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Et aussitôt il obligea ses disciples à remonter dans la barque et à prendre les devants de l’autre côté, vers Bethsaïde, pendant que lui-même renverrait les foules. Après les avoir congédiées il gravit la montagne, à l’écart, pour prier. Le soir venu, il était là seul. Ses disciples descendirent au bord de la mer et, montant en barque, ils se dirigèrent vers Capharnaüm, sur l’autre rive. Il faisait déjà nuit et Jésus ne les avait pas encore rejoints. La barque, elle, se trouvait déjà au milieu de la mer, harcelée par les vagues, et lui seul à terre. Le vent soufflait avec force, la mer se soulevait. Ils avaient ramé environ vingt cinq ou trente stades. Les voyant s’épuiser à ramer, car le vent leur était contraire, vers la quatrième veille de la nuit, il vient vers eux en marchant sur la mer, et il allait les dépasser. Ceux-ci, le voyant marcher sur la mer, crurent que c’était un fantôme et poussèrent des cris. Quand ils voient Jésus s’approcher de la barque en marchant sur la mer, les disciples furent troublés : « C’est un fantôme », disaient-ils et pris de peur ils se mirent à crier, car tous l’avaient vu et avaient été troublés. Mais aussitôt Jésus leur adressa ces mots : « Rassurez-vous, c’est moi, n’ayez pas peur. » Sur quoi Pierre lui répondit : « Seigneur, si c’est bien toi, donne-moi l’ordre de venir à toi sur les eaux. » -- « Viens », dit Jésus. Et Pierre, descendant de la barque, se mit à marcher sur les eaux en venant à Jésus. Mais voyant la violence du vent, il prit peur ; commençant à couler, il s’écria : « Seigneur, sauve-moi ! » Aussitôt Jésus tendit la main et le saisit, en lui disant : « Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté ? » et quand ils furent montés auprès d’eux dans la barque, le vent tomba. Ceux qui étaient dans la barque se prosternèrent devant lui, en disant : « Vraiment, tu es Fils de Dieu ! » Et ils étaient intérieurement au comble de la stupeur, car ils n’avaient pas compris le miracle des pains, mais leur esprit était fermé. Ils allaient le prendre dans la barque, mais la barque aussitôt toucha terre au lieu où ils se rendaient. |
Pour un épisode encore, Jean continue d’être synoptique. Mais Luc nous abandonne. Luc ne connaît pas la marche de Jésus sur les eaux.
Ici commence la grande omission de Luc, par rapport à la séquence de Marc, que nous avions déjà signalée. Elle concerne toute la péricope de Marc : 6, 45 – 8, 26 qui inclut non seulement cette marche sur les eaux dont nous venons de parler, non seulement la seconde multiplication des pains, mais encore d’autres péripéties importantes de la vie de Jésus : discussions avec les Pharisiens descendus de Jérusalem, voyage de Jésus en Syro-Phénicie et guérison de la fille d’une cananéenne, voyage en Décapole, guérison d’un sourd bègue, guérison d’un aveugle à Bethsaïde. Cette lacune de Luc est d’autant plus surprenante que le parallélisme de Matthieu grec, qui a repris on le sait il y a peu de temps, lui, continue de plus bel et confirme, à une exception près, la séquence de Marc. Il faut avouer qu’on ne s’explique guère cette grande omission de Luc. Si elle fut volontaire, on n’en voit pas le motif. On a dit : vous voyez bien que la seconde multiplication n’a pas réellement existé, qu’elle n’est qu’un doublet littéraire de la première, puisque Luc, pas plus que Jean, n’en fait mention. Cette explication laisse sceptique, quand on constate que saint Luc a sauté tout un lot de versets de Marc, en sus de cette multiplication, sans raison apparente.
La Théorie des deux sources, par elle-même, ne peut justifier ce manque, car elle ne traite, comme son nom l’indique, que des sources réelles (ou supposées), non des vides. La lacune de Luc serait accidentelle que ça ne m’étonnerait pas. N’oublions pas que saint Luc, entre la consultation du diacre Philippe à Césarée maritime et la rédaction de son évangile à Rome, toujours dans le sillage de saint Paul, a vécu l’un des naufrages les plus mémorables de toute la littérature antique, brillamment relaté par lui-même dans les Actes des Apôtres. Sans doute Luc avait-il, à cause de cette mésaventure, égaré plus d’un document, et pourquoi pas ? une partie de l’évangile de Marc…
Mais Matthieu, Marc et Jean, eux, ne nous font pas défaut. Et leurs récits se complètent, malgré quelques divergences d’expression.
Il ne fait pas de doute, d’après les circonstances du récit, que Matthieu et Marc, d’une part, et Jean, d’autre part nous racontent bien le même événement. Jésus n’a pas marché deux fois sur les eaux. Les disciples, d’après les deux versions, s’embarquent pour la traversée en laissant Jésus à terre, après la multiplication des pains. D’après Matthieu et Marc, ils le font sur les instances de Jésus. D’après Jean, ils agissent spontanément. Il faisait nuit, et le vent était contraire. D’après Matthieu et Marc, on était rendu à la quatrième veille de la nuit, c’est-à-dire entre trois et six heures du matin. Ils avaient donc peiné presque toute la nuit. D’après Jean, ils avaient ramé contre le vent sur une distance de vingt-cinq ou trente stades. 185 m X 25 = 4.625 m. 185 m X 30 = 5.550 m. Ils avaient donc franchi plus de 5 km, soit une bonne partie du lac. Ils étaient presque arrivés à destination. Les deux données, celle de Matthieu et Marc, et celle de Jean se correspondent exactement. C’est alors qu’ils voient arriver Jésus comme un fantôme et poussent des cris, d’après Matthieu et Marc. D’après Jean, ils ont peur. Mais Jésus leur dit, dans les trois versions : « C’est moi, n’ayez pas peur. » (Mt 14, 27 ; Mc 6, 50 ; Jn 6, 20).
Matthieu grec place ici, seul, la marche de Pierre sur les eaux, à la demande de Jésus. Nous reviendrons sur cet incident.
D’après Matthieu et Marc, ils prennent Jésus dans la barque. Mais Jean, lui, a eu l’impression que la barque aussitôt touchait terre.
On peut noter cependant des différences dans l’indication des directions, ou du lieu d’abordage. Mais ces menues différences ne font que conforter l’unité de l’événement rapporté. Il faut d’abord, à ce sujet, rétablir le texte original de Marc, attesté par les meilleurs manuscrits, tant de la tradition orientale que de la tradition occidentale. Jésus oblige ses disciples à prendre les devants « de l’autre côté, du côté de (pros) Bethsaïde. » (Mc 6, 45). Tandis que, pour Jean, les disciples se dirigent d’eux-mêmes vers (eis) Capharnaüm.
Vu de la côte est, le littoral nord-ouest du lac, et Bethsaïde, pouvaient apparaître comme l’autre côté du lac, celui de la Galilée, alors qu’on partait du territoire de la Trachonitide. Bethsaïde, ville frontière sur le haut Jourdain, avec un poste de douane, avec un pont, et probablement des maisons sur les deux rives, pouvait passer pour une ville de Galilée. Saint Jean lui-même, on le constate, place régulièrement Bethsaïde en Galilée. (Cf. Jn 12, 21 : « Philippe, qui était de Bethsaïde, en Galilée. »)
Chez Jean, on aboutit à l’endroit prévu. Mais pour Matthieu et Marc, on atterrit à Gennésareth, qui est un peu au-delà de Capharnaüm. Peut-être à trois km et demi. On pourra très facilement, dans la journée, revenir à Capharnaüm, soit à pied, soit en barque.
Matthieu grec, seul, ajoute dans le récit la marche de Pierre sur les eaux du lac, à l’invitation de Jésus. Et cet ajout est très remarquable. Matthieu grec complète ainsi de son chef l’évangile de Marc qu’il avait sous les yeux. Où a-t-il pris ce renseignement, lui qui ne fut pas un témoin oculaire ? Les exégètes restent muets sur cette question. Ils constatent simplement, sans en donner d’explication, que Matthieu grec met régulièrement en valeur le rôle de Simon-Pierre, qu’il souligne volontiers son primat. C’est lui seul qui nous parlera du « Tu es Petrus », dit par Jésus à Pierre (cf. Mt 16, 18). Lui seul qui nous rapportera l’histoire du didrachme, payé par Jésus et Pierre (cf. Mt 17, 24-27). Tout cela, ce sont des ajouts insérés, au passage, dans la séquence de Marc.
Mais tout s’explique si l’on admet, comme nous le pensons, que Matthieu grec n’était autre que le diacre Philippe. Car, au témoignage des Actes des Apôtres, il a fort bien connu l’apôtre Pierre. Il l’a fréquenté pendant de nombreuses années. Il a été ordonné diacre à son initiative et de ses mains. Il l’a reçu en Samarie, à Césarée maritime et ailleurs. Il l’a certainement interrogé sur le Christ. Et c’est de la bouche de Pierre en personne qu’il tient ces anecdotes concernant à la fois Jésus et Pierre. Pas étonnant qu’il ait cru bon de les rajouter dans la trame de l’évangile de Marc, en composant son propre évangile. C’est ainsi qu’elles sont parvenues jusqu’à nous.
On pourrait certes avancer une autre hypothèse naïve : mais c’est bien l’évangile authentique de l’apôtre Matthieu que nous lisons ici, juste traduit en grec. Or cet apôtre était présent, lui aussi, dans la barque qui traversait le lac de Tibériade, comme lors des autres péripéties de la vie publique. Ce sont ses souvenirs propres qu’il nous a laissés.
Mais dans ce cas, Matthieu l’apôtre n’aurait pas éprouvé le besoin de reprendre à son compte l’évangile de Marc, qui ne fut même pas un témoin direct du Christ. Il nous aurait laissé un évangile original, et de première main. Or, ce n’est pas ce que l’on constate, exégétiquement parlant. L’évangile de Matthieu grec n’est qu’un agrégat de sources antérieures, dont Marc, dont Matthieu araméen bien sûr, mais aussi les souvenirs, recueillis en direct, de l’apôtre Pierre ou d’autres témoins de la vie du Christ.
On en possède ici, dans cet épisode de la marche sur les eaux, un échantillon probant. Il s’analyse très bien ainsi.