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Théorie de l’eucharistie dans l’évangile de Jean

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1°) On ne trouve pas dans l’évangile de Jean le récit de l’institution de l’eucharistie.

 Il est trivial de faire observer que dans l’évangile de Jean on ne trouve pas le récit de l’institution de l’eucharistie. Cette institution nous est cependant connue par quatre sources néotestamentaires différentes, à savoir : Mt 26,26-29 ; Mc 14,22-25 ; Lc 22,19-20 ; 1 Co 11,23-25.

 Dans l’évangile de Jean le récit de l’institution serait remplacé, dit-on, par la mise en scène du lavement des pieds (cf. Jn 13,2-15). Jean aurait fait cette substitution dans l’intention mystique de montrer que l’eucharistie, telle que racontée par ses collègues évangélistes, et par Paul, ne pouvait s’accomplir que dans un climat de charité fraternelle, et de service mutuel ; le Christ ayant lui-même donné l’exemple.

Bien plus fort, on peut montrer que si Luc (22,19) et Paul (1 Co 11,24.25) avaient signalé l’ordination « presbytérale » des apôtres, leur ordination en tant que « prêtres » ou « sacerdotes » de la Nouvelle Alliance, capables de renouveler le sacrifice non sanglant du Christ : « Faites ceci en mémoire de moi », Jean, lui, aurait voulu rapporter l’ordination préalable des mêmes apôtres en tant que « diacres », ou serviteurs de la communauté : «Vous aussi, vous devez vous laver les pieds les uns aux autres. » (Jn 13,14).

2°) La Pâque du pain de vie.

Pourtant Jean réservait une « apocalypse » entière de son évangile, un chapitre entier, un chapitre central : le 4 e sur 7 (voir le plan thématique), la Pâque intermédiaire de la vie publique, celle qu’on appelle aussi « la Pâque du pain de vie », au thème précisément du « pain de vie », ce pain que le Christ était lui-même et qu’il entendait distribuer au monde : Jean, chapitre 6, versets 1 à 71, selon notre manière moderne de diviser l’évangile.

Jean avait sans doute considéré comme acquise, et suffisamment consignée dans les textes de ses devanciers, la tradition de ce sacrement que nous nommons l’eucharistie. Mais il aurait voulu laisser sur un tel sujet un enseignement « spirituel », ou « mystique ». Car le IV e évangile serait avant tout un évangile « spirituel » (pneumatikos), selon la belle définition qu’en donneraient les Pères de l’Eglise, Clément d’Alexandrie, Origène… Jean avait tenu à rapporter des paroles, ou des discours de Jésus, oubliés ou omis par d’autres, que lui-même avait entendus,  et qui sans cela se seraient perdus.    

3°) Les deux miracles.

Dans l’un des rares endroits où il fût lui-même synoptique, pendant la vie publique, avant la passion, Jean commençait par restituer le récit de la première multiplication des pains qu’on trouvait équivalemment  dans Matthieu, Marc et Luc. Il le faisait dans des termes étonnamment concordants, livrant les mêmes observations: il s’agissait bien d’une foule de cinq mille hommes ; Jésus se servait des mêmes cinq pains et deux poissons. Il y avait beaucoup d’herbe en cet endroit, car l’on était alors au printemps, peu avant la Pâque. Jean ajoutait seulement quelques détails, pris sur le vif, pour bien montrer qu’il fut un témoin oculaire de l’événement. C’est Philippe qui s’enquerrait : « Deux cents deniers ne suffisent pas pour que chacun en reçoive un petit morceau. » (Jn 6,7). C’est André qui répondrait : « Il y a ici un enfant… » (Jn 6,9). Et les cinq pains seraient « d’orge » (ib.).

Jean était seul encore à noter les réactions de la foule : qu’ils le prenaient pour le « prophète qui doit venir dans le monde » (Jn 6,14), et qu’ils voulaient l’enlever « pour le faire roi » (Jn 6,15). Jésus, alors, « s’enfuit à nouveau dans la montagne, tout seul » (ib.).

Après, c’était la marche sur la mer, racontée aussi par Matthieu et Marc. Le « c’est moi, soyez sans crainte », des deux synoptiques (cf. Mt 14,27 ; Mc 6,50), était confirmé. Jean ajoutait simplement cette précision, ou impression personnelle, que dès que Jésus fut monté dans la barque on toucha terre.

Jean semblait avoir eu sous les yeux, de préférence, le récit de Marc. Il racontait la marche de Jésus sur la mer, que Luc n’avait pas. Par contre, il ne se souvenait pas d’une tentative de Pierre de marcher à son tour sur les flots, que Matthieu devait rajouter. Mais Jean reprenait aussi, par endroits, quelques expressions propres à Luc. « Une grande foule le suivait », disait Jean (6,2). «Mais les foules s’en rendirent compte et le suivirent » écrivait Luc (9,11). « Mais qu’est-ce là pour tant de monde ? » s’exclamait André, dans Jean (6,9) « A moins peut-être d’aller acheter nous-mêmes de la nourriture pour tout ce  peuple » proféraient les disciples dans Luc (9,13).

La narration de Jean semblait aussi anecdotique que les trois autres. Mais c’était lui cependant qui l’orientait le mieux vers la signification sacramentelle, car il substituait au verbe « bénir » de ses collègues le mot, plus technique, d’ « eucharistier », rendre grâces (cf. Jn 6,11).   

Il ne faut pas croire toutefois que Jean alléguait une scène d’eucharistie anticipée sur les collines translacustres, ou plutôt sur la montagne (cf. Jn 6,3). Il s’agissait bien d’un miracle physique, puisque les pains étaient d’orge, et non pas de pur froment, comme il y eût sis. Tout le monde fut largement rassasié de ce pain, aussi bien que du poisson, comme Jésus le  remarquerait, avec une pointe d’ironie, le lendemain dans la synagogue (cf. Jn 6,26), et puisqu’on collectait des restes abondants : Jean certifiait les « douze couffins »   pleins (un par apôtre !) de ses confrères.

4°) Le lendemain, dans la synagogue.

Le propos de Jean cessait dès lors d’être synoptique. Il restait néanmoins en situation, car les débats de Jésus avec les Juifs, dans la synagogue, correspondraient aux discussions avec les Pharisiens et les scribes,  descendus de Jérusalem, signalées par Marc (7,1-23) et Matthieu (15,1-20).

La journée de Jésus, d’après Jean, commençait d’ailleurs par un quiproquo assez comique. Les gens, de l’autre côté du lac, s’apercevaient qu’il n’y avait eu qu’une seule barque, dans laquelle on avait vu monter les disciples, sans leur Maître. Or Jésus avait disparu. Arrivaient d’autres barques de Tibériade, et l’on montait à bord pour aller à Capharnaüm, où l’on retrouvait Jésus ! D’où la stupéfaction.

Manifestement la foule recherchait Jésus pour des motifs intéressés, soit pour le faire roi, soit pour la nourriture terrestre. Elle ne pouvait saisir le sens vrai du double miracle, la multiplication des pains, suivie de la déambulation sur les eaux du lac.

Voila pourquoi Jésus, dans la synagogue, allait tenter d’élever l’esprit de ses auditeurs vers les réalités célestes, et leur dévoiler les prémices de son futur sacrement de l’eucharistie. Le miracle de la multiplication des pains devait être considéré comme une sorte de préfiguration de ce sacrement.

5°) Pas de référence directe à la mort du Christ.

On constate que, dans l’évangile de Jean, le sacrement de l’eucharistie, pas plus que celui du baptême, n’était référé explicitement à la mort du Christ, sauf bien entendu dans la scène sublime et suprême du Calvaire, tout à la fois réaliste et symbolique, où Jean contemplerait le sang et l’eau – l’eucharistie et le baptême – s’échapper du corps déjà mort du Christ en croix, quelques instants avant la mise au tombeau.

Sans doute la perspective de son « passage », de sa « Pâque », de son départ définitif vers le Père, était-elle infiniment présente à la pensée du Christ. Cependant, on ne trouvait pas  dans le discours prononcé à la synagogue de Capharnaüm (cf. 6,26-59) d’allusion directe au sacrifice de la croix, ni encore moins, bien entendu, au renouvellement non sanglant de ce sacrifice sur nos autels, lors de la messe, tel que l’enseignerait la théologie catholique, et tel que pourrait le définir le Concile de Trente. Il est vrai que le Christ déclarait : « Le pain que, moi, je donnerai c’est ma chair pour la vie du monde » (Jn 6,51) et ces mots évoquent irrésistiblement pour nous le don total et final de sa vie pour la rédemption du monde. Mais un tel propos pouvait s’entendre, de la part d’un auditoire juif, d’un simple aliment spirituel. C’était comme si le Christ avait dit : Ma chair (ma personne incarnée) seront une nourriture pour le monde.

6°) Réalisme de l’eucharistie.

L’enseignement explicite du Christ, d’après saint Jean, à propos de l’eucharistie – non encore nommée, non encore instituée, mais simplement prophétisée, ou annoncée – porterait presque exclusivement sur la réalité, voire le réalisme, de la manducation eucharistique, en vue toutefois de procurer un aliment mystique : « pour la vie du monde » (Jn 6,51). Réalisme poussé, tout au moins en parole, jusqu’à la provocation, jusqu’au scandale : le scandale de l’anthropophagie !

Car enfin les mots ont un sens, même si des générations d’exégètes, ou de prédicateurs, se sont évertuées de gommer la rudesse de ses propos.

« En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme et ne buvez son sang, vous n’aurez pas la vie en vous. Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle et je le ressusciterai au dernier jour. Car ma chair est vraiment une nourriture et mon sang vraiment une boisson. Qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui. De même que le Père, qui est vivant, m’a envoyé et que je vis par le Père, de même celui qui me mange, lui aussi vivra par moi. Voici le pain descendu du ciel ; il n’est pas comme celui qu’ont mangé les pères, et ils sont morts ; qui mange ce pain vivra pour toujours. » (Jn 6,53-58).

Nous en sommes conscients aujourd’hui, et saint Jean ne l’ignorait pas quand il transcrivait l’évangile, lorsque nous consommons le repas eucharistique nous ne commettons pas, à Dieu ne plaise ! de véritable acte anthropophage.

Dans les rites tribaux d’anthropophagie, en effet, on consommait  le corps d’un homme vraiment mort afin de s’approprier ses vertus, et l’on dépeçait ses membres un à un. Tandis que, présent dans l’eucharistie, nous croyons que le Christ est vraiment ressuscité. C’est son corps glorieux que nous absorbons, et encore sous l’aspect inoffensif, non sanglant, d’un morceau de pain, ou de quelques gouttes de vin. C’est bien son « corps », mais devenu « pain » ou « nourriture ». C’est bien son « sang », mais devenu « vin », ou « boisson ».  « Voici le pain descendu du ciel » (Jn 6,58), disait le Christ en se montrant du doigt. « Qui mangera de ce pain vivra à jamais » (ib.).

Mais les Juifs de ce temps-là l’ignoraient. Mais les disciples, même les proches, ne s’en doutaient pas encore. D’où leur émoi. D’où leur perplexité tacite. Auquel émoi, à laquelle perplexité, le Christ répondait avec humeur : « Cela vous scandalise ? Et quand vous verrez le Fils de l’homme monter là où il était auparavant ?... » (Jn 6,61-62).  

Ils eussent dû faire un saut dans l’inconnu. Ils eussent dû faire confiance au Maître, accepter le mystère. Tout est possible à Dieu, en effet, et à son envoyé, y compris de s’offrir en nourriture au monde. Ils eussent dû accepter de croire en l’ipséité, ou plutôt en l’immanence « mystique » ou « spirituelle » de Dieu.

Et c’était à quoi, d’ailleurs, Jésus ne cessait de les inviter : « C’est l’Esprit qui vivifie, la chair ne sert de rien. » (Jn 6,63). Du seul point de vue de la philosophie naturelle, en effet, n’est-ce pas Dieu, déjà, qui se livre en pâture à travers les nourritures terrestres ? N’est-ce pas Dieu qui nous enveloppe de sa tendresse par l’entremise des éléments du cosmos ? N’est-ce pas Dieu même qui nous visite et qui s’entretient avec nous à travers les personnes que nous rencontrons ? A fortiori devrait-il en être ainsi, si Dieu même prenait la peine de se déplacer personnellement vers nous, de descendre sur notre terre.

Dans le monde païen adjacent, par exemple à l’intérieur de la philosophie stoïcienne si répandue en ces temps, on était tout à fait conscient de la sympathie divine universelle, de la providence considérée comme l’âme du monde.

Car si la transcendance de Dieu établissait un abîme infranchissable entre l’homme et la divinité, entre la créature et le Créateur, il n’en allait pas de même entre Dieu et l’homme, entre le Créateur et la créature : le voyage était possible dans l’autre sens, quoi qu’en eût dit l’aristotélisme, entre autres.

Pour accepter l’enseignement du Christ sur l’eucharistie, il eût fallu d’abord croire en sa divinité. Il eût fallu accepter que, bien que revêtant les apparences d’un simple mortel, il descendait véritablement du ciel, d’auprès de Dieu (cf. Jn 6,38). Il eût fallu croire qu’il était le Fils de Dieu (cf. Jn 6,40).

Sans parler d’un homme ordinaire, même un prophète, fût-il Moïse, ne pouvait donner sa chair à manger. C’était un exploit qui dépassait l’entendement, et même les limites du bon goût.

Les rabbins, contemporains de Jésus, l’eussent volontiers accepté comme un égal, voire un Maître, un docteur (un docteur quelque peu irritant, il est vrai, par ses prétentions à la vertu), mais enfin fréquentable. Quant à l’enseignement délivré dans la synagogue de Capharnaüm, il frisait la paranoïa. Y compris chez les disciples, engagés à la suite de leur grand homme, leur « leader », leur thaumaturge hors normes, cette idée de se donner en pâture à l’ensemble de l’humanité révoltait le bon sens. Un grand homme ne donne pas sa chair à manger.

Nonobstant, on pouvait déceler une faille dans les raisonnements si raisonnables de ces raisonneurs, de tous ces bien-pensants : si cet homme ne venait pas de Dieu, comment pourrait-il accomplir de tels signes, de tels miracles ? L’évangéliste ne cessait d’invoquer cet argument tout au long du livre, en guise d’ostinato : « Nous savons que Dieu n’exauce pas les pécheurs » ou » Croyez du moins à cause des œuvres » (cf. Jn 3,2 ; 5,36 ; 6,14 ; 9,16 ; 9,31-33 ; 10,21 ; 10,37-38 ; 11,14-15 ; 11,45 ; 15,24-25 ; 20,31-31).  

Nous-mêmes, aujourd’hui, après des siècles d’exégèse lénifiante, nous devons reconnaître qu’il subsiste dans l’eucharistie un élément incompréhensible (pas étonnant, direz-vous, puisqu’il s’agit d’un mystère, un mystère de foi !), une quasi impossibilité physique, un scandale métaphysique.

La réalité de « scandale » (le mot est prononcé, souvenons-nous, dans le texte évangélique : cf. Jn 6,61) s’est quelque peu déplacée par rapport au temps des auditeurs du Christ. Mais elle subsiste. Comment un morceau de pain pourrait-il devenir vraiment le corps du Christ ? Ou – posons la question en sens inverse – comment le corps glorieux du Christ peut-il prendre l’aspect d’une « vraie nourriture », d’une « vraie boisson », « alêthês… brôsis », « alêthês… posis » (Jn 6,55) ? A quel niveau, matériel dirons-nous, le changement s’opère-t-il ? Au niveau (organique) des cellules végétales, ou de ce qu’il en reste, après la panification et la vinification ? Au niveau (chimique) des molécules ? Au niveau (physique) des atomes ? Au même au niveau subatomique… ?

L’Eglise tridentine a cru devoir enfermer tout le dogme eucharistique dans le terme scolastique, un peu barbare, de « transsubstantiation ». Elle a maintenu fermement ce concept tout au long des âges subséquents, et de nos jours encore l’Eglise le maintient malgré les investigations de la science contemporaine. Prenons-en à témoin le Credo du pape Paul VI, émis en 1968 : « Le Christ ne peut être ainsi présent en ce sacrement autrement que par le changement en son corps de la réalité elle-même du pain et par le changement en son sang de la réalité elle-même du vin, seules demeurant inchangées les propriétés du pain et du vin que nos sens perçoivent. Ce changement mystérieux, l’Eglise l’appelle d’une manière très appropriée transsubstantiation. »

Ce qui est changé dans le pain et le vin, ce ne sont donc pas les cellules organiques (ou ce qu’il en reste), ni les molécules chimiques, ni les atomes physiques, ni même les particules subatomiques, encore moins les propriétés physiques, ou chimiques, du pain et du vin, telles que nos sens, ou la science, peuvent les atteindre. Non : ce qui est muté en le corps comme en le sang du Christ, c’est seulement la substance, c’est-à-dire la réalité ultime et inatteignable des choses, telles que Dieu les connaît, et telles que Dieu les fait. On pourrait alléguer, en d’autres termes, que le changement n’est pas d’ordre physique, mais bien métaphysique. Comment cela peut-il se faire ? Nous l’ignorons, comme nous ignorons ce qu’est la réalité ultime des choses ; nous ignorons aussi ce que sont des corps glorieux. Mais tout cela n’excède pas l’omnipotence de Dieu.

Nous croirons donc en l’eucharistie si nous croyons en Dieu, et si nous croyons que le Christ est Dieu. Le défi qui est lancé aujourd’hui à l’intelligence moderne ressemble, mutatis mutandis, à celui qui était interjeté autrefois devant l’esprit des Juifs, ou des disciples, assemblés dans la synagogue de Capharnaüm.

L’eucharistie reste un écueil pour l’intelligence qui approfondit trop. Certes notre intelligence n’a pas à abdiquer devant les doctrines, ni même devant les personnes, fussent-elles d’Eglise. Mais elle n’encourt aucun déshonneur à s’incliner devant Dieu. Au contraire, c’est même pour elle la suprême sagesse.

7°) Le Christ et la Sagesse de Dieu.

L’évangile de Jean n’affirmait jamais que Jésus était la vraie Sagesse de Dieu. Mais il le sous-entendait. Dès le prologue, le Logos nous était présenté avec les attributs de la Sagesse créatrice.

En prémonition de l’enseignement eucharistique de Jésus, dans la synagogue, on pourrait exciper de tout ce que l’Ancien Testament nous annonçait de la Sagesse nourricière des hommes.

« La Sagesse a bâti sa maison,

elle a taillé ses sept colonnes,

elle a abattu ses bêtes, préparé son vin,

elle a aussi dressé sa table.

Elle a dépêché ses servantes

et proclamé sur les buttes, en haut de la cité :

‘Qui est simple ? Qu’il passe par ici !’

A l’homme insensé elle a dit :

‘Venez, mangez de mon pain,

buvez du vin que j’ai préparé !

Quittez la niaiserie et vous vivrez,

marchez droit dans la voie de l’intelligence’. » (Pr 9,1-6).

La Sagesse, c’était le Christ, et sa maison, c’était l’Eglise qu’il construisait. Il avait taillé ses sept colonnes, c’est-à-dire, peut-être qu’il avait prévu les sept diacres, mais aussi les sept chapitres de l’évangile, comme il y aurait sept chapitres dans la grande Apocalypse.

On sait que dans l’évangile de Jean, Jésus se définissait successivement sous sept formules différentes, sous-entendant toutes le même nom divin de Yahvé :

« Je suis le pain de vie. » (Jn 6,35.48 ; cf. 6,51).

« Je suis la lumière du monde. »(Jn 8,12).

« Je suis la porte des brebis. » (Jn 10,7 ; cf. 10,9).

« Je suis le bon pasteur. » (Jn 10,11.14).

« Je suis la résurrection. » (Jn 11,25).

« Je suis le chemin. » (Jn 14,6).

« Je suis la vigne. » (Jn 15,1.5).

Et bien d’autres septénaires parsemaient ainsi le texte du IV e évangile, comme d’ailleurs celui de l’Apocalypse, démontrant, par le fait, la grande unité de composition de ces deux livres.

La Sagesse avait abattu ses bêtes, c’était son propre corps, immolé au Calvaire ; et préparé son vin, c’était son sang.

La Sagesse avait dressé sa table ; ce n’était autre que l’eucharistie. Et envoyé ses servantes dans le monde entier ; c’étaient les apôtres et tous leurs successeurs.

Elle avait proclamé sur les buttes : c’est-à-dire sur les collines, et les montagnes de Galilée et de Trachonitide (cf. Jn 6,3). En haut de la cité, par exemple en haut de la cité de Jérusalem, et même sur la croix.

Mangez de mon pain ; buvez du vin : son corps et son sang pour la vie du monde.

Quittez la niaiserie : voila ce qu’elle demandait, malgré les murmures, aux assistants de la synagogue de Capharnaüm. Quittez les préoccupations matérielles, ou les ambitions trop humaines.

Dans l’Ancien Testament on entendait la Sagesse donner beaucoup, et beaucoup de bonnes choses.

Dans le Nouveau Testament, et dans Jean, la Sagesse se livrait elle-même, déclassant les anciens sacrifices au rang de figures.

L’évangile de Jean se plaçait, de cette façon, tout à fait dans la lignée de la littérature sapientielle qui s’était épanouie depuis Salomon, et bien plus tard, dans l’époque postexilique, au temps des grands prêtres sadocites, auxquels les esséniens resteraient fidèles, et dont ils recueilleraient l’héritage.

8°) Le choix des disciples. La confession de Pierre.

Moment crucial dans l’évangile que ce discours dans la synagogue. Il nous faisait parvenir, insensiblement, au nœud de l’intrigue qui se jouait, au centre logique de l’évangile, qui serait marqué par la confession de foi de l’apôtre Pierre.

Il fallait désormais choisir. Les Juifs, surtout ceux descendus de Jérusalem, étaient définitivement hostiles. Et Jésus ne pouvait plus circuler ouvertement en Judée, car on cherchait à le faire mourir (cf. Jn 7,1). Après le discours, les disciples eux-mêmes étaient désormais placés au pied du mur : « Voulez-vous partir, vous aussi ? » (Jn 6,67) leur demandait Jésus, car beaucoup le quittaient. C’était Pierre qui avait le courage de confesser au nom de tous qu’il avait « les paroles de la vie éternelle » (Jn 6,68) même quand il parlait de son corps donné en nourriture, et qu’il était « le Saint de Dieu » (Jn 6,69). Les Douze restaient ; mais parmi eux, Judas prenait déjà la décision de le trahir (cf. Jn 6,70-71). L’Eglise serait donc fondée, grâce aux Douze ; mais l’équipée terrestre de Jésus se terminerait par le drame du Calvaire.

Le Christ avait refusé d’être le roi temporel (cf. Jn 6,15) ; il serait l’Agneau de Dieu prédit par Jean-Baptiste (cf. Jn 1,29) ; et sa chair serait livrée au monde en sacrifice de communion.

9°) Conclusion.

Dans cette quatrième « apocalypse » de l’évangile (correspondant à Jn 6,1-71), cette quatrième révélation, ce quatrième des sept tonnerres (cf. Ap 10,3-4), nous entendions le Christ nous enseigner qu’il était « le pain vivant, descendu du ciel » (Jn 6,51) destiné à nourrir toute l’humanité, comme la manne autrefois avait nourri les Israélites dans leur marche à travers le désert. Mais ce n’était pas pour cette vie terrestre seulement, ni même avant tout ! Mais pour la vie éternelle (cf. Jn 6,27). S’il était descendu, c’était pour entraîner avec lui l’humanité au ciel, parmi les réalités spirituelles, celles d’en haut.  Il était venu chercher l’humanité, et la rejoindre. Mais c’était pour l’enlever. C’était pour la saisir comme une proie, et l’emporter.

La spiritualité de Jésus-Christ serait empreinte de réalisme, justement parce qu’elle était incarnée. Mais inversement le réalisme du Christ serait avant tout d’ordre spirituel. Dans la pensée et dans l’action du Christ, telles que Jean nous les donnait à contempler dans son évangile, le réel et le spirituel se laisseraient discerner inextricablement mêlés, étroitement imbriqués.  

L’eucharistie représente pour nous un autre aspect, ou si l’on veut un prolongement, de l’incarnation.

10°) Appendice. Un triple septénaire dans l’ « apocalypse » de la Pâque du pain de vie.

Au numéro 4 du présent chapitre, nous avions déjà signalé un septénaire remarquable dans le quatrième évangile.

Voici un autre fait littéraire tout aussi remarquable, propre à cette quatrième « apocalypse » de l’évangile, à cette Pâque du pain de vie, qui montre bien l’unité, et la forte cohérence interne  de cette partie, et s’oppose, a priori, à la thèse documentaire qui voudrait y voir une simple juxtaposition de rédactions superposées, dues à des mains différentes.

Notre analyse est vérifiée sur le texte original grec, tel qu’établi dans l’édition critique de Nestle-Aland (1984).

Dans le chapitre 6 de saint Jean, on ne trouve répété pas moins de 21 fois le mot pain (artos),

7 fois, à suivre, dans le sens de pain matériel (cf. Jn 6,5.7.9.11.13.23.26) ;

7 fois, à suivre, dans le sens de pain spirituel, ou pain de vie (cf. Jn 6,31.32a.32b.33.34.35.41) ;

et 7 fois, à suivre, comme désignant l’eucharistie (6,48.50.51a.51b.51c.58a.58b).

Un tel artifice de composition ne saurait être fortuit. Il est certainement volontaire et conscient. Il dénote la profonde unité interne de ce chapitre, que nous avons dénommé une « apocalypse ». Il témoigne en outre de la fidélité des manuscrits qui nous ont transmis le texte de Jean. Le moindre accident de copie, en effet, eût perturbé ces septénaires. On retrouve bien là le fameux « rythme septénaire » propre aux écrits johanniques.

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