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91. Transfiguration. Une haute montagne. Le mont Hermon. Six jours après la profession de Pierre.

Matthieu 17, 1-8. Marc 9, 2-8. Luc 9, 28-36a.

Or six jours après, environ huit jours après cet entretien, Jésus prend avec lui Pierre, Jacques et Jean son frère, et les emmène seuls à l’écart sur une haute montagne. Il gravit la montagne pour y prier. Et pendant qu’il priait, il fut transfiguré devant eux ; l’aspect de son visage changea ; son visage resplendit comme le soleil et ses vêtements devinrent éblouissants comme la lumière, resplendissants d’une blancheur fulgurante, telle qu’un foulon sur terre ne peut blanchir de la sorte.

Et voici que deux hommes s’entretenaient avec lui.

Elie leur apparut, avec Moïse, et tous deux s’entretenaient avec Jésus.

C’étaient Moïse et Elie qui, apparus dans la gloire, parlaient de son départ qu’il allait accomplir à Jérusalem. Pierre et ses compagnons étaient accablés de sommeil. Demeurés quand même éveillés, ils virent sa gloire et les deux hommes qui se tenaient avec lui. Et comme ceux-ci s’en séparaient, Pierre alors prenant la parole dit à Jésus : « Rabbi, Seigneur, Maître, il est heureux que nous soyons ici ; si tu le veux, je vais faire ici trois tentes ; faisons donc trois tentes, une pour toi, une pour Moïse et une pour Elie. » C’est qu’il ne savait ce qu’il disait, il ne savait que dire, car ils étaient saisis de frayeur. Et pendant qu’il parlait ainsi, voici que survint une nuée lumineuse qui les prit sous son ombre.

Et quand ceux-ci entrèrent dans la nuée, les disciples furent saisis de frayeur.

Et voici que de la nuée sortit une voix qui disait : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, mon Elu qui a toute ma faveur, écoutez-le. »

Et quand la voix eut retenti, à cette voix, les disciples tombèrent la face contre terre, tout effrayés. Mais Jésus, s’approchant, les toucha et leur dit : « Relevez-vous et n’ayez pas peur. » Et eux, levant les yeux, ne virent plus personne que lui, Jésus seul. Soudain regardant autour d’eux, ils ne virent plus personne que Jésus seul avec eux. Jésus se trouva seul.

Episode 91. Commentaire.

Six jours après la confession de Pierre d’après Marc, environ huit jours après d’après Luc, Jésus laisse le gros de ses disciples aux prises avec la foule. Mais avec trois d’entre eux, sans doute les plus vigoureux, ou les plus sportifs, il entreprend l’ascension du mont Hermon qui dominait leur horizon depuis leur entrée dans la Gaulanitide. Pierre et Jean, accompagnés de Jacques le Majeur qui mourra prématurément, c’est quasiment toute la mémoire évangélique qui se trouve concentrée en eux,  lors de cette escapade avec le divin Maître. Même si Jean n’en fait pas mention dans son évangile, nous aurons néanmoins quatre récits distincts de l’événement (un peu comme pour la Sainte Cène), puisque Pierre y fera allusion, plus tard, dans l’une de ses épîtres.

« Ce n’est pas en effet en suivant des fables sophistiquées que nous vous avons fait connaître la puissance et l’Avènement de notre Seigneur Jésus-Christ, mais après avoir été témoins oculaires de sa majesté. Il reçut en effet de Dieu le Père honneur et gloire, lorsque la Gloire pleine de majesté lui transmit une telle parole : ‘Celui-ci est mon Fils bien-aimé, qui a toute ma faveur.’ Cette voix, nous, nous l’avons entendue ; elle venait du Ciel, nous étions avec lui sur la montagne sainte. » (2 P 1, 16-18).

Ce témoignage de l’apôtre Pierre corrobore le récit de Marc, lui-même repris par Matthieu grec et Luc. Remarquons-le bien, aucun de ces quatre textes ne nous indique expressément qu’elle était cette montagne sainte sur laquelle Jésus fut transfiguré aux yeux de ses disciples. Mais Marc, suivi par Matthieu grec, parle d’une haute montagne, tandis que Luc, et Pierre dans son épître, mentionnent seulement une montagne. Mais nous sommes dans la région de Césarée maritime, tout près de l’Hermon. La haute montagne qui domine le paysage, c’est l’Hermon. Il atteint 2.800 mètres. Il est toujours couvert de neige, même si, en cette période de l’année (nous sommes en plein mois d’août), la calotte neigeuse devait être à son minimum. Jésus et ses disciples ne sont redescendus que le lendemain. Ce qui suggère une excursion assez longue. Ils ont dû camper au moins une nuit. Peut-être avait-il emporté des tentes.

Arrivé au but, Pierre parlera bien de dresser trois tentes. Il est vrai qu’il délirait quelque peu, sous l’effet de la raréfaction de l’air. On ne peut savoir, sur ce point, s’il faut le prendre au mot. Mais cela n’a rien d’impossible. Le mont Hermon, qui est un massif plus qu’une montagne, comporte plusieurs sommets. Rien ne nous dit qu’ils ont fait l’ascension du plus haut d’entre eux. Ce n’était pas forcément leur objectif. Ils n’étaient peut-être pas équipés pour affronter les pentes verglacées. Ou l’épisode de la Transfiguration a pu ne pas se dérouler au sommet, mais seulement sur les flancs, au moment du bivouac.

Depuis toujours, dans la Bible, le mont Hermon, associé souvent au mont Thabor, était considéré comme une montagne sainte, visible de presque tous les points de la Palestine qu’il bornait idéalement au nord. « Le Thabor et l’Hermon à ton nom crient de joie » chantait le psaume. (Ps 89, 13). Ou encore : « C’est une rosée d’Hermon qui descendrait sur les hauteurs de Sion ; là, Yahvé a voulu la bénédiction, la vie à jamais. » (Ps 133, 3). Le mont Hermon, qui est le château d’eau de tous les pays environnants, Syrie, Jordanie, Liban comme Palestine, distribue la vie et la fertilité alentour.

Dans le Cantique des cantiques, le bien-aimé appelle sa fiancée des hauteurs du Liban et de l’Hermon : « Viens du Liban, ma fiancée, viens du Liban, fais ton entrée. Abaisse tes regards, des cimes de l’Amana, des cimes du Sanir et de l’Hermon, repaire des lions, montagnes des léopards. » (Ct 4, 8). Car les rois faisaient souvent venir leur épouse des pays lointains.

Le Deutéronome raconte que Moïse, peu avant sa mort, s’était déjà emparé de toute la région est du Jourdain, depuis le torrent de l’Arnon, qui se jette dans la mer Morte, jusqu’au mont Hermon. (Cf. Dt 3, 8).

Les premiers siècles du christianisme semblaient ignorer le site présumé de la Transfiguration. Certains le plaçaient sur le Mont des Oliviers. Peut-être Origène cite-t-il le Thabor dès le troisième siècle, si les Selecta in Psalmos sont bien de lui. Eusèbe de Césarée  ne connaissait pas cette localisation. Quand il parle du Thabor dans son Onomasticon, au début du IVe siècle, il ne fait pas mention de la Transfiguration. Mais à partir de 348, avec saint Cyrille de Jérusalem, immédiatement suivi par saint Epiphane et saint Jérôme, tout change. Il ne fait désormais plus aucun doute que la Transfiguration s’est produite sur le Thabor. Et cette tradition s’est maintenue jusqu’à nos jours.

Pourtant cette tradition, qui n’est pas d’origine scripturaire ni apostolique, malgré son caractère vénérable, n’est guère vraisemblable pour les raisons que nous avons dites. Après la Transfiguration, nous voyons que le Christ et ses disciples cheminèrent à travers la Galilée (Cf. Mc 9, 30) et qu’ « ils vinrent à Capharnaüm. » (Mc 9, 33). Or le Thabor se trouvait déjà au sud de cette province. Le Thabor, haut de 588 mètres seulement, et moins encore par rapport à la plaine environnante, ne correspond guère à l’impression de puissante montagne laissée par le texte évangélique. On n’aurait même pas l’idée de dresser trois tentes sur cette montagne à vaches, pour l’excursion d’une après-midi. A l’époque du Christ, une forteresse romaine se trouvait sur le sommet du Thabor avec, en permanence, une garnison de soldats. Toutes ces raisons incitent Daniel-Rops (op. cit. page 295) à préférer nettement le Mont Hermon, suggéré d’ailleurs par l’itinéraire du Christ dans l’évangile de Marc, comme le site très probable de la Transfiguration. La Bible d’ailleurs ne s’y oppose pas, puisqu’elle a toujours considéré l’Hermon, limite extrême nord d’Israël, comme une montagne sainte.  La hauteur galiléenne du Thabor sera plutôt à identifier, comme nous le verrons plus tard, avec la montagne sur laquelle le Christ avait donné rendez-vous à ses disciples, en Galilée justement, après sa Résurrection. Le Christ, durant son adolescence, avait dû souvent gravir les pentes boisées du Thabor, proche de Nazareth, avec son père putatif Joseph, pour récupérer le bois nécessaire à leur profession de charpentiers. Ce ne devait pas être pour lui un lieu bien original d’excursion.

Donc Jésus emmène sac à dos Pierre, Jacques et Jean sur une haute montagne. Et là, il est transfiguré devant eux. Les trois versions de Matthieu grec, Marc et Luc, convergent à peu de choses près. Selon Matthieu grec seul : « son visage resplendit comme le soleil. » (Mt 17, 2). Il a bien retenu ces mots de la description que lui en a donnée Pierre. D’après Luc, Jésus avait gravi la montagne pour prier. Car le troisième évangile insiste souvent sur la prière de Jésus. Il relève aussi, appuyant Matthieu grec, « que l’aspect de son visage changea. » (Lc 9, 29).

Nous devons toujours nous en souvenir : le diacre Philippe et Luc ont étudié ensemble pendant près de deux ans l’évangile de Marc, avant de rédiger chacun séparément leur propre évangile. Ils peuvent avoir des notations communes.

Si les vêtements du Christ deviennent resplendissants, Marc seul note qu’aucun foulon sur terre ne pourrait blanchir de la sorte. C’est Pierre, avec son esprit pratique coutumier, qui a fait cette observation, que Matthieu grec et Luc n’ont pas cru devoir conserver. Ils la remplacent chacun par une périphrase différente. Matthieu dit : comme la lumière. Et Luc parle d’une blancheur fulgurante. Moïse et Elie, les deux parangons de l’Ancien Testament, paraissent aux côtés de Jésus et s’entretiennent avec lui.

C’est à ce moment que Pierre, dans son émoi et dans sa frayeur, propose de dresser en ce lieu, situé entre ciel et terre, trois tentes, une pour chacun des visiteurs célestes, Moïse et Elie, et l’autre pour l’habitant de la terre, Jésus, mais qui lui-même se révèle soudain dans un état d’extra-terrestre. Ainsi se toucheront et cohabiteront tout à coup le ciel et la terre.

Il est vrai que Pierre ne savait que dire. Ou plutôt, il divaguait quelque peu. D’une part, fatigué par l’ascension, et de l’autre saisi par le spectacle grandiose, inouï, terrifiant, qui se présentait à lui. Qui, dans de telles circonstances, ne serait troublé ?

Un nuage survient, qui enveloppe toute la montagne et qui les pénètre eux-mêmes. Et, comble de l’horreur, une voix d’en haut retentit dans la pénombre luminescente : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé ; écoutez-le ! » (Mc 9, 7). La sentence dans Marc est un peu différente de celle de la Secunda Petri. Pierre avait écrit, souvenons-nous : « Celui-ci est mon Fils Bien-aimé, qui a toute ma faveur. » (2 P 1, 17).  Matthieu grec, qui avait reçu les confidences directes de l’apôtre Pierre en Palestine, reproduit le libellé de la Secunda Petri. Mais il conserve dans le même temps la tournure de Marc. Il cumule les deux expressions. Ce qui donne : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, qui a toute ma faveur ; écoutez-le. » (Mt 17, 5). Luc, lui, croit devoir de son côté modifier quelque peu le texte de Marc : « Celui-ci est mon Fils, mon Elu ; écoutez-le » (Lc 9, 35). On l’aura noté. Les évangélistes se copient rarement mot pour mot. Mais ils se démarquent le plus souvent sous forme périphrastique. Leur fidélité historique réside dans l’équivalence du contenu. D’ailleurs, certaines variantes dans les manuscrits de Luc reprennent la phraséologie de Marc comme de Matthieu. Ce mot d’Elu fait référence au premier livre d’Hénoch, où il alterne avec celui de Fils de l’homme, pour anticiper le Messie attendu. D’après Luc lui-même, les adversaires de Jésus au pied de la croix reprendront cette formule, en guise de raillerie : « Qu’il se sauve lui-même, s’il est le Christ de Dieu, l’Elu ! » (Lc 23, 35).

« Soudain, regardant autour d’eux, ils ne virent plus personne, que Jésus seul avec eux. » (Mc 9, 8).

Une fois de plus, Matthieu grec complète le récit un peu succinct de Marc. Il déploie toute une mise en scène. Les disciples tombent la face contre terre, au comble de la frayeur. Mais Jésus revenu à leurs côtés les touche à l’épaule de la main, et répète sa formule habituelle dans les circonstances dramatiques : « Relevez-vous, et n’ayez pas peur. » (Mt 17, 7). Ce scénario, Matthieu grec ne l’a pas inventé. Il reproduit mot pour mot les souvenirs de Pierre, à lui, Matthieu grec, directement confiés.

Sans jeu de mots, on peut bien dire que cette scène de la Transfiguration du Christ sur une haute montagne marque le sommet de la vie publique du Christ. Elle vient confirmer de manière éclatante la confession de foi de Pierre, et des Douze au nom desquels il parlait, par la confession de Dieu le Père lui-même, comme dit saint Pierre dans son épître (cf. 2 P 1, 17), en faveur de son Fils. Elle divise cette vie publique en deux versants : celui d’une part de la mission en direction du peuple juif (et par delà lui en direction de toute l’humanité) et d’autre part celui de la montée vers Jérusalem, puis vers la croix. Certes, Jésus était le Docteur du monde, son enseignant et son Maître, mais il est avant tout son Sauveur, et le salut du monde, mystérieusement, ne s’accomplirait que par le sacrifice du Golgotha. Pour Jésus d’ailleurs, la perspective n’était pas nouvelle. Jean-Baptiste, en effet, par une intuition fulgurante l’avait proclamé le jour même où il entreprenait son ministère public : « Voici l’Agneau de Dieu, qui ôte le péché du monde. » (Jn 1, 29).  

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