Le thème de l’eau, et le thème connexe du baptême, parcourent tout le IV e évangile. Il suffit pour s’en convaincre, et le vérifier, de revenir un instant sur le plan thématique que nous venons de proposer.
Les deux premières « apocalypses », celle de la Semaine inaugurale et celle de la première Pâque, leur étaient presque entièrement consacrées. Elles avaient pour objet de décrire la transition qui s’opérait du baptême provisoire de Jean au baptême définitif de Jésus. L’eau de Cana (qui était celle du Baptiste, celle des Juifs, celle du reste de l’humanité) était changée symboliquement en le vin de la Nouvelle Alliance. La Samaritaine sur la margelle de son puits, ce puits qu’elle avait hérité de son ancêtre Jacob, recevait la promesse d’une eau vive, jaillissant en vie éternelle.
Dans la troisième « apocalypse », on surprenait Jésus en train de guérir, le jour de sabbat, un infirme à la piscine de Bézatha : les eaux des anciennes ablutions ne pouvaient suffire désormais aux nécessités des hommes. Et dans la quatrième « apocalypse », après la multiplication des pains, qui avait eu lieu par-delà le lac de Tibériade, on voyait Jésus marcher sur les eaux, ces vieilles eaux du cosmos qu’il lui fallait maîtriser (comme homme), dominer (comme Dieu) et régénérer (comme rédempteur).
Lors de la fête des Tabernacles (cinquième « apocalypse »), cette fête juive dans laquelle les rites d’eau tenaient une place si éminente – on sait que le grand prêtre se rendait processionnellement pendant cette fête à la piscine de Siloé pour y puiser l’eau nécessaire aux libations sacrées – Jésus, lui, promettait l’eau vive, c’est-à-dire le Saint-Esprit (cf. Jn 7,37-39) ; puis il guérissait de sa salive, toujours l’eau, les yeux de l’aveugle-né, en lui demandant d’aller se laver à Siloé.
Après la fête de la Dédicace, sixième « apocalypse », Jésus se retirait de l’autre côté du Jourdain, à l’endroit même où Jean avait autrefois baptisé. « Et il y demeura » (Jn 10,40).
Lors de son dernier repas, septième « apocalypse », Jésus empoignait la bassine d’eau, comme un esclave, et entreprenait de laver consciencieusement les pieds meurtris, ou souillés par les longues marches, de ses douze disciples. Par l’exemple qu’il leur donnait, et par sa parole, il tentait de les purifier, plus moralement encore que physiquement.
Après sa mort douloureuse sur une croix, c’était de l’eau, mêlée à son sang, qui s’échappait de son flanc transpercé, symbole du baptême et de l’Esprit.
Enfin dans l’appendice, la triple investiture de l’apôtre Pierre prenait place, très bucoliquement dirons-nous, au petit matin, dans le brouillard, au petit déjeuner, après une extraordinaire pêche miraculeuse dans les eaux devenues soudain prolifiques du lac de Tibériade.
Jean lui-même, Jean l’apôtre, témoin de cette scène, et qui la raconterait bien plus tard dans l’évangile, n’était-il pas de son métier pêcheur du lac ? On peut soupçonner par cet atavisme le prix qu’il attachait au thème de l’eau. Bien plus, il fut longtemps le disciple du Baptiste, avant d’être celui de Jésus, ce Baptiste qui s’était manifesté au monde, précisément, par son activité de « baptiseur » sur les bords du Jourdain, le fleuve évocateur d’une si longue épopée biblique.
C’était par la figure de Jean que s’ouvrait l’évangile : « Parut un homme envoyé de Dieu, il se nommait Jean. » (Jn 1,6) ; puis on nous racontait longuement son activité, et surtout son témoignage à l’égard de Jésus : Jn 1,6-42, puis 3,22 --- 4,3, deux péricopes que l’on peut faire correspondre aux onze premiers versets de Marc.
On n’ignore pas l’importance que les Juifs de cette époque attribuaient aux différentes ablutions rituelles. On le vérifie déjà par nos quatre évangiles. Mais on le sait d’autant mieux aujourd’hui qu’on étudie plus à fond les mœurs authentiques de ce peuple, et dans son sein plus particulièrement ceux du parti des esséniens, et par les récentes découvertes archéologiques, réalisées surtout dans la vieille ville de Jérusalem.
Pourtant, on ne voit rien dans les pratiques traditionnelles de ces gens-là qui correspondît au futur baptême de Jean. Même le fameux baptême des prosélytes, dont on a beaucoup causé parmi les érudits, ne semble guère avoir été en usage au premier siècle de notre ère. Il ne paraît pas qu’il concernât une « agrégation communautaire », mais il avait pour fonction de lever « seulement un empêchement rituel, avant que le nouveau circoncis n’aille offrir le sacrifice dit des prosélytes. » (Citations de Charles Perrot, Jésus et l’Histoire, 1993, page 94).
L’innovation baptismale de l’ultime prophète, Jean, serait donc totale, révolutionnaire même, par rapport aux anciens rites. Il n’importait plus avec elle de se « baptiser » soi-même, et tous les jours que Dieu fait, selon un usage finalement superstitieux, et vain. Mais d’accepter l’ablution de la main d’un autre, en principe un maître, en quelque façon un délégué de Dieu, et cela une fois pour toutes, dans un esprit de pénitence, dans une démarche exceptionnelle de repentir (un voyage parfois lointain).
Il convenait de laisser ses vieux vêtements, de se dénuder ; c’est-à-dire de renoncer à une vie de péché ; d’être finalement plongé, comme noyé, dans les eaux sanctifiées du fleuve, afin de renaître tout propre, tout neuf, pour une vie de sainteté et de miséricorde ; de revêtir ensuite de nouveaux habits, eux aussi propres et neufs ; c’est-à-dire de prendre la résolution sincère de produire à l’avenir de bons fruits et de se préparer ainsi à la venue imminente du Messie, à l’irruption du Royaume de Dieu.
On pourrait sincèrement se demander d’où Jean (en dehors de l’inspiration divine, bien sûr ! cf. Jn 1,33), avait déniché cette idée de plonger dans l’eau.
Mais il est expédient de noter que la prédication de Jean, sa mission prophétique, se circonscrivaient tout entière sur les rives du Jourdain, le fleuve que sous la conduite de Josué (= Jésus) le peuple élu d’Israël (la communauté, l’Eglise de ce temps), avait autrefois traversé à pied sec (cf. Jos 3 --- 4), avant de s’emparer de Jéricho (cf. Jos 6) et de conquérir toute la terre promise (la suite du livre), ayant ainsi achevé sa traversée du désert. Manifestement, ce passage du Jourdain en cette fin d’exode n’avait été qu’un renouvellement du fameux passage de la Mer Rouge (cf. Ex 14) en son début.
Ainsi donc le rite de Jean contiendrait une allusion indirecte à l’une des étapes essentielles de la marche du peuple de Dieu, dans sa régénération par Moïse, sur le chemin de sa libération.
Josué – Jésus – avait pris soin de commémorer le second « baptême » du peuple, son second passage à travers les flots, en faisant ériger à Gilgal - tout près de l’endroit où Jean devait bien plus tard baptiser - un monument agencé de douze pierres, une par tribu, apportées par douze hommes pris dans le peuple, un par tribu, comme il y aurait plus tard douze apôtres (cf. Jos 4).
Et dans ce même Gilgal, Josué – Jésus – avait procédé à la circoncision de tous les mâles nés dans le désert (cf. Jos 5). Pourtant cette coutume existait dans le peuple hébreu bien avant ce temps, dès l’ère des Patriarches (cf. Gn 17). Mais elle était sans doute tombée en désuétude, pendant le séjour au désert. Le rite de Jean, un retour à la circoncision, comme consécration du peuple élu à Dieu ? Un renouvellement de sa vertu ?
On ne peut oublier non plus que le zèle du Baptiste se déployait sur les lieux mêmes où le prophète Elie avait autrefois été enlevé de terre, après avoir lui aussi traversé le Jourdain, mais dans l’autre sens que le peuple hébreu : en partant justement de Gilgal (cf. 2 R 2,1). Elie, ayant frappé le fleuve de son manteau était passé à pied sec, comme Israël. De même Elisée, à son retour, ayant hérité du manteau d’Elie, et de son charisme prophétique, avait lui aussi frappé les eaux, et il était passé à pied sec. Comme faveur de son nouveau pouvoir, il avait assaini les eaux malsaines de Jéricho (cf. 2 R 2,19-22).
Jean-Baptiste : nouvel Elie ? nouvel Elisée ? Jésus ne manquerait pas (cf. Mt 17,9-13 ; Mc 9,9-13) de l’identifier à Elie, dont le retour était annoncé comme prélude à l’épiphanie du Jour de Yahvé (cf. Ml 3,23-24 : qui sont les dernières lignes de l’Ancien Testament).
Un peu plus tard, c’était dans les eaux de ce même Jourdain, décidemment sanctifié et sanctifiant, qu’Elisée avait envoyé le général syrien Naamân se baigner sept fois, afin d’être purifié de sa lèpre (cf. 2 R 5). Ce souvenir était très présent dans la conscience juive, et Jésus ne se ferait pas faute de le rappeler à ses compatriotes de Nazareth (cf. Lc 4,27). Jean-Baptiste ne baignerait pas sept fois les circoncis dans le fleuve, mais seulement une fois, pour les guérir de la lèpre du péché.
Dans son séjour d’exil, le prophète Ezéchiel avait quant à lui contemplé, en une vision grandiose, un puissant fleuve d’eau s’échapper du futur Temple de Jérusalem, et se déverser dans la vaste région du Jourdain, lui procurant du coup la santé et la fertilité (cf. Ez 47,1-12). Après le retour de déportation, Zacharie (14,8) bénéficiait du même spectacle prémonitoire.
Ce futur Temple, c’était le Christ. Cette eau, c’était la grâce. Jean, dans sa geste, les annoncerait l’un et l’autre.
En venant donc prêcher sur les bords du Jourdain, et en se proposant de plonger chaque israélite dans les eaux sacrées du Jourdain, Jean-Baptiste se positionnait ouvertement comme héritier de toute la tradition d’Israël, de Moïse jusqu’aux prophètes, non d’une manière pédantesque, ou livresque, mais d’une manière vécue : dans une pédagogie active, dirions-nous aujourd’hui. Il prônait un véritable retour aux sources. Le dernier des prophètes mettait en œuvre un plan génial de conversion du peuple, avant la venue de Yahvé en personne. Il récapitulait toute l’histoire du Vieux Testament, au moment où celle-ci allait s’achever. Il la ressaisissait pour ainsi dire dans sa main : par sa mystique du retour au désert ; par sa pratique du passage, ou bain, dans le fleuve ; par sa prédication de la véritable circoncision, celle du cœur, préconisée déjà avant lui par Jérémie (4,4), et même par le Deutéronome (10,16) ; par son annonce de l’imminence du « Jour de Yahvé, grand et redoutable » (Ml 3,23).
Jean ne baptisait que des Juifs, c’est-à-dire des gens déjà circoncis, déjà consacrés à Yahvé. Il n’entendait pas instituer un nouveau « sacrement », ou fonder une nouvelle religion, mais seulement pratiquer un rite, inefficace en lui-même, mais seulement signifiant : un geste religieux pour manifester la pénitence, ou la conversion, le retour à Dieu. C’est ce que nous pouvons établir par le témoignage concordant des évangiles synoptiques et de l’historien juif Flavius Josèphe.
Marc 1,4-6 : « Jean le Baptiste parut dans le désert, proclamant un baptême de repentir pour la rémission des péchés. Et vers lui s’en allaient tout le pays de Judée et tous les habitants de Jérusalem, et ils se faisaient baptiser par lui dans les eaux du Jourdain, en confessant leurs péchés. »
C’était le repentir, non le baptême lui-même, qui était efficace « pour la rémission des péchés », « eis aphesin hamartiôn ». (Mc 1,4).
Et dans les péricopes parallèles de Matthieu et de Luc se lirait cette admonition du Baptiste, infligée à la figure des candidats au baptême : « Produisez donc des fruits qui soient dignes du repentir, » [sous-entendu : « sinon votre baptême ne vous servira de rien »], « et n’allez pas dire en vous-mêmes : Nous avons pour père Abraham », [sous-entendu : « Nous sommes déjà circoncis. »] (Lc 3,8 ; cf. Mt 3,8-9).
Flavius Josèphe appuyait pleinement cette herméneutique : « … c’est à cette condition que Dieu considérait le baptême [de Jean] comme agréable, s’il servait non pour se faire pardonner certaines fautes, mais pour purifier le corps, après qu’on eut préalablement purifié l’âme par la Justice. » (Antiquités judaïques, 18, citées par Charles Perrot, Jésus et l’histoire, 1993, page 102). (‘Après que’ gouverne bien l’indicatif, et non le subjonctif).
Mais le IV e évangile, quant à lui, considérait visiblement toutes ces notions comme acquises, et presque comme des truismes ; tous ces faits comme connus. Il rapportait uniquement le ministère baptismal de Jean comme orienté vers le témoignage rendu à Jésus : « C’est pour qu’il fût manifesté à Israël que je suis venu baptiser dans l’eau. » (Jn 1,31). Dans le prologue déjà, l’évangéliste définissait Jean seulement par sa fonction de témoin du Christ : « Il n’était pas la lumière, mais le témoin de la lumière. » (Jn 1,8). Et dans son ultime témoignage Jean confesserait : « Je ne suis pas le Christ, moi, mais je suis envoyé devant lui. » (Jn 3,28).
L’évangéliste n’ignorait certes pas l’activité de Jean comme « baptiste » ; il la signalait à diverses reprises, mais il ne la décrivait pas pour elle-même.
Comme l’eau de Cana, qui servait au préalable à la purification des Juifs (cf. Jn 2,6), était destinée à être changée en le vin du Royaume, de même, visiblement, le baptême de Jean, pour l’évangéliste, ne servait qu’à inaugurer le nouveau et définitif baptême, celui de Jésus, à préluder à son administration. Il était une ébauche, pour ainsi dire, du futur sacrement.
On aurait pu croire, à ouïr certains accents de Jean, que son rite provisoire d’ablution des corps fût voué à une totale disparition : à une disparition instantanée même, le jour de la venue de Yahvé. C’était bien ce que Jean avait dans l’idée, au fond de lui-même : « … celui qui m’a envoyé baptiser dans l’eau m’avait dit : Celui sur qui tu verras l’Esprit descendre et demeurer, c’est lui qui baptise dans l’Esprit Saint. » (Jn 1,33). Le baptême dans l’Esprit eût supplanté, et irrémédiablement aboli, le misérable baptême d’eau.
Mais le Messie en personne, Jésus, allait en décider tout autrement. Au docteur juif, Nicodème, venu l’interpeller de nuit, à Jérusalem, il enseignerait de la manière la plus explicite : « A moins de naître d’eau et d’Esprit, nul ne peut entrer au Royaume de Dieu. » (Jn 3,5). Non pas d’Esprit seulement, mais d’eau et d’Esprit.
Aux yeux de l’auteur du IV e évangile, le baptême d’eau de Jean représentait en quelque sorte la « matière » (comme dirait bien plus tard la scolastique), réutilisée par Jésus, sur laquelle viendrait se greffer le premier des sacrements du Royaume de Dieu. Une matière insuffisante certes, en elle-même, à usage signifiant, évocateur ou encore symbolique : le lavement des corps visualisant le lavement des âmes, mais cependant nécessaire.
La religion du Christ ne s’offrirait pas à nous comme une mystagogie désincarnée, ou purement spirituelle, ou encore éthérée, mais bien comme une sagesse de l’incarnation, précisément, qui absorberait et sublimerait tout l’ancien rituel, sans toutefois l’anéantir.
L’eau coopèrerait avec l’Esprit pour nous faire concitoyens, dès cette terre, du Royaume de Dieu. L’eau deviendrait féconde en elle-même ; elle acquerrait une vertu éternelle. Le baptême serait une naissance, ou une renaissance, un enfantement au monde de l’Esprit.
Mais cette nouvelle naissance, comme l’autre, serait aussi accompagnée de la souffrance ; elle passerait par la croix, à la suite du Christ qui, le premier, serait élevé de terre : « Ainsi faut-il que soit élevé le Fils de l’homme… » (Jn 3,14). Pour le suivre dans cette voie, il suffirait de croire et d’espérer : «… afin que quiconque croit ait en lui la vie éternelle. » (Jn 3,15).
La nouvelle naissance ne se ferait que dans la mort du Christ, et donc au nom du Christ : non seulement au nom de l’Esprit, mais encore au nom du Fils de Dieu, et par conséquent, aussi, au nom du Père : « Dieu n’a pas envoyé le Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par son entremise. » (Jn 3,17). Car l’œuvre salvifique, ainsi révélée, des Personnes de la Sainte Trinité serait indissociable.
De même sur la croix, ce n’est pas seulement du sang qui coulerait du côté transpercé du Christ, mais le sang et l’eau. (cf. Jn 19,34). Le sang du sacrifice (du Christ) et l’eau du baptême (d’Esprit). Et dans sa première épître, l’apôtre Jean surenchérirait : « Ils sont ainsi trois à témoigner : l’Esprit, l’eau, le sang, et ces trois sont d’accord. » (1 Jn 5,7-8).
L’eau figurait tout l’ancien Testament, jusqu’à Jean compris. Le sang c’était celui, rédempteur, du Christ. Mais l’Esprit, c’était désormais l’Esprit de Pentecôte.
L’auteur du IV e évangile, qui fut tour à tour disciple de Jean-Baptiste, puis disciple du Christ pendant sa vie terrestre, puis disciple de l’Esprit de Pentecôte, se situait admirablement à la charnière de ces trois Testaments.
Mais le témoignage personnel qu’il rendrait à l’endroit du prophète Jean serait irrécusable parce qu’il serait de première main : le Baptiste s’était posé avant tout en précurseur du Christ (ou en précurseur de la venue de Yahvé, ce qui était la même chose) et il n’avait eu de cesse de lui céder le pas, de s’effacer devant lui ; il alla même jusqu’à lui léguer ses disciples. (Cf. Jn 1,35-37).
Après la première Pâque de sa vie publique à Jérusalem, et après son entretien avec Nicodème, où il avait évoqué à grands traits la théorie de son nouveau baptême, le Christ redescendait dans la vallée du Jourdain, où se tenait encore Jean (cf. Jn 3,22-23), et là, mettant si j’ose dire la théorie en pratique, il entreprenait d’exercer lui aussi, en concurrence directe avec Jean, un ministère de baptiste. L’évangéliste soulignerait le fait qu’à cette date Jean n’avait pas encore été jeté en prison (cf. Jn 3,24). Cela n’allait pas manquer d’engendrer des polémiques entre les disciples de l’un et de l’autre, surtout si certains se permettaient de poser des questions insidieuses sur la valeur respective des deux baptêmes. Certes les rapports eussent été idylliques entre les deux « baptiseurs », s’il n’avait tenu qu’à eux. Mais la présence de tiers, plus ou moins jaloux et malveillants, allait provoquer des frictions, comme il est psychologiquement compréhensible.
Or Jean ne considérait aucunement l’institution du baptême comme sa propriété privée ; encore moins considérait-il la région du Jourdain comme sa chasse gardée. Il s’effacerait humblement devant celui qu’il avait, devant de nombreux témoins, reconnu comme le Messie, l’Elu de Dieu, l’Agneau de Dieu, et il entérinerait la parfaite validité de son baptême : « Nul ne peut rien s’attribuer qui ne lui soit donné du ciel. » (Jn 3,27). Ce qu’on peut traduire : à moi fut attribué par Dieu le baptême d’eau (cf. Jn 1,33), mais au Christ de Dieu était donné le véritable baptême, celui par l’eau et par l’Esprit (cf. id ; et Jn 3,5).
« Celui que Dieu a envoyé [ajoutait le prophète Jean] prononce les paroles de Dieu, qui lui donne l’Esprit sans mesure. » (Jn 3,34). Or le don de l’Esprit au Fils n’était pas quelque chose de futur, comme une simple promesse. Il était un bien présent et déjà actif. De ce don, Jean avait été le témoin privilégié, au moment où Jésus était remonté de l’eau (cf. Jn 1,32). Le Christ était donc en mesure de prononcer sur qui il voulait les paroles de Dieu, c’est-à-dire qu’il était en droit d’invoquer efficacement sur quiconque les noms des Trois Personnes divines, ces noms que l’évangéliste prenait soin d’énumérer à la suite, dans la péricope que nous commencions de citer au début de ce paragraphe. Reprenons le passage en entier : « Celui que Dieu a envoyé prononce les paraboles de Dieu, qui lui donne l’Esprit sans mesure. Le Père aime le Fils ; il a tout remis en sa main. » (Jn 3,34-35).
Le Père a tout remis en sa main, y compris, donc, le pouvoir de baptiser, y compris même le pouvoir de concéder cette faculté à ses disciples, comme nous le verrons un peu plus loin.
De même qu’autrefois entre les disciples de Jean et de Jésus, de même que chez les Pharisiens, une discussion s’est élevée parmi les théologiens modernes pour savoir quelle valeur distincte il fallait reconnaître à ces deux baptêmes, administrés, un temps, simultanément dans la zone du Jourdain : celui de Jean et celui de Jésus. Le baptême de Jésus pouvait-il être déjà le baptême trinitaire que nous connaissons, comme semblent le suggérer les deux versets de l’évangile que nous citions un peu plus haut, et qui nomment de façon insistante les trois Personnes de la Sainte Trinité, ou n’était-il qu’une réplique, par Jésus, de celui de son précurseur ? Autrement dit, était-il déjà le sacrement de l’initiation chrétienne qui fait entrer déjà dans le « Royaume de Dieu » (Jn 3,5) qui vient, c’est-à-dire dans l’Eglise, ou communauté du Christ, ou n’était-il qu’un rite provisoire destiné à être complété dans sa formule, seulement le jour de l’Ascension du Maître : « Allez donc, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. » (Mt 28,19).
Le Christ étant Dieu (confer la tournure : « Il a tout remis en sa main » de Jn 3,35) pouvait certes inventer et créer dès lors ce baptême trinitaire selon sa guise. Mais ses disciples adultes eussent-ils pu le recevoir avec profit, s’ils ignoraient jusqu’aux noms des Trois Personnes divines ? Certes non, et la pédagogie du Christ n’entendait pas forcer les étapes de la révélation.
Mais justement, la nomination, ou la révélation publique, des Personnes divines était chose acquise depuis le propre baptême du Christ sous la main de Jean. (Cf. Mt 3,16-17 ; Mc 1,10-11 ; Lc 3,22). Pour la première fois dans l’histoire, la Trinité Sainte était révélée au monde. Jésus s’était entendu interpellé comme Fils par une voix venue du ciel, qui ne pouvait être que celle du Père. Et l’Esprit Saint était descendu sur lui sous une forme corporelle, tel une colombe, se manifestant aux yeux de tous comme un être vivant, et distinct, et non plus comme une simple force divine (cf. Jn 1,32).
Dans son discours aux Pharisiens (il s’agissait bien des Pharisiens : cf. Jn 4,1) Jean le Baptiste – et du même coup l’auteur du IV e évangile qui le rapportait – nous certifiait que les noms des Personnes divines étaient dès lors, dès la vie publique du Christ, connus de tous : cf. Jn 3,27-36.
La nomination des Trois Personnes divines étant effective, le baptême trinitaire, administré en leurs noms, devenait possible.
Le baptême du Christ dans le Jourdain avait ainsi marqué, il faut le souligner, une étape décisive dans l’histoire de l’humanité. Non seulement c’était par lui qu’avait commencé le ministère public du Christ (cf. Ac 1,21-22), mais encore c’était ce jour-là que fut accordé au monde la révélation de l’existence d’un Dieu trinitaire : Père, Fils et Esprit ; et subsidiairement c’était ce jour-là qu’avait pris forme le véritable et définitif baptême chrétien.
La théophanie de la Sainte Trinité n’avait pas été un événement confidentiel, mais une manifestation véritablement universelle, et notoire, puisque les trois évangiles synoptiques en fourniraient la description, et que le IV e évangile la supposerait. Jean le Baptiste, le dernier des prophètes, en avait été le témoin privilégié, et avec lui ses disciples, parmi lesquels le futur évangéliste Jean, et la foule des Juifs qui se trouvait rassemblée là, ce jour-là, par hasard.
La suite du récit donné par le IV e évangile confirmerait l’herméneutique que nous avançons du baptême pratiqué par Jésus, après son retour dans la vallée du Jourdain. Lorsque Jésus était informé de la polémique soulevée par les Juifs (cf. Jn 4,1), il abandonnait soudainement la Judée, et les rives du fleuve ; il s’en retournait au pays de son enfance : la Galilée. Pour rien au monde il n’eût voulu donner même l’apparence de rivaliser avec le Baptiste pour lequel il nourrissait le plus grand respect. C’était bien l’indice qu’il existait une opposition potentielle entre les deux baptêmes ; et cette opposition, c’était ce que le Christ avait décidé, à tout prix, d’éviter.
L’évangéliste nous précisait à cette occasion « qu’il faisait plus de disciples et en baptisait plus que Jean.» (Id.). Ce qui démontre bien que le baptême de Jésus avait pour effet d’agréger à la troupe du Christ, et non à celle du Baptiste, de créer des disciples du Christ, et donc déjà des chrétiens, même si ce denier vocable n’était pas encore inventé. Il ne le serait, on le sait, qu’à Antioche dans les débuts de l’expansion missionnaire (cf. Ac 11,26).
Le baptême de Jean-Baptiste créait des disciples du Baptiste, parfois qualifiés de « johannites ». Ceux que saint Paul rencontrerait bien plus tard, jusqu’à Ephèse (cf. Ac 19,1-7). Le baptême de Jésus créait des disciples de Jésus, qu’on appellerait plus tard des chrétiens.
Enfin il est capital de l’observer, l’évangéliste nous apprenait comme en passant, dans une incise : « qu’à vrai dire ce n’était pas Jésus qui baptisait mais ses disciples. » (Jn 4,2). Jésus aurait pu sans inconvénient conférer de ses mains le baptême de Jean. Mais étant lui-même le Fils, il lui était difficile de baptiser « au nom… du Fils » ; c’est pourquoi il préférait déléguer à cet effet ses premiers disciples, après les avoir eux-mêmes initiés à cette pratique. C’est ainsi que, dès cette haute époque, Jésus-Christ aurait inventé, non de rien mais à partir du baptême de Jean, le sacrement de l’initiation chrétienne.
On sait que la foi catholique nous fait une obligation de croire que tous les sacrements de l’Eglise ont été institués par Jésus-Christ (Concile de Trente, VII e session, Canon 1). Il est plus obvie d’entendre cela de la vie publique du Christ, depuis son baptême dans le Jourdain jusqu’à l’Ascension, « en commençant au baptême de Jean jusqu’au jour où il nous fut enlevé. » (Ac 1,22). C’est pendant ce laps qu’ont été posés tous les fondements de la vie chrétienne.
Une telle lecture de notre IV e évangile ne pourra manquer de soulever, on le pressent, quelques objections.
D’après saint Jean lui-même, dira-t-on, tant que le Christ était encore vivant sur cette terre l’Esprit Saint n’était pas donné. Il ne saurait donc être question, si tôt, d’un baptême dans l’Esprit. « Il n’y avait pas encore d’Esprit, parce que Jésus n’avait pas encore été glorifié. » (Jn 7,39). Cet Esprit, c’est Jésus qui nous l’enverrait, après son retour vers le Père.
Mais manifestement, ici, c’était d’une effusion charismatique de l’Esprit qu’il était question ; celle qui ne surgirait qu’au matin de la Pentecôte, et qui donc était encore à venir.
L’Esprit Saint n’avait pas encore été donnée à l’Eglise comme telle, qui n’existait qu’à l’état inchoatif. Si l’Eglise ne l’avait pas, elle ne pouvait encore le transmettre. Mais l’Esprit était déjà descendu visiblement, et personnellement, sur Jésus le jour de son baptême. Quant à l’existence, et au nom, de l’Esprit, ils étaient déjà connus des disciples, et même de la foule.
Le baptême « dans l’Esprit Saint et le feu » (Lc 3,16) n’était pas encore possible, et en ce sens-là les apôtres ne seraient « baptisés » (id) que le jour de la Pentecôte (cf. Ac 1,5). Mais le baptême « au nom … du Saint Esprit » (Mt 28,19), ou « d’eau et d’Esprit » (Jn 3,5), lui, était déjà possible dès la vie publique du Christ, et même nécessaire, enseignerait Jésus à Nicodème, si l’on voulait « entrer dans le Royaume de Dieu » (id), c’est-à-dire dans l’Eglise en voie de constitution.
En empruntant la terminologie moderne, nous dirions que le baptême trinitaire avait pris place dès l’époque du ministère jordanien du Christ, tandis que la confirmation, elle, ou épiclèse, ou « baptême dans l’Esprit », la « chrismation » des orientaux, celle qui serait concédée par l’imposition des mains, n’interviendrait qu’à partir de la Pentecôte (cf. Ac 8,16-17). Non que le Christ n’eût pu l’administrer, ce baptême dans l’Esprit, mais il n’a pas voulu le faire. Il convenait qu’il en fût ainsi : « Il vaut mieux pour vous que je parte ; car si je ne pars pas, le Paraclet ne viendra pas à vous. » (Jn 16,7).
On se prend parfois à douter que la formule trinitaire, telle que nous la connaissons, employée pour notre propre baptême, et telle qu’elle nous est transmise par la finale de Matthieu, pût remonter à une date aussi primitive. L’exégèse moderne doute même que le baptême trinitaire eût été pratiqué dès les origines de l’Eglise. Ce rite, pense-t-elle, a connu des évolutions. Le baptême d’eau, et la formule trinitaire qui l’accompagne, n’ont dû être adoptés que plus tard, à l’époque des grandes missions de saint Paul par exemple.
Mais l’hypothèse même de telles évolutions est peu vraisemblable. Si le baptême d’eau s’était insinué dans l’Eglise au temps de saint Paul, saint Paul lui-même l’eût rejeté comme un retour à une pratique judaïsante. Mieux encore ! Si le baptême ne remontait qu’au jour de la Pentecôte, par exemple, il n’existerait pas ; il serait supplanté par une simple cérémonie d’imposition des mains de la part des apôtres, ou de leurs successeurs.
On ne concevrait guère que les apôtres, qui venaient d’être « baptisés » dans le feu de l’Esprit Saint, eussent éprouvé le besoin d’inventer un rite d’eau. Les deux sacrements, du baptême et de la confirmation, ont forcément une origine distincte, dans le temps et dans l’espace.
Le baptême trinitaire ne peut avoir été inventé que par Jésus-Christ lui-même, et ceci dès les débuts de son ministère public, c’est-à-dire sur les bords du Jourdain. C’est ce que laisse entendre une lecture pondérée du IV e évangile, celle que nous avons proposée.
Certains ont cru voir, mais à tort, dans une formule utilisée par les Actes des Apôtres : «baptiser au nom de Jésus-Christ » (Ac 2,38 ; 10,48) ou « au nom du Seigneur Jésus » (Ac 8,16 ; 19,5), l’indice d’une évolution hypothétique du baptême, celle dont l’exégèse moderne subodore l’existence comme nous le disions plus haut. Mais il s’agissait à l’évidence d’une formule ramassée pour désigner l’unique baptême trinitaire institué par Jésus-Christ et administré « au nom du Fils » et donc au nom de Jésus-Christ, qui est le Fils. D’ailleurs on a la preuve dans un passage de saint Paul que le baptême au nom du Seigneur ne pouvait avoir été octroyé que dans une ambiance trinitaire : « Mais vous avez été lavés, mais vous avez été sanctifiés, mais vous avez été justifiés par le nom du Seigneur Jésus-Christ [le Fils] et par l’Esprit [Saint] de notre Dieu [le Père]. » (1 Co 6,11).
Si la tradition du baptême eût été multiple dès l’origine, elle se fût maintenue telle dans la pratique subséquente d’une Eglise dispersée à travers le monde. On ne conçoit guère, en effet, quelle autorité suprême eût pu a posteriori uniformiser des usages différents. Or la tradition chrétienne fut toujours, et demeure, unanime à pratiquer un baptême d’eau au nom des Trois Personnes.
Mais l’objection majeure qu’on élève contre un baptême trinitaire institué par Jésus-Christ, dès le temps de son ministère public, est d’ordre dogmatique, ou théologique, plus encore qu’exégétique ou historique.
Selon la doctrine du baptême, développée par le Docteur des nations (cf. Rm 6,1-11 ; Col 2,11-13), et dont lui-même avait laissé entendre qu’il n’en était pas l’auteur (puisqu’il supposait cette vérité connue des Romains, cf. Rm 6, 3), nous sommes baptisés dans la mort du Christ et nous ressuscitons avec lui à une vie nouvelle, celle de Dieu, celle du Royaume. Le baptême supposerait acquises la mort du Christ, comme sa résurrection.
De même le nouveau Catéchisme de l’Eglise Catholique (1992) s’exprime ainsi : « C’est dans sa Pâque que le Christ a ouvert à tous les hommes les sources du baptême … dès lors, il est possible de naître de l’eau et de l’Esprit pour entrer dans le Royaume de Dieu » (N° 1225), sous-entendu : avant ce n’était guère possible. Personne n’eût pu être baptisé dans la mort et la résurrection du Christ avant que le Christ lui-même ne fût mort et ressuscité. L’institution du baptême chrétien était forcément postérieure à la passion du Christ.
Et pourtant si ! On pouvait avoir été plongé dans la mort et la résurrection du Christ avant sa passion, par anticipation. Toute grâce et tout salut accordés dans l’antique économie, avant la mort du Christ, l’avaient été par anticipation, y compris les privilèges dont fut ornée la Vierge Marie, dès sa conception, y compris le salut, et la conversion d’Adam. La mort du Christ, l’Homme-Dieu, aurait une valeur impétratoire, satisfactoire, expiatoire, rédemptrice, à dimension éternelle, capable d’interagir même dans les âges les plus reculés.
La Cène, commémoration de la mort et de la résurrection, serait célébrée la veille de la passion. Les apôtres seraient faits prêtres de la Nouvelle Alliance dès le soir du Jeudi Saint (selon l’opinion traditionnelle ; selon nous, dès le Mardi Saint au soir). Ils avaient nécessairement été baptisés du nouveau baptême au préalable, car on sait que le baptême est la porte d’accès à la vie nouvelle et donc la porte d’entrée de tous les sacrements. Comment les disciples eussent-ils pu communier au corps et au sang du Christ sans déjà faire partie du Royaume ?
Comprenons-le bien : la théologie du baptême, proclamée avec tant de force par saint Paul, n’était qu’une relecture faite après coup. Une relecture certes autorisée, et même inspirée puisque les épîtres de saint Paul font partie intégrante des écritures canoniques. Et cependant une relecture. Ni dans la formule originelle du baptême, ni dans la manière de le pratiquer, ni dans sa tradition la plus ancienne, telle qu’on peut la saisir par exemple dans les évangiles ou dans les Actes des apôtres on ne trouve d’allusion directe à la mort ou à la résurrection du Christ.
Même le bain d’eau pouvait s’entendre d’une simple purification morale.
La théologie de saint Paul, confirmée par l’apôtre Pierre (cf. 1 P 3,21), correspondait certes à l’intuition, ou à la théologie implicite de l’évangéliste Jean, même si cette dernière n’était pas formellement présentée. Dans l’entretien avec Nicodème (cf. Jn 3,1-21) qui roulait sur les baptêmes, Jésus faisait référence à sa propre mort, nécessaire pour obtenir la vie éternelle : « Comme Moïse éleva le serpent au désert, ainsi faut-il que soit élevé le Fils de l’homme, afin que tout homme qui croit ait par lui la vie éternelle. » (Jn 3,14-15). On peut comprendre que c’est par le baptême que nous participerions à la double élévation du Christ, celle sur la croix et dans les cieux : à sa mort, à sa résurrection, à son ascension.
Mais surtout, argument suprême, au pied de la croix, l’évangéliste Jean avait contemplé le sang et l’eau répandus du cœur transpercé du Christ. Indubitablement il y avait reconnu les deux sacrements constitutifs de l’Eglise : l’eucharistie et le baptême (quoique il ne l’affirmât point expressément). Il avait aperçu la nouvelle Eve naître du flanc ouvert du nouvel Adam, après qu’il se fut endormi (passé antérieur de l’indicatif) dans la mort.
De même que l’eucharistie, l’un des deux sacrements ici figurés, avait été instituée par anticipation, il en aurait été de même du baptême chrétien. Il aurait été créé par le Christ dès l’étape jordanienne.
Voilà bien la seule interprétation objective de toutes les données qui nous sont fournies par le IV e évangile, même si on ne trouve nulle part cette doctrine énoncée de façon formelle. Ce n’est après tout qu’une déduction.
Le baptême de Jésus, ce baptême « d’eau et d’Esprit » (Jn 3,5), faisait déjà entrer dans la communauté des croyants, qui serait l’Eglise. Mais il n’était encore destiné qu’à une élite, celle des disciples (cf. Jn 4,1).Tout au long de la vie publique on pouvait distinguer très nettement quatre cercles concentriques d’auditeurs ou de fidèles, autour de la personne du Christ : d’abord les douze apôtres, ensuite les disciples, puis la foule des Juifs, enfin la foule des non-Juifs, les Samaritains et les païens. Il paraît évident que seuls les disciples proprement dits avaient été appelés à recevoir le baptême de Jésus, ou baptême au nom de la Trinité. Il est sûr par ailleurs que le groupe des disciples était plus large que celui des apôtres. Au moment du sermon sur la montagne, nous voyions Jésus élire les Douze parmi les disciples qui l’accompagnaient (cf. Lc 6,13). Et dans le même saint Luc nous verrions Jésus désigner encore soixante-dix autres disciples pour qu’il les envoyât prêcher (cf. Lc 10,1). Parmi les disciples figuraient des femmes, toutes celles qui l’avaient suivi depuis la Galilée (cf. Mt 27,55 ; Mc 15,40-41 ; Lc 23,55) et qui l’appelaient « Maître ! » (Jn 20,16). Joseph d’Arimathie, cité comme « disciple de Jésus » (Jn 19,38), avait certainement reçu le baptême, mais sans doute « en secret », et non publiquement, « par crainte des Juifs » ses compatriotes (cf. ib.) Nicodème, le confident de la première Pâque, faisait sans aucun doute aussi partie du nombre des disciples. Il aurait voulu mettre en application l’enseignement formel reçu du Maître : « Si un homme ne naît de nouveau, il ne peut voir le Royaume de Dieu. » (Jn 3,3). Il montrerait sa fidélité en venant recueillir le corps de Jésus, après le drame du Golgotha.
Le baptême de Jésus était encore de nulle obligation pour quiconque, car la Loi nouvelle du Christ n’avait pas encore été universellement promulguée. Elle ne le serait que le jour de la Pentecôte.
Dès que Jésus eut quitté la région du Jourdain, avant même l’arrestation de Jean (cf. Jn 4,3), on ne le verrait plus, ni ses disciples, pratiquer son propre baptême. Les évangiles synoptiques n’y feraient aucune allusion, sauf au moment du départ du Christ. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’eût pas été administré discrètement à quelques disciples, tout au long de la vie publique.
Sur le point de quitter la terre, Jésus le promulguerait à l’usage de toutes les nations (cf. Mt 28,19), dans sa forme définitive, et sans doute originelle. Dès lors, ou dans quelques jours seulement, il deviendrait obligatoire pour tous et même nécessaire pour l’obtention du salut.
On peut se demander sincèrement si la Vierge Marie, mère du Christ, aurait voulu recevoir ce baptême anticipé, pendant la vie publique de son fils.
Sans doute n’avait-elle pas elle-même le péché originel, ni aucun péché personnel à se faire pardonner. En tant que mère du Sauveur elle appartenait déjà au régime de la Nouvelle Alliance. Avant tout le monde, elle avait reçu le Saint Esprit, le jour de l’Annonciation, qui lui avait concédé une fécondité divine (Cf. Lc 1,35). Pour autant, elle aurait voulu s’agréger à la nouvelle troupe de son fils, devenant ainsi sa parfaite disciple et mettant en application sa parole (cf. Lc 8,21 ; 11,27-28).
Si les apôtres, et les premiers disciples, n’eussent pas reçu un baptême trinitaire sur les bords du Jourdain, ou un peu plus tard au cours du ministère public, on ne voit pas quand ils auraient pu être baptisés ; on ne voit pas comment ils auraient pu participer à la dernière Cène et recevoir l’eucharistie du Seigneur ; on ne voit pas comment ils auraient pu être ordonnés prêtres de la Nouvelle Alliance (cf. Lc 22,19 ; 1 Co 11,24.25) et recevoir, au soir de Pâques, le pouvoir d’absoudre les péchés (cf. Jn 20,23) ; on ne voit comment, même, ils eussent pu recevoir le don du Saint Esprit, le jour de la Pentecôte (cf. Ac 2,38).
Car enfin à eux comme autres s’appliquait la norme énoncée sans équivoque dès les débuts de l’évangélisation : « A moins de naître d’eau et d’Esprit nul ne peut entrer au Royaume de Dieu. » (Jn 3,5).
Cette formule était à prendre au pied de la lettre. Nul, sans exception, ne peut entrer, de son vivant, dans le Royaume de Dieu, qui est l’Eglise du Christ, s’il ne renaît de l’eau, le baptême d’eau, et de l’Esprit, par l’épiclèse prononcée au nom des Trois Personnes divines.
Cela était vrai de la Vierge, des apôtres, des premiers disciples.
Cela était vrai de saint Joseph, le père nourricier, qui avait dû être baptisé sur son lit de mort, par le Christ.
Cela était vrai de Jean-Baptiste qui lui, justement, n’entrerait pas dans le Royaume de Dieu (cf. Lc 7,28), car il n’était pas devenu disciple direct du Christ.
Cela était vrai, en un sens, du Christ lui-même, en son humanité. Pour lui aussi, le baptême de Jean était insuffisant. C’est pourquoi la Sainte Trinité avait aussitôt pris soin de compléter ce qui lui manquait (Cf. Mt 3,13-17 ; Mc 1,9-11 ; Lc 3,21-22). Quand Jésus était descendu dans les eaux du fleuve, c’était encore le baptême de Jean ; quand il en était remonté, c’était enfin le régime du baptême trinitaire.
Et Jean-Baptiste, cité par Jean, confirmait pleinement le témoignage rapporté dans les synoptiques : « J’ai vu l’Esprit descendre du ciel comme une colombe et s’arrêter sur lui. » (Jn 1, 32).
En entrant dans les eaux du Jourdain pour s’y plonger, Jésus avait définitivement concédé à toutes les eaux du monde le pouvoir d’enfanter des enfants de Dieu.