Le diacre Philippe serait-il l’auteur réel de notre premier évangile, dit selon Saint Matthieu ?
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Il se pourrait fort bien que l’auteur inconnu de notre 1er évangile, que nous appelons Matthieu grec, ne fût autre que le diacre Philippe (« Philippe l’évangéliste » de Ac 21,8) et que ledit 1er évangile eût été rédigé à Césarée maritime, et non à Antioche comme on le suggère habituellement.
Toutes les notices des Actes concernant le diacre Philippe, et elles sont nombreuses, ne font que renforcer cette attribution.
Ac 6,5 : « ... et l’on choisit Etienne, rempli de foi et de l’Esprit Saint, Philippe, Prochore, ... »
Philippe, comme les Sept, apparaît comme un helléniste (cf. Ac 6,1). Pas étonnant qu’il eût songé à traduire en grec l’enseignement de l’apôtre Matthieu, en le complétant par le témoignage de l’apôtre Pierre, consigné par Marc.
Philippe fut ordonné diacre par l’imposition des mains des douze apôtres (cf. Ac 6,6), à la tête desquelles se plaçait Pierre (cf. Ac 1,13 et la première partie des Actes). D’où l’importance primordiale que, dans son évangile, le diacre Philippe reconnaîtrait à l’apôtre Pierre (cf. Mt 16,17-19).
Philippe, dans la liste des Sept, fait figure de premier compagnon d’Etienne, le chef de file. Notons les ressemblances frappantes qu’on peut relever entre le 1er évangile et le discours d’Etienne dans les Actes (7,2-53). Tous les deux cherchent à démontrer la divinité du Christ au moyen de références empruntées à l’Ecriture, c’est-à-dire pour nous l’Ancien Testament. En Ac 7,56, Etienne désigne le Christ comme le « Fils de l’homme ». En dehors des évangiles (et de l’Apocalypse) c’est le seul endroit du Nouveau Testament où le Christ est qualifié de la sorte. Ce discours d’Etienne, dans les Actes, aurait certainement été transmis à Luc, par Philippe, dans sa substance, et le témoignage dans ce cas-là serait de première main.
Ac 8,4-5 : « Ceux-là donc, qui avaient été dispersés s’en allèrent de lieu en lieu en annonçant la parole de la Bonne Nouvelle [littéralement : en évangélisant la Parole]. C’est ainsi que Philippe, qui était descendu dans une ville de Samarie, y prêchait le Christ. »
Philippe, une fois la persécution contre les Hellénistes déclenchée, se dirigeait à travers la Samarie dans la direction de Césarée maritime, qui serait sa résidence définitive (cf. Ac 8,40 et 21,8). « Il évangélisait la Parole », bonne définition du travail d’un futur évangéliste. C’était l’amorce de l’évangélisation de toutes les nations, en dehors de Jérusalem même. Philippe alors paraissait obéir à la consigne solennelle du Christ, précisément celle qui plus tard clôturera le 1er évangile : « Allez, de toutes les nations faites des disciples... » (Mt 28,19).
Que fit Philippe en Samarie ? « Il prêchait le Christ », définition admirable de chacun des évangiles, et spécialement du premier.
(Revenons un instant sur les ressemblances entre les imprécations d’Etienne contre les Juifs, dans son discours : « Nuques raides, oreilles et cœurs incirconcis ... » (Ac 7,51) et les invectives terribles que Matthieu grec placerait dans la bouche du Christ à l’encontre des scribes et des Pharisiens (cf. Mt 23,13-32)....)
Philippe, en Samarie, paraîtrait renouveler les miracles du Christ, en particulier en chassant les esprits impurs. Quant à lui, le 1er évangile devait souligner ce rôle d’exorciste exercé par le Christ durant sa vie publique.
Ac 8,12 : « Mais quand ils eurent cru à Philippe qui leur annonçait la Bonne Nouvelle du Royaume de Dieu et du nom de Jésus-Christ, ils se firent baptiser, hommes et femmes. » Tout le premier évangile se résume, également, en une prédication du « Royaume des Cieux ». Matthieu répèterait sans cesse cette formule. Mais Luc, qui rédigeait ici la notice des Actes, préférait employer l’expression : « Royaume de Dieu. »
Les premières paroles du Christ en Galilée avaient été : « Repentez-vous car le Royaume des Cieux est tout proche. » (Mt 4,17). « Il parcourait toute la Galilée, enseignant dans leurs synagogues, proclamant la Bonne Nouvelle du Royaume et guérissant toute maladie et toute langueur parmi le peuple. » (Mt 4,23). Belle description du même travail que ferait plus tard Philippe en Samarie, sauf que Philippe ne semblerait pas fréquenter les synagogues.
Philippe baptisait les hommes et les femmes en exécution de la consigne finale du Christ, qui nous est rapportée en Mt 28,19.
Ac 8,14 : « Apprenant que la Samarie avait accueilli la parole de Dieu, les apôtres qui étaient à Jérusalem y envoyèrent Pierre et Jean. » Nouvelle illustration de ces relations étroites qui semblent avoir existé entre le diacre Philippe et l’apôtre Pierre. Dans son évangile, Matthieu grec soulignerait ce rôle joué par Pierre, et sa mission fondatrice dans l’Eglise. Il est probable même que Matthieu grec rapporterait des paroles et certains souvenirs personnels de Pierre, et les ajouterait au témoignage de Marc.
Ac 8,20 : « Périsse ton argent et toi avec lui, puisque tu as cru acheter le don de Dieu à prix d’argent. » Pierre rappelle ici l’exigence du Christ, celle qui sera donnée en Mt 10,8 : « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement. »
Ac 8,35 : « Philippe prit alors la parole et partant de ce texte de l’Ecriture, lui annonça la Bonne nouvelle de Jésus. » Nous avons encore là une définition par excellence du premier évangile : tout le premier évangile tendrait à annoncer la Bonne Nouvelle de Jésus en partant des textes de l’Ecriture, c’est-à-dire pour nous de l’Ancien Testament, et spécialement comme ici (Ac 8,32-33) à partir du prophète Isaïe. (Cf. Mt 1,23 ; 3,3 ; 4,15-16 ; 8,17 ; 11,23 ; 12,18-21 ; 13,14-15 ; 15,7-9 ; 21,5.13.42 ; sans parler des réminiscences ...)
Ac 8,38 : « Ils descendirent tous deux dans l’eau, Philippe avec l’eunuque, et il le baptisa. » Nouvelle application de la consigne finale de l’évangile de Matthieu (28,19).
Ac 8,40 : « Quant à Philippe, il se trouva à Azot ; continuant sa route, il annonçait la Bonne Nouvelle dans toutes les villes qu’il traversait, jusqu’à ce qu’il vint à Césarée. » Philippe remplissait son rôle d’évangéliste, et d’évangéliste universel (toutes les villes). Il parvenait finalement à Césarée maritime, qui serait désormais sa résidence. C’est là qu’il recevrait Pierre, dans l’épisode du centurion Corneille (cf. Ac 10), et bien plus tard Paul et Luc débarquant de leurs tournées apostoliques.
Ac 21,8-9 : « Nous partîmes le lendemain pour gagner Césarée. Descendus chez Philippe l’évangéliste, qui était un des Sept, nous demeurâmes chez lui. Il avait quatre filles vierges qui prophétisaient. » La Vulgate traduit : « Intrantes in domum Philippi », « en entrant dans la maison de Philippe. » Philippe possédait bien sa propre maison à Césarée maritime, cette capitale administrative de la Judée romaine. Quand Paul serait captif pendant deux ans, à Césarée, aux mains des gouverneurs Félix puis Festus, il serait voisin de Philippe, et Luc, son fidèle acolyte, pourrait fréquenter facilement cette maison, et peut-être même y séjourner.
Cette maison de Philippe était assez vaste pour héberger pendant plusieurs jours au moins sept personnes (Philippe lui-même, ses quatre filles, Paul et Luc, et sans doute beaucoup plus).
Cette rencontre de Luc, compagnon de Paul, et du diacre Philippe, qu’il qualifie d’ « évangéliste », serait décisive, si l’on admet que ce Philippe serait le rédacteur final de notre 1er évangile.
Luc a pu transmettre à Philippe l’évangile de Marc, déjà rédigé, et qu’il détenait certainement puisqu’il l’utiliserait abondamment dans ce que nous appelons le 3e évangile et suivrait son plan, avec très peu d’inversions. Philippe lui-même s’en servirait, mais d’une façon plus libre. La teneur presque intégrale du texte de Marc se retrouverait dans Matthieu et dans Luc.
Luc lui-même, qui poursuivait son enquête et qui commençait un séjour de plus de deux ans en Palestine (cf. Ac 21,8 à 27,2), pourrait recevoir de Philippe l’évangile araméen de Matthieu, c’est-à-dire ces fameuses « logia » du Seigneur dont parlerait Papias, cité par Eusèbe de Césarée (H.E. III, 39, 16) : « Matthieu donc en dialecte hébraïque mit en ordre les Paroles ; chacun les traduisit comme il en était capable. »
Voici donc, réunis à Césarée, deux traducteurs de Matthieu araméen et trois évangiles, en acte ou encore en puissance : Matthieu, Marc et Luc.
On s’explique très bien dans ces conditions l’exorde de l’évangile de Luc : « Puisque plusieurs [polloi] ont entrepris de composer un récit des événements qui se sont accomplis parmi nous ... » (Lc 1,1).
Il ne semble pas qu’à l’époque de cette rencontre (été 57, probablement), les deux évangiles de Matthieu et de Luc fussent entièrement rédigés ou édités ; ils ne devaient être encore qu’à l’état d’ébauche, ou de projet. Dans le cas contraire les deux auteurs se seraient communiqué leur texte, et ils se seraient copiés. Or on ne constate pas de dépendance littéraire directe entre les deux évangiles de Matthieu et de Luc, mais bien plutôt des sources communes. Par contre, il existe entre les deux évangiles des coïncidences et des symétries qui s’expliquent fort bien par une entente ou une consultation préalables entre les deux auteurs.
Qu’on songe par exemple aux évangiles de l’enfance du Christ. Aucun des deux évangélistes ne raconte les mêmes faits. L’un rapportait le point de vue de Joseph (et des frères du Seigneur) ; l’autre le point de vue de Marie. Les deux récits, bien que différents, coïncident et peuvent se superposer facilement.
L’un, Matthieu, rapportait la généalogie de Joseph, père putatif de Jésus (cf. Mt 1,1-17). C’est même par là qu’il ouvrait son récit, conférant à son évangile une couleur fortement sémitique. (Qu’on songe par exemple à la « Lettre aux français » de l’émir Abdelkader, qui commence par décliner la généalogie de son auteur, à partir de Mahomet).
L’autre, Luc, rapportait la généalogie de Marie (cf. Lc 3,23-38), mère de Jésus, « issu de la lignée de David selon la chair », comme dirait St Paul (Rm 1,3).
Marc n’a pas de Béatitudes. Et pourtant c’est au même point du récit de Marc que Matthieu et Luc, quoique d’une manière très dissemblable et sans se copier, plaçaient le sermon sur la montagne : Mt 5,2 --- 7,29 et Lc 6,20-49 insérés entre les versets 3,19 et 3,20 de Marc.
Dans Marc (11,15-19), c’est seulement le lendemain de l’entrée messianique de Jésus à Jérusalem que Jésus chasse les vendeurs du Temple. Tandis que Matthieu (21,12) et Luc (19,45) s’accordent contre Marc pour que Jésus purifie le Temple aussitôt après son entrée à Jérusalem.
On pourrait relever ainsi bien d’autres symétries ou coïncidences entre Matthieu et Luc, en dehors de Marc, et même en dehors des « Dits » du Seigneur, l’évangile araméen de Matthieu.
Il paraît ainsi fort probable qu’à Césarée maritime, Luc et Philippe, en présence de l’apôtre Paul, se firent part de leur projet mutuel de composer un évangile et se seraient transmis tous les documents désirables. Ce n’est pas seulement pendant quelques jours, mais pendant près de deux ans et demi que Luc et Philippe purent ainsi se consulter, et même se concerter. Philippe, d’ailleurs, dut communiquer à Luc de précieux renseignements pour la rédaction des Actes des apôtres, car il se trouvait être un témoin de première main et de première importance pour l’histoire de la primitive Eglise.
C’est à Rome (de 60 à 62) que Luc dut mettre la dernière main à son évangile, en présence de Marc qu’il y avait retrouvé (cf. Phm 24). Pendant ce même temps Philippe a dû éditer, à Césarée, l’évangile de Matthieu en y mêlant le récit de Marc et, comme Luc, mais d’une manière très différente, les résultats de son enquête personnelle. Les propres filles de Philippe, qui étaient prophétesses et certainement lettrées, ont pu participer, ou collaborer, à la rédaction finale du premier évangile.
Dans la parabole des « dix vierges » que Matthieu est seul à rapporter (cf. Mt 25,1-13), les cinq vierges sages peuvent représenter Philippe lui-même et ses quatre filles.
On comprend fort bien que, par modestie, Philippe ait placé son ouvrage sous le patronage de l’apôtre Matthieu. En un sens c’était vrai, puisqu’il traduisait en grec les discours du Seigneur collectés par le publicain Matthieu, témoin oculaire et auriculaire de la vie du Christ.
Ce que l’on comprend moins bien, c’est le silence complet de la tradition postapostolique sur ce travail du diacre Philippe. Personne n’a su et personne, jusqu’à présent, ne s’est douté que ce fût lui le rédacteur final du 1er évangile ... à moins qu’on n’ait pas su comprendre Luc lui-même, qui qualifiait explicitement le diacre Philippe d’ « évangéliste » (Ac 21,8).
Sans aucun doute, dans le Nouveau Testament, le terme d’évangéliste désigne d’abord le prédicateur de la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ (Ep 4,11 ; 2 T 4,5). Mais ce sens n’est pas exclusif de « scribe effectif de la vie et des paroles du Seigneur ». Ainsi « la Bonne Nouvelle » de 2 Co 8,18 semble bien désigner un évangile écrit.
C’est aux frères du Seigneur, les apôtres Jacques, Simon et Jude,
- Jacques, 1er évêque de Jérusalem, mort martyr en 62, auteur d’une épître,
- Simon (ou Siméon), 2 e évêque de Jérusalem, mort martyr en l’an 107, d’après Eusèbe de Césarée (Chronique),
- Jude, auteur d’une épître,
que Philippe a pu emprunter moult informations précieuses sur les origines du Christ, sa généalogie légale, son séjour en Egypte, sa vie à Nazareth. C’est auprès d’eux également qu’il a pu recueillir des détails précis et insolites sur la passion du Christ, la mort de Judas (cf. Mt 27,3-10), la garde du tombeau (cf. 27,62-66), la supercherie des chefs juifs (cf. 28,11-15).
Matthieu grec possède un ensemble de paraboles du Christ qui ne sont qu’à lui :
- parabole des ouvriers envoyés à la vigne (cf. Mt 20,1-16),
- parabole des deux fils (cf. Mt 21,28-32),
- parabole de l’ivraie (cf. Mt 13, 24-30. 36-52). Philippe a pu les tenir de la bouche même des apôtres.
Notons à quel point l’enseignement de Jacques, dans son épître, est proche, par son esprit de celui du Christ tel que nous le rapporte l’évangile de Matthieu, avec en particulier son insistance sur la nécessité de la mise en pratique. (Cf. Jc 1,22 et Mt 7,24-27 ; Jc 2,14-17 et Mt 25,41-45).
Matthieu, ayant donné la généalogie royale de Jésus, a particulièrement insisté sur le titre de Fils de David, attribué à Jésus : Mt 1,1 ; 9,27 ; 12,23 ; 15,22 ; 20, 30. 31 ; 21,9. 15). C’était un titre messianique ; mais c’était aussi un titre royal. Jésus était bien l’héritier légitime des rois d’Israël. Cependant sa royauté ne s’exercerait pas dans ce monde. Elle serait dans « les Cieux ». Son royaume spirituel sera plutôt l’Eglise, confié à un majordome nommé Pierre (Cf. Mt 16,19). Et ce royaume sera par essence universel (cf. Mt 28,18-20). Mais l’insistance mise sur la filiation davidique de Jésus, provient sans doute de sa famille humaine : on se souvient que les petits-fils de Jude, le frère du Seigneur, seraient plus tard inquiétés, sous Domitien, en tant que « davidiques ». (Cf. H.E. III, 19. 20).
Cette hypothèse – car c’en est une – de voir en Philippe le rédacteur final du 1er évangile a pour avantage de replacer la composition de ce livre en Palestine, mais surtout dans un milieu hellénistique et profondément universaliste, comme l’étaient les Sept. C’est à Césarée, ne l’oublions pas, que pour la première fois les païens entrèrent dans l’Eglise, en la personne du centurion Corneille (cf. Ac 10).
Cette hypothèse a aussi l’avantage, du point de vue de la critique interne, de fonctionner admirablement pour expliquer la structure et la nature de cet ouvrage, ainsi que les relations complexes qu’il entretient avec les deux autres synoptiques.
Notons tout de suite que cette hypothèse, d’une part recueille les traditions patristiques les plus anciennes, et d’autre part coïncide assez bien avec la théorie dite des deux sources, tout en palliant certains de ses défauts.