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Et, à dater de ce jour, Jésus commença d’enseigner, de montrer à ses disciples qu’il lui fallait s’en aller à Jérusalem. « Le Fils de l’homme, dit-il, doit beaucoup souffrir, être rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, être mis à mort et après trois jours, le troisième jour, ressusciter. » Et c’est ouvertement qu’il disait ces choses. Alors Pierre, le tirant à lui, se mit à le morigéner en disant : « Dieu t’en préserve, Seigneur ! Non, cela ne t’arrivera point ! » Mais lui, se retournant, et voyant ses disciples, admonesta Pierre et lui dit : « Passe derrière moi, Satan ! Tu me fais obstacle, car tes pensées ne sont pas celles de Dieu mais celles des hommes ! » |
On perd le parallélisme avec Jean. Mais les trois autres restent remarquablement synoptiques. Ils le seront pour un bon bout de temps. Presque jusqu’à la grande insertion de Luc, et après elle jusqu’à la fin. Mais ce parallélisme comporte toujours quelques lacunes par ci par là. Quelques ajouts ou omissions, non concertés de la part de Matthieu grec ou de Luc, par rapport à Marc. De plus, le discours de Marc est repris très librement, comme toujours, par ses collègues, allégé ou, au contraire, complété selon les besoins. Marc n’est que le tronc commun.
« Et il commença de leur enseigner », dit Marc (8, 31). « A dater de ce jour, Jésus commença de montrer à ses disciples », dit Matthieu grec (16, 21), ce qui revient au même. Qu’il lui fallait monter à Jérusalem, précision donnée par Matthieu seul, mais elle peut se déduire de la suite de l’histoire. Qu’il lui fallait beaucoup souffrir de la part des anciens, des grands prêtres et des scribes. Etre mis à mort et le troisième jour ressusciter. (Matthieu grec et Luc rectifient ensemble le texte de Marc, qui avait écrit : après trois jours. Ils le font sans se concerter, en conformité avec la vérité historique. C’est un des rares cas d’accords mineurs, entre Matthieu grec et Luc contre Marc).
Première des trois annonces de la Passion qui jalonneront désormais ce parcours vers Jérusalem, annoncé par Matthieu grec. La deuxième retentira en Galilée, peu après le retour de l’Hermon (notre épisode 94). La troisième retentira dans la vallée du Jourdain, quand il entreprendra résolument sa montée dernière, et fatidique, vers la Ville Sainte (notre épisode 179).
On remarque le caractère précis, et complet, de l’annonce qui prophétise son destin, à la fois tragique et imminent. L’authenticité de cette annonce, dans les termes exacts où elle nous est proposée, ne peut être mise en doute. Elle est transmise par le truchement de Marc, confident de Pierre. Mais elle nous parvient sous le contrôle de Matthieu grec, le diacre Philippe, qui fut, lui aussi, le confident de l’apôtre Pierre, et qui n’hésite pas à intervenir dans le texte de Marc pour l’enrichir de précisions puisées dans les propos mêmes du prince des apôtres.
Elle est suivie de l’intervention énergique de Pierre, et de la semonce de Jésus, que Luc omet par pudeur.
On voit même Pierre agresser, presque, Jésus en le tirant par sa tunique, sans aucun doute parce que Jésus marchait en avant de la troupe. « Dieu t’en préserve, Seigneur ! Non, cela ne t’arrivera point !» (Mt 16, 22) ajoute textuellement Matthieu grec, alors que Marc ne rapporte pas la phrase prononcée par Pierre.
Jésus se retourne et voit ses disciples, dit Marc, qui marchaient à sa suite et à la suite de Pierre. Jésus admoneste Pierre, et en même temps les disciples, dont Pierre n’était que le porte-parole, comme pour la profession de foi, dans l’épisode précédent.
« Passe derrière moi, Satan ! car tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. » (Mc 8, 33).
Matthieu grec complète, de bonne source, le propos de Jésus : « Passe derrière moi, Satan ! tu me fais obstacle… » (Mt 16, 23). L’obstacle, skandalon, c’est au sens premier du terme ce qui fait tomber, la pierre d’achoppement. De la racine indo-européenne, skand, qui signifie sauter. Pierre n’a pas été jusqu’à faire un croche-pied à Jésus, mais presque. En réalité, c’est une tentation. En prétendant se mettre en travers de la voie de Jésus, il se montre le suppôt, quoique inconscient (précise charitablement la Bible de Jérusalem), de Satan.
Et c’est le premier pape qui a fait cela. Juste au moment où il vient de recevoir, symboliquement, la tiare ! Juste au moment où il vient de confesser solennellement Jésus comme le Fils du Dieu vivant !
Il est vrai que, pour son excuse, il a obéi à des mobiles d’amitié à l’égard de Jésus, et d’intérêt sincère, mais à courte vue…
On peut noter que, dans nos quatre évangiles canoniques, la profession de foi de Pierre, avec l’épisode de la Transfiguration qui va suivre dans les synoptiques, marque bien le tournant du drame que vit Jésus, le nœud de l’intrigue. C’est au moment même où les disciples reconnaissent pleinement la messianité de Jésus, et sa divinité de Fils de Dieu, que se dresse à l’horizon la perspective de la croix. C’est un messie qui nous est révélé, mais c’est un messie souffrant qui demande qu’on le suive.
Cette centralité de la confession de foi de Pierre est surtout sensible dans les évangiles de Marc et de Jean. Le bénédictin belge, Benoît Standaert, dans son plan de l’évangile de saint Marc, place la confession de foi de Pierre au centre de l’argumentation qui est aussi, selon lui, la partie centrale de l’évangile, précédée par la narration (ou exposition du thème) et suivie par le dénouement : qui sera la Passion du Christ. L’argumentation se subdivise elle-même en trois parties : 1). Interrogation : qui est Jésus ? 2). Réponse à Césarée de Philippe et à l’Hermon : il est le Messie souffrant qui demande qu’on le suive. 3). Comment suivre Jésus ?
On peut donc dire que l’évangile de Marc tout entier, selon B. Standaert, s’articule autour de cette profession de foi de Pierre, proclamée à Césarée de Philippe et confirmée par l’événement de la Transfiguration.
De même dans l’évangile de saint Jean, la confession de Pierre vient en conclusion du Discours sur le Pain de Vie et de la première multiplication des pains (cf. Jn 6), qui est la partie centrale du livre (la quatrième sur sept, ou encore, si l’on tient compte du Prologue et de l’Appendice, chap. 21, la cinquième partie sur neuf). A partir de là, certains disciples font défection. Judas commence de trahir dans son cœur (cf. Jn 6, 71). Jésus, après un intermède heureux dans la douce Galilée, repart pour Jérusalem où, en trois étapes successives, et ascendantes : Fête des Tentes, Fête de la Dédicace et dernière Pâque, il rencontrera son destin. Le procès de Jésus, implicite dès le début du drame, trouve là son tournant décisif. Pierre, et la majorité des apôtres, seront fidèles. Judas et les ennemis de Jésus triompheront sur un plan humain, mais Jésus lui-même accomplira la volonté de son Père et sauvera l’humanité.
C’est dans le cadre riant de cette contrée de la Gaulanitide, c’est pendant ces demi-vacances qu’il a prises avec ses disciples, pendant les mois les plus chauds de l’année, que Jésus laisse entrevoir le drame de sa Passion prochaine, qu’il l’annonce, dans les termes les plus catégoriques, à ses amis. On ne peut s’empêcher de relever, et de souligner, ce contraste. L’ascension du mont Hermon, qui va suivre dans très peu de temps, fera bien sentir cette sorte d’apothéose de son ministère public, suivie de la redescente, avec la perspective de Jérusalem et de cette autre montagne qui sera le Golgotha.
Nous sommes pour l’heure dans l’extrême nord de la Palestine historique, qui s’étendait de Dan à Bersabée (cf. 2 S 24, 2). La ville antique de Dan était sise aux pieds de l’Hermon. Les rois schismatiques d’Israël y avaient installé autrefois un sanctuaire rival de celui de Jérusalem, qui fut détruit par les Assyriens quelque 734 ans avant notre ère. Manifestement Jésus a voulu porter l’évangile en ces terres de l’ancien Israël, comme il le fera par ailleurs en Pérée, au-delà du Jourdain.