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Quand il eut fini d’adresser au peuple toutes ces paroles, il descendit alors de la montagne et de grandes foules se mirent à le suivre. Comme il était entré dans Capharnaüm, un centurion vint le trouver en suppliant. Un centurion avait, malade et près de mourir, un serviteur qui lui était cher. Ayant entendu parler de Jésus, il lui envoya quelques-uns des anciens des Juifs pour le prier de venir sauver son serviteur. « Seigneur, dit-il, mon serviteur gît dans ma maison atteint de paralysie et souffrant atrocement. » Arrivés près de Jésus, ils le suppliaient instamment : « Il mérite, dirent-ils, que tu lui accordes cela ; il aime en effet notre nation et c’est lui qui nous a bâti la synagogue. » Jésus lui dit : « Je vais aller le guérir. » Jésus faisait route avec eux et déjà il n’était pas loin de la maison, quand le centurion lui envoya dire par des amis : « Seigneur, ne te dérange pas davantage, car je ne mérite pas que tu entres sous mon toit -- aussi bien ne me suis-je pas jugé digne de venir te trouver -- mais dis seulement un mot et que mon serviteur soit guéri, mon serviteur sera guéri. Car moi, qui n’ai rang que de subalterne, j’ai sous moi des soldats et je dis à l’un : Va ! et il va, et à un autre : Viens ! et il vient, et à mon serviteur : Fais ceci ! et il le fait. » En entendant ces paroles Jésus fut dans l’admiration, et se retournant il dit à la foule qui le suivait : « En vérité, je vous le dis, chez personne même en Israël je n’ai point trouvé pareille foi. » Puis il dit au centurion : « Va ! qu’il t’advienne selon ta foi ! » Et le serviteur fut guéri sur l’heure. Et de retour à la maison, les envoyés trouvèrent le serviteur en parfaite santé. |
Très remarquable, très exceptionnelle, configuration de cet épisode 48 dans notre synopse et dans la synthèse qui s’y conforme : la guérison du serviteur d’un centurion à Capharnaüm à l’issue du Sermon sur la montagne est rapportée de manière presque parallèle et synchronique, par Matthieu grec et Luc, alors que Marc est absent. A la seule différence que Matthieu grec a intercalé aux versets Mt 8, 2-4 la guérison d’un lépreux par Jésus tout de suite en descendant de la montagne, épisode que nous avons considéré dans la synopse-synnthèse comme emprunté à Marc 1, 40-45 (imité par Luc 5, 12-16) et que nous placé en parallèle avec lui. C’était notre épisode 37.
Autrement dit, dans Matthieu grec et Luc la séquence suivante s’observe indépendamment de Marc :
1). Un octuor de Béatitudes, ou de béatitudes-malédictions, sous deux formes dissemblables.
2). La parabole des deux maisons, l’une bâtie sur le roc et l’autre bâtie sur le sable, qui termine presque le Sermon sur la montagne dans Matthieu (7, 24-27) comme dans Luc (6, 46-49).
3). La guérison d’un serviteur d’un centurion en arrivant à Capharnaüm, retour de la montagne, dans Matthieu et dans Luc.
Cela suppose l’utilisation d’un document commun, différent de Marc, et placé volontairement à cet endroit-là de l’évangile.
On a là, à l’évidence, un autre point de contact direct entre Matthieu grec et Luc indépendant de Marc et même, en quelque sorte, antérieur à lui, ou antérieur à son utilisation commune. On l’avait déjà constaté pour le verset Mt 5, 1 parallèle à Mc 3, 13 et à Lc 6, 12 pour l’insertion concertée du Sermon sur la montagne au même endroit de la séquence de Marc, et interrompant son narration.
Ce document commun est a priori, par provision si j’ose dire, identifié à la source Q. En effet, on définit la source Q : ce qu’il y a de commun dans Matthieu grec et Luc, en dehors de Marc. Or là, c’est typiquement le cas.
Mais en général les éléments empruntés par l’un ou l’autre synoptique (Matthieu ou Luc) à la source Q le sont dans ordre totalement dispersé. Ici, ils se suivent et sont attachés, comme intentionnellement, au même point d’insertion dans la séquence de Marc. C’est ce qu’il y a de remarquable. Certains exégètes prendraient ce phénomène pour une dénégation de la Théorie des deux sources. Au contraire, nous y voyons nous-même une confirmation éclatante. Il est évident que Matthieu grec et Luc, avant de rédiger séparément leur évangile respectif, se sont longuement concertés, y compris sur la structure, ou sur la configuration même, de leur ouvrage alors en chantier.
Mais autre point très remarquable. Il s’agit bien du même miracle raconté par Matthieu et Luc. Les circonstances sont les mêmes. Les personnages sont les mêmes. Les paroles échangées sont identiques. Et cependant, on remarque que les deux récits sont conduits différemment. Chez Matthieu grec, c’est le centurion qui vient trouver lui-même Jésus pour le supplier de venir guérir son serviteur (pais, en grec). Tandis que chez Luc, il n’ose pas se déplacer, et lui envoie, pour présenter sa supplique, quelques-uns des anciens de la nation juive qui prononcent les mêmes paroles à sa place. A-t-on à faire à une tradition orale diversement rapportée ? Luc avait-il seulement enregistré ce miracle en ces lieux et places, dans sa mémoire, et l’a-t-il quelque peu brodé ? ou encore Matthieu grec l’a-t-il volontairement transposé et transformé, ou même abrégé, comme on le verra faire en d’autres endroits de son évangile ? (Les deux aveugles de Jéricho, par exemple, ou encore les deux démoniaques Gadaréniens). On ne saurait le dire avec certitude.
Il faut reconnaître que l’abréviation du récit par Matthieu grec, en supprimant le rôle des intermédiaires, n’aboutit à aucune invraisemblance. C’est Jésus qui s’adresse au même personnage, soit directement soit en la personne de ses mandants. La meilleure preuve, c’est encore la synthèse. En juxtaposant, ou même en fondant les deux relations, on ne s’aperçoit presque pas de la contradiction qui pourrait exister entre les deux démarches. Elle est quasiment insensible. Le résultat obtenu est plausible. C’est simplement une manière un peu gauche, un peu hésitante, de raconter l’histoire, qui peut même avoir son côté plaisant. On s’en rendra compte d’autres fois, tout au long de la synthèse.
Nous devons ici faire un aveu. Nous avons tronqué le récit de Matthieu grec, pourtant si complet, si significatif en soi. Nous l’avons amputé des versets Mt 8, 11-12, pourtant si remarquables, si appropriés dans le contexte. Mais c’est en application de notre méthode implacable, invariablement suivie dans la synopse, et dans cette synthèse qui la met en œuvre. Les sentences, ou les aphorismes, symétriques de Marc, ou à son défaut, comme ici, de Luc, sont déplacés en synopse de Marc ou, comme ici, de Luc. Et, dans la synthèse, fondues avec la péricope concernée. Les deux versets : Mt 8, 11-12 ont donc été mis en synopse et en synthèse avec les versets Lc 13, 25-30 de la grande insertion de Luc On les retrouvera dans l’épisode 137 : Le maître de maison.
Evidemment, ce n’est pas la meilleure façon de proposer la lecture d’un passage précis d’évangile. Mais cette synopse, ou la synthèse qui en résulte, ne poursuivent qu’un but exégétique, ou peut-être historique. La manière la plus naturelle de consulter un évangile, c’est encore de le méditer dans le livre même, tel qu’écrit. Ou encore dans un missel, selon l’ordre proposé par la liturgie.
Mais nous n’avons pas encore commenté le miracle lui-même ! Il est pourtant si célèbre, et les paroles qui y sont prononcées sont ancrées dans la mémoire de l’Eglise.
L’armée romaine restait solidement implantée en Palestine, non seulement depuis que Pompée l’avait conquise en 63 av. J.C., mais encore depuis les révoltes de – 1, consécutives de la mort d’Hérode. Caius César en Galilée, et Varus, commandant de ses légions, en Samarie, avaient réprimé durement les troubles. Au moins deux mille rebelles avaient été crucifiés. Les fils d’Hérode eux-mêmes, comme leur père, demeuraient soumis au protectorat pointilleux du gouverneur de Syrie, qui supervisait aussi la Judée et la Samarie, placées sous le contrôle direct d’un procurateur romain. Pas étonnant qu’un détachement de l’armée romaine, sous la responsabilité d’un centurion, se trouvât alors à Capharnaüm. Ce centurion semblait d’ailleurs bien inséré dans la vie locale juive, puisqu’il avait aidé à la construction de la synagogue. Peut-être même était-il un prosélyte, ou au moins un sympathisant de la religion juive, comme il s’en trouvait beaucoup parmi les païens.
Donc ce centurion a un serviteur malade, et sur le point de mourir, auquel il tenait beaucoup. Son ordonnance, en quelque sorte. Lui-même ne s’est pas rendu sur la montagne des arbres bénis, où Jésus avait donné rendez-vous à tous ses partisans. Mais quand le prophète revient, accompagné d’une foule énorme, dans le bourg de Capharnaüm, il lui envoie une délégation de juifs pour le supplier : Ne te dérange pas de venir chez moi, car je ne suis qu’un païen. Mais dis seulement un mot, à distance, et mon serviteur sera guéri. « Car moi qui n’ai rang que de subalterne, j’ai sous moi des soldats, et je dis à l’un : Va ! et il va, et à un autre : Viens ! et il vient. » (Lc 7, 8).
Il reconnaît implicitement Jésus comme Dieu, sur sa réputation déjà immense de thaumaturge. Les foules juives se précipitaient sur Jésus pour se faire guérir de toutes sortes d’infirmités. Le païen, lui, se contentera d’un seul mot prononcé par Jésus de loin pour obtenir la guérison de son familier.
Et Jésus ne peut qu’admirer cette humilité et cette foi. Il le donne en exemple à ses compatriotes plus démonstratifs, mais envahissants.
Ce centurion étranger, le jour même de la proclamation des Béatitudes, devenait le bénéficiaire de l’une d’entre elles : « Bienheureux les affligés, car ils seront consolés. » (Mt 5, 5).