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Comme ils descendaient de la montagne, Jésus leur fit cette défense : « Ne parlez à personne de cette vision. » Il leur défendit de raconter à personne ce qu’ils avaient vu, si ce n’est quand le Fils de l’homme serait ressuscité d’entre les morts. Les disciples gardèrent le silence et ne racontèrent rien à personne, en ces jours-là, de ce qu’ils avaient vu. Ils gardèrent la recommandation, tout en se demandant entre eux ce que signifiait : « Ressusciter d’entre les morts. » Les disciples lui posèrent alors cette question : « Pourquoi donc les scribes disent-ils qu’Elie doit venir d’abord ? » Il leur répondit : « Oui, Elie doit venir d’abord et tout remettre en ordre, et cependant, comment est-il écrit du Fils de l’homme qu’il doit beaucoup souffrir et être méprisé ? Eh bien ! que je vous le dise : Elie est déjà venu et ils ne l’ont pas reconnu ; mais ils l’ont traité à leur guise comme il est écrit de lui. Et le Fils de l’homme aura de même à souffrir d’eux. » Alors les disciples comprirent que ses paroles visaient Jean-Baptiste. |
Nous avons coupé en deux le verset 9, 36 de Luc, car la seconde partie : Lc 9, 36 b se rattache plus naturellement à l’épisode en cours, celui de la descente de l’Hermon.
Donc les disciples, et Jésus premier de cordée, redescendent lentement les pentes de l’Hermon, après leur bivouac mouvementé. Naturellement, les trois compagnons sont à peine remis de leurs émotions. A vrai dire, ils sont encore tout bouleversés. Ils devisent entre eux, et interrogent avec un infini respect maintenant, leur Maître extraordinaire, même si sa tunique a repris sa couleur grise, un peu passée. Ils ne manquent pas, d’ailleurs, de noter sur son front une nuance inaccoutumée de tristesse grave, car la vision intérieure de la croix devient désormais très prégnante.
Jésus leur défend vivement de ne parler à personne de cette vision, avant sa propre résurrection d’entre les morts. C’est la raison pour laquelle il avait emmené seulement trois témoins, trois témoins essentiels, pour que l’événement ne fut révélé, c’est bien le cas de le dire, qu’après son propre départ de ce monde, et seulement par Pierre, Jacques et Jean, les trois privilégiés, les mêmes qui entoureront Jésus à Gethsémani. Jésus instituait ainsi, en quelque sorte, une hiérarchie dans la hiérarchie, un groupe de Trois parmi le groupe des Douze. Un petit Vatican, ou un petit Saint-Siège, parmi l’épiscopat répandu dans le monde entier. Jacques mourra prématurément. Jean ne mentionnera même pas la Transfiguration dans son évangile, considérant sans doute que la relation de ses trois prédécesseurs était suffisante. Mais Pierre ne s’est pas privé de parler pour sa part de ce spectacle merveilleux auquel il l’avait assisté. Il l’a fait en Palestine, et le diacre Philippe, l’un des Sept, fut l’un de ceux qui avait recueilli soigneusement ses propos. Il l’a fait à Rome, et ailleurs, et Marc, son interprète, a consigné fidèlement sa prédication toute simple. Il l’a fait lui-même, Pierre, par écrit, dans sa seconde épître. C’était au soir de sa vie, puisqu’il y faisait en même temps l’éloge de l’apôtre Paul, et de ses épîtres de lui connues. Luc, quant à lui, a décalqué Marc. Mais il s’est peut-être inspiré, aussi, des renseignements qu’il avait personnellement collectés. C’est ainsi que la spectaculaire intrusion du ciel sur la terre, et la révélation éclatante de la divinité de Jésus, après avoir été confiées à trois privilégiés seulement, sont parvenues jusqu’à nous par quatre canaux différents : Matthieu, Marc, Luc et Pierre. C’est un peu comme si nous étions nous-mêmes par intrusion sur la montagne sainte pour contempler la gloire anticipée du Christ, prémices de sa résurrection. Ainsi nous n’aurions pas à contempler seulement le spectacle affligeant de sa mise à mort. Car la Résurrection elle-même n’aura pas de témoin, même si Jésus ressuscité sera vu par nombre de personnes.
Cependant, du vivant même de Jésus, la notion de résurrection était nouvelle. Le mot n’était pas encore entré dans le vocabulaire courant. C’est pourquoi les trois disciples de demandaient entre eux ce que pouvait bien signifier « ressusciter d’entre les morts. » (Mc 9, 10). La Torah n’en parlait pas. Le psalmiste, pourtant, avait bien exprimé le souhait d’échapper au schéol (cf. Ps 16, 10). Dieu ne pouvait être indifférent au sort des justes dans l’au-delà. Un jour il les séparerait des méchants. « Le troupeau [des méchants] que l’on parque au schéol, la Mort les mène paître. Les cœurs droits domineront sue eux. Au matin s’évanouit leur image, le shéol, voilà leur résidence ! Mais Dieu rachètera mon âme des griffes du schéol et me prendra. » (Ps 49, 15-16). Job lui-même avait exprimé l’espérance de voir Dieu après sa mort. « Hors de ma chair, je verrai Dieu. » (Job 19, 26). Ezéchiel avait montré par avance le spectacle des morts qui ressuscitent, à la fin des temps. (Cf. Ez 37, 1-14). Le deuxième livre des Maccabées avait nettement enseigné la résurrection des morts : « Le Roi du monde nous ressuscitera pour une vie éternelle, nous qui mourons pour ses lois. » (2 M 7, 9). Mais cette espérance, tardive et consolante, n’était pas encore entrée dans l’imagerie populaire.
Les disciples s’enhardissent à poser une question. Ils sont inquiets au sujet d’Elie, qu’ils viennent d’apercevoir dans la gloire du ciel. Ils savent qu’il y était monté sur un char de feu, enlevé qu’il fut à Béthabara, l’endroit même où le Baptiste avait baptisé Jésus, sur les rives sud du Jourdain, près de la Mer Morte. Il y a là un problème d’exégèse qui les turlupine. Comment se fait-il que les scribes, qui connaissent bien leurs Ecritures, puisque c’est eux qui se chargent de les reproduire sur des rouleaux de parchemin, disent qu’Elie doit venir d’abord ? En effet les scribes, incollables, ont lu dans Malachie, le dernier des prophètes, qu’Elie doit revenir à la fin des temps, c’est-à-dire aux temps du Messie. « Voici que je vais vous envoyer Elie le prophète, avant que n’arrive mon Jour, grand et redoutable. Il ramènera le cœur des pères vers leurs fils et le cœur des fils vers leurs pères, de peur que je ne vienne frapper le pays d’anathème. » (Ml 3, 23-24). Ces mots terminent notre Ancien Testament. Chez les juifs, ils terminaient le corpus des prophètes, antérieurs comme postérieurs. Ils achevaient le cycle des douze petits prophètes. Ils étaient donc bien placés pour fixer l’attention.
Or le Messie, ils l’avaient devant les yeux, ils n’en pouvaient douter. Et le Jour grand et redoutable, ils en avaient eu le matin même un aperçu qui éblouissait encore leurs rétines, autant que les neiges de l’Hermon. Où situer Elie dans ce contexte ? On comprend leur perplexité. Il semble que ce soit Pierre qui ait pris l’initiative de poser la question. Il avait dû avoir des discussions avec les docteurs juifs.
Jésus les délivre d’un mot de leurs scrupules. Elie est déjà venu. Ne le cherchez pas dans l’avenir. Ils l’ont traité à leur guise. Ils en ont fait ce qu’ils ont voulu.
Matthieu grec est seul à conclure, même si c’est sous-entendu chez Marc, que Jésus voulait parler de Jean-Baptiste.
Comment se fait-il que Jésus dise, d’après Marc seul : « Comme il est écrit de lui » (Mc 9, 13) en parlant d’Elie ? Parce qu’Elie lui-même, de son vivant, avait été à plusieurs reprises, menacé de mort. Jézabel avait proféré des menaces contre sa personne, parce qu’il avait massacré les serviteurs de Baal (cf. 1 R 19, 2). Enfui à l’Horeb, il se plaignait à Dieu qu’on en voulût à sa vie (cf. 1 R 19, 10). Jean-Baptiste avait donc accompli dans sa personne tout ce qui était écrit d’Elie. En tant que nouvel Elie, la prophétie de l’Ecriture se réalisait en lui.
Jésus, de lui-même, pousse encore les disciples dans leurs retranchements scripturaires, sur une question qu’ils n’osaient même pas lui poser. En dehors de Malachie, n’avez-vous pas lu aussi Isaïe ? N’avez-vous pas entendu parler du Serviteur souffrant ? « Et cependant, comment est-il écrit du Fils de l’homme qu’il doit beaucoup souffrir et être méprisé ? » (Mc 9, 12). Les trois apôtres ne répondent pas, et restent médusés. Pierre se garde d’intervenir. Il ne veut pas se faire traiter une seconde fois de Satan. Tous songeurs, les disciples redescendent les pentes ensoleillés de l’Hermon. Ils auront de quoi méditer pendant longtemps, peut-être jusqu’à la fin de leurs jours.
Ils devront méditer d’autant plus qu’il leur faudra désormais respecter la consigne de Jésus. Ne rien dire aux autres apôtres. Même entre eux, ils n’y feront allusion que par des signes entendus, des mots couverts. La Transfiguration du Christ restera enfouie dans leur mémoire comme un secret. Ils n’en seront libérés qu’après la Pentecôte, au moment de prêcher le Seigneur ressuscité et vainqueur du monde.
Tous les commentateurs le soulignent. Par sa Transfiguration devant trois témoins choisis, le Christ avait voulu prévenir le scandale de la Passion. Ce sont en effet les trois mêmes apôtres, Pierre, Jacques et Jean, qui seront invités à partager son agonie au jardin de Gethsémani. Comme à l’Hermon, cependant, ils auront une fâcheuse tendance à se réfugier dans le sommeil. Ils ne sont encore que des enfants, sur le plan spirituel. Ils ne peuvent pleinement suivre Jésus, ni dans le spectacle de sa gloire, ni dans le spectacle de sa désolation. Ils ne deviendront adultes dans la foi, qu’après avoir reçu l’Esprit Saint.
Preuve de la confiance que leur accorda Jésus tout au long de sa vie publique, les mêmes, Pierre, Jacques et Jean, avaient été, seuls, autorisés à pénétrer auprès de la fille de Jaïre. Ils avaient assisté à sa résurrection. En réalité, ce jour-là comme à la Transfiguration, ils étaient pour nous les yeux de l’histoire.