D’un point de vue littéraire, le Prologue : Jn 1,1-18, faisait office d’exorde à tout l’ouvrage (voir le plan), et il était traditionnellement regardé comme tel. Pourtant on pourrait le considérer comme faisant déjà partie de la première partie, la Semaine inaugurale : Jn 1,19 --- 2,12, cette première partie que nous avons appelée (voir le plan thématique) une « apocalypse », au sens de révélation. Aucun hiatus, aucune césure, ne s’observaient en effet, entre les versets 1,18 et 1,19, qui séparassent le Prologue de ladite Semaine inaugurale.
Les commentateurs, ou exégètes, n’avaient pas manqué d’analyser ce Prologue en y signalant un chiasme de la forme : a, b, c, c, b, a ; à savoir :
a) 1,1-5 : La Parole éternelle.
b) 1,6-8 : L’envoi de Jean.
c) 1,9-13 : L’envoi de la Parole.
c) 1,14 : L’incarnation de la Parole.
b) 1,15 : Le témoignage de Jean.
a)1,16-18 : L’action dans le monde de cette Parole éternelle.
Quant à nous, nous préférions répartir la matière de ce Prologue sous 5 rubriques, en observant la présence d’une césure très nette dans la partie centrale.
Ce qui donnait :
a) 1,1-5 : La Parole éternelle.
b) 1,6-8 : L’envoi de Jean.
c) 1,9-14 : L’envoi de la Parole.
alpha) 1,9-13 : Sa venue vers le monde.
béta) 1,14 : Son incarnation effective.
d) 1,15 : Le témoignage de Jean.
e) 1,16-18 : L’action de la Parole.
Une telle distribution quinquénaire rendait aussi bien compte de la structure littéraire sous-jacente au propos de Jean. La symétrie s’organisait très naturellement autour de la partie centrale : la troisième sur cinq (c), sans rigidité contraignante. On décelait ainsi une structure en courbe, ou en voûte, très sensible, avec une nette césure entre les versets 1,13 et 1,14 qui marquait le sommet de la courbe, ou la clef de voûte, ou le centre du paragraphe, ou le nœud de l’intrigue, ou encore le tournant du discours.
Jusqu’au verset 1,13 le Verbe de Dieu résidait au ciel. A partir du verset 1,14 il descendait effectivement sur la terre : le Fils éternel était devenu Jésus-Christ.
On décelait une ressemblance, une symétrie, une homothétie, entre les deux versants de la courbe : une similitude mais non l’identité.
On retrouverait souvent, dans saint Jean, ces rythmes littéraires : ternaires, quinquénaires, septénaires. En fait, toute sa pensée, son discours, s’ordonnaient spontanément selon ces rythmes impairs, avec une césure très nette dans la partie centrale, une césure qui amorçait la retombée du discours. Cette importance latente accordée aux chiffres n’étonnait pas dans une pensée d’inspiration sémite. On l’observait souvent dans la littérature d’origine hébraïque, en particulier dans le Nouveau Testament (très spécialement dans Matthieu grec, ou dans l’Epître aux Hébreux) ; simplement Jean la mettait en œuvre avec sa personnalité propre.
Dans ce Prologue, comme il est normal dans tout prologue de quelque action dramatique que ce soit, nous étaient déjà présentés les principaux acteurs du drame.
Ces acteurs, nous les verrions intervenir dès la Semaine inaugurale (première partie, ou première « apocalypse ») : le Verbe, qui était Jésus-Christ, le précurseur, Jean-Baptiste, et le monde des hommes avec lequel Jésus allait interagir ; de telle sorte que le prologue servait de préface à cette première « apocalypse », la Semaine inaugurale, tout aussi bien qu’à l’ensemble du livre ; il faisait pour ainsi dire partie de sa structure.
L’enjeu nous était clairement proposé : le monde allait-il accepter, ou refuser, cette lumière qui nous venait de la part de Dieu ?
Le drame qui s’engageait allait se déployer en 7 actes (on pourrait dire encore 7 tableaux), illustrés chacun par un miracle éclatant, que l’évangéliste appelait un signe ; 7 actes qui seraient autant de manifestations, ou révélations, du Verbe de Dieu au monde, pour délivrer chaque fois un nouveau message : c’était pourquoi nous avions pu parler de 7 « apocalypses » (voir chapitre 1 : le plan thématique), le mot apocalypse étant à prendre dans son sens étymologique.
La richesse ‘théologique’ de ce prologue n’était plus à souligner.
Le Christ nous était présenté, ex abrupto, comme étant le Verbe de Dieu, la Parole, le Logos. Sa divinité était affirmée dès le premier verset. La Parole d’un Dieu, le seul mot prononcé par lui de toute éternité, et qui l’exprimait totalement, ne pouvait être que Dieu. Il ne s’agissait pas d’une force divine, ou d’une faculté divine, la Raison, comme chez les stoïciens, ou chez Philon, intermédiaire entre Dieu et le monde. Mais bien d’une personne divine (Jésus-Christ).
Il ne s’agissait pas non plus d’une émanation divine, comme le mettraient à la mode les philosophes néoplatoniciens du III e siècle, mais bien d’une identité avec Dieu.
Ou alors on avait affaire à une émanation éternelle et absolue. D’une émanation en Dieu, sans sortir de Dieu.
Si l’évocation d’un Logos n’était pas nouvelle dans la philosophie grecque : elle datait d’Héraclite le philosophe, précisément citoyen d’Ephèse, où Jean devait rédiger son évangile. Elle n’était pas nouvelle non plus dans la théologie alexandrine, confluent du platonisme et de la pensée biblique.
Mais la notion, grecque ou juive, d’un Logos bien que considéré comme issu de Dieu, impliquait une dégradation par rapport à Dieu : le Logos formait un lien entre le mode temporel et le monde intemporel, et il tenait, dans son être, à la fois de l’un et de l’autre.
La théorie du Logos, chez Jean, était d’emblée révolutionnaire, puisque pour lui « le Logos était Dieu. » (Jn 1,1).
Confirmation de l’assertion précédente : ce Logos était le créateur du monde (cf. Jn 1,3), et non pas seulement son démiurge ou son modèle.
Il était la Vie, la Lumière absolue, sans aucune connivence avec les ténèbres (cf. Jn 1,4-5). Cependant, cette Parole ne se voulait pas indifférente au monde : elle se dirigeait vers lui, elle venait dans le monde (cf. Jn 1,9).
Cette Parole s’était incarnée ; elle était devenue Jésus-Christ. Nous (c’était dire Jean et les autres apôtres) l’avions contemplée comme Fils unique de Dieu (cf. Jn 1,14).
Le Fils unique descendait vers nous, mais sans se dégrader, sans s’amoindrir le moins du monde : la preuve en était qu’il restait « dans le sein du Père. » (Jn 1,18).
Mais déjà nous entrions, comme de plein pied, dans la Semaine inaugurale qui, de fait, était le premier acte du drame, la première des « apocalypses » du livre.