78. --- « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur, le roi d’Israël ! » (Jn 12,13).
Jésus faisait son entrée solennelle dans sa grand’ville, monté modestement sur le petit d’une ânesse. Il se faisait donc acclamer comme le « Roi d’Israël ». C’était sous l’intitulé de « Roi des Juifs » (Jn 19,19), qu’il serait, sous peu, crucifié.
Le Roi de l’univers, son créateur, le Logos incarné, détenait un droit de priorité, ou de nature, sur la royauté en Israël. Jésus n’excipait pas d’un droit de conquête, puisqu’il demandait qu’on l’accueillît librement. Mais c’était bien le moins que Dieu fût Roi.
Jésus faisait donc sa grande entrée comme souverain légitime, demandant à être accepté comme tel, ne s’appuyant en rien sur la force des armes. Souverain d’autant plus légitime qu’il était de la famille de David et l’héritier de sa dynastie (cf. Mt 1,1-16 ; Lc 3,23-38 ; Jn 7,42). Au moins à ce seul titre, il devait être reconnu roi.
En réalité, Jésus faisant son entrée dans Jérusalem, c’était bien moins un modeste galiléen, arrière-petit-fils de David, se prétendant roi, ou même empereur, ou même messie, ou même Fils de Dieu, ou même Dieu. Non, à l’inverse, c’était plutôt Dieu se présentant bénignement aux Juifs et aux hommes, comme le Fils, comme le messie, comme le roi, mais aussi comme le concitoyen et le frère de tous les hommes et comme homme lui-même. Ce n’était pas un homme qui s’élevait aux dignités, avec quelque peu de jactance ou d’orgueil ; non c’était un Dieu qui s’abaissait vers cette terre, avec humilité. C’était Dieu descendu du ciel qui venait tranquillement prendre possession de son trône.
Quel trône on lui réservait !
79. --- « La voici venue l’heure où le Fils de l’homme doit être glorifié. » (Jn 12,23).
La gloire d’un roi, c’est de régner. La gloire d’un Dieu c’est d’aimer et de servir. Jamais mieux que par la croix de son Fils, Dieu ne montrerait sa passion d’aimer et de servir. C’était quand le Christ toucherait le fond de la déréliction, et au moment où il serait devenu un objet d’horreur aux yeux de tous les peuples (cf. Is 53,3), que la gloire de Dieu atteindrait le sommet de son éclat : celui du soleil en plein midi. Il subsiste dans ce paradoxe un objet de perplexité que des siècles d’homélies, ou d’exégèse, n’ont pas réussi à éliminer complètement.
Dieu n’avait que faire de la gloire humaine, qui était fondée sur le pouvoir ou sur le savoir. Certes Dieu était Amour, dans les cieux. Mais ces mots eussent pu rester théoriques, une pure doctrine philosophique, s’ils n’eussent été vécus. Sur la croix, Dieu touchait vraiment au vécu. Il passait pour ainsi dire de la théorie à la pratique. Sa philosophie devenait vie, laquelle vie à son tour réclamait d’être imitée. La contemplation débouchait sur l’action. C’était ici, en quelque manière, que l’Etre absolu s’anéantissait, mais c’était dans l’amour.
80. --- « ‘Père, glorifie ton Nom !’ Une voix vint alors du ciel : ‘Je l’ai glorifié et je le glorifierai à nouveau’. » (Jn 12,28).
Le Nom du Père était dans son Fils, puisque c’était ce Fils qui le révélait au monde. Le Fils avait été glorifié de toute éternité, puisqu’il était Dieu. Il le serait dans l’éternité puisqu’il serait encore Dieu. Mais c’était au calvaire que ces deux éternités se touchaient. Certes, Dieu n’avait nul besoin du monde. Mais ayant créé ce monde, il avait voulu lui montrer – et ce serait sur la croix – qu’il n’était qu’Amour total, Amour effectif.
Dans les éternités d’éternités, pourrait-on dire, la gloire du Père, c’était le Fils, et la gloire du Fils, c’était le Saint-Esprit.
Il serait possible de commenter ainsi la sentence du Christ qui nous occupe présentement : « Glorifie ton Nom [de Père] … Je l’ai glorifié [en moi-même le Fils], et je le glorifierai à nouveau [dans l’Esprit Saint]. »
81. --- « Et moi, élevé de terre, j’attirerai tous les hommes à moi. » (Jn 12,32).
La gloire de Dieu, parvenue ici-bas à son paroxysme, rayonnait sur le monde entier. Elle obligeait les hommes à tourner leurs regards vers elle, comme une lumière qui attire. Elle les pressait doucement d’entrer dans son aventure d’humble service et de dévouement, en même temps que d’amour de Dieu et de vrai culte dû à son Nom. La gloire de Dieu, d’un Dieu crucifié par amour des hommes, illuminait le monde mais ne s’imposait pas, elle ne forçait pas. Elle se proposait à la liberté.
82. --- « Vous m’appelez Maître et Seigneur, et vous dites bien, car je le suis. » (Jn 13,13). « Je vous ai donné l’exemple, pour que vous agissiez comme j’ai agi envers vous. » (Jn 13,15).
Jésus-Christ ne laissait pas d’être le vrai Dieu, le Maître et le Seigneur, mais un Dieu de service et d’humilité qui ne tergiversait pas à laver les pieds de ses disciples. Ce Dieu était venu régner, non par contrainte mais par le moyen de la prédication et de l’exemple. Il ne se contentait pas d’enseigner la théorie, mais il la mettait lui-même en pratique, quoique l’une et l’autre : théorie et pratique, ne suffisent encore pas, mais présupposassent le don gratuit de Dieu.
83. --- « Quand il |Judas] fut sorti, Jésus dit : ‘Maintenant le Fils de l’homme [Jésus-Christ, le locuteur] a été glorifié |de la gloire de la croix] et Dieu [le Père] a été glorifié en lui [le Fils]. Si Dieu [le Père] a été glorifié en lui [le Fils], Dieu |le Père] aussi le glorifiera en lui-même [le Père] et il le glorifiera bientôt [de cette gloire qu’est le Saint-Esprit]. » (Jn 13,31-32).
On supplée les mots sous-entendus du texte.
Judas une fois sorti pour livrer son Maître, la passion de Jésus-Christ se trouvait acquise, et du même coup la gloire du Fils de l’homme sur cette terre se trouvait acquise. Le Père se voyait ainsi glorifié dans son Fils aux yeux des hommes (quel Dieu était-ce, pour nous avoir donné un tel Fils !), mais lui-même le glorifierait bientôt en le récompensant, après sa résurrection et son ascension, de la gloire qu’il avait déjà dans le ciel avant le commencement du monde, et qui n’était autre que le Saint-Esprit. (Il n’existait en effet rien d’autre, à l’intérieur de la Sainte Trinité, que le Père, le Fils et l’Esprit qui étaient tout).
Le Fils se voyait couronné par le Père de la gloire de l’Esprit Saint, en vertu du don total qu’il avait fait de lui-même sur la croix (et qu’il faisait de toute éternité en Dieu). C’était en tant que Médium dans le ciel, mais en tant que victime sur la terre, qu’il était glorifié.
Se décelait ainsi un lien étroit, et qui pourtant passait le plus souvent inaperçu, entre d’une part le sacrifice du Christ en faveur des hommes, en tant que rédempteur, son immolation, et d’autre part les processions divines. C’était parce qu’il était le Médium éternel en Dieu, que le Christ devenait pour nous, dans cet espace-ci et dans ce temps-ci, Médiateur et Rédempteur : mais c’était aussi pour nous emmener vers Dieu, pour nous ressaisir en Dieu.
84. --- « Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie. Nul ne va au Père que par moi. » (Jn 14,6).
La théologie trinitaire de ce discours pendant, ou après, la Cène (cf. Jn 14 --- 17) que nous abordons maintenant, étant d’une immense richesse, nous nous contenterons d’en citer, et d’en commenter, trois péricopes primordiales : celle-ci, qui traite du Fils, une autre qui traitera du Saint-Esprit, et une troisième concernant l’unité infinie des Trois Personnes divines, et leur inhabitation comme telles, source d’unité, dans l’âme de tous les fidèles.
« Je Suis » et « Je suis la Voie ». La fonction universelle de ce Fils, de ce Logos, de ce « lien », devenu pour nous en ce monde Jésus-Christ, c’était d’être un Médiateur. Il tenait le rang d’un Médium (Voie et Médium sont synonymes), d’un moyen, d’un passage obligé, d’un milieu, aussi bien :
1°) en Dieu,
2°) que dans l’œuvre de création du monde,
3°) que dans l’œuvre de rachat du monde ;
ces deux dernières médiations étant d’ailleurs, comme il était congruent, à l’imitation de la première, leur copie, leur réplique, en même temps que leur « révélateur » comme diraient les photographes. On ne devinait la première que par l’intermédiaire des deux autres. On balbutierait encore sur la première, même si l’on dissertait doctement sur les suivantes.
Jésus-Christ n’était le chemin sur cette terre, ou plutôt le chemin de la terre au ciel, que parce qu’il était le Chemin en Dieu. Il n’était la vérité de Dieu révélée au monde que parc qu’il était le Logos en Dieu, le Logos du Père. Il n’était la Vie des hommes, naturelle ou surnaturelle, l’auteur de la vie, que parce qu’il était la Vie même de Dieu, la divinité de Dieu, à la fois reçue et transmise (à l’Esprit), à la fois reçue et rendue (au Père). Il était la divinité reçue du Père et rendue au Père par l’Esprit.
Selon la formule des Pères orientaux, très heureusement reprise par le second concile du Vatican (Ad Gentes, 2), l’Esprit Saint procédait du Père par le Fils, alors que dans les formules traditionnelles, usitées en occident, on disait plutôt que l’Esprit procédait à la fois du Père et du Fils comme d’un unique principe, et selon une unique spiration (cf. Concile de Florence, Décret pour les Grecs, 1439, DZ 691).
Saint Thomas d’Aquin, dans la Somme théologique, distinguait, lui, la procession immédiate de l’Esprit (en tant que l’Esprit procédait du Père seul), et la procession médiate (en tant que l’Esprit procédait du Père par le Fils, par le Médium du Fils).
Car le Fils tenait du Père tout son être, y compris la procession active de l’Esprit.
Mais dans tous les cas de figure, s’il est permis d’utiliser cette expression, le Fils tenait lieu de Médiateur, ou plutôt de Médium, car c’était par lui, et lui seul, que passaient les processions divines et, donc, que s’accomplissait la plénitude, ou le plérôme, ou la perfection de la Trinité et, par conséquent, de la divinité.
Chacune des Personnes divines jouissaient d’une fonction tout à fait personnelle, c’était bien le cas de le dire, unique, irremplaçable et même incommunicable, dans cette plénitude : il le fallait bien puisque les Personnes étaient égales entre elles.
Le Père, pouvait-on dire, était l’Origine absolue.
Le Fils était le Médium absolu.
L’Esprit était la Fin absolue, le terme, l’accomplissement des processions divines (puisqu’il n’y avait pas d’autre Personne après lui), mais non pas, notons-le, la fin de la circumincession en Dieu (la «périchôrêsis » des grecs) : car l’Esprit, à son tour, était pour le Père et pour le Fils, et tout en définitive retournait au Père d’où tout venait.
Nous le savions par la philosophie : que Dieu était Acte, et même Acte pur, c’était à dire pur de toute puissance non réalisée, de toute potentialité non accomplie. Mais quelle sorte d’Acte ? Certes l’Acte d’Etre, car l’être était acte et « agere sequitur esse », l’agir découle de l’être. Mais encore quel être ? Nous l’ignorions. L’être restait un mystère que la raison ne pénétrait pas. Elle ne pouvait, dans ses analyses, pénétrer plus loin que la notion d’ « être », qui s’avérait pour elle l’abstraction suprême.
Par le fait de la révélation, nous apprenions que cet Acte unique, par lequel Dieu éternellement se réalisait, n’était autre que l’Acte d’engendrer. Eternellement Dieu avait un Fils, et c’était par la Voie de ce Fils, ou le Médium de ce Fils, que Dieu s’accomplissait. Dieu n’était Père que parce qu’il était le Père d’un Fils, et Dieu n’était un vrai Père, c’était à dire Amour, que parce qu’il était l’Amour de ce Fils. L’Amour de ce Fils, c’était l’Esprit, car Dieu était Esprit (cf. 2 Co 3,17.18).
Sans aucun doute Dieu nous était-il connu par la raison, sans son Fils, puisque beaucoup d’esprits avaient découvert son existence en dehors de toute révélation judéo-chrétienne. Mais quel Dieu évanescent, ou encore confondu avec les faux dieux ! Pour nous, Dieu ne devenait vraiment un Père que par la connaissance de son Fils, et il ne devenait réellement l’Amour que par la connaissance que nous avions de son Esprit. Même dans l’éternité, Dieu ne devenait Père que par le Fils, et il ne devenait Amour que par l’Esprit.
La spécificité du Fils, la propriété du Fils, l’essence du Fils en tant que Fils, la substance de son hypostase en tant que Fils, c’était d’être un Médiateur. L’Esprit n’était pas Médiateur. Le Père n’était pas Médiateur. Seul le Fils était le Médiateur en Dieu : « Je Suis », « Je suis la Voie », la Voie absolue, id est : Je suis Dieu, et je suis le Médium.
Pour le dire autrement, la filiation en Dieu supposait une médiation. La médiation incluait la filiation, car le Fils ne serait pas Médium, s’il n’était pas d’abord le Fils ; mais la médiation complétait la filiation, car le Fils ne serait pas non plus Médium, si l’Esprit ne procédait pas de lui et du Père à travers lui.
Dieu n’était que Père d’un Fils dans l’Esprit.
La création du monde, le rachat du monde, ne venaient que par surcroît, par surabondance, par libéralité.
Au sein de la divinité, le Fils était ainsi un Médium, on pourrait presque dire un miroir, dans le sens que c’était par lui et en lui que le Père se connaissait et se contemplait. Etant le reflet de sa divinité, un reflet absolument parfait, égal à son modèle. Le Père se contemplait en son Fils, de même que le Fils en son Père. Le Fils était le mot du Père, si le Père ne prononçait qu’un seul mot. Etant le Logos, le Fils fonctionnait en quelque sorte comme l’intelligence du Père, sa pensée, la « Pensée de sa Pensée ».
En réalité, le Fils était la totalité du Père, sa divinité même, moins la seule paternité : Deum de Deo, Dieu issu de Dieu. S’il n’était pas le Père, car les Personnes demeuraient, le Père ne vivait qu’en lui et en quelque sorte ne connaissait que lui. L’unité du Père et du Fils atteignait à une telle perfection qu’ils ne formaient qu’un seul Dieu.
De cette connaissance et de cette union si parfaite jaillissait la flamme de leur Amour réciproque, aussi parfait qu’ils l’étaient eux-mêmes, leur égal, et qui avait nom le Saint-Esprit, lequel à son tour ne faisait qu’un avec eux, un seul Dieu.
Parmi les Trois, le Fils était le grand communicateur : il communiquait l’être à l’Esprit de la part du Père et il communiquait l’Amour au Père en la personne de l’Esprit. Si l’Esprit était l’objet de l’échange ou du don, le don même, la « Personne-Don » (Jean-Paul II), le Fils était la communication. En sa Personne se construisait un pont éternel entre le Père et l’Esprit, comme entre l’Esprit et le Père. Il donnait le Père à l’Esprit et l’Esprit au Père. Si c’était l’Esprit qui était l’échangé, c’était bien le Fils qui était l’échangeur.
A l’intérieur de la sainte Trinité le Fils était la médiation ; mais dans les œuvres ad extra le Fils faisait la médiation. C’était pourquoi l’on disait couramment qu’il était le médiateur, ou l’unique médiateur (cf. 1 Tm 2,5 ; He 8,6 ; 9,15 ; 12,24). La création s’accomplissait dans le temps selon un exemplaire éternel et selon une délibération éternelle. Cet exemplaire était le Logos même ; cette délibération était aussi le Logos même. Et le Logos était le créateur même ; cela nous la savions depuis la lecture du prologue de Jean (cf. Jn 1,3).
Sans aucun doute dans les œuvres ad extra, les opérations de la Sainte Trinité étaient-elles communes aux trois Personnes. Mais elles étaient exercées selon la personnalité et les spécialités de chacune des Trois, et selon la fonction que chacune occupait au sein de l’éternelle activité. L’acte créateur (mais non la création même) émanait du Père par le Fils dans l’Esprit ; la création, quant à elle, n’émanait que du néant. Mais il fallait bien considérer les Trois Personnes comme l’unique auteur en tant que Dieu, l’unique principe, de tous les mondes tant spirituels que matériels.
Dans le but de créer les mondes, le Fils puisait son idée dans l’être du Père, dont il était l’icone (sans accent) ; mais il agissait en vertu de la force créatrice de cet Esprit qui émanait éternellement de lui.
Au moment de créer les mondes : « Dieu dit que… » (Gn 1,3) ; le Père était la bouche qui prononçait ; l’Esprit était le souffle porteur de la voix ; mais le Fils était bien la Parole émise, efficace, toute-puissante et intelligente. Le Fils était le concept, ou encore le concepteur, qui, à la fois, planifiait (l’essence) et susciter (l’existence) à partir du néant. Si donc le cosmos était confectionné à l’image du Fils, étudier le cosmos c’était étudier le Fils.
Enfin le Fils se manifestait comme médiateur, comme voie unique entre Dieu et les hommes, dans l’œuvre surnaturelle de rachat du monde.
Le Christ était d’abord médiateur en vertu de l’union hypostatique. Certes une telle formule savante, forgée par les théologiens du V e siècle (saint Cyrille d’Alexandrie), ne se lisait-elle pas dans notre évangile. Mais la doctrine y gisait, implicite : le Christ de saint Jean n’était-il pas une seule personne (hypostase selon les grecs) à la fois homme et Dieu ? « Le Verbe s’est fait chair… » (Jn 1,14).
C’était par son incarnation que le Fils de l’homme devenait médiateur entre Dieu et les hommes : la Voie, l’unique Voie ; mais c’était par sa mort sur la croix qu’il achevait définitivement l’œuvre de sa médiation.
Un abîme infranchissable était creusé depuis toujours entre l’Infini et le Fini, du fait de la transcendance. Cet abîme était allégrement franchi par l’union hypostatique qui reliait entre eux l’humain et le divin, le créé et l’incréé, la nature et la surnature, la matière et l’esprit, et même l’homme et l’Esprit Saint, à travers le Fils.
Un autre abîme s’était ouvert, plus béant encore, entre le Fini et l’Infini, l’homme et Dieu, plus infranchissable encore : celui du péché. Le Christ le comblait surabondamment par la rédemption, car dans cette œuvre résidait une valeur infinie.
Le Christ demeurait plus que jamais l’unique médiateur entre Dieu et les hommes : « Nul ne va au Père [et à la Sainte Trinité] que par moi. » Tout descendait d’en haut, par le Fils et tout remontait au Père par le Fils. C’était le même Fils qui était descendu, qui envoyait l’Esprit, et qui remontait au Père en nous entraînant dans son cortège. C’était lui qui réalisait l’œuvre gigantesque de notre salut. Il était venu nous chercher alors que nous étions perdus, en plongeant jusque dans la mort, et il resurgissait de la mort pour aller au Père avec nous : à l’instar d’un sauveteur plongeant au fond des eaux. Oui, en Dieu il était le transit éternel. Mais pour nous il était le transporteur et nous transitions par lui. Notre salut ne nous advenait que par lui, puisqu’il en était l’auteur ; mais notre vrai culte au vrai Dieu, aussi, ne se réalisait que par lui. Vraiment il était toute la religion, puisqu’il reliait par sa Personne (union hypostatique) Dieu et l’homme, et par son action (la rédemption) l’homme et Dieu.
Il était le seul pont établi, ou rétabli, entre les deux rives de l’humain et du divin (selon une image empruntée aux Dialogues de sainte Catherine de Sienne), pont dont l’arche ne pouvait être lancée, ou reconstruite, que du côté de Dieu. Lui seul avait fait communiquer les deux bords de l’Absolu et du Relatif, aussi bien de par sa naissance que de par sa mort, et selon des modalités que l’esprit humain n’eût pu même concevoir. De surcroît il détruisait le péché.
Dans le même temps qu’il était notre Voie, le Christ était aussi notre Vérité : puisqu’il abolissait tout mensonge et nous révélait le Père. Il était aussi notre Vie pour autant qu’il nous donnait part à son Esprit.
85. --- « Quand il viendra, lui, l’Esprit de vérité, il vous conduira vers la vérité tout entière ; car il ne parlera pas de lui-même ; mais tout ce qu’il entendra, il le dira, et il vous annoncera les choses à venir. Il me glorifiera, car c’est de mon bien qu’il prendra pour vous en faire part. Tout ce qu’a le Père est à moi. Voilà pourquoi j’ai dit : C’est de mon bien qu’il prendra pour vous en faire part. » (Jn 16,13-15).
On ne pourrait guère comprendre le IV e évangile, si l’on n’admettait pas la procession du Saint Esprit à partir du Fils, laquelle semblait ici franchement énoncée : « C’est de mon bien qu’il prendra… », autrement dit de ma substance.
Sans doute, au premier degré, la péricope citée – et les paroles du Christ qu’elle contenait – envisageaient-elles seulement la mission temporelle de l’Esprit : « Quand il viendra, lui, l’Esprit de Vérité… », c’était à dire quand viendrait le jour prochain de la Pentecôte, quand je vous enverrais l’Esprit, de la part du Père, pour qu’il prît en quelque sorte ma succession, après mon départ.
Mais il fallait subodorer ici et faire valoir que la Mission éternelle de l’Esprit au sein de la Trinité - qui était de glorifier le Père et le Fils -, son éternelle fonction, restaient sous-jacentes à la mission temporelle : l’une, la temporelle, dépendant de l’autre, l’éternelle, et l’une dérivant de l’autre.
La mission temporelle de l’Esprit dans ce monde-ci, à l’instar de celle du Fils, s’enracinait dans sa Mission éternelle. Sa fonction ici-bas reproduisait la fonction intemporelle. La procession de l’Esprit à partir du haut du ciel, jusque vers notre pauvre terre, par l’envoi du Père et à l’initiative du Fils, s’actualisait et se relativisait à l’image de la procession absolue et intemporelle.
Il le fallait noter : la mélodie entendue de la bouche du Christ, dans l’évangile, pas plus que la périphrase placée en sourdine, ou en contrepoint, par l’évangéliste, ne différenciaient jamais, ne démêlaient pas les deux plans, le temporel et l’éternel, l’humain et le divin, le naturel et le surnaturel, ces deux plans que nous nous efforcions, quant à nous, sans trêve et tant mal que bien de débrouiller. Du côté du Christ, comme du côté de son reporteur et biographe, c’était tout à fait prémédité, c’était volontaire. Tout simplement parce qu’eux-mêmes se situaient toujours tout uniment sur les deux plans.
Jésus ne laissait pas de parler à la fois en sa qualité d’homme et en sa qualité de Fils de Dieu, ou de Fils de l’homme puisqu’il était tout ensemble l’un et l’autre.
Cette remarque que nous venons d’énoncer constituait sans doute un principe majeur d’herméneutique, et spécialement d’herméneutique des écrits johanniques.
La description que nous faisait Jésus-Christ, dans le passage allégué (soit Jn 16,13-15) du rôle de l’Esprit était donc valable en surface de sa mission dans le monde, mais en filigrane de sa Fonction éternelle au sein de la divinité. Efforçons-nous de décrypter de front les deux niveaux sémantiques, mais sans jamais les confondre.
Observons d’abord que le paragraphe en question était rédigé au futur et que mention expresse était faite du futur, par les mots : « Il vous annoncera les choses à venir. » La mission du Saint-Esprit regardait l’avenir, elle se tournait vers lui. C’était l’Esprit Saint en personne qui nous entretiendrait de l’avenir.
Au moment précis où Jésus discourait, au milieu de ses onze apôtres, Judas sorti, il n’était envisagé qu’un avenir proche : un horizon de quelque 50 jours au plus.
Quoi qu’il en fût, dans tous les temps, et aujourd’hui même, l’action de l’Esprit Saint serait toujours à venir. Serait-il un Dieu du futur ? Un Dieu eschatologique ? Autrement dit un Dieu des fins éternelles ?
Ces choses créées que nous appelons : le passé, le présent, le futur, ne seraient-elles pas, par hasard, des images de la Sainte Trinité ? Elles en étaient effectivement une copie, quoique imparfaite, lisible cependant. On pourrait comparer le Père au passé, puisqu’il était l’origine, la source d’où tout découlait, le principe, le point de départ. Il était l’éternité en tant que passée. Le Fils pouvait être assimilé au présent : « Moi, aujourd’hui, je t’ai engendré » lisait-on dans le psaume (2,7). Il était l’aujourd’hui de Dieu. Tout passe, en effet, par le présent. Le passé et le futur se relient, et se connectent entre eux par l’intermédiaire du présent. Lui, le Fils, évoquait donc l’éternité en tant qu’actuelle, en tant que immédiatement présente. L’Esprit, quant à lui, faisait penser à l’avenir car il personnifiait la fin des processions éternelles, de la même manière que l’avenir apporte la fin, ou l’aboutissement, des processus d’évolution temporelle vers lesquels tout tend et se précipite. Il était l’éternité en tant que futur.
Sans aucun doute la comparaison que nous proposions ci-dessus entre le temps et l’éternité était-elle boiteuse par bien des côtés, un peu inadéquate : elle n’en disait pas moins quelque chose de la divinité. Saint Augustin, tout le premier, aimait à retrouver dans le monde créé des traces, des vestiges, disait-il, de la Sainte Trinité : indéchiffrables, incompréhensibles tant qu’on ne la connaît pas ; lisibles cependant dès qu’elle est révélée. Ces vestiges nous racontaient quelque chose d’elle.
« Quand il viendra, lui, l’Esprit de Vérité… » Jésus était la Vérité, il nous l’avait si souvent redit. Il le posait encore dans le verset qui nous occupait précédemment (cf. Jn 14,6). L’Esprit de Vérité, c’était donc l’Esprit de Jésus-Christ, l’Esprit qui procédait de lui.
De la même manière qu’ « Esprit de Dieu » signifiait « Esprit qui procédait de Dieu », de même ici « Esprit de Vérité » signifiait « Esprit qui procédait de la Vérité, c’était à dire du Fils.
L’Esprit était de la Vérité, mais il apportait aussi la Vérité, il enseignait la Vérité, c’était à dire Jésus-Christ, et avec lui la véritable connaissance de Dieu comme Père.
« Il ne parlera pas de lui-même ; mais tout ce qu’il entendra, il le dira… » L’Esprit ne surgissait pas pour compléter la mission du Fils, comme s’il manquait quelque chose d’essentiel à celle-ci : il n’en était que le sceau, l’authentification. Tout était dit en Jésus-Christ, qui était tout ensemble le Sauveur et le Médiateur, et l’Esprit ne procurerait le salut des hommes qu’en Jésus-Christ. L’Esprit Saint n’enseignerait pas un autre évangile que celui de Jésus-Christ : il lui ferait seulement porter son fruit ; il l’éluciderait dans les endroits où les propos n’étaient encore qu’implicites ; il l’accomplirait, ou le parachèverait, en quoi il n’était encore qu’une prophétie.
De même, dans l’intime de la Sainte Trinité, l’Esprit Saint n’ajoutait rien au Père et au Fils puisqu’il procédait d’eux, et non de lui-même. Il était certes le Plénum, le Summum, l’achèvement de la Sainte Trinité, mais c’étaient le Père et le Fils qui achevaient, ou qui s’achevaient en lui. Il était la totalité de Dieu, mais il ne l’était que passivement ; c’étaient le Père et le Fils qui totalisaient, ou qui s’actualisaient en lui en qualité de Personnes aimantes. Car il était l’Amour, mais non de soi, celui de Dieu. L’Esprit n’était strictement rien par lui-même : c’est fort de dire cela d’un Dieu ! Il n’était que l’Esprit de Dieu.
L’Esprit n’était que l’Amour mutuel que se portaient éternellement le Père et le Fils. Il était le Père et le Fils se fondant ensemble au point de ne faire plus qu’une seule Personne – mais tout en restant eux-mêmes, Père et Fils, car le Père et le Fils ne disparaissaient pas dans l’opération. En vérité, il était la divinité même du Père et du Fils, leur nature spirituelle, leur substance, leur être, leur action et leur passion, puisqu’il était leur Esprit et qu’ils sont Esprit (cf. 2 Co 3,17.18) ; mais cela devait s’entendre ainsi : comme issu d’eux, et non pas comme leur important quelque chose d’extérieur à eux, ou de quelqu’un d’autre qu’eux, puisqu’il venait d’eux.
Le Père et le Fils n’étaient Dieu qu’en lui, puisqu’il était le seul Dieu ; puisque aussi bien il ne pouvait pas y avoir plusieurs Dieux, et qu’en dehors de lui, l’Esprit, on n’en comptait pas d’autre.
« Il me glorifiera, car c’est de mon bien qu’il prendra… » Dans l’éternité, l’Esprit était la gloire du Père et du Fils, leur rayonnement, leur chaleur, leur joie, leur foyer, leur maison, ou le palais où ils résidaient, les bras dont ils s’enlaçaient et le baiser qu’ils se donnaient.
De même dans le temps de ce monde, l’Esprit n’avait pour seul occupation que de glorifier le Fils jusqu’aux extrémités de la terre habitée et jusqu’aux extrémités de l’histoire. Il était uniquement occupé à chanter la gloire du Fils qui, seul, s’était incarné, et qui, seul, s’était sacrifié sur le Calvaire. Il cultivait et faisait fructifier comme un bon jardinier les mérites acquis par le seul Christ. La religion du Saint Esprit n’ajoutait rien à la religion de Jésus-Christ : elle la portait à son comble.
Dans l’éternité, certes, l’Esprit était du Fils, c’était à dire issu de lui. Mais dans ce temps et pour ce monde, il dépendait du Fils, et lui était, en quelque sorte, subordonné : ce qui n’avait pas lieu dans l’éternité, puisque aussi bien ils étaient égaux. Cette obédience de l’Esprit au Fils, comme d’ailleurs du Fils au Père, ne représentait qu’une obédience volontaire, une obédience de service et de déférence mutuels : elle nous procurait par là une image imparfaite des relations éternelles qui, elles, étaient parfaites.
« Tout ce qu’a le Père est à moi… » Tout ce que l’Esprit prenait du Fils (dans le temps), ou tenait du Fils (dans l’éternité), pareillement le Fils le reprenait ou le détenait de son Père. Le Père, en effet, avait tout légué à ce Fils. Absolument tout, y compris la procession de l’Esprit, y compris sa propre Personne puisqu’il était en lui et qu’il ne vivait que par lui. Il lui avait tout abandonné, à l’exception de la seule paternité, car alors il eût cessé d’exister, ce qui eût supprimé l’amour !
« Tout ce qu’a le Père est à moi… ». Tout ce qu’avait le Père ? Ce n’était autre chose que la divinité. Puis, donc, que le Fils était Dieu, l’Esprit procédait aussi de lui. Le Fils était la parfaite icone (sans accent) de son Père, y compris dans l’acte de procession du Saint-Esprit (« procession active » diraient les théologiens scolastiques).
Mais dans le temps, aussi, tout ce qu’avait le Père appartenait au Fils : un même culte était dû à Dieu et à Jésus-Christ, un culte égal.
« C’est de mon bien qu’il prendra… » Le même culte était dû au Saint-Esprit, qu’à Dieu et à Jésus-Christ : un culte égal, non subordonné, un culte de latrie. Car la divinité avait été intégralement transférée du Père vers l’Esprit à travers le Médium du Fils. Non seulement l’Esprit était Dieu, mais encore il était le Dieu unique : le Père et le Fils sauvegardant en lui leur propre divinité. Il était le Dieu du Père et du Fils, de la même manière que le Père et le Fils, en tant qu’un, étaient son Dieu à lui.
« Pour vous en faire part… » Nous étions créés pour avoir notre part de la fête éternelle. L’Esprit Saint nous y conduirait en puisant dans les mérites de Jésus-Christ.
86. --- « Que tous soient un. Comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu’eux aussi soient un en nous, afin que le monde croie que tu m’as envoyé. Je leur ai donné la gloire que tu m’as donnée, pour qu’ils soient un comme nous sommes un : moi en eux et toi en moi, pour qu’ils soient parfaitement un, et que le monde sache que tu m’as envoyé et que je les ai aimés comme tu m’as aimé. » (Jn 17,21-23).
La prière sacerdotale de Jésus, au moment de partir vers Gethsémani, ou plutôt qui était prononcée, dans la nuit, sur le chemin qui menait à Gethsémani (cf. Jn 14,31), - et dont les versets ci-dessus sont extraits – ne nous retiendrait pas longtemps.
Elle nous montrait comme un exercice appliqué de discours sur la Sainte Trinité, un véritable condensé de la théorie, exercice appliqué qui serait entrepris par l’un des membres mêmes de la Sainte Trinité !
Pour les Apôtres, témoins et auditeurs de cette prière, pour les disciples qui viendraient après eux, elle sonnait comme une anticipation de la contemplation éternelle, à laquelle nous sommes conviés.
On ne saurait assez le souligner : la Trinité restait un mystère d’unité. Les théologiens scolastiques, ceux de notre Moyen Âge ou ceux de la Renaissance, ont beaucoup insisté sur cet aspect, prenant la suite des Pères, et nommément de saint Augustin : il ne pouvait qu’être bon pour nous de nous le redire.
L’unicité divine est exigée en premier lieu par la saine philosophie, mais plus fondamentalement encore par la raison. Le principe dont tout dérive, dont tout procède, ne saurait être qu’un en lui-même, non composé. D’une parfaite simplicité, en même temps que d’une complète infinité. Une telle unité ne se résorberait certainement pas dans une unité de pauvreté, ou encore de vacuité, comme par exemple dans la pauvreté ou la vacuité d’un concept, comme si elle était voisine, disons-le, de la notion de chiffre, voire de la notion de néant. Elle ne saurait être qu’une unité de plénitude, de perfection infinie et d’une infinité de perfections : puisque aussi bien il faudrait rendre compte de la richesse insondable du cosmos qui nous environne. L’unité de ce monde qui nous porte doit certes trouver son explication en Dieu, mais également sa diversité et sa quasi infinité et la multiplicité innombrable des relations qui le composent, ou des connections qui le sous-tendent. Relevons en passant que la manifestation d’un Dieu trinitaire s’harmonise fort bien avec la complexité de la création, et avec l’infinité des relations qui, en elle, se nouent. Le monde étant tout entier relation, il n’est guère étonnant, a priori, que Dieu le soit aussi.
L’unicité divine est par ailleurs postulée par le contenu de la révélation vétérotestamentaire, celle qui a précédé le christianisme et sur le terreau de laquelle devait pousser le christianisme. La révélation qui nous était venue par Abraham, ensuite par Moïse, se définissait avant tout comme la religion d’un Dieu unique : le monothéisme ayant d’abord transcendé, puis refoulé, puis évacué le polythéisme des religions ambiantes. Le christianisme ne saurait rétrograder de cette vérité, rétrocéder du terrain par rapport à cet acquis. Et Jésus-Christ même avait toujours marqué le respect le plus profond pour la religion de Yahvé : bien plus, il avait nommé Yahvé son propre Père, et laissé entendre qu’il était lui-même Yahvé. Il avait entrepris de justifier idéalement son nom de la terre, ce « Jésus » qui voulait dire : « Yahvé sauve ». Il avait démontré, par la parole et par les faits, que c’était un nom de nature, et pas seulement un nom de figure ou d’emprunt.
Tout au long de cet évangile, et a fortiori au long de cette oraison sacerdotale, Jésus réaffirmait, proclamait son unité, voire son identité, avec ce Dieu qui était celui des philosophes, mais aussi celui de ses ancêtres juifs, ou hébreux.
Il n’était qu’un seul Dieu, mais le Père et le Fils l’étaient ensemble. Il n’était qu’un Dieu, mais il était Père, et par conséquent Fils et Esprit.
A l’intérieur du mystère de la Sainte Trinité, le principe rationnel de l’unité d’origine se rencontrait parfaitement observée, puisqu’il était assumé par la Personne du Père. Le principe rationnel de l’unité de moyen, de médiation, ou de relation, devait être déclaré correctement rempli, puisque il était exercé par la Personne du Fils. Quant au principe rationnel de l’unité de finalité, il prenait forme dans la Personne de l’Esprit qui se plaçait au terme des processions divines, mais non certes au terme de l’amour divin qui revenait au Père, puisque Fils et Esprit appartenaient au Père.
Aucune intelligence créée n’épuiserait jamais le mystère, non pas seulement en ce bas monde, mais même dans les visions élyséennes (ou divines !). On ne conçoit déjà pas clairement ce qu’est Dieu, a fortiori ce qu’est l’amour d’un Dieu en lui-même. L’existence « a se », de soi, de l’être demeure un mystère insondable, objet de contemplation ; à combien plus forte raison l’amour « a se » d’un Dieu.
L’humanité tout entière, à commencer par la Apôtres qui, ce soir-là, accompagnaient le Christ sur les bords du Cédron pendant qu’il leur parlait, et qu’il priait (cf. Jn 18,1), était conviée à partager ce mystère d’unité qui nous était dévoilé en Christ. Cette unité n’était pas seulement de l’ordre du futur, mais elle était déjà donnée dans la foi. Elle prenait corps inchoativement dans l’Eglise, cette communauté de croyants, que Jésus achevait de fonder, en cette veille de sa passion.
Les Apôtres, et les autres disciples, ainsi que leurs successeurs, seraient chargés jusqu’à la parousie de relayer leur Maître dans cette tâche de réunir, de rassembler les hommes. Malgré tout, malgré leur faiblesse, ils étaient porteurs d’un message d’unité, prodigieux, inespéré : l’unité d’un Dieu en soi et d’un Dieu avec nous. Encore devaient-ils rester fidèles à cet idéal, en donner l’exemple. L’unité s’enracinerait certes dans la foi ; mais elle serait d’abord vécue par la communauté comme une unité d’amour, de charité, de service mutuels, ad intra comme ad extra : unité et charité entre les disciples d’abord, à l’égard de tous les hommes ensuite, afin que tous crussent.
La « gloire » que Christ avait reçue du Père, et qu’il communiquait à ses apôtres pour qu’ils fussent un, n’était autre que l’Esprit Saint, l’Esprit qui faisait l’unité en Dieu, le sceau de l’unité, et qui allait conduire les disciples, et par leur intermédiaire le reste des hommes en direction de cette unité totale : en Dieu et entre eux.
87. --- « Tu le dis ! Je suis roi, répondit Jésus, et je ne suis né, je ne suis venu dans le monde que pour rendre témoignage à la vérité. » (Jn 18,37).
Devant Pilate, dont l’intelligence face aux réalités mystiques était limitée, Jésus reconnaissait qu’il était roi, et même roi de par sa naissance. Cependant, il était bien plus que roi ! Il était né d’une naissance éternelle pour être le Logos du Père, son intelligence, sa volonté, sa Vérité si l’on peut dire, et pour lui rendre hommage et gloire dans l’Esprit Saint. Il n’était venu dans le monde, né cette fois d’une naissance humaine, que pour rendre témoignage à la Vérité du Père – qu’il était lui-même – et donner gloire au Père, également dans l’Esprit Saint. Dans les deux cas (l’éternel comme le temporel) le but, la finalité était identique : rendre gloire au Père dans l’Esprit Saint.
88. --- « ‘D’où es-tu ?’ Mais Jésus ne lui fit aucune réponse. » (Jn 19,9).
Pilate venait d’ouïr les propos des Juifs : « Il s’est fait Fils de Dieu. » (Jn 19,7). Il frémissait devant des perspectives insoupçonnées, car les Romains n’étaient pas inaccessibles, impénétrables, à des idées de filiation divine. Mais Jésus s’abstenait de l’éclairer davantage, jugeant sans doute son âme peu disposée, trop sceptique. Pilate ne venait-il pas de demander peu auparavant : « Qu’est-ce que la vérité ? » (Jn 18,38), tournant le dos, avant même d’avoir écouté la réponse.
Il est vrai que Pilate avait eu grandement raison de poser la question fatidique : « Qu’est-ce que la vérité ? » Tout le monde a toujours le droit de la poser, même une créature placée face à son Créateur. Mais il avait eu aussi grandement tort de ne pas attendre la réponse. Dans le cas contraire, il eût entendu Jésus lui dire : « La Vérité ? Je la suis, moi qui te parle. »
« D’où es-tu ? » demandait Pilate. Jésus eût pu lui expliquer, si son âme eût été ouverte, disponible : Je suis de Dieu, dans un double sens. Je suis descendu du ciel, d’auprès de Dieu, par le moyen de l’incarnation, pour rejoindre les hommes ; et je suis issu de Dieu de toute éternité, étant son propre Fils.
89. --- « Je ne suis pas encore monté vers le Père. Mais va trouver les frères et dis-leur : ‘Je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu.’ » (Jn 20,17).
Jésus, dans son humanité glorifiée, n’avait pas encore rejoint le Père ; il demeurait encore un peu de temps avec nous. C’était mon Père, disait-il, selon la nature (ou la naissance) ; c’était votre Père selon la filiation adoptive. C’était mon Dieu en tant que mon Père ; et c’était votre Dieu en tant que votre créateur. Jésus marquait ici très nettement les deux niveaux où se rangeaient, d’une part lui-même et d’autre part les créatures que nous sommes. Il suggérait ainsi l’abîme qui nous séparait de lui, en vertu de l’origine : lui, Dieu, et nous le pur néant.
Et pourtant nous le rejoignions pour ainsi dire sur les sommets : Dieu, et Dieu connu comme Père ; il y accédait par nature et nous par pure grâce.
Dans sa mort et sa résurrection, Jésus venait de poser les actes utiles qui annulaient la distance infinie qui nous séparait du Dieu transcendant, autrefois inconnu et innommé, maintenant révélé et communiqué aux hommes. Par le fait, il venait ainsi de réconcilier le Dieu trois fois saint avec les pécheurs que nous sommes.
90. --- « ‘Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie’. Cela dit, il souffla sur eux et leur dit : ‘Recevez l’Esprit Saint.’ » (Jn 20,21-22).
La mission des apôtres s’inaugurait à l’imitation et dans le prolongement des missions divines ; de même que les missions divines s’effectuaient à l’image des processions éternelles. Le Père envoyait le Fils, lequel envoyait l’Esprit Saint : c’étaient les missions divines. Le Père envoyait Jésus-Christ, lequel envoyait et déléguait ses apôtres, lesquels enverraient leurs successeurs : c’était la mission apostolique. Cette dernière mission s’accomplissait dans un sens vertical : descente de la divinité vers sa créature, suivie d’une remontée des fils adoptifs vers le Père. Tandis que les processions éternelles, et la circumincession, s’organisaient selon un mouvement purement horizontal, ou si l’on veut circulaire (que l’on songe à la « périchôrêsis » des grecs) : du Père en direction de l’Esprit à travers le Fils, puis de l’Esprit en direction du Père. Bien entendu, cette horizontalité et cette circularité symbolisaient-elles l’éternité, mais aussi l’égalité, et l’absolue perfection : toutes qualités proprement divines.
Quant à lui, le souffle de Jésus sur les apôtres : « Il souffla sur eux », symbolisait l’Esprit Saint en tant qu’il procédait du Christ. Il nous faisait souvenir aussi de cette haleine créatrice que Yahvé avait insufflée dans les narines du premier homme, afin de lui communiquer la vie (cf. Gn 2,7). Par le biais du pardon des péchés, que le Christ allait accorder à ses apôtres (cf. Jn 20,23), l’Esprit Saint ressusciterait les morts que nous sommes et recréerait la vie.
91. --- « Thomas lui répondit : ‘Mon Seigneur et mon Dieu !’ » (Jn 20,28).
Sans doute Pierre avait-il déjà confessé, dès la Galilée, que Jésus était le Saint de Dieu (cf. Jn 6,69). Sans doute au soir de la Résurrection, les disciples avaient-ils accueilli Jésus-Christ comme leur Seigneur : « Nous avons vu le Seigneur ! » (Jn 20,25). Sans doute les apôtres, et cela depuis le début, avaient-ils salué à plusieurs reprises leur Maître du titre de Fils de Dieu (cf. Jn 1,49 ; Mt 14,33 ; 16,16). Mais c’était sûrement ici la première fois que l’un des apôtres proclamait ouvertement que Jésus était Yahvé en personne et s’agenouillait devant lui. D’ami, le Christ était devenu leur Dieu. Mais il avait fallu pour cela qu’il passât par le creuset de la mort et qu’il resurgît du tombeau.
92. --- « Ceux-là l’ont été [ces miracles ont été écrits] pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu. » (Jn 20,31).
Les disciples, et à leur suite toute l’humanité, étaient invités à faire la même profession de foi que Thomas. C’était dans ce but qu’avait été écrit tout l’évangile, mais spécialement le récit des sept principaux miracles qui le jalonnaient (un par ce que nous avons appelé des mini-apocalypses). Le dernier de ces miracles n’était autre que la propre résurrection du Christ d’entre les morts. Les onze apôtres restés fidèles, plus quelques femmes, venaient de le constater, et ils étaient prêts à en témoigner.
Les sept miracles – ces signes – formaient vraiment comme l’armature autour de laquelle était construit notre évangile. Mais nous le vérifierons plus avant, au moyen de l’analyse littéraire.
« … pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu » disait l’évangéliste. La filiation divine éternelle, qui constituait pour ainsi dire le mystère central en Dieu, l’Acte de Dieu, nous était connue en Jésus-Christ, et en Jésus-Christ ressuscité. Mais nous n’y accédions, bien entendu, que dans la foi, par la foi : il fallait croire.
Conclusion.
Au terme de cette exploration diachronique du IV e évangile, à la recherche d’une Théorie de la Sainte Trinité selon saint Jean, ou même selon saint Jésus-Christ ( !) telle que rapportée par Jean, nous ne pouvons que confesser l’humilité de la grandeur divine (dans le ciel), et la grandeur de l’humilité divine (sur la terre).
Sans doute, Dieu n’est pas humble à la manière des hommes, qui sont poussière et qui sont destinés à retourner à la poussière. Adam était humble, ou il aurait dû être humble, puisqu’il était : homo, humilis, tiré de l’humus de la terre. L’hébreu a le même sens, puisque « Adam » signifie « tiré du sol ».
Dieu n’est pas terre, et a fortiori il n’est pas rien. Mais il s’abaisse jusqu’à la terre pour façonner l’homme. Dieu s’était déjà abaissé jusqu’à toucher le néant, quand il avait créé le cosmos. Il devait encore s’abaisser jusqu’à la terre, et jusqu’au péché, et jusqu’à la mort, afin de relever l’homme s’il était tombé.
Le mystère de la Sainte Trinité ne nous était pas enseigné par le moyen d’une philosophie abstraite, mais au contraire par le vécu d’une grande geste d’amour qui descendait du ciel jusqu’à la terre, et prétendait nous faire remonter avec elle de la terre au ciel.
Cette geste d’amour, nous serait-il permis de la contempler ? Ou même d’y puiser une science, une théorie qui nous inviterait à contempler plus encore ?