrer à plus ou moins brève échéance.

30. --- « Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez en mon amour. » (Jn 15,10). 

Les lois et les règlements des royaumes terrestres obligeaient de l’extérieur de l’homme, au besoin par la contrainte. Jésus, lui, ne prétendait régner que sur les cœurs, en vertu d’une adhésion spontanée. Son commandement était celui d’aimer. La loi du nouveau royaume serait l’amour. Etrange renversement des valeurs : la loi, synonyme d’obligation, en venait à commander l’amour, synonyme de liberté.

31. --- « Voici mon commandement : aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. » (Jn 15,12).

Sans aucun doute le commandement de la charité avait-il été promulgué dans la Loi ancienne : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Je suis Yahvé » lisait-on dans le Lévitique (19,18). Mais il s’y trouvait comme enfoui au milieu de 673 autres préceptes, d’inégale importance. Jésus l’excerptait, ici, au point d’en faire le compendium, à lui seul, de toute la Torah, joint bien sûr au commandement de l’amour de Yahvé. Il le portait à son comble en lui adjoignant une dimension nouvelle, christique : « Comme je vous ai aimés. »

Yahvé-Fils avait donné l’exemple de la charité : personne ne pouvait l’égaler. Il ne s’agissait que de le suivre, c’était à dire de l’imiter. L’exemple qu’avait laissé le Fils, n’était autre que celui du don plénier de sa vie.

32. --- « Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur ignore ce que fait son maître ; je vous appelle amis. » (Jn 15,15).

Les royaumes antérieurs, ou extérieurs, au christianisme demeuraient souvent des royaumes de servitude, sinon d’esclavage. Jésus créait un royaume d’amitié, d’amour : d’égalité en quelque sorte entre Dieu et les hommes : non bien sûr sur le plan de la dignité, mais sur celui de la connaissance. Nous connaissions comme nous étions connus. Nous avions accès à l’intimité de Dieu. Nous étions destinés à le contempler. Désormais nous n’ignorions plus qui était Dieu. Une telle égalité, et de surcroît une telle amitié, ou fraternité avec Dieu, étaient appelées à se propager parmi les humains. De plus, n’étant plus des esclaves, nous accédions à la liberté

33. --- « L’heure vient même où quiconque vous tuera estimera rendre un culte à Dieu. » (Jn 16,2).

La liberté intérieure, et non plus seulement physique, se payerait parfois cher. Elle pourrait devenir insupportable aux partisans des anciennes chaînes. Ceux-là iraient jusqu’à la persécuter, souvent de bonne foi, croyant « rendre un culte à Dieu ». On pourrait songer à l’attitude d’un Paul de Tarse, avant sa conversion.

On pourrait évoquer aussi tous ces penseurs ou philosophes anciens qui combattraient, parfois persécuteraient, le christianisme naissant, mais qui le feraient, semblait-il, en conscience : un Pline le jeune, un Epictète, un Marc-Aurèle… 

34. --- « Je leur ai donné la gloire que tu m’as donnée, pour qu’ils soient un comme nous sommes un : moi en eux et toi en moi, pour qu’ils soient parfaitement un, et que le monde sache que tu m’as envoyé. » (Jn 17,22-23).

La loi de charité, promulguée comme la charte unique du nouveau royaume, impliquait comme première conséquence l’unité entre tous, l’absence de divisions, de schismes, d’ambitions : en un mot le service mutuel. Cette unité des disciples était destinée à refléter rien moins que l’unité divine : car Dieu lui-même était un. Elle devrait se manifester aux hommes, au monde, sous peine que le témoignage de la foi ne fût plus crédible.

Si des fissures surgissaient, ou même s’installaient, dans le corps ecclésial, le premier devoir des chrétiens ne serait-il pas de tout faire pour les résorber ?

Le Christ appelait à l’unité parfaite, celle de Dieu même : « Qu’ils soient un comme nous sommes un ». Une telle perfection n’exigeait-elle pas l’unité dans une même foi, dans une même morale, dans l’obédience au même évangile (lequel était un, comme l’affirmerait saint Paul, avec véhémence : cf. Ga 1,6-9), dans l’obédience à une même hiérarchie ? Cette unité devait être visible, afin qu’effectivement le monde la vît.

Par unité, le Christ n’entendait, de toute évidence, que la capillarité de l’amour. Il n’imposait en aucun cas cette unité par la force.

35. --- « Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie. » (Jn 20,21).

Le royaume de Dieu serait un royaume de délégués, ou de délégation permanente, c’était à dire, en somme, un régime de responsabilités. Car tout venait de Dieu et tout retournait à lui. Le Père déléguait son Fils, lequel à son tour déléguait ses apôtres, lesquels jusqu’à la fin des temps délégueraient leurs successeurs. Tout venait du Père ; mais tout passait par le Fils, l’unique Médium. Le christianisme serait un « mandat », ou une « tradition », indéfiniment reçus et transmis, de générations en générations jusqu’à la parousie, c’était à dire jusqu’à ce que le Fils revînt.

36. --- « Paix soit à vous ! » (Jn 20,19).

Par trois fois le Christ répétait ce souhait (cf. Jn 20,19.21.26). La paix du Christ devait se propager dans le monde par une force de conviction contagieuse. Elle allait rayonner de l’intérieur et désarmer peu à peu les âmes. Cette paix proposée aux hommes était d’abord une paix de chacun avec soi-même, dans la foi au salut.

2°) L’Eglise de Jésus-Christ, en voie de formation.

Jusqu’ici, nous n’avions guère envisagé le royaume de Dieu que sous l’angle d’une réalité intérieure, spirituelle, se manifestant peu à peu aux hommes. Nous ne l’avions pas encore examiné en tant qu’Eglise, c’était à dire en tant que société visible, ou communauté d’hommes, dotée d’organisation et de pouvoirs propres, des pouvoirs de service, telle qu’en fait le Christ avait voulu la laisser après soi.

Nous avions déjà noté que le mot « Eglise » ne se rencontrait pas dans le IV e évangile. Pourtant la société, qui serait l’Eglise, se devinait bel et bien dans cet évangile sous une forme inchoative : dans le groupe des disciples gravitant autour du Maître. Par avance ils étaient l’Eglise du Christ. En eux l’Eglise acquérait déjà ses traits fondamentaux.

Repérons-le pas à pas, ce groupe des disciples, entourant la personne du Christ, et suivons son évolution au cours de la vie publique.

1. --- « Le lendemain, Jean se tenait encore là avec deux de ses disciples. » (Jn 1,35).  

« Le lendemain, Jean se tenait encore là avec deux de ses disciples. Fixant les yeux sur Jésus qui passait, il dit : ‘Voici l’agneau de Dieu’. Les deux disciples, l’entendant parler ainsi, suivirent Jésus. Jésus se retourna et vit qu’ils le suivaient. Il leur dit : ‘Que voulez-vous ?’ Ils lui répondirent : ‘Rabbi, - ce mot signifie Maître, - où demeures-tu ? – ‘Venez et voyez’, leur dit-il. Ils allèrent donc et virent où il demeurait et ils restèrent auprès de lui ce jour-là. C’était environ la dixième heure.

« André, le frère de Simon-Pierre, était l’un des deux qui avaient entendu les paroles de Jean et suivi Jésus. Il rencontre au lever du jour son frère Simon et lui dit : ‘Nous avons trouvé le Messie’ – c’est-à-dire le Christ. Il l’amena à Jésus. Jésus le regarda et dit : ‘Tu es Simon, le fils de Jean ; tu t’appelleras Céphas’ – ce qui veut dire Pierre.

« Le lendemain, Jésus se proposait de partir pour la Galilée ; il rencontre Philippe et lui dit : ‘Suis-moi !’ Philippe était de Bethsaïde, la ville d’André et de Pierre. 

« Philippe rencontre Nathanaël et lui dit : ‘Celui dont il est parlé dans la Loi de Moïse et dans les prophètes, nous l’avons trouvé ! C’est Jésus, le fils de Joseph, de Nazareth.’ – ‘De Nazareth, lui répondit Nathanaël, peut-il sortir quelque chose de bon ?’ – ‘Viens et vois’, lui dit Philippe. Jésus vit venir Nathanaël et dit de lui : ‘Voici un véritable Israélite, un homme sans artifice.’ – ‘D’où me connais-tu ?’ lui dit Nathanaël. – ‘Avant que Philippe t’appelât, reprit Jésus, quand tu étais sous le figuier, je t’ai vu.’ Nathanaël lui répondit : ‘Rabbi, tu es le Fils de Dieu, tu es le roi d’Israël.’ Jésus répartit : ‘Parce que je t’ai dit : ‘Je t’ai vu sous le figuier, tu crois ! Tu verras mieux encore ! » (Jn 1,35-50).

Après le baptême de Jésus dans le Jourdain, et sans doute après les 40 jours de tentation dans le désert, que l’évangéliste Jean ne mentionnait pas, nous assistions-là à la formation de la toute première cellule d’Eglise, les premiers chrétiens, la première paroisse, avec son premier curé, son « Rabbi » (Jn 1,38), ou rabbin, le premier séminaire, les premiers séminaristes.

On constatait que l’Eglise était greffée sur le johannisme, car les disciples du Baptiste étaient appelés à devenir les premiers disciples du Christ. Et quels disciples ! Jean, André, Simon, Jacques, Philippe et Nathanaël (le Barthélemy des synoptiques, autrement dit : Nathanaël, fils de Thélemy). La moitié des futurs douze apôtres, et les plus notoires d’entre eux. Dès la première semaine de son ministère public, Jésus avait déjà constitué l’ossature de sa future Eglise.

Apparemment le récit de Jean anticipait très fortement sur l’exposé des faits, qui nous était donné dans les évangiles synoptiques.

Les six premiers disciples étaient tous originaires de Galilée et on les surprenait qui pérégrinaient sur les bords du Jourdain en quête d’un nouveau prophétisme, à l’affût sans doute du Messie. Ils venaient d’être témoins de l’enquête diligentée auprès du Baptiste par les autorités religieuses de Jérusalem (cf. Jn 1,19-28). Peut-être y avaient-ils déposé.

Sans la moindre hésitation, même avec enthousiasme, ils accueillaient le Messie qui leur était désigné par le prophète, leur maître : c’est lui, suivez-le !  Ils se mettaient aussitôt à sa suite. On ne pourrait jamais que suivre le Christ ; on ne pourrait pas le précéder.

En eux, les six, l’Eglise recevait déjà ses fondations. Ils confessaient Jésus comme Agneau de Dieu, Fils de Dieu, Messie, Roi d’Israël : déjà presque tout notre Credo. Pierre, la pierre fondamentale, était déjà présent (Cf. Jn 1,42), sans que son rôle fût encore clairement précisé.

Ne manquons pas de saluer au passage le désintéressement de Jean-Baptiste, qui léguait à Jésus six de ses principaux disciples, ou collaborateurs, sans doute la fine fleur de son équipe.

Dans l’hypothèse où Jean le Baptiste aurait eu des contacts avec  les Esséniens – ce qui paraît probable, étant donnée la proximité de leur établissement des bords de la Mer Morte -, et s’il avait reçu d’eux une formation dans sa jeunesse : de toutes façons il leur était apparenté de par son extraction sacerdotale, on devait noter une influence décisive de l’essénisme sur l’Eglise du Christ, et ceci dès ses premiers balbutiements.  

2. --- « Le troisième jour, il eut des noces à Cana de Galilée. La mère de Jésus y était. Jésus aussi fut invité à ces noces, ainsi que ses disciples. » (Jn 2,1-2).

Jésus, et ses premiers disciples, quittaient aussitôt les rives du fleuve, et se séparaient du Baptiste, pour se rendre dans leur province d’origine, la Galilée.

La première Eglise était invitée sans retard à participer à une fête, car elle était destinée à assumer tout ce qu’il y a de positif dans l’humain : ses joies comme ses peines. Elle était destinée aussi à célébrer mystiquement les noces de l’Agneau.

Dès les premiers pas de l’Eglise, on surprenait la présence discrète, mais efficace de Marie, la mère du Seigneur, innommée ici comme elle le resterait dans tout cet évangile.

C’était sans doute par son intermédiaire,  à cause de sa parenté avec les futurs époux, que Jésus et ses six disciples avaient été invités à ces noces. C’était sur son intervention, et grâce à sa sollicitude, que s’accomplissait le premier miracle de Jésus, qui avait pour objet de conforter la foi des disciples : « Il manifesta sa gloire et ses disciples crurent en lui. » (Jn 2,11).

Ils avaient suivi Jésus à Cana. Ils contemplaient la gloire de sa première action d’éclat. Alors ils croyaient ; leur foi redoublait. D’instinctive et spontanée, leur adhésion devenait réfléchie et mûrement arrêtée.

Les futurs apôtres avaient dû garder une grande affection, et une grande reconnaissance, à l’égard de la mère de Jésus. On retrouverait celle-ci, à la fin de l’évangile, pour les noces tragiques du Golgotha.

3. --- « Après quoi, il descendit à Capharnaüm avec sa mère et ses frères, mais ils n’y demeurèrent que quelques jours. » (Jn 2,12).

Nous trouvions là presque toute l’Eglise naissante qui déambulait sur les routes de Palestine : en tête le Christ, suivi de sa mère, et non seulement les six premiers disciples, mais encore les frères : sans doute Jacques, Jude, Simon (cf. Mc 6,3). Le futur collège apostolique presque au complet : 9 sur 12. En somme, il ne manquait que Thomas, le futur incrédule, Judas, le futur traître, Matthieu (ou Lévi), le futur évangéliste.

Marie assurait la liaison entre le groupe des disciples proprement dits, et les frères du Seigneur, comme on la verrait encore faire, dans les Actes, à la veille de la Pentecôte (cf. Ac 1,14).

On observait ainsi l’alliance du clan des esséniens, anciens disciples du Baptiste, et du clan des davidiques, tous en attente de la réalisation des promesses messianiques, comme on le percevait dans les documents qoumraniens, ou pseudépigraphiques. (Cf. Florilège 1,11-13 ; Psaumes de Salomon 17).  

Jésus rejoignait Capharnaüm, au bord du lac, qui serait la base de son ministère galiléen (cf. Mc 1,21). Mais il n’y restait que quelques jours.

4. --- « Aussi, quand Jésus ressuscita d’entre les morts, ses disciples, se rappelant qu’il avait ce propos, crurent-ils à l’Ecriture et à la parole qu’il avait dite. » (Jn 2, 22).

Dès la fête de la Pâque, Jésus montait à Jérusalem et ses disciples étaient les témoins de sa fureur contre les marchands du Temple, installés sur le parvis avec la complicité, sans doute intéressée des autorités religieuses. Avant d’instituer sa future Eglise, Jésus voulait rétablir dans son intégrité l’ancienne « Eglise » du Temple, telle que préconisée par David, les prophètes, les psaumes. « Le zèle pour ta maison me dévorera » (Jn 2,17), écrivait Jean, en citant le psaume 69, verset 10.

On se remémorerait ici les imprécations des Esséniens, ou autres auteurs pseudépigraphiques,   contre les détenteurs actuels du Temple de Jérusalem. Cf. Pesher de Nahum 2,11-12 ; Psaumes de Salomon 8.  Il paraissait que Jésus avait voulu satisfaire à leurs revendications, en purifiant le Temple.

Après la Résurrection, les disciples croiraient à l’écriture de l’Ancien Testament qui avait déclaré par la bouche de David : « Tu ne peux abandonner mon âme au shéol, ni laisser ton ami voir la fosse » (Ps 16,10), mais ils croiraient surtout à la parole de Jésus qui avait dit : « Détruisez ce sanctuaire ; en trois jours je le relèverai. » (Jn 2,19).

La fonction futur des disciples serait précisément d’interpréter l’Ancien Testament, en fonction du Christ, et de rédiger, voire de promulguer, le Nouveau Testament en restituant les enseignements du Seigneur, et les exemples qu’il avait laissés.

5. --- « Après cela, Jésus se rendit avec ses disciples au pays  de Judée ; il y séjourna avec eux et il y baptisait. Jean aussi baptisait, à Aenon, près de Salim, car les eaux y abondaient, et les gens venaient s’y faire baptiser. » (Jn 3,22-23).

On voyait ici cohabiter brièvement les deux « Eglises », celle de Jean et celle du Christ, sur les bords du fleuve Jourdain. On observait cependant une « division », ou répartition, des tâches : Jésus, lui, baptisait en Judée, donc dans la région de Jéricho. Jean était monté quant à lui plus au nord, dans la région de la Décapole. Chacune des deux confréries baptisait pour son propre compte. Le baptême du Baptiste faisait des disciples du Baptiste, des johannites (cf. Ac 19,1-4). Le baptême de Jésus créait les disciples de Jésus, les futurs chrétiens (cf. Ac 19,5) : c’était très probablement déjà le baptême trinitaire, lequel était possible du moment que les Trois Personnes divines avaient été publiquement nommées, et par conséquent révélées (cf. Jn 1,32 ; Mt 3,16-17 ; Mc 1,10-11 ; Lc 3,22).  

6. --- « Quand Jésus apprit que les Pharisiens avaient entendu dire qu’il faisait plus de disciples et en baptisait plus que Jean, - bien qu’à vrai dire ce ne fût pas Jésus qui baptisât, mais ses disciples, - il quitta la Judée et retourna en Galilée. » (Jn 4,1-3).

Aucune rivalité ne s’élèverait dans l’esprit des deux prédicateurs. Jean ne s’offusquerait même pas que Jésus fît plus de disciples, ainsi qu’il l’affirmait dans son ultime témoignage, consigné par l’évangéliste : « Il faut que lui grandisse et que moi, je décroisse. » (Jn 3,30). Mais des tiers, des théologiens, tentaient de provoquer la zizanie entre les deux communautés. On s’interrogeait à voix haute sur la validité respective des deux baptêmes. Ce que Jésus ne pouvait  endurer. Il quittait immédiatement la place et partait pour la Galilée.

L’évangéliste notait dans une incise, et sa remarque était capitale, que ce n’était pas Jésus qui baptisait, mais ses disciples (cf. Jn 4,2) ; autrement dit : il faisait baptiser par ses disciples.

Le Baptiste administrait par lui-même son baptême de pénitence, dont il était l’inventeur par inspiration divine (cf. Jn 1,33). Quant à Jésus, étant l’une des Personnes de la Trinité, étant le « Fils unique » (Jn 1,14), il lui était difficile d’administrer son baptême au nom de la Trinité. C’était la raison pour laquelle il le faisait conférer par ses disciples. Il les avait formés pour cela.

Les disciples se chargeaient donc d’agréger de nouveaux membres au groupe des fidèles ; ceci laissait supposer qu’ils avaient au préalable reçu eux-mêmes le baptême trinitaire.

Ce baptême de Jésus n’avait pas encore de caractère obligatoire pour le salut. Il ne s’adressait guère qu’à une élite. Il ne deviendrait nécessaire pour tous que le jour de la Pentecôte, quand la Loi nouvelle, celle de la liberté et de l’amour, serait promulguée à l’intention du monde entier.

Le baptême de Jésus pouvait cohabiter pendant quelque temps, sans inconvénient, avec le baptême de Jean. Pendant le reste de la vie publique, il semblait bien que Jésus lui-même, et ses disciples, n’eussent plus guère pratiqué leur nouveau baptême. En tous les cas ce dernier n’était plus mentionné dans les évangiles, si toutefois l’on exceptait la finale de Matthieu (cf. Mt 28,19).

7. --- « Ses disciples en effet s’en étaient allés à la ville acheter des provisions. » (Jn 4,8).

Dans cet épisode du puits de Jacob, en Samarie, on observait que, dans la petite troupe évangélique, les disciples s’occupaient de l’intendance. Ils faisaient office de diacres, ou serviteurs, avant que de faire office de prêtres, ou anciens, ce qu’ils n’étaient pas encore. En somme une troupe de joyeux séminaristes, accompagnant leur Maître. On relevait pourtant une grande différence de tonalité entre les préoccupations des disciples, et celle du Rabbi. Eux en étaient encore aux nourritures terrestres, tandis que lui, Jésus, ne voulait connaître que des nourritures spirituelles. Leur éducation prendrait encore bien du temps.

8. --- « Une grande foule le suivait, à la vue des signes qu’il opérait sur les malades. Jésus gravit la montagne et s’y assit avec ses disciples. » (Jn 6,2-3).

On distinguait, gravitant autour de Jésus, deux cercles concentriques : celui des disciples, et celui de la foule.

Ces deux cercles subsistent encore aujourd’hui. Il y a d’une part les chrétiens, de l’autre la masse plus nombreuse encore des non-chrétiens, des païens. Ces deux catégories d’auditoire avaient droit, pareillement, à l’enseignement du Maître donné sur la montagne.

Les disciples immédiats s’affairaient auprès du Seigneur, tels des assesseurs. On les voyait, dans l’épisode de la multiplication des pains, procurer au Christ les pains d’orge et les poissons, servir les foules, ramasser les morceaux qui restaient dans douze couffins pleins, un par apôtre.

Le chrétien qui médite ce texte aujourd’hui en reçoit de grandes leçons. Il se sent appeler à nourrir la foule des affamés, à servir les gens, à les instruire. Ce qui était autrefois à l’échelle d’une colline, ou d’une petite plaine, de l’autre côté du lac de Tibériade, devient un immense chantier aux dimensions du monde.

Toutefois, le sacerdoce primordial de Jésus, et de ceux qui le suivent, demeure encore la guérison de toutes les maladies, celles du corps et celles de l’esprit, comme aux jours de l’évangile (cf. Jn 6, 2).

9. --- « Le soir venu, ses disciples descendirent au bord de la mer. » (Jn 6,16).

Jésus s’était enfui dans la montagne, pour échapper à la royauté qu’on voulait lui imposer de force. Les disciples, quant à eux, s’échappaient de l’autre côté du lac : sur l’ordre du Christ, nous l’apprenions par les synoptiques (cf. Mt 14,22 ; Mc 6,45). L’Eglise d’aujourd’hui en retirerait une leçon : elle ne devait pas se laisser guider par les préoccupations de ce monde. Elle devait, certes, servir le monde, mais non pas forcément entrer dans ses vues. Il lui fallait se garder de la tentation de l’ambition, ou du prestige. Le sens parénétique du récit évangélique paraissait, en cet endroit, fort clair.

10. --- « Et, montant en barque. » (Jn 6,17).

« … et, montant en barque, ils se dirigèrent vers Capharnaüm, sur l’autre rive. Il faisait déjà nuit, et Jésus ne les avait pas encore rejoints ; le vent soufflait avec force, la mer se soulevait. Ils avaient ramé environ vingt-cinq ou trente stades quand ils voient Jésus s’approcher de la barque en marchant sur la mer. Ils eurent peur. Mais il leur dit : ‘C’est moi. N’ayez pas peur.’ Ils allaient le prendre dans la barque, mais la barque aussitôt toucha terre au lieu où ils se rendaient. » (Jn 6,17-21).

Les disciples s’enfuyaient en barque. Mais ils n’étaient pas sans rencontrer les plus grandes difficultés. Il faisait nuit. La tempête les assaillait. Ils croyaient voir partout des fantômes. Ils étaient saisis par la peur.

Tant que Jésus n’était pas à leur bord, ils n’étaient qu’un simple fétu de paille à la merci d’une mer déchaînée, et prêts à sombrer.

Mais quand ils le voyaient, et le reconnaissaient, quand ils plaçaient désormais leur confiance en lui, et le prenaient dans leur frêle esquif, alors ils franchissaient tous les obstacles et parvenaient, en un clin d’œil, à destination.  

Jésus profitait du miracle de la multiplication des pains pour donner, dès le lendemain, dans la synagogue de Capharnaüm, son grand enseignement sur son Corps qui était le vrai pain, et sur son Sang qui était le vrai vin. Ils étaient destinés l’un et l’autre à devenir la nourriture de l’humanité, quoique d’une manière qui restait encore mystérieuse (cf. Jn 6,22-59).

11. --- « Après l’avoir entendu, beaucoup de ses disciples dirent : ‘Ce langage-là est trop fort ! Qui peut l’écouter ?’ Sachant en lui-même que ses disciples murmuraient à ce sujet, Jésus leur dit : ‘Cela vous scandalise ? Et quand vous verrez le Fils de l’homme monter là où il était auparavant ?...’ » (Jn 6,60-62).

Il fallait vraiment croire que Jésus était d’origine céleste, en tant que Fils de l’homme : celui de Daniel, de I Hénoch, de IV Esdras, … et qu’il devait remonter au ciel en tant que juge eschatologique, pour accepter son enseignement sur le pain de vie.

Cet enseignement était difficile, scandaleux, pour le Juif de Galilée du premier siècle de notre ère. De même l’enseignement de l’Eglise d’aujourd’hui, sur l’eucharistie, resterait difficile.

S’il était vrai que Jésus était le Fils de Dieu (cf. Jn 1,49), alors il pouvait donner son corps en nourriture aux hommes, c’était à dire sa vie, sa doctrine, sa personne physique et spirituelle ; et s’il était vrai qu’il était l’Amour (cf. 1 Jn 4,8.16), alors il le devait.

Jésus était la vraie manne. Celle du désert n’était qu’une figure (cf. Jn 6,49).

12. --- « Dès lors, nombre de ses disciples se retirèrent et cessèrent de l’accompagner. » (Jn 6,66).

Une partie des premiers chrétiens, chrétiens avant la lettre, et donc des premiers baptisés, faisait défection. C’était la conséquence assez tragique des murmures intérieurs qui avaient précédé (cf. Jn 6,61).

La foi devait apprendre à faire confiance dans la « nuit », comme l’enseigneraient plus tard les mystiques. Dans la nuit, et même dans la tempête, comme nous l’avait suggéré l’épisode de la nuit précédente, sur le lac de Tibériade. Car la foi rencontrerait forcément des épreuves, des doutes, des obstacles. Le chrétien ne pouvait exiger non plus de comprendre tous les mystères de sa religion. A un moment ou à un autre, la raison raisonnante se sentirait dépassée. Elle devrait abdiquer, non pas certes devant l’absurde, mais devant le divin.

13. --- « Jésus dit alors aux Douze : ‘Voulez-vous partir, vous aussi ?’ » (Jn 6,67).

Il était fort peu question des « Douze », dans le IV e évangile. C’était même ici le seul endroit du livre (avec Jn 6,70-71) où leur groupe était nommé en tant que tel. Si l’on ne détenait que ce seul évangile, on ne saurait dire quand l’équipe avait été formée, ni même qu’elle était sa composition interne. Manifestement notre évangile supposait connue la tradition laissée par les évangiles synoptiques, au moins celle de Marc et de Luc. Dans l’évangile de Jean, on discernait en plusieurs endroits des contacts littéraires avec l’évangile de Luc ; et l’évangile de Luc, à son tour, supposait celui de Marc.

Habituellement, dans le IV e évangile, les apôtres étaient simplement nommés disciples. Par ailleurs leur groupe, aussi bien au début du ministère public qu’après la Résurrection, se trouvait souvent incomplet.

L’existence même du groupe des Douze ne saurait faire de doute, puisque sur ce point, Jean confirmait par trois fois (deux fois dans l’évangile et une fois dans l’Apocalypse) le témoignage des synoptiques. C’était bien sur les Douze que Jésus avait fondé son Eglise ; et dans l’Apocalypse, qui avait précédé la rédaction du IV e évangile, nous contemplions la Cité sainte, la Jérusalem d’origine céleste, ayant pour assises les douze apôtres de l’Agneau (cf. Ap 21,14).

Si, ici, après le discours dans la synagogue, les Douze eussent fait sécession, c’était l’Eglise qui, dès le principe, s’effondrait. Nous ne l’eussions pas connue, du moins avec le visage d’une société sacerdotale et hiérarchique. Les apôtres emportaient véritablement avec eux, à la sortie de la synagogue de Capharnaüm, comme la veille dans leur barque,  la fortune de l’Eglise chrétienne.

14. --- « Simon-Pierre lui répondit : ‘Seigneur à qui irons-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle.’ » (Jn 6,68). « Ne vous ai-je pas choisis, vous, les Douze ? Pourtant l’un de vous est un démon. » (Jn 6,70).

Déjà Pierre se plaçait à la tête. C’était lui qui confirmait, ou affirmait, la foi des disciples. Pourtant, remarquait Jésus, l’un d’entre eux étaient un démon. Car Judas Iscariote, s’il n’abandonnait pas de façon ostensible (comme d’autres) l’Eglise naissante, l’avait déjà reniée dans son for intérieur. L’évangéliste Jean préparait manifestement ici son lecteur, avant la scène de Béthanie (cf. Jn 12,4-8), à l’annonce de la trahison de Judas (cf. Jn 13,21).

On pouvait subodorer que l’obstacle auquel s’était heurtée la foi de Judas fut précisément cet exorbitant discours de Jésus sur le pain de vie. C’était du moins ce que l’évangéliste nous suggérait avec force.

15. --- « Ses frères lui dirent donc : ‘Passe d’ici en Judée, afin que tes disciples aussi voient les œuvres que tu fais. » (Jn 7,3).

Nous apprenions ainsi, incidemment, que Jésus avait de nombreux disciples en Judée, en plus de sa suite immédiate, en dehors de sa province de Galilée. Nous connaissions les noms de quelques-uns d’entre eux : Lazare, Marthe et Marie, Nicodème, Joseph d’Arimathie… Ces disciples proprement dits faisaient  partie intégrante de la famille spirituelle de Jésus ; ils étaient déjà membres de l’Eglise ; sans doute avaient-ils été  baptisés.

16. --- « Nicodème, l’un d’entre eux, celui qui était venu précédemment trouver Jésus, leur dit : ‘Notre Loi condamne-t-elle un homme sans qu’on l’entende et qu’on sache ce qu’il fait ?’ Ils lui répondirent : ‘Serais-tu Galiléen toi aussi ? Etudie ! Tu verras que de la Galilée il ne surgit pas de prophète. » (Jn 7,50-52).

« Serais-tu Galiléen », c’était à dire disciple de Jésus le Galiléen. Nicodème, au milieu de ses compères Pharisiens, essayait timidement de prendre la défense de Jésus, en s’appuyant sur les garanties données par la Loi (Cf. Dt 1,16-17 ; 17,4), qui à leurs yeux eussent dû paraître infrangibles.

Mais la Loi, et les lois, s’interprètent. Par une casuistique trop favorable à Jésus, Nicodème montrait le bout de son nez : il était disciple, au moins par le cœur.

On sait qu’il resterait fidèle au moment suprême de la passion (cf. Jn 19,39-42).

17. --- « Ses disciples lui demandèrent : ‘Rabbi, qui a péché ?’ » (Jn 9,2).

Pendant les prédications de Jésus à Jérusalem, les disciples, les Douze ? sans doute Jean ? ne jouaient qu’un rôle assez effacé. Ils étaient à peine mentionnés. Ils étaient des témoins, et ce serait par leur canal que nous parviendrait l’enseignement du Maître.

18. --- « Il s’en alla de nouveau au-delà du Jourdain, là où Jean avait baptisé, et il y demeura. Beaucoup de gens vinrent à lui. Ils disaient : ‘Jean n’a accompli aucun signe ; mais tout ce qu’il a dit de cet homme était vrai’. Et là beaucoup crurent en lui. » (Jn 10,40-42).

Beaucoup crurent en lui, et sans doute devinrent effectivement des disciples, et sans doute se firent baptiser.

Après son ministère galiléen, et hiérosolymitain, avant de remonter à Jérusalem pour son ultime Pâque, Jésus se retirait en Pérée.

Ce séjour était attesté également par les évangiles synoptiques (cf. Mt 19,1 ; Mc 10,1).

Non seulement Jésus accomplissait un pèlerinage sur les lieux où naguère le Baptiste avait prêché et baptisé, mais lui-même reprenait sans doute son activité de baptiseur, afin d’accroître le nombre de ses disciples.

19. --- « Alors seulement il dit aux disciples : ‘Allons en Judée’. Ses disciples lui dirent : ‘Rabbi, tout récemment encore les Juifs voulaient te lapider, et tu retournes là-bas !’ » (Jn 11,7-8) « Alors Thomas, appelé Didyme, dit aux autres disciples : ‘Allons-y, nous aussi,  et nous mourrons avec lui !’ » (Jn 11,16).

La troupe des fidèles immédiats suivait Jésus, mais non sans crainte.

Aujourd’hui encore la vie de l’Eglise, la vie du simple croyant, serait traversée de peurs, de tourments. La perspective de la croix ne serait pas forcément réjouissante.

Mais le Christ marchait en tête, et invitait ses fidèles à le suivre.

Des temps de persécutions cycliques seraient à prévoir dans les pérégrinations futures de l’Eglise. Mais elle ne devait pas craindre, si elle marchait dans la lumière de son Seigneur : « N’y a-t-il pas douze heures dans le jour ? Quand on marche le jour, on ne trébuche pas, parce qu’on voit la lumière de ce monde. » (Jn 11,9).  

20. --- « Je sais, répondit Marthe, qu’il ressuscitera à la résurrection au dernier jour. » (Jn 11,24).

Le simple croyant, l’homme au cœur droit, possédait, comme Marthe, une foi générale en Dieu, et en sa providence qui ne pouvait à jamais abandonner l’homme au néant.

Mais Jésus invitait tous ses disciples, par-delà Marthe et Marie, à une confiance plus immédiate en celui qui était, dès maintenant,  la vie et qui marchait sans cesse avec eux : « Je suis la Résurrection. » (Jn 11,25). En Christ, on est déjà ressuscité, comme le dira saint Paul avec audace (cf. Ep 2,6 ; Col 2,12 ; 3,1).

21. --- « Ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu’à la fin. » (Jn 13,1). « Puis il verse de l’eau dans un bassin et il se mit à laver les pieds des disciples. » (Jn 13,5). « Si donc je vous ai lavé les pieds, moi le Seigneur et le Maître, vous aussi vous devez vous laver les pieds les uns aux autres. » (Jn 13,14).

Jésus était venu modifier les rapports humains, inverser la dialectique du dominant et du dominé. Lui, Dieu, Messie et Roi, s’abaissait aux pieds de ses disciples, comme un esclave. Et les disciples, à leur tour, devraient en agir de même, entre eux et à l’égard du reste des humains, afin que le pouvoir devînt un service, et le service un honneur. Sans nul doute, cette nouvelle dialectique aurait-elle du mal à prévaloir, même parmi les chrétiens ! Du moins le déclic avait-il fonctionné ; du moins l’exemple, comme disait Jésus (cf. Jn 13,15), avait-il été donné.

22. --- « ‘En vérité, en vérité, je vous le dis, l’un de vous me livrera.’ Les disciples se regardaient les uns les autres, ne sachant de qui il parlait. » (Jn 13,21-22).

Une doctrine aussi haute que la chrétienne entraînerait inévitablement des défections, des trahisons et, parmi les chrétiens mêmes, des divisions intestines. Le fidèle ne saurait s’en étonner. Quant à l’Eglise, il lui faudrait envisager cette perspective. Il adviendrait que dans son sein des ministres, voire des ministres haut placés, trahissent leur idéal. Elle devait s’apprêter à surmonter ce scandale.

De fait on observerait, dans l’histoire de l’Eglise subséquente, des périodes d’affaissement moral qui pourraient affecter même ses dirigeants.

Le texte évangile prenait donc ici une valeur prémonitoire, prophétique, pour la vie future de l’Eglise. Une valeur d’avertissement.

23. --- « Mes petits enfants, je n’en ai plus pour longtemps à être avec vous. » (Jn 13,33).

Bien mieux qu’un royaume, bien mieux qu’une société juridique, l’Eglise de Dieu était une famille, dans laquelle le père de famille c’était Dieu, ou son Christ. Nous étions comme des « petits enfants » autour de la table. Tous les sujets, tous les citoyens,  y seraient chéris comme autant de fils. D’où les rapports de confiance absolue qui pouvaient s’installer en elle, entre Dieu et les hommes. Le respect qu’on devait à l’égard du Père, et qui subsistait, n’empêchait pas la charité. Une fois encore on était invité à dépasser les paradoxes humains. De même, on l’a dit, qu’autorité égalait désormais service, de même ici respect égalait amour, et amour très tendre.

24. --- « Aimez-vous les uns les autres. Oui, comme je vous ai aimés, vous aussi, aimez-vous les uns les autres. » (Jn 13,34).

La loi de charité supplantait à tout jamais la loi de  crainte.

On sait que, statistiquement, cette phrase que nous venons de citer est la plus connue de tout l’évangile. On pourrait presque ajouter : à juste titre ! A elle seule, en effet, elle résumait toute la morale évangélique. On pourrait presque dire : toute la foi chrétienne ; car cette maxime de charité impliquait la foi. On pourrait l’intituler : la charte du christianisme, ou encore : sa devise. Elle contredisait d’emblée, ou de front, la loi de la jungle, ou encore la loi instinctive, qui autrefois faisait de l’homme un loup pour l’homme. D’avance, et prophétiquement, elle contredisait même toute morale pseudo existentialiste, qui verrait dans l’autre un « enfer ». Elle s’opposait à l’hédonisme comme à l’utilitarisme. De plus elle recélait un message social non équivoque. Elle pourrait sans inconvénient être adaptée par l’humanité entière comme un slogan. Sans doute ne faisait-elle que rejoindre les désirs naturels de l’être humain, les idéaux spontanés du cœur, même si lesdits désirs ou lesdits idéaux étaient toujours apparus comme utopiques. Mais l’humanité, malgré ses déchirements apparents, était une dans son principe, dans son origine ; elle aspirait à reconquérir cette unité.

On touchait là une des raisons essentielles pour lesquelles Tertullien, Père de l’Eglise, avait pu parler de « l’âme naturellement chrétienne ».    

La loi de charité transcendait cependant la simple loi naturelle, par le fait qu’elle nous proposait l’exemple du Christ à imiter : « Comme je vous ai aimés… »

25. --- « Celui qui croit en moi fera, lui aussi, les œuvres que je fais. Il en fera même de plus grandes. » (Jn 14,12).

Jésus n’avait évangélisé que la Palestine, plus quelques bourgades environnantes. Il ne s’était guère adressé qu’à ses compatriotes juifs. Les disciples, quant à eux, auraient pour champ d’apostolat le monde entier, et leur zèle ne serait limité que par la fin de l’histoire. Quelques-uns des miracles qu’ils accompliraient dépasseraient en importance, ou en éclat, ceux du Christ même. Les livres qu’ils produiraient pourraient facilement être plus abondants que ceux du Christ, qui n’en avait laissé aucun.

Dès la Résurrection, et dès la Pentecôte, le phénomène décrit ci-dessus serait observable.

26. --- « C’est la gloire de mon Père que vous portiez beaucoup de fruits, et vous serez alors mes disciples. » (Jn 15,8).

Oui, le Christ était le cep (cf. Jn 15,1), mais les disciples étaient les sarments (cf. Jn 15,5). Or ce sont les sarments qui portent le fruit. En produisant des fruits abondants, les disciples du Fils ne feraient que glorifier le Père, qui avait planté cette vigne, cep et sarments. Ce serait l’Eglise qui, par ses œuvres, deviendrait le grand motif de crédibilité aux yeux des hommes, pour qu’ils adhérassent à l’envoyé du Père.

Quant au sarment mort, il ne pourrait guère prétendre honorer le cep, ni le Père ! (cf. Jn 15,6).

27 --- « Ayant ainsi parlé, Jésus s’en alla avec ses disciples de l’autre côté du torrent du Cédron. Il y avait là un jardin, dans lequel il entra, ainsi que ses disciples. Judas, le traître, connaissait bien l’endroit, car Jésus et ses disciples s’y étaient maintes fois réunis. » (Jn 18,1-2).

Le drame de la passion s’opérait, pour ainsi dire, dans le sein même de l’Eglise primitive, au milieu des apôtres, au milieu des disciples. Car l’Eglise contenait déjà en elle tout le mystère du Christ, si le Christ, lui, en tant que Verbe de Dieu, contenait le monde entier.

Il en serait de même de l’Eglise future : les mystères de Dieu, aux yeux des hommes, seraient renfermés dans ses murs, dans ses membres et dans ses ministres. En elle tous seraient admis à les contempler comme de l’extérieur, en attendant d’y entrer eux-mêmes par le baptême. L’Eglise exercerait un rôle proprement sacramentel à l’endroit de l’humanité dans son entier.

28. --- « Après cela, Joseph d’Arimathie, qui était disciple de Jésus, mais en secret par crainte des Juifs, demanda à Pilate l’autorisation d’enlever le corps de Jésus. Pilate le permit. Ils vinrent donc l’enlever. Nicodème vint aussi. » (Jn 19,38-39).

Le Christ était mort à la face de tous les hommes. Mais le mystère du Christ, son corps même, étaient recueillis par des disciples, c’était à dire par l’Eglise. Joseph d’Arimathie et Nicodème, disciples secrets mais réels de Jésus. Courageux tardivement. Solidaires dans la pitié, et la pitié filiale. En eux, l’Eglise se reconnaissait dépositaire du Christ, de sa personne, de son message, jusqu’à la fin des temps, même s’il était vrai de dire, pour une autre part, que le mystère du Christ ne lui appartenait aucunement. Elle n’en était que la gérante afin de le partager, de le distribuer. C’était une mission qui lui était confiée, et c’était un ministère qu’elle devait assumer en faveur des hommes.

Elle savait pertinemment qu’elle n’était pas digne de cette charge.

29. --- « Marie de Magdala va donc annoncer aux disciples qu’elle a vu le Seigneur et qu’il lui a dit ces paroles. » (Jn 20,18).

Les autres disciples, les apôtres, seraient, dans le futur, les témoins de la résurrection du Christ. Marie de Magdala, quant à elle, fut le premier témoin auprès des témoins, l’apôtre des apôtres.

30. --- « Le soir de ce même jour, le premier de la semaine, toutes portes étant closes par crainte des Juifs, là où se trouvaient les disciples, Jésus vint et se tint au milieu d’eux. » (Jn 20,19).

Dépositaire du mystère de la rédemption, l’Eglise le devenait aussi de celui de la Résurrection. Car Jésus, selon son annonce (cf. Jn 14,19.22), ne se manifestait qu’à ses disciples, et non pas au monde. Jusqu’à cet instant, il ne s’était laissé voir que de quelques privilégiés : Marie de Magdala et les saintes femmes (cf. Mt 28,9), Pierre en personne (cf. Lc 24,34), les pèlerins d’Emmaüs (cf. Lc 24,13-35). Maintenant il se révélait, toutes portes étant closes, au groupuscule des Onze fidèles : c’était là toute la première Eglise, apeurée ; c’était là le reste d’Israël

Le vin nouveau du Royaume était déversé dans un calice encore bien pâle. Il faudrait l’Esprit de Pentecôte pour lui conférer tout son lustre.

Et cependant, ce premier noyau de fidèles était choisi, tel qu’il était, pour porter au monde la Bonne Nouvelle de la Résurrection.

31. --- « Il leur dit encore une fois : ‘Paix soit à vous ! Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie.’ Cela dit, il souffla sur eux et leur dit : ‘Recevez l’Esprit Saint. Ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis’. » (Jn 20,21-22).

Dès l’abord le Christ offrait à ses disciples la paix. Il les réconciliait, à leurs propres yeux, des lâchetés qu’ils avaient pu commettre pendant le drame de la passion. Il les rassurait pleinement, non seulement sur lui (il était vivant !), mais encore sur eux-mêmes, afin que leur joie fût parfaite. Aussitôt il leur confiait l’Esprit Saint, c’était à dire les pouvoirs mêmes de l’Esprit : celui de réconcilier les autres hommes dans cette même paix qu’il venait de recevoir. Il leur accordait par là un pouvoir proprement divin, qui jusque à ce jour n’avait été concédé à aucun homme.  (Cf. Mc 2,7 ; Lc 5,21). Ce pouvoir demeurerait l’apanage de l’Eglise chrétienne, en son sacerdoce, son héritage précieux.

32. --- « Parce que tu me vois, tu crois. Heureux ceux qui croiront sans avoir vu. » (Jn 20,29).

Les premiers disciples, le groupe fondateur, avaient le bonheur de voir pour croire. Leurs descendants, leurs successeurs, auraient l’honneur de croire pour voir, ou pour contempler (theôrein).

La foi de l’Eglise resterait fondée uniquement sur le témoignage de ces hommes et ces femmes, les premiers disciples : témoignage appelé à se répercuter jusqu’à la fin du temps.

Ce serait le kérygme. Le IV e évangile occuperait une place fort importante à l’intérieur de ce kérygme.

33. --- « Jésus a accompli en présence des disciples encore bien d’autres signes, qui ne sont pas relatés dans ce livre. Ceux-là l’ont été afin que vous croyiez que Jésus est le Christ. » (Jn 20,30-31).

L’Eglise héritait de cette tradition mise par écrit par les apôtres, ou par leurs adjoints. Mais elle héritait aussi de la tradition non écrite, plus ample encore. Car tout n’était pas contenu, ni ne pouvait être contenu dans les livres. L’Eglise héritait surtout de l’Esprit Saint qu’aucun livre, fût-il inspiré,  ne saurait enfermer. C’était cet Esprit qu’elle transmettrait d’âge en âge de la part du Christ, de qui elle l’avait reçu. Mais dans tous les cas de figures, le but essentiel de l’Eglise, comme l’affirmait très clairement Jean, serait de susciter la foi : « Afin que vous croyiez… »

34. --- « Après cela, Jésus se montra encore aux disciples sur les bords de la mer de Tibériade. » (Jn 21,1).

Dans cet appendice du IV e évangile (le chapitre 21, selon la numérotation en usage), on devinait toute l’histoire future de l’Eglise, qui nous était comme mimée symboliquement.

Sans le Christ, en dehors de lui ou en son absence, l’Eglise resterait stérile, elle travaillerait toute la nuit sans rien prendre (cf. Jn 21,3). Mais dès que Jésus serait présent sur le chantier (cf. Jn 21,4), et si l’on suivait ses consignes (cf. Jn 21,6), la prise, ou la pêche, deviendrait miraculeuse (id.). Alors les disciples pourraient partager tous ensemble le pain et le poisson préparés par leur Seigneur (cf. Jn 21,12), sur la braise de sa propre passion (cf. Jn 21,9).

Sans aucun doute, dans la barque de l’Eglise, Pierre avait l’initiative (cf. Jn 21,3), et Jean, à ses côtés, occupait une place privilégiée (cf. Jn 21,2.20-23). Mais l’action du groupe demeurait collégiale (cf. Jn 21,2-3.4-6). Ce serait cet aspect collégial de l’activité, et de l’être, de l’Eglise que le Concile Vatican II serait amené à souligner.   

L’Eglise en effet est un corps, et elle agit comme un  corps (car : agere sequitur esse, l’agir procède de l’être). Elle marche avec, à l’intérieur d’elle-même,  son Maître et Seigneur, à la fois invisible et rendu visible par elle. L’œuvre que l’Eglise accomplit (la « pêche miraculeuse » de Jn 21,6), et les sacrements auxquels elle participe (le pain et le poisson de Jn 21,13), lui sont alloués tout à fait gratuitement, miraculeusement, surnaturellement, par le Christ. Sans aucun doute ce Christ ne lui manquera pas. Encore doit-elle croire en lui.

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