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Un Pharisien l’invita à sa table ; il entra chez le Pharisien et prit place. Survint une femme, une pécheresse de la ville. Ayant appris qu’il était à table chez le Pharisien, elle avait apporté un vase de parfum. Se plaçant alors en arrière, tout en pleurs, à ses pieds, elle se mit à lui arroser les pieds de ses larmes ; puis elle les essuyait avec ses cheveux, les couvrait de baisers, les oignait de parfum. A cette vue, le Pharisien qui l’avait invité se dit en lui-même : « Si cet homme était prophète, il saurait qui est cette femme qui le touche, et qu’elle est : une pécheresse ! » Mais Jésus, prenant la parole, lui dit : « Simon, j’ai quelque chose à te dire. » -- « Dis, maître », répondit-il. -- « Un créancier avait deux débiteurs ; l’un lui devait cinq cents deniers, l’autre cinquante. Comme ils n’avaient pas de quoi s’acquitter, il fit grâce à tous deux. Lequel des deux l’en aimera le plus ? » Simon répondit : « Celui-là, je pense, auquel il a fait grâce de plus. » Jésus lui dit : « Tu as bien jugé. » Et se tournant vers la femme : « Tu vois cette femme ? dit-il à Simon. Je suis entré chez toi, et tu ne m’as pas versé d’eau sur les pieds ; elle, au contraire, m’a arrosé les pieds de ses larmes et les a essuyés avec ses cheveux. Tu ne m’as pas donné de baiser ; elle, au contraire, depuis que je suis entré, n’a cessé de me couvrir les pieds de baisers. Tu n’as pas répandu d’huile sur ma tête ; elle, au contraire, a répandu du parfum sur mes pieds. C’est pourquoi, je te le dis, ses péchés, ses nombreux péchés, lui sont remis, puisqu’elle a montré beaucoup d’amour. Mais celui à qui on remet peu montre peu d’amour. » Puis il dit à la femme : « Tes péchés sont remis. » Et ceux qui étaient à table avec lui se mirent à dire en eux-mêmes : « Quel est cet homme qui va jusqu’à remettre les péchés ? » Mais il dit à la femme : « Ta foi t’a sauvée ; va en paix. » |
Luc seul place ici cet épisode, sans qu’on puisse savoir s’il l’a emprunté à la source Q, l’évangile araméen de Matthieu, avec le court épisode suivant (L’entourage féminin de Jésus), ou bien s’il faut y voir le résultat de son enquête personnelle. La seconde hypothèse semble la plus probable. En tous les cas, ces deux épisodes viennent tout à fait à point dans la chronologie du ministère public de Jésus. Nous les y laissons, faute de parallèle ailleurs. Si jamais l’envie nous prenait de les permuter, nous ne saurions trouver un endroit plus approprié, ou plus logique !
On peut dire que c’est l’attitude de Jésus avec l’élément féminin de son entourage qui est ici décrit.
Un Pharisien l’invite à sa table. La corporation des Pharisiens était très présente en Galilée, du temps du Christ. On le constate par tout l’évangile. Mais on en voit une confirmation historique dans le fait qu’après la destruction du Temple, en 70, quelque 40 après Jésus, la Galilée deviendra une terre de refuge privilégiée pour le judaïsme. Le christianisme y restera minoritaire jusqu’à l’époque byzantine. On ne doit pas parler de la secte des Pharisiens. Certes l’historien Josèphe emploie le mot pour les décrire, lui qui était un pharisien pur sang. Il parle d’ « haireseis », que l’on traduit par ‘hérésies’, ou par ‘sectes’. Mais le mot n’était pas à prendre, alors, dans son acception péjorative. Il signifiait plutôt ‘partis’ ou ‘corporations’. Loin d’être une faction dissidente, les Pharisiens étaient largement représentés au Sanhédrin, et dominaient presque le pouvoir religieux de la Palestine. Je ne dis pas le pouvoir politique. Mais les deux pouvoirs, dans la société antique, étaient étroitement imbriqués.
Un Pharisien l’invite à sa table, mais sans doute avec quelque affectation, ou condescendance. Car Jésus va lui reprocher de ne pas avoir observé les rites d’usage. Un peu comme on fait l’aumône à un prophète sans demeure fixe, ou sans le sou. Les Pharisiens étaient riches, et tenaient volontiers table ouverte. Tiens, viens manger avec tes disciples. Cela nous donnera une occasion de causer.
En réalité, il s’interrogeait sur lui, et, mine de rien, il l’épiait. Jésus ne ressent pas un accueil sympathique. C’est pourquoi, d’entrée de jeu, le climat est relativement tendu et le repas silencieux. Mais la pécheresse de la ville, qui a d’autres dispositions, va faire heureusement diversion.
Elle n’a pas besoin d’invitation. Elle s’invite d’elle-même. Elle change son effronterie habituelle de femme de mauvaise vie, et volontiers tentatrice ou provocatrice, en audace aimante et repentante. Elle a entendu parler du prophète, et de ses appels à la conversion. Elle a aussi entendu parler de sa compassion ou miséricorde pour les pécheurs. Désormais, elle est toute entière conquise à la révolution de l’amour, prônée par Jésus-Christ. Elle y consacrera sa vie. Elle réparera ses fautes. Elle a trouvé enfin qui aimer réellement et définitivement, et non pas seulement dans l’illusion fugitive de l’instant. Est-ce un monde nouveau qui s’annonce en Galilée ? Elle au moins ne ratera pas le train.
La parabole que cherchait Jésus pour interpeller son hôte est toute trouvée : « Tu vois cette femme ? » (Lc 7, 44).
Les pécheurs, troublés dans leur conscience, sont souvent plus proches de la conversion que les bien-pensants barricadés dans leurs certitudes.
L’anecdote présente, dans ses circonstances comme dans sa morale, n’a rien de commun avec l’onction à Béthanie, placée par saint Jean et les deux autres synoptiques à la veille de la trahison de Judas (notre futur épisode 201). Nous serons à la fin du ministère public de Jésus. Ici, nous sommes encore dans les débuts du ministère galiléen. Il s’agit ici d’une prostituée repentante, rencontrée par hasard par Jésus dans ses courses apostoliques. Il s’agira alors d’une sainte femme, amie fidèle de Jésus depuis longtemps, et qui entrevoit, hélas, sa sépulture prochaine.
Certes, le geste de répandre un flacon de parfum est le même. Mais les femmes de ce temps le pratiquaient volontiers dans les grandes occasions pour exprimer leur passion. Elles y mettaient le prix, c’est bien le cas de le dire.
Dans un cas s’illustre le repentir et l’abandon d’un passé d’égarement. Dans l’autre s’affirmera la fidélité indéfectible, par-delà la mort.
« Tes péchés sont remis » (Lc 7, 48) dit Jésus à la pénitente. Même morale que pour le paralytique entré par effraction dans la maison de Simon-Pierre. Même étonnement scandalisé du Pharisien et de ses commensaux habituels. Mais le pardon de Jésus est tellement beau que là encore ils n’osent rien dire, même si, cette fois, il n’y eut pas de miracle pour leur fermer la bouche. Le seul miracle de la miséricorde.