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Jésus s’en alla avec ses disciples vers les bourgs dépendant de Césarée de Philippe, dans la région de Césarée de Philippe. Jésus dit alors aux Douze : « Voulez-vous partir vous aussi ? » Simon-Pierre lui répondit : « Seigneur, à qui irons-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle. » Or un jour, en chemin, qu’il priait à l’écart, ses disciples étant avec lui, il leur posa cette question : « Au dire des gens qui est le Fils de l’homme ? Qui suis-je au dire des foules ? » Ils répondirent : « Pour les uns, il est Jean-Baptiste, pour d’autres Elie, pour d’autres encore Jérémie ou quelqu’un des anciens prophètes ressuscité. » -- « Mais pour vous, leur demanda-t-il, qui suis-je ? » Simon-Pierre alors, prenant la parole, lui répondit : « Nous croyons, nous, et nous savons que tu es le Saint de Dieu. Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant. » En réponse, Jésus lui déclara : « Tu es heureux, Simon fils de Jonas, car cette révélation t’est venue, non de la chair et du sang, mais de mon Père qui est dans les cieux. Eh bien ! moi je te dis : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise, et les portes de l’Hadès ne tiendront pas contre elle. Je te donnerai les clefs du Royaume des Cieux : quoi que tu lies sur la terre, ce sera tenu dans les cieux pour lié, et quoi que tu délies sur la terre, ce sera tenu dans les cieux pour délié. » Alors il recommanda aux disciples de ne dire à personne qu’il était le Christ. D’un ton sévère il leur prescrivit de ne le dire à personne ; il leur enjoignit de ne parler de lui à personne. Jésus reprit : « Ne vous ai-je pas choisis, vous, les Douze ? Pourtant l’un de vous est un démon. » Il parlait de Judas, fils de Simon Iscariote ; c’est lui en effet qui devait le livrer, lui, l’un des Douze. |
Ouf ! Nos quatre évangiles canoniques redeviennent brusquement synoptiques. Peut-être cette synopsie est-elle un peu forcée de notre part, car nous avons fait coïncider la confession de foi de Pierre, dans saint Jean, après le discours du pain de vie dans la synagogue de Capharnaüm, avec la profession de foi de Pierre dans les synoptiques près de Césarée de Philippe. Mais il n’est pas dit non plus, expressément, dans saint Jean, que la confession de Pierre fut proférée le jour même du discours du pain de vie. Peut-être vint-elle quelques temps après, et correspond-elle effectivement à la profession qu’on lit dans les synoptiques.
Saint Luc achève enfin sa grande omission (correspondant, rappelons-le, à Mc 6, 45 – 8, 26). Il redevient parallèle avec Marc et par conséquent avec Matthieu, avec une assez grande fidélité désormais, si toutefois l’on excepte sa grande insertion qui viendra s’intercaler entre les versets successifs de Marc : 9, 50 et 10, 1. Et consécutivement au beau milieu du verset 19, 1 de Matthieu grec, que nous couperons en deux dans la synopse, une moitié avant la grande insertion de Luc, l’autre moitié après. Tels sont les inconvénients de ces concordances d’évangile ! La fidélité de Luc à Marc courra, avec l’exception qu’on a dite, jusqu’à la fin authentique de Marc, donc jusqu’au jour même de la Résurrection.
A cause de l’omission qu’il a faite précédemment, Luc n’explique pas la région ni l’endroit où se passe la confession de Pierre. On ignore chez lui le trajet suivi. Tout de suite après la première multiplication des pains, il écrit : « Or, un jour qu’il [Jésus] priait à l’écart, ses disciples étant avec lui, il leur posa cette question : ‘Qui suis-je au dire des foules ?’ » (Lc 9, 18). C’est par le parallélisme avec Marc, confirmé par Matthieu grec, que l’on sait qu’on est à Césarée de Philippe, après une traversée du lac en barque. Et c’est par le parallélisme avec Marc, Matthieu et partiellement Jean, que l’on sait qu’on se trouve plusieurs mois après la première multiplication des pains, après maints épisodes (exactement onze, rapportés par un ou plusieurs évangiles).
Quant à Matthieu grec, lui, il suit fidèlement la séquence de Marc comme à son habitude, ou plutôt il la rattrape ici après avoir sauté, comme on l’a vu, l’étape précédente à Bethsaïde, racontée par le seul Marc et qui fut illustrée par la guérison d’un aveugle.
Mais Matthieu grec va se permettre une adjonction inédite, et très importante, dans le texte de Marc. Il sait manifestement des choses que Marc a ignorées, et il les insère au passage dans la narration trop succincte à son goût de Marc. Ce n’est pas la première fois du reste, et ce ne sera pas la dernière, qu’il procède ainsi.
Reprenons d’abord le fil conducteur du récit qui est dans Marc et l’enchaînement de nos quatre évangiles canoniques qui ne se comprend bien que par le seul Marc. Mais les autres viennent au besoin compléter son information.
Bethsaïde n’était qu’un passage obligé, car Jésus se dirigeait vers la région de Césarée de Philippe. Il en profitait, à l’écart des grandes foules du lac, sur les chemins, pour éduquer, enseigner, former ses disciples. Ce sera désormais le souci primordial de son ministère. Il ne négligera pas pour autant les foules, dont il avait le maniement si facile. On le verra plusieurs fois convoquer la foule, et plus tard il prêchera longuement dans le Temple de Jérusalem.
Un jour qu’il était en chemin, Luc précise qu’il priait à l’écart, il pose à brûle-pourpoint à ses disciples la question fatidique : « Qui suis-je, au dire des gens ? » (Mc 8, 27). Sans doute avaient-ils fait halte au sein d’une clairière, car le pays était très boisé. Les apôtres consultent aussitôt le moteur de recherche de leur ordinateur portable. Au moins l’ordinateur de leur intelligence de juif très éveillé, pétrie de Torah et, même s’il s’en défende, de discussions rabbiniques. Ils tapent (en pensée) : Fils de l’homme, Jésus de Nazareth.
Les réponses sont très variées. Non pas 750.000 et quelques. Mais bien une bonne dizaine.
Jean-Baptiste (car son souvenir brûlant torturait les méninges des pieux israélites…), Elie, quelqu’un des prophètes. Encore l’évangéliste Marc (ou Pierre) ne les cite pas toutes.
Et vous ? Réplique Jésus, car c’est là qu’il voulait en venir. Il était temps de mettre les choses au point, entre soi. « Mais pour vous, leur demanda-t-il, qui suis-je ? » (Mc 8, 29).
Alors Pierre bondit de son siège pliant, ou plutôt du tronc d’arbre sur lequel il était assis.
« Tu es le Christ. » (Id.). Luc précise : « Le Christ de Dieu. » (Lc 9, 20), car c’est la même chose. Les onze autres apôtres acquiescent par leur silence, même si le silence du onzième, Judas, nous le savons par ailleurs, était passablement hypocrite. Mais Jésus, rassuré sur leur état d’esprit, leur enjoint sévèrement, comme il l’avait fait aux démons, de garder la chose pour eux. Il ne faut pas le proclamer sur les toits.
C’est tout, mais c’est déjà pas mal, ce que Pierre racontait aux fidèles de Rome, réinterprété par Marc, non pas en langage des sourds, mais en latin des rues et des bas quartiers de la capitale, ou encore en grec commun. Et c’est tout ce que Marc en a conservé dans son évangile, imité par Luc. Pierre, dans sa modestie, à l’usage des foules, limitait ainsi son témoignage. Il n’allait pas se targuer d’une investiture solennelle à lui conférée par le Christ. Il n’était, et ne se voulait, que le serviteur des croyants.
Mais au diacre Philippe, en Galilée, bien avant ses prédications de Rome, il avait fait de tout autres confidences. Dans des conversations privées, il lui avait rapporté mot à mot sa confession plénière, et la réponse détaillée que le Christ lui avait donnée. Le diacre Philippe les avait soigneusement notées, mises par écrit, comme il avait fait aussi du long discours d’Etienne, son compagnon et le premier des martyrs.
Matthieu grec complète ainsi le texte de Marc, au point même où s’arrête chez Marc la réplique de Pierre. Le point de suture est flagrant : « ‘Tu es le Christ, I le Fils du Dieu vivant’. En réponse, Jésus lui déclara : ‘Tu es heureux, Simon fils de Jonas, car cette révélation t’est venue, non de la chair et du sang, mais de mon Père qui est dans les Cieux. Eh bien ! moi je te dis : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise, et les Portes de l’Hadès ne tiendront pas contre elle. Je te donnerai les clefs du Royaume des Cieux : quoi que tu lies sur la terre, ce sera tenu dans les cieux pour lié, et quoi que tu délies sur la terre, ce sera tenu dans les cieux pour délié’. » (Mt 16, 16-19). Et Matthieu grec termine, en reprenant le texte de Marc à l’endroit même où il l’avait interrompu. Tout au moins en donnant une phrase similaire.
Cette péricope isolée de Matthieu grec n’a pas cessé d’émerveiller et d’intriguer les exégètes. Sa présence dans un seul évangile, quoique avec des équivalents comme dans Jean 21, a fait douter de son authenticité. Elle a été manifestement fabriquée et inventée de toutes pièces ; puis insérée à des fins qu’on ignore. Pourquoi l’évangile de Matthieu ferait-il ainsi la promotion de l’apôtre Pierre, plus que de l’apôtre Matthieu, ou des autres ? Quelle relation entre notre premier évangile et la première Eglise romaine qui pouvait se vanter de la mémoire ou même du martyre de l’apôtre Pierre ? De quoi jeter dans des abîmes de perplexité.
Même la Théorie des deux sources échoue, par elle-même, à rendre compte de la provenance de la péricope. Pour elle, elle est parfaitement solitaire, sans source repérable.
Et pourtant, on n’a pas cessé de relever aussi les caractères intrinsèques d’authenticité que contient ce dialogue du Christ avec son principal disciple. Sa cohérence interne, sa cohésion avec le reste de l’évangile. Le premier évangile serait-il pensable sans lui ? Ce dialogue est la pièce maîtresse de la cinquième partie de l’évangile de Matthieu grec, qui traite de ‘L’Eglise, prémices du Royaume’ (Mt 13, 53 – 18, 35). Il annonce le discours ecclésiastique (Mt 18) qui clôture cette cinquième partie. Il paraît évident que Pierre, après le Christ et par sa concession, est la clef de voûte de l’édifice Eglise.
De nombreux exégètes, après le père Lagrange, ont fait remarquer « qu’il n’est pas, dans les quatre évangiles, un passage plus nettement araméen par ses termes, ses métaphores, sa construction. » (Daniel-Rops. Jésus en son temps, page 291).
Il y a d’abord le jeu de mot sur Képhas = pierre, qui ne sonne tout à fait juste qu’en araméen… et en français. Les expressions, poursuit Daniel-Rops, sont typiquement juives. Les Portes désignent les puissances infernales. L’Hadès, en grec, c’est le Schéol de l’hébreu. Les clefs, depuis les temps bibliques, étaient l’emblème, ou l’attribut, du majordome. Ainsi dans Isaïe 22, 22 on voit le majordome royal porter sur l’épaule les clefs de la maison de David. Ce qu’il ferme, personne n’a le pouvoir de l’ouvrir. Ce qu’il ouvre, personne n’a le pouvoir de le fermer. C’étaient, à l’époque, des clefs énormes, et ostentatoires. Les clefs appartenaient bien au Maître. Mais elles étaient confiées aux mains du serviteur. Ce qui symbolise bien le rôle du serviteur mandaté. L’homme de confiance. Ce que seront précisément Pierre, et le pape son successeur, par rapport au Christ. Ce sera une monarchie, mais une monarchie déléguée, ou encore théocratique.
Soulignons-le bien. Il ne s’agira pas d’un royaume temporel, mais bien du Royaume des Cieux, et sous la plume de Matthieu grec cela signifie exactement le Royaume de Dieu. Autrement dit, le pouvoir de Pierre s’exercera non seulement sur la terre, mais encore dans les cieux. C’est un pouvoir quasi divin qui lui est ainsi concédé. On comprend que l’humble Pierre, toujours conscient de sa faute, n’ait pas proclamé ça sur les toits de la Ville éternelle, ni dans les grandes basiliques du Forum romain à l’ombre de la louve. Cependant, un jour ses successeurs règneront sur Rome. Et même si leur royauté se verra plus tard limitée le pouvoir des clefs subsistera toujours.
Dans saint Jean, dans cette confession de foi de Pierre, que nous avons mise en synopse, à tort ou à raison, avec l’épisode de Césarée de Philippe, Pierre se contente de répondre au Christ qu’il est le Saint de Dieu. Mais plusieurs variantes dans les manuscrits reprennent la phraséologie de Matthieu. Le Saint de Dieu, ou le Saint d’Israël, c’est quasiment Dieu lui-même. Ou Yahvé venu sur terre sous forme humaine, comme l’annonçaient ce qu’on appelle les pseudépigraphes : par exemple les Testaments des Douze Patriarches.
Mais Jésus, dans saint Jean, aussitôt d’avertir que l’un des Douze ici présents était un démon. Judas, depuis le discours sur le pain de vie, dans la synagogue de Capharnaüm, trahissait déjà dans son cœur, et sa foi était purement de façade. Ce qui n’empêchait pas, semble-t-il, son charisme apostolique de fonctionner. Lui aussi chassait les démons, guérissait les malades. Ses confrères ne se rendaient même pas compte de son double jeu. Il tenait la bourse, apprendra-t-on plus tard. Poste de confiance, s’il en fut, mais poste à risques. Son activité débordante pouvait donner le change.
Il est tout de même surprenant de constater que dans la barque ou sur les chemins de grande randonnée, avec les Douze, Jésus emmenait un traître. Fragilité de la condition humaine.
Jésus et son équipe ont dû s’attarder quelque peu dans cette région riante des environs de Césarée de Philippe. Marc note expressément qu’ils se rendirent dans les bourgs qui dépendaient de Césarée. Comme Tibériade en Galilée, la ville devait être trop infectée de paganisme pour qu’on y entrât. De ce pays, Daniel-Rops, toujours bien inspiré, donne une description idyllique. Les eaux descendant de l’Hermon aux neiges éternelles courent et ruissellent de tout bord. Le pays est très marécageux : il sera assaini à grands frais par le colonialisme juif au vingtième siècle. Jésus a dû laisser passer la saison la plus chaude de l’année, où il ne pouvait plus rassembler les foules en grand nombre, sur les bords devenus étouffants de la mer de Galilée. De plus, il n’était pas plus mal de s’échapper quelque temps de la surveillance insidieuse du tétrarque Antipas, et de se réfugier dans les Etats de son frère Philippe plus bonasse. Six jours après, ou le huitième jour, selon Luc, à dater de la confession, il entreprendra même, avec les plus jeunes et les plus vigoureux de ses disciples, l’ascension du mont Hermon.
Au flanc sud de cette montagne, sur un rocher qui domine l’une des sources principales du Jourdain, Hérode le Grand avait édifié un temple de marbre blanc, dédié à Auguste, et ce spectacle a pu inspirer à Jésus sa métaphore sur l’Eglise qui sera bâtie su le roc. Pour les hellénistes païens, la végétation luxuriante de ces lieux avait fait considérer qu’il s’agissait du pays du dieu Pan. La ville de Césarée s’appelait à l’origine Panéas, mot qu’on retrouve dans le Bânyâs actuel.