Selon toute vraisemblance interne, nous l’avons dit, l’Apocalypse de Jean fut rédigée autour des années 66 et 67 de notre ère, soit au plus fort de la persécution de Néron qui coïncidait avec l’apogée du règne de ce prince, une vingtaine d’années peut-être avant l’écriture de l’évangile. On y trouvait une étonnante, et fort précise, anticipation de ce qui serait notre IV e évangile : une prophétie non équivoque.
Nous avons déjà cité in extenso dans l’exorde de cet ouvrage, juste avant d’exposer le sommaire, le chapitre 10 de l’Apocalypse, qui contenait cette anticipation ou prophétie.
Avant de le reprendre phrase par phrase, pour le commenter, examinons d’abord dans quel contexte de l’Apocalypse il s’insérait.
Le chapitre 10 de l’Apocalypse (dans nos éditions modernes) se plaçait en fait dans la troisième partie du livre, la révélation des Sept Trompettes (Ap 8,2 --- 11,19), qui en comptait au total sept.
Nous en étions à l’audition de la sixième trompette, donc vers la fin de ce troisième cycle. Alors que venait de retentir la sixième trompette, et que venait de fondre sur le monde le second malheur (cf. Ap 9,13-21), avant la septième trompette et le troisième malheur (cf. Ap 11,14-15), le cours du récit était soudain interrompu par l’insertion de ce qu’on a appelé des excursus :
Excursus I : les sept tonnerres (Ap 10,1-7)
Excursus II : le petit livre (Ap 10,8-11).
Excursus III : Les deux témoins (Ap 11,1-14).
Les deux premiers excursus étaient notre prophétie (Ap 10).
Tandis que le cycle précédent, celui des Sept sceaux (Ap 4,1 --- 8,1), avait évoqué le passé lointain de l’humanité, le cycle présent, celui du maniement des Sept trompettes, suggérait un passé plus récent. Au moment même où se faisait entendre la sixième trompette, on observait une menace pressante sur l’Euphrate (cf. Ap 9,14). Or c’était précisément au début du principat de Néron que l’empire romain avait connu cette vive alerte sur sa frontière de l’Euphrate. (Au temps de Domitien, la menace se porterait plutôt sur la frontière du Danube.)
Entre les sonneries des sixième et septième trompettes nous étions donc parvenus pratiquement au moment présent, celui où Jean écrivait, au plus fort de la persécution de Néron qui alors sévissait : dans les années 64 à 68 de notre ère.
Jean se trouvait en exil à Pathmos « à cause de la Parole de Dieu et du témoignage de Jésus. » (Ap 1,9). Il écrivait à ses fidèles afin de les réconforter. Il s’intitulait : « Votre frère et votre compagnon dans l’épreuve. » (ib.). Sans doute avait-il fui la persécution et s’était-il réfugié dans cet îlot minuscule, alors que Néron se promenait triomphalement dans la Grèce voisine (fin 66 – début 68).
Dans l’excursus III (Ap 11,1-14) qui suivait notre prophétie, Jean décrivait en vocables transparents le martyre tout frais des grands apôtres Pierre et Paul, à Rome, et de leurs nombreux compagnons de supplice dont l’Eglise romaine garderait longtemps la mémoire. Les « deux témoins » (Ap 11,3), les deux martyrs par excellence, avaient prophétisé pendant trois ans et demi (cf. ib.) sans être inquiétés, avant d’être abattus par « la Bête qui surgit de l’Abîme [Néron] » (Ap 11,7). Et leurs cadavres furent exposés pendant trois jours et demi « sur la place de la Grande Cité, Sodome ou Egypte comme on l’appelle symboliquement [Rome]. » (Ap 11,8).
A l’instant donc où retentissait la sixième trompette, les révélations communiquées à Jean étaient soudain suspendues pour une autre révélation, ses visions pour une autre vision : celles mêmes qui seraient contenues dans le futur IV e évangile.
Nous analysons ci-dessous, membre à membre, les éléments de la prophétie (Ap 10, donc) qui le concernait.
« Je vis ensuite un autre Ange, puissant, descendre du ciel enveloppé d’une nuée, un arc-en-ciel au-dessus de la tête, le visage comme le soleil et les jambes comme des colonnes de feu. » (Ap 10,1).
Ce nouvel ange était différent de ceux qui maniaient les sept trompettes. Il ne venait pas d’abord pour annoncer la venue de malheurs sur le monde, mais plutôt pour apporter une révélation inédite. Il surgissait directement du ciel enveloppé d’une nuée, c’était dire enveloppé de la divinité. Un arc-en-ciel au-dessus de sa tête, car la Nouvelle Alliance dont il apportait la charte rappelait celle autrefois conclue par Dieu avec Noé, quand ce dernier était sorti de l’arche avec toute sa tribu (cf. Gn 9,12-17). Son visage resplendissait comme le soleil, car l’ange, selon la théologie biblique, contenait Yahvé. L’ancienne Loi nous apprenait en effet que Dieu résidait dans ses anges, et qu’il rayonnait à travers eux (cf. Ex 3,2-6). Ses jambes dressées comme des colonnes de feu rappelaient l’échelle de Jacob qui avait autrefois relié le ciel et la terre (cf. Gn 28,12). Cet ange était vêtu de lumière car c’était la lumière de la foi et de la révélation, qu’il venait avant tout transmettre à cette terre : la révélation contenue dans l’évangile. Par précellence le IV e évangile pourrait être défini comme l’évangile de la lumière (cf. Jn 1,4-9 ; 3,19-21 ; 8,12 ; 11,9-10 ; 12,35-36 ; 12,46).
« Il tenait en sa main un petit livre ouvert. » (Ap 10,2).
Un « petit livre », littéralement un tout petit livre : « biblaridion ». Ce mot était un hapax, non seulement de tout le Nouveau Testament ou de la Septante, mais encore de toute la langue grecque (c’était du moins ce que nous certifiait l’helléniste Edouard Delebecque : L’Apocalypse de Jean, Mame, 1992, page 198). Le mot était le diminutif de ‘biblarion’ (petit livre) qui lui-même était le diminutif de ‘biblion’ (livre). Le « tout petit livre », on l’avait deviné, n’était autre que l’ébauche, ou le projet, de notre IV e évangile. Même dans sa version définitive d’ailleurs, une fois publié par Jean, enrichi des méditations, ou ruminations, de l’auteur, il ne représenterait pas un volume considérable. [73 pages dans l’édition critique de Nestle-Aland, Novum Testamentum, 1984].
Ce petit livre se présentait ouvert, car son contenu était destiné à être révélé à toute l’humanité, et d’abord à l’esprit de Jean, qui l’accueillait.
Pourquoi donc, demanderait-on naïvement, Jean avait-il besoin d’une révélation s’il fut lui-même témoin oculaire, et auriculaire, des événements qu’il s’apprêtait à relater dans son évangile ? C’était afin qu’il en pénétrât le sens spirituel, car ce sens lui était communiqué d’en haut.
Un tel schéma correspondait parfaitement à la tradition antique des faits que nous avait transmise le Canon de Muratori, ce document datant du second siècle, selon la critique, et sans doute renseigné de première main.
Réuni avec les apôtres survivants, et sollicité par ses condisciples, ou coévêques, de rédiger un évangile (sans aucun doute pour compléter le témoignage laissé par les trois évangiles dits synoptiques), Jean disait aux gens de son entourage : « Jeûnez avec moi trois jours à partir d’aujourd’hui, et ce qui sera révélé à chacun, l’un ou l’autre de nous, nous le narrerons. » Bien que lui-même, ou d’autres, témoins survivants, ils avaient besoin d’une révélation d’en haut pour produire le kérygme.
« Ayant posé le pied droit sur la mer et le gauche sur la terre, il poussa une puissante clameur pareille au rugissement du lion. » (Ap 10,2-3).
Jean, souvenons-nous, résidait à Pathmos, petite île (34 km2) de la mer Egée, au sud de Samos, la grande île en face d’Ephèse. Il se tenait sur la plage, face à l’occident, d’où il contemplait en esprit l’empire romain (cf. Ap 12,18 --- 13,10) et même Babylone = Rome (cf. Ap 17 --- 18). La mer, en cet instant, figurait donc pour lui l’occident, et l’Europe, tandis que l’élément terre incarnait l’orient, et l’Asie. Mais la mer et la terre réunies formaient comme le cosmos tout entier auquel était destinée la révélation de l’évangile. Si l’ange poussait une immense clameur, c’était afin que son cri se répercutât jusqu’aux extrémités du monde et de l’histoire. Ce cri ressemblait au ‘rugissement’ du lion. En réalité l’auteur se servait du verbe ‘mukasthai’, qui signifie ‘mugir’. (Prof. Delebecque, op. cit.). L’image était sans doute reprise du prophète Amos : « Le lion rugit : qui ne craindrait ? Le Seigneur Yahvé parle : qui ne prophétiserait ? » (Am 3,8). Car la voix de Dieu transmise par l’ange, et qui résonnerait dans le IV e évangile, serait semblable au mugissement du bœuf, au rugissement du lion. Ce serait une voix de prophétie. Elle ferait trembler les humains par la crainte du jugement qu’elle inspirerait. (Cf. Jn 3,19 ; 12,31 ; …)
« Après quoi, les sept tonnerres firent retentir leurs voix. » (Ap 10,3).
Ces tonnerres figuraient autant de révélations successives. Dès ce premier stade, dès cette épure, notre IV e évangile paraissait équipé de pied en cap : sept chapitres étaient prévus, chapitres que nous avions nommés des mini- « apocalypses ». Les sept tonnerres symbolisaient donc la succession des sept semaines, ou fêtes juives, entre lesquelles se répartirait la matière de l’évangile. Le prologue (en quelque sorte un résumé placé en tête), l’appendice, et maintes autres notations adventices, viendraient s’y ajouter. Nous l’avions vérifié : cette division principale de l’évangile, en sept semaines ou fêtes juives, était fort nette. Nous avions pu comparer l’évangile à sept paliers successifs très clairement distingués, au point qu’on avait pu soupçonner certains d’entre eux d’avoir été intervertis. Cette allure ‘septénaire’ du « petit livre » le faisait ressembler étrangement au grand « livre » (Ap 1,11) que le prophète Jean, pour l’heure, était en train d’écrire : la grande Apocalypse. On savait qu’un plan septénaire très rigoureux, avec l’adjonction toutefois de quelques excursus bien caractérisés, gouvernait la rédaction de l’Apocalypse. On savait aussi que la symbolique du chiffre 7 (principalement) y régnait d’un bout à l’autre.
La comparaison des sept tonnerres avec des voix de Dieu ne devait pas surprendre. Elle était classique dans la Bible, comme elle le fut dans toutes les religions primitives. Elle était fréquente chez les prophètes (cf. Jr 25,30), dans les psaumes (cf. Ps 29,3-9). On pouvait songer tout spécialement aux clameurs qui avaient entouré la théophanie du Sinaï et la promulgation des dix commandements (cf. Ex 19,16 --- 20,21). Il était bien normal que le IV e évangile fût annoncé sous la forme d’une théophanie, car ce serait par lui que serait promulguée de la manière la plus nette la nouvelle loi d’amour (cf. Jn 13,34 ; 15,12). Souvenons-nous également que Jean, le futur auteur de l’Apocalypse comme du IV e évangile, avait été surnommé par Jésus, en compagnie de son frère Jacques, comme le « fils du tonnerre », « Boanergès » (Mc 3,17). Ce titre était prophétique à bien des égards. Il dépeignait un tempérament de feu (cf. Lc 9,51-56).
« Quand ils eurent parlé, je m’apprêtais à écrire lorsque du ciel une voix me dit : ‘Tiens secrètes les paroles des sept tonnerres et ne les écris pas’. » (Ap 10,4).
Jean affûtait son calame et se disposait à écrire : un petit livre interrompant la rédaction d’un plus grand livre, une nouvelle révélation au milieu des révélations fulgurantes de l’Apocalypse. Eh bien non ! L’ange, ou Dieu même, lui intimait l’ordre de surseoir. Le livre ouvert ne serait pas publié. Les temps sans doute étaient prématurés. L’Eglise naissante traversait pour lors une crise sanglante. La communauté chrétienne se trouvait dispersée, réfugiée, cachée, comme Jean lui-même. L’Eglise romaine venait tout juste d’être décapitée en la personne de ses chefs illustres : Pierre et Paul (cf. excursus III : Ap 11,1-14). Peut-être même n’étaient-ils pas encore remplacés. Jean devrait en priorité parachever le message urgent de l’Apocalypse, et l’adresser aux sept Eglises d’Asie dont il avait directement la charge, et par elles, en fait, à toutes les Eglises de l’univers, afin de les encourager dans l’épreuve (attitude qu’adopterait plus tard un saint Cyprien, par exemple, pour les temps de persécution). Ce délai permettrait à l’auteur de méditer longuement son œuvre. On se rendait compte à la lecture de l’évangile combien ce livre, malgré sa brièveté, avait été longuement mûri. En plusieurs endroits on y distinguait d’évidents rajouts, toujours de la main de l’auteur. Le IV e évangile ne serait finalement édité qu’une fois la persécution passée, longtemps après la mort de Pierre à laquelle il ferait allusion (cf. Jn 21,19), et sous le règne plus tolérant des empereurs flaviens. Donc après 70. On ne pouvait guère préciser davantage.
« Alors l’Ange que j’avais aperçu, debout sur la mer et la terre, leva la main droite au ciel et jura par Celui qui vit dans les siècles des siècles, qui créa le ciel et tout ce qu’il contient, la terre et tout ce qu’elle contient, la mer et tout ce qu’elle contient : » (Ap 10,5-6).
L’ange allait jurer « par Celui qui vit dans les siècles des siècles », c’était dire par Dieu même ; il touchait les trois éléments du cosmos comme s’il les prenait à témoin. Selon le Cantique de Moïse (cf. Dt 32,40) Dieu lui-même avait juré en levant la main vers le ciel pour attester de la véracité de ses promesses, ou de ses menaces. La révélation contenue dans le IV e évangile, aussi, était une révélation authentiquement divine, et toutes les prédictions qu’elle renfermait s’accompliraient en leur temps, par exemple celle-ci : « En vérité, en vérité, je vous le dis, vous verrez le ciel ouvert et les anges de Dieu monter et descendre au-dessus du Fils de l’homme. » (Jn 1,51).
« Plus de délai ! Mais aux jours où l’on entendra le septième Ange, quand il sonnera de la trompette, alors sera consommé le mystère de Dieu, » (Ap 10,6-7).
L’excursus I, celui des « Sept tonnerres », (celui que nous étions en train de lire), n’était pas placé au hasard au sein de l’Apocalypse. Il venait s’insérer très naturellement dans la vision, ou audition, des Sept trompettes : précisément entre les sixième et septième sonneries ; l’ange le rappelait avec insistance. Or nous l’avons dit, la vision, ou audition, des Sept trompettes visait un passé récent : peu de temps avant le moment où Jean écrivait. C’était donc maintenant que le mystère de Dieu ‘allait être porté à son achèvement’ (étélesthê to mustêriov tou Théou). Le mystère de Dieu, caché depuis la fondation du monde, serait porté à sa fin (télos) par la publication du IV e évangile. Le kérygme évangélique serait complété par l’évangile de Jean. Car, comme n’allait pas tarder à le dire saint Irénée, Père de l’Eglise, il fallait qu’il y eût quatre évangiles (Adv. Haer. III, 11,8), ni plus ni moins. Le ‘mystère tenu caché depuis la fondation du monde’ (cf. Rm 16,25) n’était autre que le mystère de la Sainte Trinité. Or c’était dans le IV e évangile que nous trouvions la révélation la plus explicite de ce mystère, puisque Dieu nous y était présenté à la fois comme Père (cf. Jn 1,18), comme Fils (ib.) et comme Esprit (cf. Jn 1,32). C’était au point que nous avions pu définir le IV e évangile comme le recueil des confidences, faites à Jean, par l’une des Personnes de la Sainte Trinité.
« selon la bonne nouvelle qu’il en a donnée à ses serviteurs les prophètes. » (Ap 10,7).
Littéralement : « Selon qu’il évangélisa ses esclaves les prophètes. » Le mot technique ‘évangile’ se trouvait contenu dans le verbe à l’aoriste : « évangélisa » (euêggélisen). Comme le faisait observer le professeur Delebecque (op. cit. page 200) ce mot d’ ‘évangile’ (ou autres mots de la même famille) n’était jamais employé par Jean : qu’ici (verset 10,7) et un peu plus loin (verset 14,6).L’ « esclave-prophète » qui bénéficiait le premier de l’évangile, avant d’aller évangéliser ses frères, n’était autre que Jean l’apôtre (cf. Ap 1,1 : « Son esclave Jean » et Ap 22,9 : « Je suis le compagnon d’esclavage de toi et de tes frères les prophètes. » )
« Puis la voix du ciel, que j’avais entendue, me parla de nouveau : ‘Va prendre le petit livre ouvert dans la main de l’Ange debout sur la mer et la terre’. » (Ap 10,8).
Cette voix, nous l’avions déjà entendue au verset 10,4 et nous soupçonnions qu’elle était celle de Dieu même, ou de son Christ. Elle ouvrait ce qu’on appelle le second excursus (cf. Ap 10,8-11), celui du ‘petit livre avalé’ et qui était la suite logique du premier. La voix du Christ demandait désormais à son apôtre, Jean, de s’emparer dans la main de l’ange de l’évangile éternel, et destiné puisqu’il était « ouvert » à être finalement divulgué à tous. De même que l’ange dominait la mer et la terre, tout le cosmos, ainsi le IV e évangile dominerait, et instruirait, spirituellement l’univers. Plus que tout autre écrit, cet évangile serait une ‘voix venue du ciel’ (cf. Ap 10,4) ; plus exactement il serait la voix même du Logos, il serait le truchement du Verbe de Dieu.
« Je m’en fus alors prier l’Ange de me remettre le petit livre ; et lui me dit : » (Ap 10,9).
Pour lui, Jean, le petit livre n’était plus scellé, quoique il fût encore tenu secret provisoirement. Dès cette heure le futur évangéliste en devenait le dépositaire. Il pourrait le méditer à loisir, et même le mettre en forme lentement dans sa tête. En s’emparant du petit livre dans la main de l’ange, l’apôtre Jean faisait déjà œuvre d’auteur : il passait de la conception à la réalisation.
« ‘Tiens, mange-le ; il te remplira les entrailles d’amertume, mais en ta bouche il aura la douceur du miel’. » (Ap 10,9).
La méditation et l’élaboration du IV e évangile prendraient du temps, peut-être 10 ans. N’oublions pas que Jean écrivait dans une langue qui n’était pas sa langue maternelle même s’il en connaissait des bribes depuis son enfance : témoins les prénoms helléniques de certains de ses amis, Philippe, André… L’historien Daniel-Rops le présumait : il était probable que les pêcheurs du lac de Tibériade négociaient le produit de leur pêche en utilisant la langue grecque. Toutefois la grammaire de Jean resterait toujours un peu fruste, son vocabulaire un peu emprunté et répétitif. Visiblement il continuerait de penser en hébreu, ou en araméen ; ses images seraient presque exclusivement puisées dans le vivier de la Bible.
En particulier ici. Cette histoire du « petit livre avalé » était directement imitée du prophète Ezéchiel (cf. Ez 2,1 --- 3,15). Elle nous rappelait la vocation souvent dramatique de ces prophètes qui avaient dû non seulement parler, mais écrire, et dont les livres étaient parvenus miraculeusement jusqu’à nous. De même qu’Ezéchiel, le prophète Jean devrait dévorer le rouleau de la Parole de Dieu, et le digérer (cf. Ez 3,3), avant de le délivrer au monde. Comme il en fut pour Ezéchiel, son contenu remplirait son cœur d’amertume (cf. Ez 3,14) à cause des jugements qui y seraient inclus (par exemple : Jn 3,18-19 ; 9,39-41 ; 12,47-48). Mais comme pour Ezéchiel (cf. Ez 3,3) il aurait dans sa bouche la douceur du miel. Car Jean, avant d’écrire, devrait prêcher. Et par sa bouche l’évangile procurerait la douceur de la paix à tous ceux qui accepteraient la révélation du Fils de Dieu (cf. Jn 20,19.21.26). Amertume et douceur à la fois : le IV e évangile introduirait dans l’esprit humain une sorte de jugement de Salomon ; il en résulterait la division du monde en deux parts (cf. Jn 1,10-13).
« Je pris le petit livre de la main de l’Ange et l’avalai ; dans ma bouche il avait la douceur du miel, mais quand je l’eus mangé, il remplit mes entrailles d’amertume. » (Ap 10,10).
Les adversaires de Samson lui demandaient : « Qu’y a-t-il de plus doux que le miel, et quoi de plus fort que le lion ? » (Jg 14,18). Le doux et l’amer, le doux et le fort, il fallait s’habituer à cet aspect contrasté de la parole de Dieu. Jean lui-même devrait méditer le petit livre, l’assimiler. Quoi de plus doux en effet que le message d’amour contenu dans l’évangile ? Il s’exprimait surtout dans le grand discours qui suivait la dernière Cène. Mais quoi de plus amer aussi que cette hostilité générale rencontrée par le Christ tout au long de sa vie publique ? Ce conflit briserait finalement le cœur de Jésus en croix, par l’entremise de la lance du soldat (cf. Jn 19,34).
« Alors on me dit : ‘Il te faut de nouveau prophétiser contre une foule de peuples, de nations, de langues et de rois’. » (Ap 10,11).
La mission apostolique de Jean ne s’interrompait pas. Il devait achever de rédiger l’Apocalypse et l’expédier aux sept Eglises, et par elles à tout l’œcumène. Il devait prêcher, sans doute de vive voix, mais aussi par écrit : ses épîtres. Les exégètes modernes admettaient volontiers (et sans doute avec raison) que l’enseignement de Jean, sa théologie, s’étaient répandus dans l’univers chrétien, spécialement en occident, bien avant la diffusion matérielle du IV e évangile. Par contre on ne devait pas admettre l’existence de plusieurs éditions successives, et remaniées, de cet évangile. La tradition manuscrite n’en gardait aucune trace ; elle ne nous livrait de cet évangile qu’une seule version parfaitement monolithique [si l’on fait exception de la péricope dite de la femme adultère (cf. Jn 7,53 --- 8,11) absente de certains manuscrits et déplacée dans d’autres : mais nous reviendrons sur cette question (cf. chapitre 26)].
En dehors de ces excursus I et II (cf. Ap 10), que nous venons d’étudier, l’Apocalypse nous livrait encore, un peu plus loin, une allusion flagrante au IV e évangile. Ce serait dans le cycle suivant, dans les Sept visions de la Femme et de son combat avec le dragon (Cf. Ap 12,1 --- 14,20). Citons :
« Puis je vis un autre Ange qui volait au zénith, ayant une bonne nouvelle éternelle à annoncer à ceux qui demeurent sur la terre, à toute nation, race, langue et peuple. » (Ap 14,6).
Littéralement : « un évangile éternel à évangéliser ». Encore le mot technique : « euaggélion », volontairement redoublé.
Nous étions pour lors dans le temps présent, à l’apogée du principat de Néron, cet empereur dont le chiffre mystérieux (666) venait de nous être livré (cf. Ap 13,18).
Après le martyre des apôtres Pierre et Paul, les « deux témoins » (Ap 11,1-14), les deux coryphées de l’Eglise, après que Marie, la mère du Messie se fut enfuie au désert (Ap 12,14), après le triomphe apparent de l’empire romain symbolisé par la première Bête (Ap 13,1-10), après le règne néfaste de Néron, le faux prophète, symbolisé par la deuxième Bête (cf. Ap 13,11-18), après la canonisation au ciel des premiers élus et des premiers martyrs (cf. Ap 14,1-5), avant même la chute annoncée de Rome (cf. Ap 14,8), surviendrait la promulgation d’un « évangile éternel » (cf. 14,6), tenu en réserve par Jean et destiné à tout l’univers. L’ange volait au zénith car il se plaçait au sommet de la révélation divine. Le IV e évangile viendrait parachever la révélation.
On pouvait relever encore bien d’autres liens entre les deux écrits johanniques : l’Apocalypse et le IV e évangile. Nous nous proposons de les regrouper sous les rubriques qui suivent :
1°) Identité présumée d’auteur.
2°) Identité présumée du lieu de publication.
3°) Identité de plan.
4°) Identité de style.
5°) Identité de doctrine, et de thématique théologique.
6°) Sinon identité, du moins parallélisme du propos.
L’Apocalypse se réclamait explicitement de Jean : cf. Ap 1,1.4.9 ; 22,8 ; et personne n’avait jamais proposé d’autre Jean que Jean l’apôtre.
L’ancienne tradition, unanime, attribuait le IV e évangile au disciple bien-aimé, Jean, qui ne s’y nommait pas, par modestie.
C’était seulement sur des considérations linguistiques, à mon avis assez mal venues, que la postérité, à dater de saint Denis d’Alexandrie (III e siècle), avait cru devoir mettre en doute l’unité d’auteur, c’était dire distinguer deux Jean. Mais cette distinction, outre qu’elle allait contre le témoignage des plus anciens Pères, n’apportait pas de solution au problème des liens qui, de toute façon, existaient entre l’Apocalypse et le IV e évangile.
Nous ne parlons ici que de présomption, on l’avait remarqué, sans pouvoir alléguer de preuves dirimantes. Mais la présomption était très forte.
Composée à Pathmos, lors de l’exil de Jean sous la persécution de Néron, l’Apocalypse fut expédiée à Ephèse et, de là, diffusée dans toute la province d’Asie (cf. Ap 1,4 et 22,16).
Selon la tradition, le IV e évangile émanait lui aussi de la province d’Asie. Saint Irénée, Clément d’Alexandrie, Tertullien, Eusèbe de Césarée étaient unanimes à désigner cette province. Et d’ailleurs nul n’avait jamais émis, sérieusement, d’autre hypothèse à cet égard.
Le Canon de Muratori, sans en parler expressément car il était lacuneux, supposait la présence de Jean en Asie.
Dans l’Apocalypse se lisait très nettement un plan en 7 X 7 = 49 parties, avec en plus trois excursus, une vision intermédiaire et quatre visions liminaires, un prologue et des recommandations finales, le tout très bien marqué. Ce plan avait été élucidé par toute une succession d’exégètes, en commençant par le Vénérable Bède, dans le haut moyen âge. La mise au point la plus précise semblait due à Alfred Läpple (L’Apocalypse de Jean, 1966).
Dans le IV e évangile aussi nous avions dégagé l’esquisse (nous disons bien l’esquisse) d’un plan en 7 X 7 = 49 parties : sept semaines ou fêtes juives, complétées par un prologue et un appendice. Mais ce plan idéal se trouvait ici mis en œuvre avec souplesse, sans systématisme : plusieurs semaines, en effet, étaient incomplètes ; tandis que d’autres atteignaient, ou même dépassaient, huit jours.
Il n’empêche qu’il existait entre les deux ouvrages une grande ressemblance du plan sous-jacent.
On avait déjà signalé de notables différences de vocabulaire. Différences dues, selon moi, à la diversité des sujets traités, des genres littéraires utilisés, des auteurs imités, ou cités, des époques mais aussi des circonstances de la rédaction.
Cependant on pouvait relever entre l’apocalypse et le IV e évangile un grand nombre de rencontres d’expressions.
Même emploi des mots de la famille de ‘témoin’.
Même emploi des mots ‘voir’ et ‘entendre’, souvent associés au mot précédent.
Même emploi du mot ‘Jean’, voisin de celui de ‘Jésus’.
Même association des mots ‘Seigneur’ et ‘Dieu’ (cf. Ap 4,11 et Jn 20,28).
Même emploi conscient de rythmes souvent septénaires dans l’exposition de la pensée.
Emploi très fréquent de mots tels que ‘parole’, ‘prophétie’ et ‘prophétiser’, ‘vrai’ et ‘vérité’, ‘menteur’, ‘signe’, ‘œuvre’, ‘disciple’, ‘esclave’, ‘vie’ et ‘mort’, ‘aimer’ et ‘amour’, ‘Fils de Dieu’, ‘Père’, ‘Fils’, ‘Esprit’, ‘principe de la création’, ‘porte’, ‘agneau’, ‘saint’, ‘royauté’, ‘gloire’, ‘jugement’, ‘sang’, ‘Temple’, résurrection’, ‘lumière’,’ténèbres’, ‘jour’, ‘nuit’, etc.…
L’helléniste Edouard Delebecque, dans l’ouvrage documenté que nous avons plusieurs fois cité (L’Apocalypse de Jean, Mame, 1992), concluait nettement à l’unité d’auteur (page 75).
On constatait une considérable convergence des doctrines, ou des thèmes théologiques, entre les deux écrits. On ne pourrait ici que proposer les références majeures.
1). Même théologie du Christ comme l’Agneau de Dieu.
Ap 5,6-9 ; 14,1 ; 21,9.22
Jn 1,29.36
2). Même contemplation du Christ crucifié.
Ap 1,7 ; 19,13
Jn 12,32-33 ; 19,18-37 ; 20, 20.25-29
(Tous les écrits johanniques, d’une manière ou de l’autre, se référaient à, ou se résumaient en, cette contemplation du Christ en croix, et transpercé, dont Jean fut véritablement le témoin privilégié et qui l’avait à jamais marqué.
L’Apocalypse (1,7) et l’évangile de Jean (19,37) faisaient la même citation du prophète Zacharie (cf. Za 12,10) : « Ils regarderont celui qu’ils ont transpercé. »)
3). Même théologie du Christ comme Logos (Parole ou Verbe) de Dieu, ce Logos qui devait juger le monde.
Ap 1,16 ; 19,13.15
Jn 1,1.14 ; 12,48
(Seuls, dans le Nouveau Testament, les écrits johanniques concédaient au Christ le titre de Logos : Ap 19,13 ; Jn 1,1.14 ; 1 Jn 1,1)
4). Même théologie de Jésus comme « Je Suis », autrement dit « Yahvé », comme « Principe et Fin ».
Ap 1,8 ; 21,6 ; 22,13
Jn 8,24.28.58 ; 13,19
(Cette manière d’identifier Jésus comme « Il est », « Yahvé », ou « Je Suis », n’appartenait dans tout le Nouveau Testament qu’à l’Apocalypse et au IV e évangile.)
5). Même théologie de Jésus comme le Fils de l’homme, cette figure entrevue par le prophète Daniel, et par l’auteur des Paraboles d’Hénoch.
Ap 1,13 ; 14,14
Jn 1,51 ; 3,13-14 ; 5,27 ; 6,27.53.62 ; 8,28 ; 12,23.34
(En dehors des quatre évangiles - et de Ac 7,56 - l’Apocalypse était le seul livre du Nouveau Testament à donner Jésus comme le Fils de l’homme.)
6). Même théologie du Christ comme lumière du monde.
Ap 1,16 ; 21,23-24
Jn 1,4-9 ; 3,19-21 ; 8,12 ; 9,5 ; 12,35-36.46
7). Même théologie de Jésus comme étant le Vivant, ou l’auteur de la vie.
Ap 1,5.18 ; 2,8
Jn 1,4 ; 3,15 ; 5,21.26.28-29 ; 6, 39-40.47-51.53-54.57-58.68 ; 10,28 ; 11,25-26 ; 14,6 ; 17,2-3
8). Même théologie du Christ comme le vainqueur du monde.
Ap 2,26 ; 3,21 ; 5,5 ; 17,14
Jn 16,33
9). Même respect scrupuleux de la mission d’Israël, de ses usages et, a contrario, même condamnation de la synagogue.
Ap 2,9 ; 3,9 ; 7,4-8
Jn 2,6 ; 4,22 ; 9,22 ; 16,2 ; 18,20 ; 19,31.42 ; 20,19
10). Même nomination du Christ comme auteur des œuvres de Dieu.
Ap 3,14
Jn 1,3.10
11). Même théologie de l’inhabitation de Dieu dans l’âme du fidèle.
Ap 3,20
Jn 14,23
12). Même appellation du Christ comme pasteur des âmes.
Ap 7,17
Jn 10,11-16.26-29
13). Même conception de la Royauté du Christ comme spirituelle et non temporelle.
Ap 11,15 ; 12,10 ; 19,16 ; 22,3
Jn 1,49 ; 3,3-5 ; 6,15 ; 12,13-15 ; 18, 33.36-37.39 ; 19,2-3.12-15.19-22
14). Même évocation du martyre de Pierre.
Ap 11,1-14
Jn 21,18-19
15). Même théologie de Marie comme étant la mère de Jésus, et la mère des disciples de Jésus.
Ap 12,1-2.4-5.13.17
Jn 2,1-5 ; 19,25-27
16). Même lien nécessaire établi entre la foi au Christ et l’observance des commandements du Christ.
Ap 12,17 ; 14,12
Jn 15,14
17). Même souci de la pureté de conscience.
Ap 14,4-5 ; 22,14
Jn 8,11 ; 13,4-11
18). Même prédiction d’une moisson divine.
Ap 14,14-16
Jn 4,35-38
19). Même contemplation anticipée du festin des noces de l’Agneau.
Ap 19,7.9 ; 21,9
Jn 2,1-11 ; 3,29
20). Même théologie de Jésus-Christ comme étant le nouveau Temple de Dieu.
Ap 21,22
Jn 2,19-21
21). Même contemplation du Fleuve de vie qui s’écoulait de la personne de Jésus-Christ.
Ap 22,1
Jn 4,10-15 ; 7,37-39 ; 19, 34
Certes, l’Apocalypse et le quatrième évangile s’étaient fixé des objectifs rapprochés très différents : l’une, l’Apocalypse, anticipait la vie, les épreuves et le triomphe final de l’Eglise du Christ au milieu des vicissitudes de l’humanité : c’était l’avenir ; l’autre, l’évangile, nous relatait la vie et les paroles du Christ, quand il était sur cette terre : c’était le passé.
Ces deux propos, toutefois, restaient fortement parallèles, puisqu’ils prenaient tous les deux la forme d’un jugement.
La présence de l’Eglise d’un bout à l’autre de l’histoire divisait l’humanité. C’était un conflit perpétuel, qui se soldait par le jugement final du monde et par l’avènement de la Jérusalem céleste.
De même le bref séjour du Christ sur cette terre avait divisé le peuple élu. En fait, tout le IV e évangile pouvait être ramené à un vaste procès, se développant en sept phases de plus en plus tendues. Il s’achevait par le drame du Calvaire, suivi de la discrète Résurrection.
Dans les deux cas, on pouvait dire que s’actualisait un jugement similaire :
- d’un côté avec des conséquences cosmiques : c’était l’Apocalypse ;
- de l’autre avec des conséquences historiques : c’était l’évangile.
L’Apocalypse pouvait se définir une prophétie théologique.
Le IV e évangile, quant à lui, se laissait définir comme une biographie théologique.