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Il expulsait un démon, un démon muet. Le démon sorti, le muet parla et les foules firent frappées d’admiration. Alors lui fut amené un possédé aveugle et muet, et il le guérit, si bien que le muet pouvait parler et voir. Frappées de stupeur, toutes les foules disaient : « Celui-là n’est-il pas le Fils de David ? » Mais les Pharisiens et les scribes, qui étaient descendus de Jérusalem, certains d’entre eux entendant cela, dirent : « Il est possédé de Béelzéboul. » Et encore : « Celui-là n’expulse les démons que par Béelzéboul, le Prince des démons. » D’autres pour le mettre à l’épreuve réclamaient de lui un signe venu du ciel. Mais lui, connaissant leurs sentiments, leurs pensées, les ayant appelés près de lui, leur disait en paraboles : « Comment Satan peut-il expulser Satan ? Tout royaume divisé contre lui-même court à sa ruine et ses maisons croulent l’une sur l’autre. Si un royaume est divisé contre lui-même, ce royaume-là ne peut subsister ; et nulle ville, nulle maison, divisée contre elle-même ne saurait se maintenir. Si une maison est divisée contre elle-même, cette maison-là ne pourra se maintenir. Si donc Satan expulse Satan, si Satan s’est lui aussi dressé et s’est divisé contre lui-même, il ne peut tenir, il est fini. Dès lors comment son royaume se maintiendra-t-il ?... puis qu’aussi bien vous dites que c’est par Béelzéboul que j’expulse les démons. « Or si moi c’est par Béelzéboul que j’expulse les démons, par qui vos adeptes les expulsent-ils ? Aussi bien seront-ils eux-mêmes vos juges. Mais si c’est par le doigt de Dieu, l’Esprit de Dieu, que j’expulse les démons, c’est qu’alors le Royaume de Dieu est arrivé pour vous. « Ou encore, nul ne peut pénétrer dans la maison d’un homme fort et piller ses affaires, comment quelqu’un peut-il pénétrer dans la maison d’un homme fort et emporter ses affaires s’il n’a d’abord ligoté cet homme fort ? et alors il pillera sa maison. « Quand un homme fort et bien armé garde son palais, ses biens sont en sûreté. Mais qu’un plus fort survienne et le batte, il lui enlève l’armure en laquelle il se confiait et il distribue ses dépouilles. « Aussi, en vérité je vous le dis, tout sera pardonné aux enfants des hommes, les péchés et les blasphèmes tant qu’ils en auront proférés ; mais le blasphème contre l’Esprit ne sera pas remis ; quiconque aura blasphémé contre l’Esprit Saint n’aura jamais de pardon : il est coupable d’une faute éternelle. » C’est qu’ils disaient : « Il est possédé d’un esprit impur. » « Rendez un arbre bon et son fruit sera bon ; rendez-le mauvais et son fruit sera mauvais. Car c’est au fruit qu’on reconnaît l’arbre. Engeance de vipères, comment pourriez-vous tenir un bon langage, alors que vous êtes mauvais ? Car c’est du trop-plein du cœur que la bouche parle. L’homme bon, de son bon trésor, sort de bonnes choses ; et l’homme mauvais, de son mauvais trésor en sort de mauvaises. Or je vous le dis, de toute parole sans fondement que les hommes auront proférées, ils rendront compte au jour du Jugement. Car c’est d’après tes paroles que tu seras justifié, et c’est d’après tes paroles que tu seras condamné. » |
Des scribes, des docteurs de la Loi, sont descendus de Jérusalem, nous dit Marc, pour enquêter sur Jésus. Sans doute sont-ils alertés par leurs confrères de Galilée. Ils colportent des propos malveillants. La controverse s’engage. Jésus ne refuse pas la confrontation.
Etrange épisode, du point de vue de la Théorie des deux sources. Si l’on met les trois textes, de Matthieu, Marc et Luc sur des colonnes parallèles, on s’aperçoit que jamais les contacts ne furent si grands entre Matthieu grec et Luc, contre Marc, ou indépendamment de Marc. Serait-elle ici mise en échec ?
En réalité les versets de Luc (11, 14-22), que nous avons mis ici en parallèle de Marc, dans la synopse (en vertu de ses principes constitutifs), sont tirés de la grande insertion de Luc dont nous avons déjà parlée, soit Lc 9, 51 – 18, 14. C’est-à-dire qu’ils sont empruntés à la source Q, l’évangile araméen de Matthieu.
La conclusion s’impose : cette confrontation avec les scribes, avec des expressions quasi identiques, figurait à la fois dans Marc et dans la source Q. Luc et Matthieu l’ont copiée à la fois dans Marc et dans la source Q. Ou plutôt ils ont complété Marc avec la source Q. Pas étonnant si des enjambements se produisent entre Matthieu et Luc, par dessus Marc, dans cet épisode.
Le phénomène s’est déjà produit, avec le détail des tentations du Christ par exemple (notre épisode 18). Marc ne donnait qu’un bref résumé. Matthieu grec et Luc l’ont complété avec des données communes, puisées dans un document différent de Marc, et que nous avons identifié à la source Q.
Le phénomène se reproduira encore sporadiquement. Dans le discours parabolique, qui viendra juste après (épisodes 57 à 64), la parabole du grain de sénevé figurait manifestement, à la fois dans Marc : cf. Mc 4, 30-32, et dans la grande insertion de Luc : cf. Lc 13, 18-19, c’est-à-dire dans la source Q.
Il est évident qu’ici Matthieu grec a repris le parallélisme avec Marc. Il accompagne désormais Marc. En effet les versets qui vont de Mt 12, 22 jusqu’à Mt 13, 35 suivent exactement la séquence de Marc (avec quelques ajouts intercalés), séquence que Luc confirmera dans les débuts du discours parabolique. Ces parallélismes, alternés, confirment que Marc reste bien le document maître que les autres synoptiques prennent pour guide.
Matthieu grec décalque Marc mais en même temps il le complète grâce à la source Q. Dans Marc, la confrontation commence sans préambule. On reproche à Jésus, d’une façon générale, d’expulser les démons d’une façon générale, comme il le faisait depuis le début de son ministère, comme il vient même d’en donner le pouvoir à ses apôtres.
Mais dans Luc la discussion s’engage parce que Jésus vient d’expulser un démon muet, et que les foules sont frappées d’admiration. Dans Matthieu grec parce que Jésus vient de guérir un possédé aveugle et muet, et que les foules sont frappées de stupeur ! Le contact est patent.
Des expressions sont identiques, entre Matthieu grec et Luc, que n’a pas Marc. Le royaume « court à sa ruine ». « Comment son royaume se maintiendra-t-il ? ». Deux versets sont presque communs à Matthieu et à Luc, qu’on ne trouve pas dans Marc : « Et si moi, c’est par Béelzéboul que j’expulse les démons, par qui vos adeptes les expulsent-ils ? Aussi bien seront-ils eux-mêmes vos juges. Mais si c’est par l’Esprit (Matthieu) ou le doigt (Luc) de Dieu que j’expulse les démons, c’est qu’alors le Royaume de Dieu (identique dans Matthieu et Luc) est arrivé pour vous. » (Mt 12, 27-28 = Lc 11, 19-20). Ces mots, ou ces phrases, ont été repris de la source Q et ajoutés par Matthieu grec et Luc à la phraséologie de Marc pour enrichir la controverse. Mais ces tournures paraissent elles-mêmes tout aussi authentiques, tout aussi christiques, que le texte de Marc. Simplement, elles sont parvenues jusqu’à nous par un autre canal de la tradition. Le témoignage araméen de l’apôtre Matthieu en Palestine paraît tout aussi fiable que la catéchèse de l’apôtre Pierre à Rome. Les deux se corroborent.
Comment Béelzéboul serait-il venu sur terre pour organiser la propre fin de son règne ? Les insinuations des scribes paraissaient en effet d’une insigne mauvaise foi. Un péché contre Dieu, qui est à l’évidence l’auteur du miracle. Et même un péché contre l’Esprit, dans le fait d’identifier la puissance de l’Esprit à la puissance de Béelzéboul. Le blasphème contre l’Esprit est irrémissible en ce sens que celui qui le commet se ferme à jamais au repentir. Dieu pourrait pardonner toutes les fautes, mais l’esprit rebelle ne demandera pas pardon.