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Le combat de la lumière et des ténèbres

dans le IV e évangile. (Bipolarité de la pensée de l’auteur.)

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On avait déjà noté le parallélisme qu’on pouvait observer, dans l’histoire de la pensée, entre le rôle joué par Platon à l’égard d’un Socrate et celui, mutatis mutandis, joué par saint Jean à l’égard de Jésus.

Aussi étrange que cela paraîtrait, on introduirait un second parallèle entre le philosophe grec, et l’évangéliste, un parallèle qui soulignerait le fonctionnement général de leur pensée sur un mode binaire.

On reconnaîtrait sans peine, j’imagine, le système de Platon dans les binômes suivants :

-         Le bien et le mal.

-         L’idée et la matière.

-         La connaissance et l’ignorance.

-         La réminiscence et l’oubli.

-         L’âme et le corps.

-         La vérité et le sophisme, ou l’erreur.

-         La beauté et la laideur.

-         La vertu et le vice.

-         Le collectivisme et l’individualisme.

-         Etc.…

De même, on pourrait tenter de résumer la pensée théologique de l’auteur du IV e évangile au moyen des antithèses suivantes :

-         La lumière et les ténèbres (cf. Jn 1,5).

-         Le Royaume de Dieu et le monde (cf. Jn 18,36).

-         La nuit et la gloire de Dieu (cf. Jn 13,30-31).

-         L’en bas et l’en haut (cf. Jn 8,23).

-         Le Père et le Prince de ce monde (cf. Jn 16,10-11).

-         La chair et l’esprit (cf. Jn 3,6 ; 6,63).

-         L’amour et la haine (cf. Jn 15,17-18).

-         L’incrédulité et la foi (cf. Jn 1,11-12).

-         Les nourritures terrestres et les nourritures célestes (cf. Jn 4,31-34).

-         La clarté et l’aveuglement (cf. Jn 9,39).

-         La vie éternelle et le jugement (cf. Jn 5,24).

-         La mort et la vie (cf. ib.).

-         La vie éternelle et la colère de Dieu (cf. Jn 3,36).

-         Les apparences et l’équité (cf. Jn 7,24).

-         La vérité et le mensonge (cf. Jn 8,44 ; 1 Jn 2,21-22).

-         L’honneur et l’outrage (cf. Jn 8,49).

-         La connaissance et l’ignorance (cf. Jn 8,55).

-         Les choses terrestres et les choses célestes (cf. Jn 3,12).

-         Le bon pasteur et le mercenaire (cf. Jn 10,11-12).

-         La résurrection et la mort (cf. Jn 11,25).

-         Le pur et l’impur (cf. Jn 13,10).

-         La tristesse et la joie (cf. Jn 16,20).

-         Le Christ et l’Antéchrist (cf. 1 Jn 2,22 ; 4,2-3).

-         Babylone et Jérusalem (cf. Ap 17 --- 21).

Curieusement, il serait loisible d’enclencher les termes d’un parallélisme du même genre entre deux autres épigones célèbres de Socrate et de Jésus : je veux parler d’Aristote et de saint Paul. Chez eux la pensée s’organisait volontiers selon des schèmes ternaires.

On ne croirait pas trop déformer la philosophie du Stagirite en la condensant dans les triplets subséquents :

-         L’être, le non-être et le cosmos.

-         La matière, la forme et la substance.

-         La puissance, l’acte et le mouvement.

-         L’essence, l’existence et l’hypostase (ou plutôt la substance première).

-         L’âme, la matière et le corps organique (hylémorphisme).

-         L’âme végétative, l’âme sensitive et l’âme intellective.

-         La perception, l’intellect agent et l’intellect patient.

-         La cause efficiente (et finale), la cause matérielle et la cause formelle.

-         Etc.… Etc.…

De manière identique on donnerait un bon compendium de la pensée de l’Apôtre des nations en proposant les formules ternaires qui suivent :

-         La foi, l’espérance et la charité.

-         La loi, la foi et la grâce.

-         Dieu, son Christ, l’Esprit.

-         Les œuvres, la foi et la justification.

-         L’homme hylique, l’homme psychique et l’homme pneumatique.

-         La circoncision, l’incirconcision et la créature nouvelle.

-         La loi, le péché et la grâce.

-         La loi, la foi et la justification.

-         L’Esprit, la chair et la justice de Dieu.

-         Le corps, l’âme et l’esprit.

-         Les Juifs, les grecs, les croyants.

-         L’incarnation, la rédemption et la résurrection.

-         De lui, par Lui, en Lui.

-         ……

Fallait-il imaginer une influence directe de Platon sur saint Jean, et d’Aristote sur saint Paul ? C’était fort peu probable. On rencontrait plutôt là un phénomène de sosies intellectuels, de tournures d’esprit similaires.

Une influence diffuse, toutefois, n’était pas à exclure, à travers la culture grecque de la koinê, à travers la langue qui était commune.

Il nous souvient d’avoir admiré, dans les ruines d’Ephèse, un magnifique portrait de Socrate, peint sur un mur rouge, et datant approximativement du premier siècle de notre ère. Cette peinture était donc à peu près contemporaine de Paul et Jean qui, l’un et l’autre, avaient arpenté les rues de cette ville d’Ephèse. La doctrine des grands philosophes classiques restait vivante alors, et les écoles  qu’ils avaient fondées demeuraient florissantes. Leur pensée pouvait imprégner, même à leur insu, les apôtres du Christ.

Platon et Jean avaient ceci de commun qu’ils étaient des esprits à tendance idéaliste. Ils envisageaient de préférence les choses sous un aspect dual, conflictuel ; d’où la bipolarité de leurs schèmes noétiques. Tandis qu’Aristote et saint Paul furent des intelligences nettement plus réalistes, enclines à considérer le réel sous un jour plus complexe, dialectique pour tout dire. D’où le système ternaire de leur pensée.

Nonobstant, ces oppositions, qu’on avait cru relever entre les structures mentales d’un saint Jean et d’un saint Paul, ne regardaient guère que le mode d’exposition de leur doctrine, et non pas le fond. Aucune divergence réelle ne s’observait entre les deux systèmes théologiques (étant bien entendu que ces systèmes restaient tous les deux à l’état inchoatif). Au contraire, plus on les étudie et plus on se rend compte de la cohérence très profonde qui les unit.

Le thème du conflit de la Lumière et des Ténèbres était récurrent dans le IV e évangile, et dans les autres écrits johanniques.  Mais on le trouvait aussi dans saint Paul et dans saint Pierre, voire passim dans les synoptiques (cf. Mt 6,23 ; Lc 11,35). Il appartenait, par spécialité, à la littérature intertestamentaire (cf. Testament de Lévi 19,1). On le trouvait, magistralement exploité, dans un texte de Qoumrân : la Règle de la communauté, 3,13 --- 4,26, l’Instruction sur les deux Esprits, dont nous ne pouvons citer ici que quelques versets :

 « Et Il [Dieu] a disposé pour l’homme deux Esprits

« pour qu’il marchât en eux jusqu’au moment de Sa Visite :

« ce sont les deux Esprits de vérité et de perversion.

« Dans une fontaine de lumière est l’origine de la Vérité,

« et d’une source de ténèbres est l’origine de la Perversion.

« Dans la main du Prince des lumières

« est l’empire sur tous les fils de justice :

« dans des voies de lumière ils marchent ;

« et dans la main de l’Ange des ténèbres

« est tout l’empire sur les fils de perversion :

« et dans des voies de ténèbres ils marchent… » (Règle de la communauté 3,18-21).

Mais bien entendu, ce thème de la Lumière et des Ténèbres provenait du fond commun de la littérature universelle. Les spéculations mazdéennes, en particulier, étaient fondées sur cette idée d’une lutte entre la Lumière et les Ténèbres, avec le triomphe annoncé de la première sur les dernières. Il a été suggéré à l’esprit humain par le spectacle quotidien de l’alternance du jour et de la nuit.

On ne saurait donc dire qu’en utilisant ce thème Jean eût emprunté spécialement aux Esséniens. Il faut reconnaître cependant un climat commun. Jean avait forcément rencontré des Esséniens quand il était disciple du Baptiste, et qu’il fréquentait le val du Jourdain.

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