Qu’était-ce donc que le Messie ? C’était l’oint du Seigneur, autrement dit le Christ (en grec : Christos, adjectif verbal de chriô, oindre), qu’attendaient les Juifs, mais aussi les peuples qui partageaient l’espérance d’Israël, parfois bien au-delà des frontières de la judaïté. (Cf. Mt 2,1-12).
Hébreu : Mâshiah : oint.
Araméen : Mesiha : oint, d’où Messias (grec), d’où Messie.
La Bible nous apprenait qu’à l’origine les prêtres seuls étaient oints pour le service de Yahvé (cf. Ex 30,22-33). Les chefs civils recevaient seulement l’imposition des mains. (Cf. Nb 27,18 ; Dt 34,9). L’onction conférée au roi, prince laïc, à l’imitation des prêtres eût été une invention du prophète Samuel (cf. 1 S 10,1 ; 16,13 ; 2 S 2,4 ; 5,3 ; 1 R 1,39 ; 19,15-16 ; 2 R 9,3 ; 11,12).
« Cette onction donne au roi un caractère sacré : il est l’Oint de Yahvé […] en hébreu ‘ le Messie ‘, en grec ‘ le Christ ’. Appliqué souvent par les psaumes à David et à sa dynastie, ce titre est devenu par excellence celui du Roi de l’avenir, le Messie, dont David était le type, et le Nouveau Testament le donne au Christ Jésus. » (Bible de Jérusalem : Ex 30,22 ; note ad locum).
Le biblique tardif, la littérature postexilique, étaient redondants de cet attente du Messie. On en rêvait. L’eschatologie avait envahi l’imaginaire collectif. Qu’il nous suffise de citer Daniel (7) ou le second Zacharie (9) ; mais aussi I Hénoch, les Testaments des douze patriarches, IV Esdras, les Psaumes de Salomon.
Les Esséniens espéraient avec ardeur le Messie d’Aaron et d’Israël, à la fois Prêtre et Roi (cf. Ecrit de Damas 12,23 --- 13,1), qui rétablirait la situation des pauvres du pays et les vengerait de leurs persécuteurs.
Le Messie, pour les prophètes (cf. Is 7,14 ; Jr 23,5-8) et pour les psaumes (2), sans aucun doute, c’était Yahvé sous forme humaine. On trouvait explicitement cette formulation, par exemple dans les Testaments des douze patriarches. « Car le Seigneur suscitera quelqu’un de Lévi, en tant que grand prêtre, et de Juda, en tant que roi, Dieu et homme. C’est lui qui sauvera toutes les nations et la race d’Israël. » (Testament de Siméon 7,2). « Car je sais que vous pécherez, […] jusqu’à ce que le Très-Haut visite la terre et qu’il vienne lui-même comme un homme manger et boire avec les hommes et qu’il écrase la tête du dragon sur l’eau. Il sauvera Israël et toutes les nations, Dieu assumant un rôle d’homme. » (Testament d’Aser 7,2-3).
L’attente du Messie-roi et l’attente de Yahvé, c’était tout un.
Toute la Bible (l’Ancien Testament), et même la grande majorité des textes intertestamentaires, étaient prophétiques en ce sens précis qu’ils se polarisaient prioritairement sur l’avenir, tendus qu’ils étaient vers lui. Telle une bouche grande ouverte, à la fois pour annoncer la venue de Yahvé et pour aspirer avec avidité vers elle, dans l’attente de Yahvé-Dieu-Messie-Sauveur.
A nos yeux de chrétiens, cette espérance revêt un aspect quelque peu caduc, car nous considérons que le Messie est déjà venu, et que notre attente est comblée.
Examinons et relevons dans le IV e évangile les quelques passages où Jésus nous était présenté comme tel, ou se disait tel : celui qui venait satisfaire à l’annonce des prophètes et à l’espérance des peuples.
1. --- « Il confessa, il ne nia pas, il confessa : ‘Je ne suis pas le Christ. » (Jn 1,20).
Tout Israël, donc, à l’époque de Jésus, attendait le Messie, témoin le démenti spontané infligé par le Baptiste aux envoyés des grands prêtres, venus en délégation pour l’interroger : « Je ne suis pas le Christ. »
De même, un peu plus loin, rencontrerions-nous la réflexion caractéristique de la Samaritaine, qui pourtant était étrangère à la race de l’Israël authentique : « Je sais que le Messie, celui qu’on nomme le Christ, doit venir. » (Jn 4,25).
2. --- « ‘Es-tu Elie ?’ Il dit : ‘Je ne le suis pas’ » (Jn 1,21).
Avant cette venue proprement dite du Messie, et pour préparer ses voies, on escomptait le retour d’Elie, annoncé par le prophète Malachie : « Voici que je vais vous envoyer Elie le prophète, avant que n’arrive mon Jour, grand et redoutable. Il ramènera le cœur des pères vers leurs fils et le cœur des fils vers leurs pères, de peur que je ne vienne frapper le pays d’anathème. » (Ml 3,23-24).
Malachie était le dernier des prophètes, et ces mots clôturaient la Bible (Ancien Testament).
Le Siracide avait répercuté cette annonce dans son livre, l’Ecclésiastique (cf. Si 48,10), quelque 200 ans avant notre ère, sous le grand prêtre Simon II, ou son fils Onias III.
D’où la question des prêtres et des lévites à Jean le Baptiste : « Es-tu Elie ? » Il s’en défendait : « Je ne le suis pas » et sa réponse nous étonne un peu, car nous gardons encore en mémoire les paroles de Jésus, consignées dans les évangiles synoptiques (cf. Mt 17,10-13 ; Mc 9,11-13), selon lesquelles Elie était revenu en la personne de Jean-Baptiste.
Mais le Baptiste, dans son humilité, n’avait aucunement conscience d’être habité par l’esprit de ce grand prophète maintenant ravi au ciel. Pourtant Jean baptisait, près du Jourdain, à l’endroit même où, autrefois, Elie avait été enlevé dans un char de feu (cf. 2 R 2,1.11).
3. --- « Es-tu le prophète ? » (Jn 1,21).
On attendait aussi la venue du Grand Prophète, c’était à dire le nouveau Moïse, Moyses redivivus, sur la foi du Deutéronome (cf. Dt 18,15-19). D’où encore la question de ces Juifs descendus de Jérusalem, particulièrement férus de la Bible : « Es-tu le prophète ? » La réponse était encore négative. Pourtant nous n’ignorions pas que selon Matthieu (11,9) et Luc (7,26), probablement donc selon la source Q inconnue de Marc [source qu’on peut identifier à l’évangile araméen de Matthieu, les « logia » du Seigneur], Jésus avait déclaré : « Qu’êtes-vous allé faire [au désert] ? Voir un prophète ? Oui, je vous le dis, et plus qu’un prophète. »
Jésus tenait que Jean avait été le plus grand des enfants des hommes du passé (cf. Mt 11,11 ; Lc 7,28). C’était aussi parce qu’il était le dernier et le plus grand de tous les prophètes : le Grand Prophète.
Jean-Baptiste, dans son humilité, ne s’en doutait pas. Ou plutôt il réservait le titre et la fonction à celui qui devait venir après lui, et dont il ne s’estimait « pas digne de dénouer la courroie de sandale. » (Jn 1,27).
4. --- « Voici l’agneau de Dieu, qui ôte le péché du monde. » (Jn 1,29).
Jean-Baptiste ne s’était aucunement proposé comme Elias redivivus, ni comme Moyses redivivus. De même, il ne proclamait pas d’emblée Jésus de Nazareth comme le Messie annoncé par les prophètes. Mais il l’interpellait comme « l’agneau de Dieu, qui ôte le péché du monde.» C’était à dire qu’il le propulsait d’entrée, sans atermoiement inutile, dans sa mission de rédempteur.
Bien entendu, « Agneau de Dieu » deviendrait un titre majeur de la christologie johannique, mêlant en une seule image le souvenir du Serviteur souffrant, selon Isaïe (52,13 --- 53,12), et l’évocation du rite de l’agneau pascal (cf. Ex 12,1-14).
« Agneau de Dieu » préfigurait le nouveau culte qui serait rendu à Dieu, destiné à supplanter le rite ancien. L’agneau pascal des Juifs n’était qu’un symbole, une pâle figure des mystères à venir. Le Christ-Agneau-de-Dieu serait la seule réalité du vrai culte qui subsisterait toujours.
Dans les visions de l’Apocalypse (5,6 --- 6,17), l’Agneau divin, victime immolée mais ressuscitée et triomphante, était le seul digne d’ouvrir les sept sceaux du Grand Livre et de juger le monde. Dans la liturgie éternelle, il officiait à la fois comme seul prêtre et comme seule victime, et il siégeait sur le trône de Dieu.
Jésus-Christ, immolé dans le cadre de la Pâque juive, deviendrait notre vraie Pâque. Lors du culte eucharistique, l’immolation mystique du Christ, sous l’aspect d’un peu de pain et d’un peu de vin, et la manducation de ces espèces, remplaceraient le rite annuel de l’agneau pascal pratiqué dans l’ancienne Loi.
La manducation du nouvel Agneau pascal nous donnerait des forces pour nous libérer de l’Egypte du péché et de son esclavage, et nous engager dans l’Exode de cette vie terrestre, jusqu’à la Terre promise du ciel. Le Sang de cet Agneau appliqué sur le linteau de nos portes, ou plutôt sur nos âmes, nous aiderait à nous préserver de la colère qui vient.
5. --- « Oui, j’ai vu et j’atteste que c’est lui, l’Elu de Dieu. » (Jn 1,34).
Aussitôt après avoir désigné Jésus comme l’agneau de Dieu, Jean-Baptiste déclarait qu’il avait vu l’Esprit de Dieu descendre et reposer sur lui, sous la forme d’une colombe (cf. Jn 1,32). Ainsi était reconnu sans ambiguïté que Jésus était bien l’Elu de Dieu, celui qu’espéraient les siècles : « Oui, j’ai vu et j’atteste que c’est lui, l’Elu de Dieu. »
Jésus était l’Oint par excellence. Mais il était oint, non pas d’huile, mais d’Esprit ; ou tout au moins désigné par lui comme Elu en Dieu, investi par l’Esprit. Au sortir du bain d’innocence Jésus était couronné en tant que Fils de Dieu, ce qu’avouerait un peu plus tard Nathanaël (cf. Jn 1,49). D’après les synoptiques, Jésus entendait une voix du ciel qui le proclamait Fils de Dieu (cf. Mt 3,17 ; Mc 1,11 ; Lc 3,22).
De même que Jésus était innocent avant que d’entrer dans la baignoire du Baptiste, de même il était Fils de Dieu avant cette investiture. Fils de Dieu d’une naissance éternelle avant d’être investi visiblement par l’Esprit. La descente de l’Esprit Saint sur Jésus correspondait à une reconnaissance, à une déclaration, à une consécration, mais non pas à une création. Elle ne regardait que l’homme Jésus, autrement dit sa chair : d’invisible qu’elle était, la présence de l’Esprit en lui devenait visible aux yeux des hommes éclairés par la foi. C’était ce que confessait le Baptiste : « Oui, j’ai vu et j’atteste… »
Pourtant cette investiture quasi officielle, vraiment officielle de la part du Dieu-Trinité, revêtait pour nous une importance capitale : elle marquait le début de la mission publique de Jésus. Elle s’inscrivait dans les annales de l’humanité comme la première révélation publique du mystère de la Trinité. Nous savions désormais que Yahvé était : Père, Fils et Esprit. Les temps nouveaux étaient inaugurés.
Jean-Baptiste, qui closait l’ère ancienne, en était le premier témoin, l’attestataire : « j’atteste… », je certifie. C’était le passage du témoin.
L’homme-Jésus ne pouvait être que l’Elu de Dieu, puisqu’il était reconnu comme étant en même temps le Fils de Dieu.
Mais l’Elu, c’était aussi le Serviteur souffrant d’Isaïe : « Voici mon serviteur que je soutiens, mon élu, que préfère mon âme. J’ai mis sur lui mon Esprit pour qu’il apporte aux nations le droit. » (Is 42,1). Ce serviteur était le bénéficiaire de l’élection divine : une élection éternelle doublée d’une élection temporelle ; une élection éternelle vraiment unique ; une élection temporelle vraiment primordiale, l’Elu entre tous les hommes.
D’après les Paraboles d’Hénoch, « l’Elu », ou « l’Elu de Dieu », était un autre nom du Fils de l’homme. On le nommait l’ « Elu de justice et de fidélité » (1 H 39,6). Comme le Fils de l’homme il s’avérait donc éternel, et c’était lui qui jugerait le monde. (Cf. deuxième Parabole, 1 H 45 --- 57).
Bien sûr, « l’Elu » représentait un vieux titre royal. David, et Saül avant lui, avaient été élus de Dieu pour gouverner Israël et l’onction royale était un signe d’élection.
Mais le thème de l’élection divine, une élection réelle ou usurpée, remontait sans doute à la nuit des temps, qu’il concernât des peuples ou des individus.
6. --- « Nous avons trouvé le Messie. » (Jn 1,41).
S’exclamait André. L’évangéliste précisait aussitôt : « C’est-à-dire le Christ. » (ib.). C’était la seule fois dans le Nouveau Testament, avec Jn 4,25, qu’on rencontrait le terme hébreu : Messie ; il était aussitôt traduit par : Christ.
Voilà ce que le futur apôtre André avait seulement retenu des discours du Baptiste, et de sa rencontre avec Jésus. Il l’annonçait impromptu à son frère.
Son mot résumait bien l’attente d’Israël.
Dans l’ancienne tradition biblique, illustrée par les psaumes, les livres de Samuel et des Rois, le Messie indiquait avant tout le roi d’Israël, ou plus tard du seul Juda, celui qui avait reçu l’onction royale et qui marchait à la tête des armées, celui que Dieu bénissait et favorisait, à la seule condition qu’il restât fidèle. Il descendait de David, dont il était le successeur. En fait, depuis la mort de Salomon, ce « Fils de David » n’avait plus régné que sur les seuls territoires de Juda et de Benjamin, sur la ville de Jérusalem, et par conséquent sur le Temple authentique de Yahvé.
Le prophète Natân avait promis autrefois à David, de la part de Dieu : « Je maintiendrait après toi le lignage issu de tes entrailles et j’affermirai sa royauté. C’est lui qui construira une maison pour mon Nom et j’affermirai pour toujours son trône royal. Je serai pour lui un père et il sera pour moi un fils : s’il commet le mal, je le châtierai avec une verge d’homme et avec les coups que donnent les humains. Mais je ne lui retirerai pas ma faveur comme je l’ai retirée à celui qui t’a précédé [Saül]. Ta maison et ta royauté subsisteront à jamais devant moi, ton trône sera affermi à jamais. » (2 S 7,12-16).Yahvé, selon le prophète, avait donc voulu fonder sur David une dynastie éternelle. Il l’avait promise à David. Le Messie de Dieu, l’oint de Yahvé, s’entendait d’abord du titulaire survivant de cette dynastie, que, d’ailleurs, il fût juste ou pécheur : «s’il commet le mal, je le châtierai…»
Mais l’immortalité, promise à la dynastie davidique, privilégiait une herméneutique eschatologique du titre de Messie. Cette herméneutique prévaudrait tout naturellement, après la déportation à Babylone, quand la lignée de David ne régnerait plus même sur les territoires de Juda ou de Benjamin. Ainsi le mot « Messie » en était venu à qualifier le descendant idéal et futur de David : celui qui instaurerait le Royaume de Dieu définitif, celui qui dès lors concrétiserait, ramasserait, recueillerait dans sa main tous les espoirs, toutes les attentes d’Israël. Etant fils de Dieu, selon la prophétie de Nathan, il s’identifierait tout spontanément avec le Fils de l’homme eschatologique. Il se révélerait de plus en plus comme le propre Fils de Yahvé et Yahvé lui-même : Yahvé sous forme humaine déjà dans les éternités, Yahvé enfin s’incarnant sur cette terre pour assumer cette création que les grecs appelaient le cosmos.
Pour le dire en termes encore plus nets, le Messie en venait à s’identifier avec la Parole créatrice de Dieu, le Logos de Dieu, la Sagesse de Dieu : c’était ce processus d’identification que nous observions clairement à l’œuvre dans le prologue de notre évangile.
André, Simon, Jacques, Jean, Philippe et Nathanaël ne doutaient pas un instant d’avoir « trouvé », rencontré, ce Messie.
7. --- « Rabbi, tu es le Fils de Dieu, tu es le Roi d’Israël. » (Jn 1,49).
Autrement dit : le fils et descendant de David identifié au Fils de l’homme et au Fils de Dieu.
La confession de Nathanaël, que nous avons déjà commentée sous un autre aspect, dans le chapitre précédent, jointes aux autres allégations du Baptiste, concentrait sur Jésus toutes les promesses bibliques, même si elles nous semblaient quelque peu disparates, difficilement conciliables.
Jésus était reconnu tout à la fois comme :
a) Le roi triomphant des psaumes,
b) l’héritier éternel entrevu dans le livre de Samuel,
c) le Serviteur souffrant, annoncé par Isaïe, portant tous les péchés du monde,
d) l’Agneau immolé de la future Pâque, préfiguré par l’agneau pascal de l’Exode,
e) le roi pacifique et humble prédit par le prophète Zacharie (9,9-10).
Et sans trop solliciter les textes, on pourrait y joindre :
f) le pasteur de tout Israël, si nettement dépeint par le vieux prophète Michée : « Mais toi, Bethléem Ephrata, le moindre des clans de Juda, c’est de toi que me naîtra celui qui doit régner sur Israël. […] Il se dressera, il fera paître son troupeau par la puissance de Yahvé, par la majesté du nom de son Dieu. » (Mi 5,1.3).
Enfin Jésus lui-même assimilait ce Messie au :
g) Fils de l’homme prophétisé dans les visions de Daniel ou d’Hénoch : « Vous verrez le ciel ouvert et les anges de Dieu monter et descendre au-dessus du Fils de l’homme. » (Jn 1,51).
Le patriarche Jacob avait autrefois aperçu en songe (cf. Gn 28,10-22) une échelle mystique, qui était gravie ou redescendue par les anges. Au sommet de cette échelle se tenait Yahvé. Voilà qu’aujourd’hui se tenait en bas de l’échelle le propre Fils de l’homme eschatologique, au-dessus duquel montaient et descendaient les anges de Dieu.
La filiation divine du Messie, de relative qu’elle était envisagée au temps du prophète Natân (cf. 2 S 7,14), était devenue de toute évidence absolue. Il y eut plusieurs rois successifs sur Israël, ou même sur le seul Juda. Mais il n’existait qu’un seul Fils de Dieu. La preuve que Jésus était bien ce Fils de Dieu, c’était qu’il était investi par l’Esprit de Dieu (cf. Jn 1,32), et qu’il se nommait le Fils de l’homme (cf. Jn 1,51).
8. --- « Au Nom du Fils unique de Dieu. » (Jn 3,18).
Dès la première Pâque (de sa vie publique) à Jérusalem, Jésus tenait à enseigner aux docteurs juifs ce que nous-mêmes, lecteurs de l’évangile, avons appris dès le prologue, à savoir que ce fameux Fils de Dieu était un Fils unique. Le Dieu unique ne pouvait avoir qu’un Fils unique, comme d’ailleurs un Esprit unique.
Le nom de ce Fils unique, le nom de Jésus, le nom de Yahvé-sauve, tendait à remplacer le nom de Yahvé. Il acquérait en tout cas la même efficacité.
9. --- « Qui a l’épouse est l’époux. » (Jn 3,29).
Prononçait Jean-Baptiste. De toute évidence ce titre d’époux offrait lui aussi une forte résonance messianique. Il faudrait l’ajouter dans notre nomenclature.
Yahvé se comportait comme l’époux d’Israël, selon Osée (2,4-25). Il se proposait de reprendre définitivement son épouse, même après une longue période d’infidélité.
De même Jésus s’annonçait comme l’époux eschatologique de l’Eglise et de tout le peuple de Dieu. Les « noces de l’Agneau », dans l’Apocalypse (19,7 ; 21,9), et l’épisode des noces de Cana (cf. Jn 2,1-12) avaient déjà illustré ce thème dans la littérature johannique.
10. --- « Je sais que le Messie, celui qu’on nomme le Christ, doit venir. » (Jn 4,25).
La Samaritaine prononçait le mot, ou Jean le lui faisait prononcer, aussi bien en araméen qu’en grec, les deux langues véhiculaires de ces pays et de ce temps. De fait, ces peuples étaient polyglottes, et le nom de « Messie » ou de « Christ » retentissait aussi bien dans les langues sémitiques que dans les langues indo-européennes.
11. --- « Quand il viendra, il nous annoncera tout. » (Jn 4,25).
Disait la femme de Samarie. Dans la tradition populaire, les notions de Messie ou de Grand Prophète (celui de Dt 18,18) s’entendaient étroitement imbriquées.
12. --- « Je le suis, moi qui te parle. » (Jn 4,26).
A la Samaritaine qui évoquait devant elle la figure du Messie, Jésus ne pouvait que répondre qu’elle l’avait devant elle.
Malgré la fausseté de sa vie, elle possédait un esprit remarquablement droit, animé d’une saine curiosité. En conversant avec elle, Jésus semblait répondre à l’attente religieuse de tous les siècles.
Dès les débuts du ministère public, on s’apercevait que la révélation de la messianité de Jésus n’était pas réservée au petit groupe de ses intimes, ni même aux seuls membres de l’Israël officiel. Elle était divulguée à l’adresse de toutes les nations, en commençant par ces semi-hérétiques ou semi-parias de Samaritains.
L’annonce était d’abord faite confidentiellement à une femme. C’était à une étrangère, à une femme par ailleurs de mauvaise vie, que Jésus avouait pour la première fois son identité de Messie.
Elle allait s’empresser de divulguer la nouvelle à l’ensemble de ses compatriotes (cf. Jn 4,28-29 ; 39-42).
Cette théophanie du nom du Messie : « Je le suis, moi qui te parle » ressemblait fort à la théophanie du Nom divin, faite à Moïse dans l’épisode du buisson ardent : « Dieu dit alors à Moïse : je suis ‘ Je Suis’. Et il ajouta : Voici en quels termes tu t’adresseras aux enfants d’Israël : ‘Je Suis’ m’a envoyé vers vous. » (Ex 3,14).
Pour Jésus, la révélation de sa messianité ne montrait qu’un prélude à la révélation de sa pleine filiation divine, une étape vers elle ; un moyen de faire accéder des cœurs déjà ouverts à des réalités suprêmes.
13. --- « C’est vraiment lui le Sauveur du monde. » (Jn 4,42).
La Samaritaine n’avait proposé que « le Christ » aux gens de sa tribu. Ceux-ci, après un ou deux jours de conversation avec lui, et de méditation, renchérissaient en le proclamant vrai « Sauveur du monde. »
Autre vocable à rajouter à la titulature du messie.
Le nom de Sauveur était régulièrement associé chez les prophètes, et jusque dans les écrits esséniens, au nom du Messie, fils de David.
Ainsi Jérémie : « Voici venir des jours – oracle de Yahvé – où je susciterai à David un germe juste qui règnera en vrai roi et sera intelligent, exerçant dans le pays droit et justice. En ses jours, Juda sera sauvé et Israël habitera en sécurité… » (Jr 23,5-6).
Lisons le Florilège, trouvé à Qoumrân : «C’est le Germe de David qui se lèvera avec le Chercheur de la Loi et qui trônera à Sion à la fin des jours, ainsi qu’il écrit : ‘Je relèverai la hutte de David qui est tombée’ ; cette ‘hutte de David qui est tombée’, c’est celui qui se lèvera pour sauver Israël. » (Florilège 1, 11-13).
Les Testaments des douze Patriarches interpellaient abondamment Dieu comme Sauveur, et de même son Messie. Très universalistes, ils élargissaient le salut au monde entier, comme le feraient, bien sûr, notre Paul et notre Jean.
« En toi [Benjamin] s’accomplira la prophétie céleste sur l’agneau de Dieu et le Sauveur du monde : celui qui est sans tache sera livré pour les criminels, et celui qui est sans péché mourra pour les impies dans le sang de l’Alliance, pour le salut des nations et d’Israël, et il détruira Béliar et ses serviteurs. » (Test. de Benjamin 3, 8).
Mentionnons ici, pour mémoire, que les Testaments des douze Patriarches ont été trouvés, au moins en quelques rares fragments, à Qoumrân, et que leur composition est généralement datée, par la critique, de la seconde moitié du premier siècle avant notre ère.
Jean avait bien écrit : « Le Sauveur du monde », « Ho sôtêr toû kosmou ». L’universalisme serait une des caractéristiques essentielles des écrits johanniques. Citons : Jn 1,29 ; 3,16 ; 11,52 ; 1 Jn 2,2 ; Ap 7,9.
Cependant le salut ne laissait pas de venir des Juifs (cf. Jn 4,22). Tout simplement parce que le Messie était juif (Jn 19,19), et que l’Israël ancien – et les Ecritures - furent prédestinés pour préparer sa venue (cf. Jn 5,39).
14. --- « Il avait déclaré lui-même qu’un prophète ne jouit d’aucun égard dans son pays. » (Jn 4,44).
On peut lire ici une allusion très nette aux évangiles synoptiques, que Jean avait sous les yeux, au moins Marc (cf. Mc 6,4) et Luc (cf. Lc 4,24). Même si Jésus était le Grand Prophète attendu par les Juifs, son sort était d’être rejeté par son peuple.
15. --- « Il appelait encore Dieu son propre Père, se faisant ainsi l’égal de Dieu. » (Jn 5,18).
Les ennemis de Jésus avouaient eux-mêmes que la prétention de Jésus à la filiation divine, comme fils de David (cf. 2 S 7,14 : « Je serai pour lui un père et il sera pour moi un fils… »), était une prétention exorbitante, une prétention à l’égalité avec Yahvé. Les autorités juives ne pouvaient la supporter. D’où leur propension à le tuer.
A supposer, toutefois, que cette prétention eût été justifiée, elle eût ouvert, dans la foi, un accès à des réalités divines ; elle eût ouvert une porte à la révélation d’en haut.
C’était ainsi que dans saint Jean les thèmes de la messianité et de la Sainte Trinité se touchaient. La réalité d’une Trinité toujours innommée, car le mot ne serait pas forgé avant la fin du second siècle, était partout présente dans le IV e évangile.
16. --- « Il l’a constitué souverain juge parce qu’il est Fils de l’homme. » (Jn 5,27).
« Il [le Père] l’ [le Fils] a constitué [de toute éternité] souverain juge [de l’avenir] parce qu’il [n’] est [autre que le] Fils de l’homme [entr’aperçu par les visionnaires Daniel et Hénoch]. »
Redisons-le plus succinctement : le Fils de l’homme s’identifiait au Fils de Dieu.
Le titre de Fils de l’homme n’apparaissait guère dans le Nouveau Testament que dans la bouche de Jésus (à l’exception de Jn 12,34 ; Ac 7,56 ; Ap 1,13 ; 14,14). Il appartenait aussi bien à l’évangile de Marc qu’à la source Q (évangile araméen de Matthieu, inconnu de Marc) ; c’était à dire aux deux couches rédactionnelles les plus anciennes de nos évangiles ; et d’autre part à l’évangile de Jean.
Dans les synoptiques, on l’apercevait même cité sans parallèle, c’est-à-dire, semblait-t-il, selon des sources particulières : cf. Mt 25,31.
Dans les visions de Daniel (7), comme dans les Paraboles d’Hénoch (1 H 38 --- 71), le Fils de l’homme apparaissait avant tout comme le roi de l’avenir, celui qui s’avançait en direction du trône de Dieu, le souverain eschatologique. Pas étonnant s’il s’assiérait finalement sur le trône de Dieu pour juger le monde ; pas étonnant si Dieu, comme on nous l’annonçait ici, l’avait de toute éternité « constitué » comme « le souverain juge ».
Il était vrai que, comme dans l’Apocalypse, il fallait bien comprendre ce jugement du monde : il durait depuis la création du monde et ne prendrait fin qu’à la fin de l’histoire.
Daniel : « Le jugement se tenait, les livres étaient ouverts […] Aux autres bêtes la domination fut ôtée, mais elles reçurent un délai de vie, pour un temps et une époque. Je contemplais dans les visions de la nuit. Voici, venant sur les nuées du ciel comme un Fils d’homme. Il s’avança jusqu’à l’Ancien et fut conduit en sa présence. A lui fut conféré empire, honneur et royaume… » (Dn 7,10.12-13).
Et dans Hénoch : « Ils [les élus] ont ressenti une grande joie, ils ont béni, glorifié, exalté, parce que le nom de ce Fils d’homme leur a été révélé. Il s’est assis sur son trône glorieux, et la somme du jugement a été donnée à ce Fils d’homme. Il fera disparaître les pécheurs de la face de la terre et les livrera à la corruption, avec ceux qui ont égaré le monde. Ils seront enchaînés, enfermés dans leur prison de corruption, et toute leur œuvre disparaîtra de la face de la terre. Dès lors, il n’y aura plus rien de corruptible, car ce Fils d’homme sera apparu et se sera assis sur son trône glorieux. Tout mal disparaîtra de la face de la terre et s’en ira. Ils parleront à ce Fils d’homme, et il subsistera devant le Seigneur des Esprits. Ici s’achève la troisième Parabole d’Hénoch. » (1 H 69,26-29).
17. --- « Vous scrutez les Ecritures dans lesquelles vous pensez avoir la vie éternelle ; or ce sont elles qui me rendent témoignage. » (Jn 5,39).
Pour Jean, aussi bien que pour l’évangéliste Matthieu (Matthieu grec), et pour l’auteur de l’épître aux Hébreux, Jésus était le centre des Ecritures, leur fin, leur réalisation, leur aboutissement : que ce fussent la Torah, les prophètes, les psaumes, ou même les hagiographies plus récentes. Ce point était essentiel.
Toutes les Ecritures, semblait dire Jésus, aussi bien les plus anciennes que les plus modernes, prophétisaient à la fois le Messie et la venue de Yahvé : or j’étais l’un et l’autre, Messie et Yahvé. De plus j’apportais l’Esprit, annoncé pour les temps nouveaux. Toutes les lumières qui émanaient des Saintes Ecritures se focalisaient sur moi. Ne pas reconnaître le Fils de l’homme sous prétexte de fidélité aux Ecritures, relevait par conséquent du paradoxe.
La Torah prophétisait Jésus, inconsciemment, par ses rites, par le symbole de l’agneau pascal. Elle annonçait aussi explicitement la venue d’un prophète semblable à Moïse (cf. Dt 18,18).
Le livre de Samuel et les psaumes annonçaient le Messie en tant que fils de David et Fils de Dieu (cf. 2 S 7,12-16 ; Ps 2,7 ; 89,27 ; 132,11).
Les prophètes prédisaient le jour de Yahvé (cf. Am 5,18-20), et l’avènement de l’oint de Yahvé, en qualité de fils de David, et de véritable Emmanuel (cf. Is 7,14), mais mystérieusement aussi comme le Serviteur souffrant, chargé de tous les péchés du monde (cf. Is 53,5).
Les hagiographes récents, dans les détresses de l’exil ou de l’occupation étrangère, voire de la diaspora, se tournaient de plus en plus vers l’espérance eschatologique : triomphe des élus, châtiment des impies.
C’était tout ce poids d’écrits, ce cumul d’angoisses et d’espoirs, que Jésus assumait et prenait en compte.
18. --- « Je suis venu au nom de mon Père et vous ne me recevez pas ; qu’un autre vienne en son propre nom, celui-là vous le recevrez. » (Jn 5,43).
Jésus venait au nom du Père, en priorité en tant que Fils de ce Père : celui qui révélait le nom du Père. Mais il venait aussi, au nom du Père, en tant que l’Oint par excellence, au milieu des hommes ; il était oint d’Esprit Saint, de la part de Yahvé, visiblement et au su de tous (cf. Jn 1,34).
Deux conditions étaient requises pour prétendre être le vrai Messie : d’une part affirmer venir de la part de Dieu, et non de soi-même ; d’autre part pouvoir soutenir, ou justifier, cette allégation.
Il y avait d’un côté le discours ; mais il y avait de l’autre les signes ou miracles.
Il était bien de débarquer en ambassadeur de Dieu. Mais il fallait pouvoir, à l’occasion, produire ses lettres de créance.
Dans la trame littéraire du IV e évangile, les deux aspects de la messianité se trouveraient étroitement entremêlés : l’un illustrant ou confortant l’autre.
19. --- « Si vous croyiez Moïse, vous me croiriez aussi ; car c’est de moi qu’il a écrit. » (Jn 5,46).
Affirmation audacieuse, car la Torah, autrement dit le Pentateuque, ou les Cinq Livres (censés entièrement écrits de la main de Moïse, au temps de Jésus), ne contenaient pas d’annonce explicite du Messie, ni même du jour de Yahvé.
Mais Jésus pouvait se reconnaître prophétisé dans la Torah à cause des promesses qui y étaient contenues, concernant l’avenir lointain du peuple, et qui s’actualiseraient finalement en sa personne, et dans le Règne de Dieu qu’il inaugurait.
Promesse voilée faite à Adam et Eve, après leur chute, d’un salut futur : « Je mettrai une hostilité entre toi et la femme, entre ton lignage et le sien. Il t’écrasera la tête et tu l’atteindras au talon. » (Gn 3,15). C’était ce qu’on a appelé le Protévangile.
Promesse faite à Noé, après le déluge, d’un nouvel ordre du monde (cf. Gn 9,1-17).
Promesse faite à Abraham, à Isaac et à Jacob, que leur postérité posséderait la Terre Promise, c’était à dire, finalement, qu’elle verrait s’instaurer le royaume de Dieu.
Ces diverses promesses étaient scellées par une Alliance, qui s’annonçait éternelle. Dieu habiterait son peuple et ne le délaisserait pas, tout en le châtiant parfois, comme on châtie un enfant, de ses infidélités (cf. Dt 28,15-46).
D’une façon lointaine, mais réelle, ces diverses promesses avaient déjà pour perspective le monde entier ; elles se voulaient universelles : « Par toi se béniront toutes les nations de la terre. » (Gn 12,3).
20. --- « Jésus se rendit compte qu’ils allaient venir l’enlever pour le faire roi ; alors il s’enfuit à nouveau dans la montagne, tout seul. » (Jn 6,15).
Solitude émouvante, solitude dramatique : Jésus s’enfuyait et se séparait non seulement des foules, mais même de ses disciples.
Certes Jésus était roi, il l’était par naissance, d’une naissance éternelle, en tant que Fils de Dieu. Il l’était d’une naissance temporelle, en tant que fils de Marie (cf. Lc 3,23-38) et fils putatif de Joseph (cf. Mt 1,1-16) : en vertu de ces deux lignées, fils, descendant, héritier de David, c’était à dire le vrai Messie annoncé.
Il avouerait à Pilate qu’il était roi (cf. Jn 18,37), et ce serait sous l’épitaphe de roi qu’il mourrait (cf. Jn 19,19).
Mais il n’avait pas besoin que quelqu’un ou quelques-uns le fissent roi. Une royauté d’origine populaire n’eût pu être que séditieuse, et conduire à la guerre civile. Ou même répondre à des motifs purement égoïstes, comme Jésus l’objecterait, dès le lendemain, aux Juifs qui le cherchaient : « Vous me cherchez, non pas parce que vous avez vu des signes, mais parce que vous avez mangé du pain tout votre soûl. » (Jn 6,26).
Pour Jésus, une royauté temporelle, et immédiate, représentait bel et bien une tentation à laquelle pouvaient être accessibles même ses apôtres. Il y répondait par la fuite, et montrait ainsi à tous ses futurs disciples comment il fallait s’y prendre pour écarter la tentation du pouvoir.
21. --- « Le Fils de l’homme, car c’est lui que le Père, que Dieu a marqué de son sceau. » (Jn 6,27).
Les souverains de la terre détenaient un sceau, dont ils scellaient leurs actes. Jésus, roi divin, était marqué du Sceau divin qui était l’Esprit Saint (cf. Jn 1,32). C’était par la vertu de l’Esprit que toutes ses paroles, et tous ses actes, seraient authentifiés.
22. --- « Si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme et vous ne buvez son sang, vous n’aurez pas la vie en vous. » (Jn 6,53).
Jésus poussait sa royauté de service – et non de domination – jusqu’au paradoxe, jusqu’à l’horreur et, pour des Juifs, jusqu’au scandale : donner à manger aux foules sa propre chair, leur donner à boire son propre sang. Nouveau pélican qui se livrait en pâture à ses petits.
23. --- « Nous croyons, nous, et nous savons que tu es le Saint de Dieu. » (Jn 6,69).
Le Saint de Dieu, c’était celui qui était consacré à Dieu par l’onction ; c’était le prêtre (cf. Lv 8,12) et c’était le roi (cf. 1 S 10,1). Mais c’était éminemment le Messie, à la fois prêtre et roi, le Messie oint directement d’Esprit (et non d’une huile, symbole de l’Esprit), c’était à dire investi et consacré par Dieu même, le Père (cf. Jn 1,32). Jésus n’était pas prêtre sur la terre, par la race, car il n’était pas descendant d’Aaron. Jésus n’était pas roi non plus par l’onction royale, celle d’huile. Il était roi et prêtre de par Dieu même, en tant que Messie.
Jean-Baptiste fut le premier témoin de cette onction d’Esprit. Mais les Douze, Pierre en tête, celui qui parlait présentement, suivaient de près Jean-Baptiste comme témoins de l’investiture du Christ.
Par ailleurs les apôtres avaient pu observer la vie privée de Jésus. Ils pouvaient certifier que sa conduite était conforme à sa doctrine.
De plus, pour les esprits faibles, il restait les miracles, qui légitimaient la mission de Jésus comme venant de Yahvé.
24. --- « Est-ce que vraiment les autorités auraient reconnu qu’il est le Christ ? Nous savons pourtant d’où il est, tandis que le Christ, quand il viendra, personne ne saura d’où il est. » (Jn 7,26-27).
Dans les visions de IV Esdras, qui pourraient être datées de 37 avant Jésus-Christ (cf. Ecrits Intertestamentaires, Gallimard, 1987, page 1470) on apercevait le Messie tantôt sortant d’une forêt tel un lion (Cf. IV Esdras 12,31-32), tantôt s’élevant du sein de la mer (id. 13,25-26) pour délivrer le peuple de Dieu et exercer le jugement sur le monde.
On ne concevait guère le Messie, qu’on savait pourtant devoir naître à Bethléem de la race de David (cf. Jn 7,42), sous la forme d’un homme ordinaire, se promenant sur la terre les mains dans les poches. Sa venue, imaginait-on, ne pouvait revêtir qu’un aspect extraordinaire, spectaculaire.
Les Juifs, ses compatriotes, croyaient savoir que Jésus était de Nazareth en Galilée, le fils de Joseph (cf. Jn 1,45). Ce qui était vrai, puisqu’il y avait passé son enfance et que, selon la Loi, il descendait de Joseph (Cf. Mt 1,1-16). Mais cette extraction leur paraissait bien peu relevée, pour un Messie.
25. --- « Le Christ, quand il viendra, disaient-ils, accomplira-t-il plus de signes que n’en a accompli cet homme ? » (Jn 7,31).
Certains habitants de Jérusalem (cf. Jn 7,10) exprimaient leur scepticisme sur la mission de Jésus, à cause de son origine modeste (une simple famille d’artisans), ou trop vulgaire (le bourg méprisé de Nazareth).
Mais d’autres leur opposaient les nombreux miracles qui, de fait, plaidaient en sa faveur. Ils étaient comme les sceaux apposés par Dieu sur son action.
Si l’Esprit était le Sceau divin marqué sur la personne du Christ (cf. Jn 6,27), les miracles représentaient comme des scellés indubitables appliqués par Dieu pour authentifier sa mission : Jean préféraient dire des « signes » ; des scellés ou des signes visibles par tous.
Tout le IV e évangile était construit pour mettre en valeur ces sceaux, ou ces signes ; 7 signes pour les 7 « chapitres » voulus par Jean ; plus un 8 e signe pour l’appendice et la mission confiée à Pierre. Le plus éclatant de tous ces signes ne serait autre que la résurrection de Jésus.
26. --- « L’Ecriture ne dit-elle pas que c’est de la descendance de David et du bourg de Bethléem que le Christ doit venir ? » (Jn 7,42).
La naissance de Jésus à Bethléem semblait ignorée, en dehors du cercle des intimes.
Sans doute l’évangéliste Jean supposait-il connu, par les récits de ses prédécesseurs, l’origine véritable de Jésus. Il n’aurait pas rapporté ce propos sur le Christ, fondé sur l’Ecriture comme il est dit, s’il ne le savait pas exact, et vérifiable.
Saint Paul dans ses épîtres, sans doute les écrits les plus anciens du Nouveau Testament, notait expressément que Jésus était « issu de la lignée de David selon la chair » (Rm 1,3) et non pas seulement selon la Loi. Sans doute faisait-il allusion à la généalogie qui serait donnée par Luc (3,23-38) et qui passait par Marie (la « chair » ou le « sein » de David : cf. Ps 132,11). Luc était, on le sait, le compagnon de Paul.
Il faut reconnaître que dans le IV e évangile nous trouvions ici la seule mention qui fût faite de l’origine bethléémite, ou davidique, de Jésus. Mais l’Apocalypse, autre écrit johannique, avait déjà nommé Jésus comme « le rejeton de la race de David. » (Ap 22,16).
Quant aux papotages consignés par Jean, concernant le Christ et ses ascendances, et qui avaient pour théâtre les ruelles de Jérusalem, ils semblaient bien futiles et légers. L’enquête sur le vrai Christ eût sans doute exigé plus de sérieux. C’était pourquoi ils n’aboutissaient qu’à créer la confusion, ou la division (cf. Jn 7,43).
27. --- « Etudie ! Tu verras que de la Galilée il ne surgit pas de prophète. » (Jn 7,52).
L’hostilité à l’égard de Jésus prenait prétexte de motifs qui se réfutaient d’eux-mêmes : ils se fondaient en définitive sur un complexe de supériorité des Judéens sur les Galiléens, quelque peu méprisés.
28. --- « Quand vous aurez élevé le Fils de l’homme, alors vous saurez que Je Suis. » (Jn 8,28).
Quand le Fils de l’homme de Daniel, de I Hénoch, ou de IV Esdras, (personnage assurément mythique et glorieux) serait assimilé au Serviteur souffrant d’Isaïe, alors vous connaîtrez, ou reconnaîtrez, sa divinité. Le Fils de Dieu pouvait seul concilier en sa personne ces aspects hétéroclites, voire quelque peu contradictoires, de l’image du Messie que l’on se faisait.
29. --- « Avant qu’Abraham fût, Je Suis. » (Jn 8,58).
La filiation divine du Messie exigeait une double naissance : une naissance dans le temps, postérieure à Abraham ; une autre dans l’éternité, contemporaine de Dieu.
30. --- « Crois-tu au Fils de l’homme ? » (Jn 9,35). « ‘Je crois, Seigneur’, et il se prosterna devant lui. » (Jn 9,38).
Après sa guérison, l’aveugle de naissance était invité à reconnaître Jésus comme le Fils de l’homme, celui de Daniel, d’Hénoch, d’Esdras... mais équivalemment comme le Fils de Dieu. L’ancien aveugle ne se méprenait pas sur cette double proposition, puisque aussitôt il s’exécutait : il se prosternait pour adorer.
31. --- « Je suis le bon Pasteur. » (Jn 10,11).
Titre suprêmement messianique.
Yahvé avait toujours été considéré comme le berger d’Israël (cf. Gn 48,15).
Si Dieu avait résidé au milieu de son peuple, surtout depuis l’Exode, il avait promis pour la fin des temps, par l’intermédiaire des prophètes, la venue d’un pasteur de son choix : « Voici que j’aurai soin moi-même de mon troupeau, et je le passerai en revue. » (Ez 34,11). « Je susciterai pour le mettre à leur tête un pasteur qui les fera paître, mon serviteur David : c’est lui qui les fera paître et sera pour eux un pasteur. » (Ez 34,23). Jésus revendiquait implicitement la conjonction de toutes ces prophéties : qu’il était Yahvé ; qu’il était le pasteur ; qu’il était David. Dieu et homme, et comme tel chef de l’humanité.
32. --- « Je crois que tu es le Christ, le Fils de Dieu, celui qui devait venir en ce monde. » (Jn 11,27).
Avant même la résurrection de son frère Lazare, Marthe déclinait tous les titres de Jésus, et récapitulait, à propos de sa personne, non seulement l’attente d’Israël, mais encore toute l’espérance du monde.
Déjà se trouvait résumé, dans sa formule, tout le kérygme de la foi chrétienne, qui transcendait (infiniment, pourrait-on dire) ladite attente d’Israël et ladite espérance du monde.
La réalité de la filiation divine en Dieu ne pouvait être connue des hommes que par le moyen de l’incarnation, par l’épiphanie en ce monde du Logos divin, celui qui était la Sagesse de Dieu.
33. --- « Hosanna ! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur, le roi d’Israël !» (Jn 12,13).
Ainsi la foule de Jérusalem acclamait-elle son Messie, le jour des Rameaux, lors de son entrée triomphale dans sa grand’ville. Elle reconnaissait en lui le roi d’Israël, celui qui était annoncé par les psaumes : « Oracle de Yahvé à mon Seigneur : Siège à ma droite ; tes ennemis, j’en ferai un marchepied. Ton sceptre de puissance, Yahvé l’étendra de Sion : domine au cœur de l’ennemi. » (Ps 110,1-2).
C’était ce jour, le jour des Rameaux, que pouvaient s’accomplir idylliquement les épousailles de Yahvé avec son peuple, de Dieu avec toute l’humanité. Il eût suffi d’une reconnaissance officielle de Jésus, en tant que Messie, par la nation juive, et qu’on mît à sa disposition le Temple de Jérusalem.
Jésus eût alors récupéré à la fois sa fonction royale et sa fonction sacerdotale, puisqu’il était prêtre, d’un sacerdoce éternel, selon l’ordre de Melchisédech : « A toi le principat au jour de ta naissance, sur les monts sacrés, dès le sein, dès l’aurore de ta jeunesse. Yahvé l’a juré et ne s’en dédiera point : Tu es prêtre à jamais selon l’ordre de Melchisédech. » (Ps 110,3-4).
Ce cérémonial pour l’arrivée du Messie avait été parfaitement imaginé, par exemple par les Esséniens :
« De la séance des hommes de renom, convoqués à la réunion pour le Conseil de la Communauté, quand Adonaï aura engendré le Messie parmi eux.
« Le Prêtre entrera à la tête de toute la Congrégation d’Israël, puis tous les chefs des fils d’Aaron les prêtres, convoqués à la réunion, hommes de renom ; et ils s’assoiront en face de lui, chacun selon sa dignité.
« Et ensuite entrera le Messie d’Israël, et s’assoiront en face de lui les chefs des tribus d’Israël, chacun selon sa dignité, selon leur position dans leurs camps et durant les marches ; puis tous les chefs de famille de la Congrégation, ainsi que les sages de la Congrégation sainte, s’assoiront en face d’eux, chacun selon sa dignité. » (Règle annexe de la Communauté 2,11-17).
C’eût été le grand prêtre, entouré de tous les prêtres descendants d’Aaron, qui eût dû accueillir officiellement le Messie dans Jérusalem et dans le Temple, et lui en remettre les clefs.
34. --- « La Loi nous a appris que le Christ demeurera toujours. Comment peux-tu dire : Il faut que le Fils de l’homme soit élevé ? Qui est ce Fils de l’homme ? » (Jn 12,34).
Et cependant les foules de Jérusalem et a fortiori les chefs juifs, restaient imperméables aux paroles insinuantes de Jésus. Ils eussent volontiers admis un Fils de l’homme triomphant, celui, précisément, annoncé dans les visions de Daniel, d’Hénoch, d’Esdras ; mais ils répugnaient à l’idée de le voir élevé sur un poteau, à l’instar du serpent de bronze de Moïse (cf. Nb 21,9). Et Jésus, conscient de cette résistance, n’ignorait pas sur quoi elle déboucherait inéluctablement pour lui. Il annonçait en termes voilés que son échec apparent, entrevu d’ailleurs par les prophètes, amènerait la véritable rédemption d’Israël, et par-delà Israël celle du monde entier. Il parlait même de son échec comme d’une chose nécessaire : « Il faut… » C’était nécessaire, au moins d’une nécessité relative ; prévu par le plan de Dieu et annoncé dans les Saintes Ecritures.
35. --- « Bien qu’il eût opéré tant de signes en leur présence, ils ne croyaient pas en lui. » (Jn 12,37).
C’était sur ce constat d’échec, et d’aveuglement, que se terminait tristement le récit de l’entrée glorieuse du Messie à Jérusalem.
Le Christ ne voulait pas forcer sa prise de possession. Il ne voulait pas l’imposer par les armes. Il ne désirait qu’une messianité – et une royauté – acceptées à l’amiable, par consentement mutuel, j’allais dire démocratique. Il eût consenti, cependant, à s’expliquer sur l’origine divine de sa mission. Il en montrait les gages : ses miracles, joints aux réalisations éclatantes, et concordantes, de toutes les prophéties. On négligeait de l’écouter. On restait insensible à ces signes.
36. --- « Maintenant le Fils de l’homme a été glorifié. » (Jn 13,31).
Mais l’échec apparent de la croix, imputable à l’hostilité majoritaire des foules et des chefs juifs, à la trahison de Judas (en ce moment même), et bien plus encore au péché de tous les hommes, allait aboutir, d’une manière paradoxale, à la véritable glorification du Fils, et par elle à celle du Père. La vérité de Dieu rayonnerait principalement du haut de la croix (bientôt dressée à tous les carrefours du monde) qui manifesterait l’infinité de l’amour divin. C’était le Messie-Fils qui réalisait ce projet d’amour, par le truchement de sa mort et de sa propre résurrection. Les peuples, les chefs juifs, ou romains, de ce temps, Judas lui-même, n’étaient guère que des instruments inconscients de la rédemption. Seul le péché, en définitive, était responsable. Mais il se trouvait, pour l’occasion, vaincu.
37. --- « Où je vais, vous, vous ne pouvez venir. » (Jn 13,33).
Jésus allait au Père. Mais il devait passer par la mort et la surrection glorieuse du tombeau. Les apôtres ne pouvaient aller par eux-mêmes à Dieu, car il appartenait au Christ d’ouvrir le chemin. Les apôtres ne pouvaient pas encore le suivre dans la mort, car ils n’étaient pas prêts ; ils n’avaient pas la force. Ils le suivraient plus tard (cf. Jn 13,36), par le martyre.
38. --- « Il y a beaucoup de demeures dans la maison de mon Père, sinon je vous l’aurais dit. » (Jn 14,2).
Le Royaume de Dieu était une réalité céleste, existant par delà le monde et par delà la mort. Jésus allait préparer des places auprès de son Père non seulement pour ses disciples, mais encore pour tous les hommes de bonne volonté de tous les temps, et qui l’eussent suivi.
39. --- « Le Prince de ce monde vient. » (Jn 14,30).
Le véritable adversaire, invisible, de Jésus et du Messie, était Satan, le roi de ce monde, qui s’opposait au roi des siècles et au souverain légitime de l’Israël de Dieu. Dans la passion de Jésus, il semblait remporter une victoire certaine. Mais cette victoire même ferait sa défaite, et le perdrait. « Le Prince de ce monde est condamné. » (Jn 16,11). « J’ai vaincu le monde. » (Jn 16,33).
40. --- « Contre moi il ne peut rien. » (Jn 14,30).
En sa qualité de Fils de Dieu, Jésus restait totalement inaccessible à la tentation. Il ne pouvait pas pécher. En ce sens-là, Satan ne pouvait effectivement rien contre lui. Mais en tant qu’homme, Jésus pouvait être mordu au talon de son humanité, comme cela était obscurément prophétisé depuis l’origine (Cf. Gn 3,15). C’était inscrit dans le Protévangile.
41. --- « La vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi, le seul véritable Dieu, et ton envoyé Jésus Christ. » (Jn 17,3).
La véritable religion, autrefois confinée dans la révélation mosaïque s’étendait désormais à la personne de Jésus-Christ, l’envoyé authentique du Père. En plus du Dieu unique (opposé au dieu multiple du paganisme), il fallait maintenant croire au Fils unique, et bientôt à l’Esprit unique.
Dieu, dès lors, était en droit d’exiger une telle foi, puisque lui-même avait parlé, et conféré à son messager une accréditation suffisante. Le nom de Jésus-Christ se prononcerait, à l’avenir, à l’égal de celui de Yahvé.
42. --- « Qu’eux aussi soient un en nous, afin que le monde croie que tu m’as envoyé. » (Jn 17,21).
L’unité des disciples ne serait que le signe de la charité ; et la charité des disciples entre eux ne serait à son tour que le signe de l’amour de Dieu.
La grande geste d’amour de Dieu ne pouvait se manifester au monde que par une charité répandue et vécue au quotidien. Dieu avait envoyé Jésus-Christ par amour, et la religion de Jésus-Christ ne devrait produire que des fruits d’amour.
43. --- « Jésus le Nazaréen. » (Jn 18,5.7).
Le Messie portait une identité humaine très précise (et non pas légendaire). Il était d’un temps et d’un lieu ; il était d’une histoire. Il ne descendait pas des nuages, ni ne se perdait non plus dans les brumes de la mythologie. C’était ce qu’on a nommé le réalisme de l’incarnation : voilà un homme « bien de chez nous », dirait-on.
44. --- « Tu es le roi des Juifs ? » (Jn 18,33).
Pilate était avant tout un homme politique. Il ne voulait connaître que de mobiles politiques et ce serait, d’ailleurs, sous cette titulature de « roi des Juifs » (Jn 19,19) qu’il ferait périr Jésus.
Selon l’évangile de Jean, par opposition aux évangiles synoptiques, l’essentiel du procès de Jésus se déroulait en présence du gouverneur romain, car tout ce qui précédait, dans le IV e évangile, n’avait été qu’un long procès devant les Juifs.
De son propre point de vue, Pilate résumait bien l’ambition suprême de Jésus : elle ne pouvait être qu’une prétention à la royauté. Mais ce carcan civil, ce carcan politique, imposé à la procédure de par la volonté de Pilate, éclaterait de toutes parts ; il n’était pas tenable. Pilate se verrait presque obligé, en conscience, de reconnaître la parfaite innocence de Jésus et de le relâcher. Ce n’était que sous la pression des Juifs, et en raison de sa propre lâcheté devant eux, qu’il était amené à le condamner. Il s’y reprendrait d’ailleurs à plusieurs fois : confrontation avec Barabbas, flagellation, nouvelle nuit en prison aux mains de la soldatesque romaine, ultime tentative, le lendemain, de le sauver en apitoyant les foules, dernier interrogatoire, enfin décision de le laisser crucifier.
« Mon Royaume n’est pas de ce monde » (Jn 18,36) expliquait Jésus. « Donc tu es roi ? » (Jn 18,37) ne savait que répondre Pilate. « Quiconque est de la vérité écoute ma voix » (Jn 18,37) surenchérissait Jésus. « Qu’est-ce que la vérité ? » (Jn 18,38) répliquait Pilate, mais sans attendre la réponse, qui l’eût obligé à sortir de sa fonction officielle, pour entrer dans un débat personnel.
Le vrai paradoxe était que Pilate se voyait contraint de plaider (lui qui était juge) la cause du roi des Juifs devant les Juifs : « Je ne trouve en lui aucun motif de condamnation. » (Jn 18,38). « Voulez-vous donc que je vous relâche le roi des Juifs ? » (Jn 18,39) suppliait presque Pilate.
Et les soldats romains, et la valetaille du prétoire, à l’imitation de leur chef, bafouaient Jésus sous l’appellation de « roi des Juifs » (Jn 19,3). Eux-mêmes s’en tenaient au plan politique.
45. --- « D’où es-tu ? » (Jn 19,9).
Pilate savait bien, il sentait bien, que le vrai motif du procès était religieux. En privé, il demandait à Jésus : « D’où es-tu ? » Mais enfermé dans sa logique de fonctionnaire romain, d’une manière presque pathétique, il ne pouvait que ressortir devant les foules en leur criant : « Voici votre roi ! » (Jn 19,14). Il ne réussissait à provoquer qu’un beau tollé.
Dans les catégories de Pilate, comme dans les catégories juridiques romaines, l’ambition messianique s’analysait uniquement en termes d’ambition politique. Le responsable romain rejoignait en quelque sorte le sentiment spontané des Juifs, qui eussent accepté un Messie temporel, mais ne voulait à aucun prix d’un Messie prédicateur de vérité.
Par contraste, la véritable nature du Messie, suggérée par saint Jean, se dévoilait pour ce qu’elle était : une magistrature de Vérité, de Surnaturel, de Service, de Religion.
46. --- « Jésus le Nazaréen, le roi des Juifs. » (Jn 19,19).
Pilate avait fort bien concentré et défini, sur l’écriteau, l’identité civile et politique de Jésus. Ne faisait ici défaut que l’identité religieuse.
Mais la croix, dressée sur un tertre à l’une des portes de Jérusalem, laissait éclater aux yeux de tous la dimension religieuse de l’événement : car Jésus était innocent, et son innocence en appelait à Dieu.
47. --- « Ce que j’ai écrit est écrit. » (Jn 19,22).
Pilate maintenait jusqu’au bout, mordicus, sa manière de voir. Mais cette manière de voir, hélas, témoignait aussi contre lui.
48. --- « Il [Nicodème] apportait un mélange de myrrhe et d’aloès, d’environ cent livres. » (Jn 19,39).
Jésus était mort comme un brigand, au milieu de deux brigands. Mais il serait enterré comme un prince, comme un roi, dans un tombeau de riche, environné de cent livres de parfum, servi par des notables de Jérusalem, à la place de ses pauvres apôtres, défaillants.
49. --- « Ils [Simon-Pierre et Jean, le futur évangéliste] n’avaient pas encore compris que, d’après l’Ecriture, il devait ressusciter des morts. » (Jn 20,9).
L’échec royal de Jésus se transformait en triomphe divin. Au matin de Pâques, il franchissait les portes de la mort et surgissait du tombeau, avec un corps déjà glorieux.
Ce que le Nouveau Testament entendait par « Ecriture », quand il s’agissait de justifier la résurrection de Jésus (cf. Ac 2,24-31 ; 13,32-37), c’était en priorité le psaume 16 : « Tu ne peux abandonner mon âme au shéol, ni laisser ton ami voir la fosse » (Ps 16,10), ainsi traduit par la Septante : « Tu ne laisseras pas ton Saint voir la fosse. » (Cf. Ac 13,35). D’après le psaume, le Messie détenait donc, d’une manière encore mystérieuse, le privilège de l’immortalité.
Si par obéissance, pour réaliser les prophéties d’Isaïe, et le symbolisme de l’agneau pascal, le Messie avait accepté de se laisser conduire à la mort, il ne pouvait en rester prisonnier. L’espoir d’un croyant ordinaire, d’échapper à la mort, devenait pour le Messie une certitude. De plus, si le Messie était Dieu, la question ne se posait même plus : il devait ressusciter du tombeau par ses propres forces.
50. --- « Ceux-là l’ont été [ces signes ont été écrits] pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu. » (Jn 20,31).
Le Christ ne faisait qu’un avec le Fils de Dieu, lequel était l’un des membres de la Trinité Sainte. Il était l’un des Trois, celui qui fut envoyé par le Père et qui vint dans notre chair pour la sauver. La messianité de Jésus se manifestait à nous d’abord dans le fait qu’il était issu de notre humanité, porteur de ses espérances et les comblant. Membre, en un second titre, de l’humanité, le Christ prenait rang de chef divin de l’humanité. Sa couronne fut une couronne d’épines. Son trône fut une croix. Pourtant il ne laissait pas d’être toujours « dans le sein du Père. » (Jn 1,18).