Après tout ce que nous avons dit, on ne s’étonnera pas que nous attribuions sans hésiter à Jean l’apôtre la paternité du IV e évangile, en accord avec la tradition la plus ancienne.
Comme témoin de cette antique tradition nous allons citer en entier ce document vénérable (plusieurs fois mentionné supra) qu’on appelle le Canon de Muratori (du nom du bibliothécaire italien du XVIII e siècle qui l’avait inventé).
Ecrit sans doute en grec, peu de temps après le pontificat du pape Pie I er, donc vers 170, il nous était parvenu dans une mauvaise (mais très ancienne) traduction latine. Il nous donnait des renseignements, sans doute de première main, sur la composition du Nouveau Testament et sur le canon scripturaire tel qu’il était reçu dans l’Eglise (très probablement romaine) de cette époque-là.
« [Marc s’est conformé aux prédications de Pierre, à celles] du moins auxquelles il fut présent, et a rédigé d’après cela.
« Troisièmement, le livre de l’évangile selon Luc. Ce Luc était médecin. Après l’Ascension du Christ, Paul l’ayant pris pour second à cause de sa connaissance du droit, il écrivit avec son assentiment ce qu’il jugeait bon.
« Cependant lui non plus ne vit pas le Seigneur dans la chair. Et par conséquent selon ce dont il avait pu s’informer il commença à le dire à partir de la Nativité de Jean.
« Le quatrième évangile est de Jean, l’un des disciples. Comme ses condisciples et coévêques l’exhortaient, il leur dit : Jeûnez avec moi à partir d’aujourd’hui durant trois jours et nous nous raconterons les uns aux autres ce qui nous aura été révélé.
« La même nuit il fut révélé à André, l’un des Apôtres, que Jean devait tout écrire en son nom propre avec le visa de tous. Et par conséquent, quoique chaque livre des évangiles enseigne autrement les premiers faits, la foi des croyants n’y fait aucune différence, puisque c’est un même Esprit souverain qui expose toutes choses dans chacun d’eux, sur la nativité, la passion, la résurrection, la conversation avec ses disciples et son double avènement, méprisé qu’il fut au premier dans un état de bassesse, revêtu de la puissance royale au second, glorieux, encore attendu. Qu’y a-t-il donc d’étonnant à ce que Jean affirme si fermement chaque chose aussi dans ses épîtres, disant en parlant de lui : ‘Ce que nous avons vu de nos yeux et entendu de nos oreilles et que nos mains ont touché, voilà ce que nous avons écrit.’ ? Car de cette façon il se donne non seulement comme ayant vu et aussi entendu mais encore ayant écrit tous les actes admirables du Seigneur selon leur ordre.
« Mais les actes de tous les apôtres ont été écrits en un seul livre. Luc fait entendre à l’excellent Théophile que toutes choses s’étaient passées de son temps et il le montre évidemment en laissant de côté la passion de Pierre et aussi le départ de Paul quittant la Ville pour l’Espagne.
« Quant aux épîtres de Paul, quelles elles sont, de quel lieu ou pourquoi elles ont été adressées, elles-mêmes le font connaître à ceux qui veulent bien l’entendre.
« Tout d’abord aux Corinthiens pour leur interdire le schisme de l’hérésie et ensuite aux Galates la circoncision. Il a écrit plus longuement aux Romains pour leur inculquer quel est le rang des Ecritures, et comment le Christ en est le principe.
« De chacune de ces épîtres nous avons à discuter, puisque le bienheureux apôtre Paul lui-même, suivant la manière de son prédécesseur Jean n’a écrit sous leur nom propre qu’à sept églises selon cet ordre : la première, aux Corinthiens, la seconde aux Ephésiens, le troisième aux Philippiens, la quatrième aux Colossiens, la cinquième aux Galates, la sixième aux Thessaloniciens, la septième aux Romains, quoiqu’il ait récidivé avec les Corinthiens et les Thessaloniciens par manière de retouche ; on sait pourtant qu’il n’y a qu’une seule Eglise, répandue sur tout le cercle de la terre, car Jean lui-même tout écrivant dans l’Apocalypse à sept Eglises, s’adresse cependant à toutes. Que s’il existe une (épître) à Philémon et une à Tite et deux à Timothée, par attachement et par affection, cependant parce qu’elles tendaient à l’honneur de l’Eglise catholique par le bon ordre de la discipline ecclésiastique, elles ont été composées avec un caractère sacré.
« Il circule aussi une (épître) aux Laodiciens et une autre aux Alexandrins qui prennent faussement le nom de Paul pour soutenir l’hérésie de Marcion et beaucoup d’autres pièces qui ne peuvent être reçues dans l’Eglise catholique, car il ne convient pas de mêler le fiel au miel.
« Assurément l’épître de Jude et deux inscrites au nom de (Pierre) sont dans l’Eglise catholique, (et une de Jacques) [et la sagesse de Salomon écrite par (Philon) en l’honneur de ladite Sagesse.]
« Nous recevons aussi une Apocalypse de Jean et une de Pierre seulement, que quelques-uns des nôtres ne veulent pas qu’on lise dans l’église.
« Mais quant au Pasteur, Hermas l’a écrit récemment de notre temps dans la ville de Rome, pendant que l’Evêque Pie, son frère, était assis sur la chaire de la ville de Rome.
« Et la Sagesse de Salomon (a été) écrite par Philon en l’honneur de ladite Sagesse. Et par conséquent il faut bien [la] lire, mais on ne peut la présenter officiellement dans l’Eglise au peuple, ni parmi les prophètes dont le nombre est complet, ni parmi les apôtres dans la fin des temps.
« De Valentin d’Arsinoé, ou de Basilide, nous ne recevons rien du tout, qui ont écrit aussi un nouveau livre de psaumes (avant) Marcion aussi bien que de (Miltiade) ou encore de l’Asiatique, fondateur des Cataphrygiens. »
(Revue biblique, 1933).
Ce document, à peu près contemporain de saint Irénée, nous montrait que l’Eglise des premiers siècles avait parfaitement reçu le IV e évangile, à la fois, et sans contradiction, comme un livre inspiré (de l’Esprit Saint) ou révélé (d’en haut) – c’était en ce sens que nous avions cru devoir parler d’ « apocalypses » successives – et comme le récit d’un témoin oculaire et auriculaire : en l’espèce Jean.
Les témoignage conjoints de la grande Apocalypse et de la première épître allaient dans le même sens : le « petit livre », l’évangile, était un livre révélé d’en haut (cf. Ap 10) ; en même temps Jean fut un témoin oculaire (cf. 1 Jn 1,1-4).
Le Canon de Muratori mettait bien en valeur les maîtres-mots de l’évangéliste : ‘voir’, ‘entendre’, ‘toucher’, qui sont évidemment les maîtres-mots de quiconque fait profession de témoin.
Notons au passage que le Canon de Muratori avait connaissance des évangiles de l’enfance qui se trouvaient dans Matthieu et Luc, et qui n’étaient donc pas des adjonctions tardives, mais au contraire faisait partie intégrante de ces évangiles. Saint Irénée, pour sa part, serait amené à les commenter longuement.
L’Eglise, au temps du rédacteur inconnu du Canon, séparait nettement les deux avènements du Christ. Elle n’envisageait en aucune façon une irruption imminente de la fin des temps. Le contemporain saint Irénée, quant à lui, plaçait la fin du monde dans un délai lointain (pour l’époque) et presque mythique : 1000 ans. Il interprétait littéralement, et à tort (même du point de vue du sens obvie du texte) : Ap 20,2.
Notre Canon de Muratori résumait d’un mot pittoresque une autre particularité de l’évangile de Jean. Il évoquait la ‘conversation’ de Jésus avec ses disciples. Les évangélistes antérieurs avaient surtout traité de faits miraculeux, ou d’enseignements publics de Jésus. Saint Jean nous faisait participer aux confidences intimes du Sauveur, à sa ‘conversation’ avec ses apôtres, c’était dire, au sens latin du mot, à sa vie avec eux.
La critique externe s’accordait donc avec la critique interne pour faire reconnaître à l’apôtre Jean la composition de l’Apocalypse, comme de l’évangile et des épîtres.
L’exégèse moderne avait souvent recours à l’hypothèse d’une « école johannique ». Mais outre que cette hypothèse était inutile : le corpus johannique n’était pas si considérable qu’il eût eu besoin de plusieurs auteurs, elle ne reposait sur aucun fondement de critique interne ou externe.
Aucun fondement disons-nous, sinon les deux petites phrases placées comme en incises, peu avant le terme de l’évangile. Nous citons :
« Celui qui a vu en rend témoignage, - un authentique témoignage, et celui-là sait qu’il dit vrai, - pour que vous aussi vous croyiez. » (Jn 19,35).
« C’est ce disciple qui témoigne de ces faits et qui les a écrits et nous savons que son témoignage est véridique. » (Jn 21,24).
On avait cru discerner, là, la main d’un disciple, peut-être l’un de ces condisciples ou coévêques dont parlait le Canon de Muratori.
Mais c’était un parfait contresens ! Jamais phrases ne furent plus authentiquement johanniques (le mot « authentique » y figurait) que celles-là. Elles réunissaient toutes les caractéristiques du style de Jean et, bien plus, l’essentiel de son propos ; c’étaient au point qu’on pouvait y lire une signature discrète de l’apôtre, qui par ailleurs ne se nommait pas.
Bien entendu dans toutes ces questions d’analyse littéraire, on ne pouvait prétendre parvenir à une certitude apodictique. Mais la vraisemblance (interne et externe, répétons-le) allait dans le sens de l’unité d’auteur, et cet auteur n’avait pu être que Jean, le disciple bien-aimé, témoin oculaire et confident du Christ, mort très âgé à Ephèse puisqu’il aurait vécu, selon le témoignage de saint Irénée, jusqu’à l’avènement de Trajan (98).
Mais les écrits qu’il nous avait laissés étaient bien antérieurs à cette date-limite. C’était l’évidence même et c’était ce que beaucoup, anciens ou modernes, n’avaient pas compris.
Que Jean fût mort à 90 ans ne signifiait pas qu’il eût tout écrit à 90 ans ! Peut-être même, au temps de ses épîtres, avait-il oublié qu’il avait autrefois lancé dans le public l’Apocalypse, telle un pamphlet contre le régime de Néron. On croit percevoir, en effet, une divergence entre ces deux sortes d’écrits : dans l’Apocalypse Jean signalait nettement Néron comme l’Antéchrist (cf. Ap 13,18 ; 19,20 ; cf. 17,10). Tandis que dans la première épître, il semblait identifier l’Antéchrist à toute une collection de personnages : les incrédules (cf. 1 Jn 2,22 ; 4,3).
Cette légère différence de perspective s’expliquait fort bien si l’on admettait que l’un des écrits, l’Apocalypse, eût été rédigée à l’apogée de Néron, et l’autre 10 ou 20 ans plus tard.
L’évangile et les trois épîtres étaient sans doute contemporains, car ils étaient de la même veine théologique. Peut-être les épîtres étaient-elles légèrement postérieures, et nous livraient-elles un commentaire implicite de l’évangile.
Sur l’auteur du IV e évangile, et sur le lieu de composition, le témoignage autorisé de saint Irénée était aussi d’une parfaite clarté : « Puis Jean, le disciple du Seigneur, celui-là même qui avait reposé sur sa poitrine, publia lui aussi l’Evangile, tandis qu’il séjournait à Ephèse, en Asie. » (Adv. Haer. III, 1, 1). Rappelons que saint Irénée, dans sa jeunesse, avait fréquenté Polycarpe, disciple des apôtres et, nommément, de saint Jean (cf. Adv. Haer. III, 3, 4).
Eusèbe de Césarée, dans son Histoire Ecclésiastique, corroborait remarquablement la version des faits laissée par le Canon de Muratori. Visiblement il dépendait d’une source commune : « Alors que déjà Marc et Luc avaient publié leurs évangiles, Jean, dit-on, avait employé, pendant tout le temps, la prédication orale. Finalement, il en vint aussi à écrire, pour la raison suivante. Alors que les trois évangiles écrits précédemment avaient déjà été transmis chez tous (les fidèles) et chez lui aussi, il les reçut, dit-on, en rendant témoignage de leur vérité. Mais il manquait à leurs écrits le seul récit des choses faites par le Christ dans les premiers temps et au début de sa prédication […] On dit donc que ce fut pour cela que l’apôtre Jean fut prié de transmettre dans son évangile le temps qui avait été passé sous silence par les évangélistes précédents et les actions faites par le Sauveur durant ce temps, c’est-à-dire avant l’emprisonnement du Baptiste. Il indique cela même, soit lorsqu’il dit : ‘Tel fut le commencement des miracles que fit Jésus’, soit lorsqu’il rappelle le Baptiste au milieu de l’histoire de Jésus, comme baptisant encore à ce moment à Aenon, près de Saleim. Il le précise même clairement en disant : ‘Jean n’avait pas encore été jeté en prison.’ Ainsi donc Jean, dans son évangile écrit, rapporte ce qui a été fait par le Christ lorsque le Baptiste n’avait pas encore été jeté en prison, les trois autres évangélistes au contraire mentionnent ce qui est arrivé après l’arrestation et l’emprisonnement du Baptiste. » (H.E. III, 24, 7.11-12).
L’analyse d’Eusèbe de Césarée percevait bien l’originalité du IV e évangile, par rapport aux trois précédents (que nous appelons synoptiques). Cette originalité, les modernes ne la sentaient plus guère, ou ne l’admettaient pas : le ministère judéen du Christ, tel que relaté par Jean (cf. Jn 1,19 --- 5,47) avait précédé le ministère galiléen proprement dit, celui que, dans les synoptiques, on voyait commencer en : Mt 4,12 ; Mc 1,14 ; Lc 4,14. C’était de cette manière, prioritairement, que les anciens comprenaient la différence qui se faisait jour entre Jean et ses trois devanciers, différence que nous maintenions : voir notre Synopse des quatre évangiles, sur ce site.