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95. La redevance du Temple, acquittée par Jésus et Pierre. A Capharnaüm.

Matthieu 17, 24-27.

Comme ils étaient rentrés à Capharnaüm, les collecteurs du didrachme s’approchèrent de Pierre et lui dirent : « Est-ce que votre maître ne paie pas le didrachme ? » -- «Mais si », répondit-il. Quand il fut arrivé à la maison, Jésus devança ses paroles en lui disant : « Qu’en penses-tu, Simon ? Les rois de la terre, de qui perçoivent-ils taxes ou impôts ? De leurs fils ou des étrangers ? » Et comme il répondait : « Des étrangers », Jésus lui dit : « Par conséquent, les fils sont exempts. Cependant, pour ne pas scandaliser ces gens-là, va à la mer, jette l’hameçon, saisis le premier poisson qui montera, et ouvre-lui la bouche : tu y trouveras un statère ; prends-le et donne-le leur, pour moi et pour toi. »

Episode 95. Commentaire.

Soudain Matthieu grec se retrouve tout seul. Nous étions habitués, depuis pas mal de temps, au parallélisme complet des trois synoptiques : Matthieu, Marc et Luc. Depuis la profession de foi de Pierre (épisode 88), c’est-à-dire pendant sept épisodes consécutifs. Il s’interrompt, mais pour reprendre aussitôt après. C’est donc bien Matthieu grec, seul, qui a décidé d’insérer dans la chaîne de Marc cet épisode isolé, connu de lui seul, et donc provenant d’une source inédite.

Les disciples sont rentrés, nous dit le texte, à Capharnaüm. Cela n’a rien d’étonnant puisque nous circulions en Galilée. Les collecteurs du didrachme, l’impôt du Temple, s’approchent de Pierre, qu’ils savent être le chef des disciples. Ils n’osent pas s’adresser directement au Maître, qui sans doute discourait toujours et qui vraisemblablement n’avait pas le temps de s’occuper des questions d’intendance, ou d’impôts. Votre Maître paie-t-il le didrachme ? C’est donc bien Jésus qu’ils avaient dans leur collimateur. La forme sous laquelle la question est posée laisse bien entendre que ce n’était pas une taxe obligatoire, mais plutôt une contribution bénévole, acquittée par tous les juifs pieux et consciencieux. Une espèce de denier du culte, en quelque sorte.

En effet nous sommes en Galilée, et donc hors de la juridiction directe du Sanhédrin. On ne devait légalement d’impôt qu’au roitelet résident de Tibériade ou de Machéronte. Et même en Judée, le pouvoir religieux ne levait de taxe qu’avec la tolérance du pouvoir romain, sous la coupe duquel il se trouvait. Toute la diaspora, y compris la colonie juive de Rome, payait cet impôt du Temple. C’était un transfert de fonds assez considérable en direction de Jérusalem, soi-disant pour l’achèvement du Temple toujours en construction. En réalité, il s’agissait plutôt d’un prétexte pour maintenir l’unité morale de la nation juive, à travers l’orbis. Et pour éviter d’acquitter une taxe au bénéfice des dieux romains. Depuis Jules César, en effet, grand ami des Juifs, la nation juive était placée sous la protection de la loi romaine, et bénéficiait d’un statut spécial, à l’intérieur de l’Empire. Ce n’est qu’à partir de la révolte de 66, simultanément en Egypte et en Palestine, et après la destruction du Temple en 70, que les Juifs furent victimes de persécutions, et réprimés en tant que nation. Naturellement alors, l’impôt du didrachme, devenu sans objet, disparut.

Petitfils nous dit (page 117) que tout juif adulte devait payer entre le 15 d’Adar et le 1er de Nisan, c’est-à-dire le dernier mois de l’année religieuse, un didrachme par tête. Naturellement nous sommes ici hors délai, puisque nous nous situons vers septembre, début octobre, de l’année 32. Mais rappelons-nous, nous ne sommes pas en Judée mais en Galilée. Les collecteurs devaient circuler à travers pays, et prélever des arriérés de taxes, même hors saison. D’autant plus qu’il s’agissait d’une contribution volontaire. Ou peut-être Matthieu grec n’a-t-il pas placé cet épisode (parfaitement authentique en soi) à la bonne place dans son évangile. Nous avons vu dans la première partie de cette synopse et synthèse (de l’épisode 33 à l’épisode 64) qu’il a bouleversé assez profondément la chronologie de Marc et de Luc. Peut-être ignorait-il lui-même la date exacte de cette anecdote, et l’a-t-il située un peu au hasard dans son évangile, ne tenant pas à la laisser perdre, ce qui était son objectif premier, comme très bientôt on verra faire à Luc dans sa grande insertion (ci-après, de l’épisode 101 à l’épisode 166). Mais plus vraisemblablement encore, Matthieu grec l’a-t-il placée exactement au bon endroit, au moment même où elle eut réellement lieu, puisque Jésus vient de regagner la Galilée, et justement Capharnaüm, d’après Marc lui-même comme nous le verrons dans l’épisode suivant (cf. Mc 9, 33). On ne peut être plus concordant avec Marc (Luc dans sa grande insertion se se montrera souvent beaucoup moins précis, et ne situera pas les scènes).

Mais d’où Matthieu grec tenait-il ce fait divers, cette histoire presque comique, en rapport direct avec Simon-Pierre ? De plus, elle nous paraît humainement tout à fait vraisemblable, bien en situation (si l’on excepte la question de date). Jésus, en tous les cas, va en profiter pour donner à la postérité un enseignement très précieux, et à l’Eglise future une règle de vie, dont elle aura toujours à s’inspirer.

Mystère et bouche cousue. Les exégètes constatent l’existence de cette péricope. Ils reconnaissent sa vraisemblance interne. Mais quant à sa provenance, c’est l’obscurité complète. Enigme tout à fait insoluble. Aucune théorie n’en rend compte, et surtout pas la Théorie des deux sources. Car justement elle n’aperçoit là aucune source identifiable.

Seule l’hypothèse dite ‘du diacre Philippe’ s’en explique très naturellement, très facilement, très vraisemblablement : c’est Pierre lui-même (seul concerné en dehors du Christ) qui l’a contée directement au diacre Philippe, lors de leurs contacts fréquents en Palestine. Et le diacre Philippe, consciencieux comme toujours, l’a notée immédiatement sur son calepin, à l’intention de la postérité quand il aurait l’occasion de lui en faire part. C’est bien lui, aussi, qui avait rédigé le très long discours de son ami, le diacre saint Etienne, et qui l’a remis intact à Luc, pour qu’il l’insère sans en changer une virgule (s’il existait des virgules) dans ses Actes des Apôtres. Pourquoi n’aurait-il pas consigné de surcroît les historiettes relatives à Jésus et à Simon-Pierre ?

Nous ne sommes pas seulement dans la ville de Capharnaüm, mais à la maison (cf. Mc 9, 33), c’est-à-dire chez Pierre et André. Pierre se souvient fort bien que Jésus a devancé ses paroles. Avant même qu’il eût ouvert la bouche, Jésus lui posait à brûle-pourpoint la question : « Les rois de la terre, de qui perçoivent-ils taxes et impôts ? De leurs fils, ou des étrangers ? »  (Mt 17, 25).

Ici, la Bible de Jérusalem commet une lourde erreur d’interprétation. Les fils, se sont évidemment les membres de leur famille, exempts d’impôts, puisque eux-mêmes vivent gratuitement de la contribution du trésor public. Et les étrangers, ce sont leurs sujets, étrangers à leur propre famille. Et non pas les habitants des pays étrangers.

Que je sache, ce sont bien les sujets des rois qui payent par priorité les impôts et les taxes. Ils existent pour ça. Ils sont payables et corvéables à merci. Ils sont bien les seuls inventoriés et cadastrés, quant à leurs propriétés et à leurs fonds de commerce. Les étrangers ne font que passer. Ils n’ont pas d’état-civil. Souvent ils sont de pauvres errants, sans le sou, inintéressants pour le fisc. Les membres de la famille vivent grassement aux frais de la princesse. Ils n’existent que pour dépenser l’argent et non pour le gagner. Le fonctionnaire qui s’aviserait de les taxer serait immédiatement révoqué. Qu’est-ce que vous croyez ? Nous ne sommes pas en République, socialiste et démocratique. Ce régime n’était pas encore inventé.

C’est exactement sur cette problématique que Jésus et Pierre tombent d’accord. Ils sont ce jour-là très consensuels en matière de politique intérieure ou d’économie générale : les fils (les membres de la famille royale) sont exempts d’impôts, comme il est naturel. Les étrangers (à la famille), c’est-à-dire les sujets, acquittent seuls les impôts et taxes. Et s’ils ne le font pas, gare à eux.

Transposons sur le plan spirituel. Le didrachme est une redevance religieuse, une affaire interne au culte. Le Fils de l’homme, et son premier ministre, sont exempts par nature de toute taxe, puisque c’est eux-mêmes qui, en droit, les prélèvent. Elles existent à leur bénéfice. Par conséquent, en conscience, ni Jésus ni Pierre, on ne parle pas des autres apôtres, n’ont à payer la moindre contribution.

« Cependant, pour ne pas scandaliser ces gens-là… » (Mt 17, 27). Tel le grand principe, tel est l’enseignement nouveau. Dans l’avenir, les chefs religieux, les chrétiens fervents, dans leur agir, n’auront pas seulement à tenir compte du droit strict, du doit et de l’avoir, mais aussi de la convenance morale. Ils auront à se montrer condescendants à l’égard de la faiblesse humaine. Eviter non seulement ce qui est répréhensible en soi, mais encore même ce qui a l’apparence du mal, même ce qui peut blesser la conscience plus faible du prochain. Et là, on pense aussitôt à saint Paul qui aura des développements admirables sur ce thème, et qui rejoindra, sciemment ou non, l’enseignement délivré ce jour-là par Jésus.

Par la réflexion qu’il fait, Jésus montre bien que cette taxe n’était pas réellement exigible. Il aurait pu ne pas payer. Il ne devait rien en conscience, et personne n’aurait pu, ni Pierre, le contraindre. Cependant il s’en acquitte pour donner l’exemple du juif fervent. Il ne veut surtout pas passer pour le contempteur du Temple, envers lequel il nourrit depuis son enfance, comme tout juif qui se respecte et plus que lui, la plus grande affection, car il est la maison même de son Père.

Pierre va au lac tout proche. Il pêche un poisson qui portait dans sa gueule un statère.  Un statère, c’est l’équivalent d’un tétradrachme, donc deux didrachmes, donc suffisant pour Jésus et Pierre. Encore une fois, les autres apôtres ne paieront rien.

Ce poisson était un corrocinus, appelé encore poisson de Saint-Pierre, et qui garde ses petits dans sa gueule. Mais hors saison, il peut aussi y loger un caillou, ou pourquoi pas une pièce de monnaie, si quelqu’un, trop riche, ou dégoutté de la vie, l’a balancée dans la mer.

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