Cette deuxième fête, à Jérusalem, du ministère public du Christ, Pâque ? Pentecôte ? n’était pas nommée précisément. Elle servait de prétexte à la troisième « apocalypse » de notre évangile, la troisième partie sur sept, le troisième ‘roulement de tonnerre’ de Ap 10,3.
Une seule journée y était mentionnée, un jour de sabbat (cf. Jn 5,9).
1 er jour : 5,1-47. Jésus guérissait un infirme à la piscine de Bézatha : la vieille eau, celle des païens, celle des Juifs, mais aussi celle du Baptiste, était désormais reconnue impuissante à guérir. Les miracles représentaient pour Jésus un témoignage venu du Père, donc bien plus grand que celui de Jean-Baptiste (cf. Jn 5,36).
Voici comment on pouvait analyser littérairement cette unique journée.
1 er jour. 5,1-47
Guérison du paralytique, le jour du sabbat.
a) 5,1 : Jésus montait à Jérusalem pour la fête.
b) 5,2-4 : Présentation de la piscine de Bézatha (ou Bethesda, selon les manuscrits).
c) 5,5-9 : Jésus guérissait un paralytique qui y gisait, malade depuis 38 ans.
d) 5,10-13 : Les Juifs soumettaient le miraculé à un interrogatoire, parce qu’il transportait son grabat le jour du sabbat.
e) 5,14-15 : Jésus rencontrait le miraculé dans le Temple.
f) 5,16-18 : Interrogatoire de Jésus par les Juifs, parce qu’ils avait réalisé ce signe un jour de sabbat. Jésus se prévalait de Dieu son Père qui, lui, agissait toujours, même le jour du sabbat.
g) 5,19-47 : Grand discours de Jésus aux Juifs : Dieu le « Père » avait remis au « Fils », qui était aussi le « Fils de l’homme », le jugement eschatologique du monde.
Le chiasme littéraire semblait transiter dans la partie centrale (d), entre les versets 5,11 et 5,12. A cet instant, précisément, l’attention, ou l’investigation, des Juifs se reportait de l’ex-paralysé sur Jésus, du miraculé à l’auteur du miracle.
La septième partie (g : 5,19-47), le discours de Jésus tenu aux Juifs, se laissait elle-même subdiviser en cinq nouvelles fractions :
alpha) 5,19 a : Jésus reprenait la parole.
bêta) 5,19 b-21 : le Fils imitait le Père, non seulement en guérissant les malades (comme aujourd’hui) mais même en ressuscitant les morts.
gamma) 5,22-30 : Le Père avait remis au Fils le jugement eschatologique du monde, qui commençait ce jour même.
delta) 5,31-38 : Le Père témoignait en faveur du Fils bien mieux que Jean-Baptiste n’avait su le faire.
epsilon) 5,39-47 : Les Juifs sondaient les Ecritures dans le but de faire étalage de leur science. Mais les Ecritures mêmes les condamnaient.
Le chiasme transitait par la partie centrale (gamma), troisième sur cinq, entre les versets 5,26 et 5,27. En cet instant précis, dans les décrets divins, le Père remettait au Fils le jugement du monde « parce qu’il est Fils de l’homme » (Jn 5,27), c’était dire : destiné à s’incarner.
« En vérité, en vérité, je vous le dis, l’heure vient – et nous y sommes – où les morts entendront la voix du Fils de l’homme. » (Jn 5,25). Que le jugement de ce monde commençât aujourd’hui même, ou mieux encore qu’il fût en route depuis la création du monde, et les commencements de l’humanité, c’était ce que le livre de l’Apocalypse, écrit de la même main que l’évangile, nous avait d’ores et déjà inculqué.
Rappelons ici les conclusions de l’analyse que nous avons menée ailleurs, sur ce livre prophétique.
Il fallait reconnaître en lui trois grandes subdivisions :
a) Ap 1,4 --- 3,22 : Les lettres aux sept Eglises. Description du temps présent des Eglises, au moment où Jean écrivait.
b) Ap 4,1 --- 13,18 : Evocation du passé lointain et récent de l’humanité, sur un mode cependant prophétique.
c) Ap 14,1 --- 22,5 : Prédiction des temps futurs, à compter de l’époque de Jean.
Le jugement du monde s’enclenchait donc dès l’aube de l’humanité. Il sévissait sur cette terre par le truchement des grandes calamités, naturelles ou dues à l’homme, qui s’abattaient périodiquement afin de châtier (châtiments qui, d’ailleurs, devaient s’entendre plutôt comme des avertissements divins) : la guerre (cf. Ap 6,3-4), la famine (cf. Ap 6,5-6), la peste (cf. Ap 6,7-8), les tremblements de terre (cf. Ap 6,12), etc.…
Le IV e évangile reprenait donc ici l’un des thèmes majeurs de l’Apocalypse. Le même Agneau de Dieu, désigné par Jean-Baptiste (cf. Jn 1,29.36) et qu’on entendait dans l’évangile, était celui qui, dans l’Apocalypse, se trouvait seul capable d’ouvrir les sept sceaux du Grand Livre qui contenait le jugement du monde (cf. Ap 5,1-10).
La révélation primordiale qui nous était donnée sur la personne de Jésus, dans cette troisième « apocalypse », deuxième fête à Jérusalem, était qu’on pouvait parler de lui comme de l’égal de Dieu. Il ne subsistait donc pas d’équivoque ici sur sa divinité. De toute éternité le Père lui avait remis le jugement du monde. Mais il assumait effectivement cette fonction, en sa qualité de Fils de l’homme, en venant dans le monde, en adoptant notre nature humaine, en participant à l’histoire. Les miracles, Jean-Baptiste, et même les Ecritures, témoignaient de lui en toute clarté.
Certes le Christ était Dieu. Mais il ne l’était, en quelque sorte, qu’à l’imitation du Père. Il reproduisait à l’identique tout ce que faisait le Père : guérison des malades, résurrection des morts, jugement du monde, et – nous pouvons l’inférer légitimement – la procession active de l’Esprit Saint. La mission active du Christ, dans le monde, était à l’image de la procession active de l’Esprit, dans l’éternité.
L’hostilité des Juifs à l’endroit de Jésus croissait nettement, dans cette troisième section du livre. Désormais ils enquêtaient sérieusement sur son compte, comme au début de l’évangile nous les voyions enquêter sur Jean-Baptiste. « Les Juifs harcelaient Jésus, parce qu’il faisait cela le jour du sabbat. » (Jn 5,16). Ils cherchaient ouvertement à le faire périr, et le mobile précis de cette intention était clairement énoncé par l’évangéliste : parce qu’ « il appelait encore Dieu son propre Père, se faisant ainsi l’égal de Dieu. » (Jn 5,18).
La portée métaphysique, ou théologique, de l’expression « Fils de Dieu » était parfaitement saisie par les docteurs juifs. Pour eux, il ne s’agissait pas d’une vague déclaration messianique, ni d’un élément de titulature parmi d’autres, ni d’une simple figure de style, comme on entendait souvent dans la Bible (cf. Dt 32,8), en particulier dans les Psaumes (cf. Ps 29,1), les anges appelés « fils de Dieu ». Dans leur esprit, ce mot impliquait blasphème, car il rompait avec la religion juive traditionnelle, celle de Yahvé.
A ce stade de notre IV e évangile, le procès de Jésus se trouvait sérieusement engagé. L’instruction était enclenchée, avec la volonté d’aboutir. Le délit, particulièrement grave et d’ordre religieux, se trouvait identifié (guérir le jour du sabbat en se prétendant Fils de Dieu), et même qualifié (blasphème).
Le reproche essentiel que Jésus adressait aux Juifs était de chercher dans les Ecritures des lumières que le témoignage de Jean-Baptiste, ou le témoignage de ses propres œuvres à lui, ses miracles, eussent pu leur procurer.
Qu’en était-il des disciples, dans cette troisième section, cette seconde fête de la vie publique à Jérusalem ? Il n’était plus question d’eux ! Ils s’étaient évanouis ! La qualité de leur fidélité semblait avoir baissé.
Du Baptiste on ne faisait plus mention qu’au passé : « Jean était la lampe qui brûle et qui luit, et vous avez voulu jouir un instant de sa lumière. » (Jn 5,35). Sans doute était-il mort, ou en prison. En tous les cas il avait disparu de la circulation.
De quelle fête des Juifs s’agissait-il donc en Jn 5,1 : « Après cela, il y eut une fête des Juifs et Jésus monta à Jérusalem » ?
Quelques manuscrits, et non des moindres (Sinaïticus, Codex Ephrem…), écrivaient : « hê héortê », « la fête », ce qui favoriserait plutôt l’identification avec la fête de Pâque.
Les exégètes et les historiens du Christ, nombreux on le sait, débattent de cette question et la solution ne s’impose pas.
On n’ignore pas que, pour certains d’entre eux, cette troisième « apocalypse » de notre évangile, le chapitre 5 dans la numérotation en usage, aurait été accidentellement déplacée. Ledit chapitre 5 tout entier devrait se lire, selon eux, après le chapitre 6, toujours dans la numérotation usuelle. Pour le dire en d’autres termes, la troisième et la quatrième « apocalypses » eussent été interverties pour une raison qu’on ignore. Et les arguments qu’ils avancent pour défendre cette hypothèse ne manquent pas, il faut le reconnaître, d’une certaine force.
La fête juive anonyme dont il était ici question (cf. Jn 5,1) viendrait se placer après la Pâque du pain de vie, soit après Jn 6,1-71. Peut-être même ne serait-elle autre que cette Pâque annoncée alors comme imminente (cf. Jn 6,4).
Si l’on admettait cette hypothèse, la séquence des déplacements du Christ, telle qu’enregistrée dans le IV e évangile, paraîtrait de fait plus naturelle.
Après le miracle de l’eau changée en vin à Cana (cf. Jn 2,1-12), et une première Pâque à Jérusalem (cf. Jn 2,13 --- 3,21), après un second retour en Galilée (cf. Jn 4), le Christ se serait rendu au-delà du lac de Tibériade peu de temps avant la deuxième Pâque de son ministère public (cf. Jn 6,1-4), et là il aurait multiplié les pains (cf. Jn 6,5-21). Après le discours sur le pain de vie dans la synagogue de Capharnaüm (cf. Jn 6,32-59) et la profession de foi de Pierre (cf. Jn 6,60-71), Jésus serait à nouveau monté à Jérusalem pour une fête juive (Cf. Jn 5,1), sans doute Pâque, ou peut-être la Pentecôte, et là il aurait guéri, un jour de sabbat (cf. Jn 5,9), un infirme à la piscine de Bézatha (ou Bethesda).
On s’expliquerait mieux, après cet incident, que Jésus n’eût pu séjourner plus longtemps en Judée devant l’hostilité grandissante des Juifs (cf. Jn 7,1). Monté néanmoins incognito à la fête des Tentes (cf. Jn 7,10) de cette même année (début octobre), on comprendrait mieux ses propos adressés pour lors à la foule : « Vous êtes en colère contre moi, parce que j’ai guéri un homme tout entier le jour du sabbat ! » (Jn 7,23), faisant allusion au paralytique guéri précisément le jour du sabbat (cf. Jn 5,9), à l’occasion d’une fête précédente de cette année-là, Pâque ou Pentecôte, 6 mois auparavant dans le premier cas, 4 mois dans le second cas.
C’était là un argument majeur, qui, à certains égards, pouvaient sembler décisif. Dans l’état actuel du texte, en effet, les paroles du Christ en Jn 7,23 paraissent « en l’air ». Elles se rapportaient à une fête inconnue d’une année antérieure.
De plus, en Jn 5,35, on entendait Jésus parler au passé du Baptiste comme s’il était déjà mort, ou du moins en prison. Ces propos se concevraient mieux dans la dernière année du ministère public de Jésus, après la multiplication des pains et la deuxième Pâque en Galilée. Car si l’on se fiait au témoignage des synoptiques (cf. Mt 14,3-12 ; Mc 6,17-29), c’était au début de cette année-là que l’on pouvait placer l’exécution de Jean-Baptiste.
Pour la thèse principale que nous défendons : à savoir que le IV e évangile était principalement composé de sept parties, ou mini- ‘apocalypses’, huit avec l’appendice, illustrées chacune par un miracle comme semblait l’insinuer la première conclusion de l’évangile (cf. Jn 20,30-31), que deux de ces parties, en l’espèce la troisième et la quatrième, eussent été malencontreusement interverties ne modifierait guère l’essentiel de notre propos.
Il était nécessaire que cette interversion se fût produite de très bonne heure, dès l’archétype, c’était dire dès l’origine de tous les manuscrits que nous possédons, et peut-être même dès le manuscrit original.
Voici comment nous nous représentons concrètement les choses. Le manuscrit original du IV e évangile aurait été constitué de sept cahiers, ou quaternons, distincts, huit avec l’appendice. Pour une cause indéterminée deux de ces cahiers, en l’occurrence le troisième et le quatrième, auraient été permutés avant toute publication. (Qu’une telle permutation eût été volontaire, notons-le, on ne voit pas du tout dans quelle intention elle eût été provoquée).
Pour autant ce scénario, et les arguments que nous avions exposés pour le justifier, si pertinents qu’ils semblassent, n’emportaient pas complètement la conviction. Pour notre part nous préférions maintenir le IV e évangile en l’état, pour plusieurs motifs qui n’étaient pas tous subjectifs.
Outre le peu de vraisemblance en soi d’une interversion accidentelle, soit dans l’original, soit dans l’archétype, le IV e évangile maintenu tel quel nous paraissait, d’un point de vue littéraire, nettement mieux équilibré.
Feuilletons-le d’ensemble ; survolons-le de très haut. Nous rencontrons successivement :
- trois épisodes (que nous avons appelés des « apocalypses ») ayant pour cadre la Judée, avec un retour en Galilée pour les deux premiers. (Cf. Jn 1,19 --- 5,47) ;
- une « apocalypse » ayant pour cadre la Galilée, ou les environs du lac. (Cf. Jn 6,1 --- 7,1) ;
- à nouveau trois « apocalypses » à situer en Judée. (Cf. Jn 7,2 --- 20,29) ;
- enfin un chapitre adventice (cf. Jn 21), de nouveau dans la Galilée.
Dans ces conditions la Pâque du pain de vie (Cf. Jn 6) ressortait comme un intermède plaisant entre deux phases de tension extrême, cette tension ayant pour théâtre la Judée et très spécialement la capitale, Jérusalem.
De plus (mais ceci pourrait sembler un argument circulaire, puisqu’il supposait démontrée l’une de nos thèses), nous croyions voir le centre logique du IV e évangile, le nœud de son intrigue, le moment décisif du procès, implicite puis explicite, intenté à la personne de Jésus, dans la profession de foi de l’apôtre Pierre (cf. Jn6, 67-69) puis dans l’annonce de la trahison de Judas qui lui était concomitante (cf. Jn 6,70-71). Ainsi donc le centre logique de cet évangile coïnciderait bien avec son centre topologique, c’était à dire avec la fin de la quatrième « apocalypse » sur sept. Ce phénomène s’observait de même dans la grande Apocalypse, autre écrit johannique, où le centre logique était à chercher tout naturellement dans la quatrième section sur sept, exactement au verset 13,18. (Voir par ailleurs notre étude de l’Apocalypse, sur ce site : Notes exégétiques diverses, note 35).
L’argument tiré de l’itinéraire du Christ s’avérait, après réflexion, moins prégnant qu’il n’y paraissait au premier abord. En effet si le chapitre 6 (dans la numérotation en usage) suivait immédiatement le chapitre 4, et si l’on reportait le chapitre 5 après le chapitre 6, cela voudrait dire que le Christ, d’après saint Jean, serait demeuré une année entière en Galilée, entre deux Pâques (celle de Jn 2,13 et celle de Jn 6,4 = Jn 5,1) sans monter à Jérusalem, ce qui était difficile.
Quant à l’allusion du verset 7,23, lors de la fête des Tentes, à un miracle précédent opéré un jour de sabbat, elle paraissait difficile même si le miracle s’était produit seulement à la Pentecôte de cette année-là, soit plus de 4 mois auparavant. Ces paroles du Christ : « Vous êtes en colère contre moi, parce que j’ai guéri un homme tout entier le jour du sabbat ! » (Jn 7,23) se référaient sans doute à un épisode non relaté dans le IV e évangile. L’évangéliste lui-même laissait entendre à maintes reprises que le Christ avait accompli bien d’autres signes (cf. Jn 20,30), et même bien d’autres signes à Jérusalem (cf. Jn 2,23).
Au verset 5,35 de notre troisième « apocalypse » : « Jean était la lampe qui brûle et qui luit, et vous avez voulu jouir un instant de sa lumière », Jésus faisait probablement allusion à un emprisonnement récent de Jean-Baptiste, et non à son décès. Il constatait simplement que le Baptiste n’était plus présent sur les bords du Jourdain, et que les foules ne pouvaient plus le consulter. Cet emprisonnement récent serait celui signalé par les synoptiques : Mt 4,12 ; Mc 1,14 ; Lc 3,19-20.
La concordance générale du IV e évangile avec les évangiles dits synoptiques était plutôt favorable au maintien du IV e évangile dans l’état où nous le connaissions. Dans les synoptiques, en effet, on ne discernait aucunement que le Christ fût monté à Jérusalem aussitôt après (si c’était Pâque) ou peu de temps après (si c’était la Pentecôte) la première multiplication des pains. Au contraire, d’après les mêmes synoptiques, il semblait avoir circulé à cette époque-là en dehors des frontières de la Palestine.
Notre deuxième fête à Jérusalem (celle du chapitre 5 de saint Jean dans la numérotation en usage) se situerait donc bien après l’emprisonnement du Baptiste, au moment précis où les évangiles synoptiques allaient signaler les débuts du ministère galiléen de Jésus (cf. Mt 4,12 ; Mc 1,14-15 ; Lc 4,14-15).
Il faut reconnaître la part de subjectivité qui règne dans toute cette discussion. Une incertitude subsiste.
On pourrait estimer probable à 49 % l’hypothèse qui admet une permutation des chapitres 5 et 6 (de la numérotation en vigueur).
Et valide à 51 % l’opinion qui maintient le IV e évangile en l’état.
On le voit, l’écart est mince.