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En ces jours-là, comme il y avait encore une grande foule et qu’ils n’avaient pas de quoi manger, Jésus appela ses disciples et leur dit : « J’ai pitié de cette foule, car voilà déjà trois jours qu’ils restent auprès de moi et ils n’ont pas de quoi manger. Les renvoyer à jeun chez eux je ne le veux pas ; ils pourraient défaillir en route ; ils vont défaillir en route ; et il y en a parmi eux qui sont venus de loin. » Ses disciples lui répondirent : « Où prendre de quoi rassasier de pains ces gens, ici ? Où prendrons-nous, dans un désert, assez de pains pour rassasier une telle foule ? » Jésus leur demanda : « Combien avez-vous de pains ? » -- « Sept, dirent-ils, et quelques petits poissons. » Alors il ordonna à la foule de s’étendre à terre ; puis il prit les sept pains et les poissons, il rendit grâces, les rompit, et se mit à les donner à ses disciples pour les distribuer, et ils les distribuèrent à la foule. Ils avaient encore quelques petits poissons ; après les avoir bénis, il dit de les distribuer aussi. Et tous mangèrent à satiété, et des morceaux qui restaient l’on ramassa sept pleines corbeilles ! Or, à manger, il y avait environ quatre mille hommes, sans compter les femmes et les enfants. Et il les renvoya. Après avoir renvoyé les foules, aussitôt il monta dans la barque avec ses disciples et s’en vint au pays de Magdala, dans la région de Dalmanoutha. |
On ne parlera pas, ici, d’herbe fraîche. Nous ne sommes plus à la même saison que lors de la première multiplication des pains. Tout indique, comme nous l’avons dit, que nous sommes revenus à l’ouest du lac, dans la région de Capharnaüm. La précédente avait eu lieu comme par surprise, alors que Jésus et ses disciples croyaient se retirer à l’écart, de l’autre côté du lac. Celle-ci se produira dans le cours normal, si l’on peut dire, de sa prédication, alors qu’il menait les foules, sans doute en leur donnant rendez-vous, sur les collines, ou sur les montagnes qui dominent le littoral ouest. Le soir, ayant tardé à renvoyer les gens, il s’aperçut qu’ils n’avaient plus rien à manger. Alors il décida de les nourrir lui-même. Il y avait seulement quatre mille personnes, cette fois, et non pas cinq mille, car la saison était chaude, et les foules un peu moins pressantes. Les bords du lac, il faut le reconnaître, étaient passablement étouffants. On préférait se réfugier plus en hauteur, sur la croupe des mamelons les mieux aérés.
Une tradition très ancienne place le site d’une multiplication des pains, près d’Ain Tabgha, là où jaillissaient les sept sources chaudes, deux km à l’ouest de Capharnaüm. Une première église y fut élevée, sans doute vers 350. Ethérie, la pèlerine de Bordeaux, y avait vu la pierre, rapportée dans icelle, sur laquelle le Christ avait posé les cinq pains et les deux poissons. Dès cette époque, semble-t-il, la mémoire chrétienne confondait les deux multiplications. Une magnifique mosaïque, représentant une corbeille contenant quatre pains marqués d’une croix, avec un poisson de chaque côté de la corbeille, a été retrouvée sur les lieux, lors des fouilles. Cette mosaïque illustre, apparemment, beaucoup plus le souvenir de la seconde multiplication des pains que de la première. Car dans la première, d’après le récit concordant des quatre canoniques, on avait utilisé des couffins (kophinoi), et non des corbeilles (spurides). Un peu plus tard, vers 400, 450, une magnifique basilique a été construite sur ces lieux sacrés, avec toujours comme centre la même pierre commémorative. Cette basilique fut détruite à une époque indéterminée, peut-être à l’occasion de l’invasion perse, en 614. Elle n’a été restaurée qu’en 1982, après les fouilles qui ont confirmé l’emplacement des lieux de pèlerinage. On a réemployé le plus possible les magnifiques mosaïques, qui représentent la faune et la flore de la Galilée.
Ce site ne peut commémorer que de la seconde multiplication des pains, la première ayant eu pour cadre géographique l’est du lac.
C’est tant pis pour le symbolisme tant rabâché : la première multiplication des pains viserait le peuple juif, tandis que la seconde concernerait les païens. Bien au contraire, le lieu de la première multiplication des pains fut une région plus qu’à demi païenne, la Trachonitide, tandis que la seconde prit place en plein pays juif, dans la Galilée, sur la rive ouest du lac. D’ailleurs le symbolisme précité ne trouve aucune amorce dans le texte des évangiles : six récits, au total, de multiplication des pains, et l’on ne parle dans aucun, ni de juifs, ni de païens. Le Christ lui-même n’y fera aucune allusion quand il réprimandera ses disciples à propos du levain des Pharisiens (Cf. Mc 8, 14-21) et qu’il rappellera les deux miracles. Ce sera notre épisode 86, très bientôt. Tout cela relève de l’exégèse imaginative, propre peut-être à exhorter, mais non fondée historiquement.
Le Christ lui-même n’attribue qu’une seule signification aux deux multiplications des pains, qu’il prend pourtant soin de bien distinguer : la puissance de Dieu peut suppléer à tout pour ceux qui ont la foi. Pourquoi donc un disciple devrait-il se préoccuper du boire et du manger ? Le premier miracle ne vous a pas persuadés ? Alors prenez le second ! N’est-ce pas vous-mêmes qui avez collecté les couffins dans le premier cas, les paniers dans le second ? Comment peut-on (là, j’exagère peut-être un peu) confondre couffins et paniers ?
Donc Jésus a de nouveau rassemblé les foules. Matthieu et Marc nous disent qu’elles étaient avec lui depuis trois jours. Autre différence très notable avec la séance de la première multiplication des pains, qui fut totalement improvisée le jour même.
Il semble bien que Jésus avait, de son initiative, entraîné les foules pour une espèce de retraite de trois jours, dans les montagnes. Une espèce d’exercice collectif de piété et de conversion, comme souvent les chrétiens en organiseront dans la suite des âges. Peut-être une sorte de pèlerinage. On avait emporté les provisions pour plusieurs jours. Mais voilà qu’au bout du troisième, le casse-croûte tiré du sac se trouvait à court. On n’avait certes de l’eau potable à volonté en puisant aux sept sources toutes proches. Mais cela ne suffisait pas. Or Jésus, qui se sentait responsable de cet état de fait, prend pitié de ces gens. Pour la première multiplication, personne n’avait pensé à emporter des vivres, sauf justement un petit garçon, probablement un berger, qui avait l’habitude de garnir sa musette avant tout déplacement. Ici non. C’étaient les provisions qui se trouvaient trop justes. On n’avait pas, à proprement parler, de service d’intendance. Et chacun pourvoyait à ses besoins propres. Mais on se partageait facilement la nourriture. Elle était épuisée, constatation faite.
Et c’est la question rituelle des disciples, qui n’ont pas retenu la leçon de la première. Et qui ne retiendront même pas la leçon de la seconde. Car ils étaient un peu bouchés. Ce n’est pas moi qui le dis. (Cf. Mc 8, 17). Où donc trouver du pain dans ce désert ? Combien vous restent-ils de pains, s’enquiert Jésus ? Allez inspecter vos corbeilles. Il restait quand même sept gros pains, dans les impedimenta du staff dirigeant. Mais sept pains pour quatre mille hommes, c’est dérisoire ! Une miette pour chacun. Il restait encore des petits poissons, car on avait dévoré les gros. Il y en avait bien à profusion dans les sources chaudes voisines, et dans la baie attenante, la partie la plus poissonneuse du lac. Mais encore aurait-il fallu aller le pêcher. Même problème. Même perplexité.
Pas d’hésitation. Jésus ordonne à la foule de s’étendre à terre. Il prend les sept gros pains, commence à les rompre dans les corbeilles, tout en rendant grâces. Le verbe ‘rendre grâce’ , ‘eucharistier’, qui, lors de la première multiplication des pains n’était présent que chez Jean, est ici prononcé dans les deux relations, celle de Marc et celle qui l’imite, Matthieu grec. Les apôtres passent dans tous les rangs. On fait de même pour les petits poissons. Jésus les bénit, et les apôtres font circuler. Tout le monde a mangé sagement, mais à satiété. Comme pour la première fois, on pense à ramasser les restes : sept pleines corbeilles qui ne seront pas perdues. Chacun pourra en emporter pour la route.
On pense à bénir Dieu une dernière fois. Puis chacun s’en retourne dans son foyer, ou dans son hébergement provisoire. Les disciples et Jésus, tous ensemble, s’embarquent « aussitôt » nous dit Marc (8, 10).
Matthieu grec démarque la narration de Marc, en la corrigeant quelque peu. Il l’a complétée par avance (épisode précédent) en annonçant que Jésus était monté sur la montagne pour prêcher. Un peu, sans doute, comme pour le Sermon sur la montagne. De nouveau, il ajoute au texte de Marc la même remarque que pour la première multiplication des pains : quatre mille hommes, cette fois, « sans compter les femmes et les enfants » (Mt 15, 38). Mais à la fin, autre correction d’importance. Marc croit devoir nous dire qu’après la séance du repas charismatique, Jésus s’embarqua avec ses disciples pour la région de Dalmanoutha. Localité totalement inconnue des géographes, et qui a fait couler des flots d’encre. Matthieu grec, qui connaissait bien la Palestine, remplace Dalmanoutha par Magadan. Autre énigme ! Magadan est tout aussi inconnu des géographes. Mais on pense généralement que le texte de Matthieu grec a été corrompu par une faute de copiste, et qu’en réalité il faut lire : Magdala, la ville de Marie-Madeleine, la ville à la pointe ouest du lac, à 4, 5 km au nord de Tibériade. Magdala, ville parfaitement identifiée, et connue de tous. On peut même en déduire que Matthieu grec a voulu sciemment rectifier le texte de Marc, ou tout au moins le rendre compréhensible par tous. Cette judicieuse correction suggère que Matthieu grec était fin connaisseur de la Palestine. Preuve supplémentaire qu’il vivait bien dans ce pays. On en trouvera, ailleurs, d’autres indices. Dalmanoutha, dans Marc, devait sans doute désigner une région de marécages, voisine de Magdala. Ou alors un lieu d’abordage, proche de cette ville. Car il semble bien que, dans l’antiquité, la ville de Magdala était sise un peu en retrait du lac, et non sur la rive même.