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45. Jésus gravit la montagne. Choix des Douze.

Matthieu 5, 1. Marc 3, 13-19. Luc 6, 12-16.

Or, en ces jours-là, voyant les foules, il gravit la montagne pour prier, et il passa toute la nuit à prier Dieu. Puis le jour venu, il s’assit et il appela à lui ses disciples, ceux qu’il voulait. Ils vinrent auprès de lui, et il en institua, il en choisit douze auxquels il donna le nom d’apôtres, pour être ses compagnons et pour les envoyer prêcher, avec pouvoir de chasser les démons. Il institua donc les Douze : Simon qu’il surnomma Pierre, André son frère, Jacques fils de Zébédée et Jean frère de Jacques auxquels il donna le nom de Boanergès c’est-à-dire fils du tonnerre, puis Philippe, Barthélemy, Matthieu, Thomas, Jacques fils d’Alphée, Thaddée (Judas frère de Jacques), Simon surnommé le Zélote (le zélé) et Judas Iscarioth, celui-là même qui devint un traître, qui le livra.

Episode 45. Commentaire.

Moment solennel de la vie de Jésus. Sommet peut-être de son ministère public. Des foules immenses l’accompagnent en Galilée, principalement sur les bords du lac. A la veille de ce grand jour, Jésus gravit une montagne pour prier. Qu’il passe la nuit en prière avant le choix des Douze, nous le savons seulement par le témoignage de Luc, qui l’a ajouté dans Marc. Mais il pouvait être bien renseigné.

Cette montagne ne peut se situer qu’au voisinage de Capharnaüm. D’après Marc (3, 20), d’après Luc (7, 1) et d’après Matthieu grec (8, 5), tous trois convergents, il se retrouve à Capharnaüm, son centre d’activité, tout de suite après le choix des Douze (pour Marc et Luc) et le Sermon sur la montagne (pour Matthieu et Luc).

Mgr Clemens Kopp, toujours très documenté, nous fait reconnaître cette montagne dans le mont des « arbres bénis », es sadjarat el mubarakat, à 4 km environ au nord-ouest de Capharnaüm. C’est une colline s’élevant à 250 mètres au-dessus du niveau du lac ; un lieu solitaire, où pouvaient facilement se rassembler les foules. De là-haut, paraît-il, on jouit d’une vue extraordinaire sur tout le nord de la Palestine, et jusqu’au Liban. Un lieu-dit, appelé Dêr Makir, garderait le souvenir des Béatitudes (makarios, bienheureux en grec).

La tradition qui place le Mont des Béatitudes aux Cornes de Hattin, dans la solitude, quelque  5 km à l’ouest du lac, est tardive. Elle ne remonte guère qu’au XVe siècle. Elle ne possède aucune validité historique. On sait que c’est dans ces lieux que l’armée des Francs connut une défaite décisive, le 4 juillet 1187.

Le peuple immense de Dieu prenait corps. Le nouvel Israël se dessinait. Il était de toute urgence de l’organiser en tribus, et de le doter de chefs, un par tribu symbolique, douze bergers, ou administrateurs. Et, par cette vision prophétique Jésus, naturellement, envisageait les siècles jusqu’à la parousie.

Le jour venu Jésus s’assoit, sans doute sur une pierre, et là, d’après Marc et Luc, élit ses douze principaux disciples. Il les appelle solennellement, sans doute en élevant la voix, et les désignant du doigt parmi la foule, pour bien montrer la souveraineté de son choix. C’est Luc encore qui nous précise qu’il leur donna le nom technique d’apôtres, qui signifie ‘envoyés’. Mais Marc, déjà, le suggère puisque pour lui ils furent institués « pour être ses compagnons et pour les envoyer prêcher, avec pouvoir de chasser les démons. » (Mc 3, 14-15).

Mais pour Marc, ce sont simplement les Douze : « Il institua donc les Douze » (Mc 3, 16).  Et dans la suite de son évangile, ils resteront pour lui préférentiellement les Douze. Il les appellera cependant apôtres, au verset 6, 30, lors de la première multiplication des pains.

Et nos deux synoptiques, Marc et Luc, de décliner leur liste exhaustive. Matthieu grec ne le fera qu’un peu plus tard, à l’occasion de l’envoi effectif en mission (cf. Mt 10, 2). Mais lui aussi, alors, les désignera du nom d’apôtres. Luc répètera la liste au début des Actes des apôtres (cf. Ac 1, 13).

Les quatre listes diffèrent par de menus détails. Jude est appelé Thaddée, dans Matthieu et dans Marc, et Jude (ou Judas) de Jacques dans les deux endroits de Luc. Simon est appelé le Cananéen, dans Marc, encore imité par Matthieu grec. Mais Luc, dans son évangile et dans les Actes, nous apprend qu’il était surnommé le Zélote. Avait-il des accointances avec le mouvement indépendantiste du même nom ? Cela n’est pas impossible, même si rien par ailleurs ne le confirme. Il pouvait être originaire de Cana et Zélote. Dans les quatre listes, de façon unanime, le deuxième Jacques de la série est appelé fils d’Alphée. De même que Lévi le douanier, dans Marc, était aussi nommé fils d’Alphée (cf. Mc 2, 14) au moment de son appel.

La liste type des douze apôtres, c’est évidemment celle de Marc, que tous ont copiée, en y apportant quelques retouches.

Depuis longtemps on a soupçonné l’expression ‘fils d’Alphée’, désignant le second Jacques, d’être une corruption textuelle pour ‘fils de Clopas’, qui se serait introduite dans Marc, imité par les autres. En effet, Eusèbe de Césarée nous apprend que Siméon (sans doute le même que Simon) fils de Clopas succéda à l’apôtre Jacques le mineur comme second évêque de Jérusalem, après la mort de Jacques, lui-même ‘frère du Seigneur’, et que ce Clopas était le frère de Joseph, et par conséquent l’oncle, sur le plan légal, de Jésus.

Ainsi donc les trois apôtres, Jacques le mineur, son frère Simon, ou Siméon, et Jude frère de Jacques (c’est bien ainsi qu’il se nomme dans l’en-tête de son épître) ne seraient autres que trois de ces fameux ‘frères du Seigneur’ qu’on apercevra fugitivement dans Marc (6, 3) et dans Matthieu grec (13, 55), lors de la seconde visite de Jésus à Nazareth, avant la Pâque 32 : Jacques, Joset, ou Joseph, Simon et Jude. Le fait que l’apôtre Simon soit vraisemblablement originaire de Cana, proche de Nazareth, le fait que le second Jude puisse être appelé également Jude de Jacques, sous-entendu ‘frère’, accroissent la probabilité. Dans les deux listes, celle des apôtres et celle des ‘frères de Jésus’ nous avons quatre noms qui se suivent identiquement : Jacques, Simon (ou Siméon), Jude et Jacques. C’est beaucoup pour une simple coïncidence. De plus la tradition la plus ancienne, cf. Eusèbe de Césarée, n’a jamais connu qu’un seul Jacques le mineur (ou le second), à la fois ‘frère du Seigneur’, apôtre, premier évêque de Jérusalem et auteur d’une épître catholique. De même pour Simon (ou Siméon). De même pour Jude, auteur également d’une épître catholique. La distinction artificielle qu’on opère entre tous ces personnages est récente. Elle est postérieure, en occident, au concile de Trente. La critique moderne a tendance à disjoindre, non pas peut-être à outrance mais du moins de façon systématique, plutôt que d’associer.

Tout nous porte au contraire à identifier ces personnages. De toute façon, si on les sépare, on tombe dans l’ignorance complète, et avouée, de la destinée ultérieure qu’ont pu connaître leurs doublons fantômes, ces apôtres Jacques, Simon et Jude qui ne seraient pas des ‘frères du Seigneur’. C’est tout de même étonnant.

Des considérations philologiques tendraient à nous faire assimiler les mots de Clopas (Klôpas, en grec), et d’Alphée (Alphaios, en grec). K est peut-être pour A, l pour l, p (labiale sourde) pour ph (labiale aspirée), a pour a, s pour s.

De toute façon, argument décisif, celle qui est appelée par Jean, au pied de la croix : Marie, femme de Clopas, sœur (ou belle-sœur) de la mère de Jésus (cf. Jn 19, 25), est nommée Marie, mère de Jacques le mineur et de Joset, par Marc (cf. Mc 15, 40), et Marie, mère de Jacques et de Joseph, par Matthieu grec (cf. Mt 27, 56). Il s’agit bien de la même personne. Et c’est bien ce Jacques le mineur qui, plus tard, en tant qu’apôtre et ‘frère du Seigneur’, gouverna l’Eglise de Jérusalem. Quand Paul monta à Jérusalem, après trois ans, il dit qu’il n’a pas vu d’autres apôtres « sinon Jacques le frère du Seigneur » (Ga 1, 19). Ensuite au bout de quatorze ans, il monta de nouveau à Jérusalem avec Barnabé et Tite. « Ils furent accueillis – d’après les Actes - par l’Eglise, les apôtres et les prêtres. » (Ac 15, 4). En tête de ces apôtres, se trouvaient Pierre et Jacques, comme on le voit par les discussions du concile de Jérusalem. A l’issue de cette délibération, ces apôtres et ces prêtres écrivirent une lettre collective destinée à l’Eglise d’Antioche : « Les apôtres et les prêtres, vos frères, aux frères de la gentilité qui sont à Antioche, en Syrie et en Cilicie, salut ! » (Ac 15, 23). Jacques le mineur, ‘frère du Seigneur’, responsable de l’Eglise de Jérusalem, est incontestablement, ici, compté parmi les apôtres.

Un point capital pour cet épisode (45) de notre synopse est à signaler. C’est à ce même endroit de Marc (3, 19), ou dans la suite immédiate, que Matthieu grec et Luc placent le Sermon sur la montagne, ou en descendant de la montagne pour Luc, alors que, observation essentielle, il n’est absolument pas question d’un sermon quelconque dans Marc.

Il s’agit bien du même endroit de Marc, puisque après avoir résumé à grands traits les débuts du ministère galiléen de Jésus (cf. Mt. 4, 12-25), Matthieu grec (5, 1) nous parle de foules, de montagne, et nous montrent Jésus entouré de ses disciples. La synopsie avec Marc (3, 13 juste après l’évocation des foules immenses) est patente. Encore plus avec Luc 6, 12 qui place juste après l’élection des apôtres, puis l’évocation des foules. C’est de choix délibéré, donc, et après concertation, que Matthieu grec et Luc ont décidé de placer ici, dans ce même endroit de Marc, les Béatitudes et le Sermon sur la montagne, tirés de l’évangile araméen de Matthieu, alors que Marc n’a ni béatitudes ni sermon. On a là une preuve tangible que les deux auteurs de nos premier et troisième évangiles se sont rencontrés et ont discuté entre eux, avant d’utiliser l’évangile de Marc que l’un (Luc) a certainement communiqué à l’autre (Matthieu grec, autrement dit le diacre Philippe). Ce n’est pas, loin de là, le seul indice, mais c’est l’un des principaux, des plus probants.

Si Matthieu grec, donc, et Luc ont décidé d’insérer ici de concert, dans la chaîne de Marc, les Béatitudes et le Sermon de la montagne (sous des formes d’ailleurs très divergentes), ce n’est certainement pas dû au hasard. Ils ont su, par une source autre que Marc, que Jésus avait effectivement prononcé ici un long sermon, et enseigné doctoralement les foules, car les circonstances s’y prêtaient. Matthieu grec et Luc ont manifestement considéré l’évangile de Marc comme un bref résumé, autorisé sans doute à cause de l’autorité et du témoignage de l’apôtre Pierre, mais qu’il fallait enrichir et compléter.

Ils vont y introduire principalement les logia du Seigneur, dont ils disposaient par un autre canal. Ils vont le faire, certes d’un commun accord, mais d’une manière totalement indépendante l’un de l’autre, Théorie des deux sources oblige. Mais pourquoi donc ? Allons-nous demander. Mais tout simplement parce que Matthieu grec et Luc ont procédé à l’écriture définitive de leur évangile respectif alors qu’ils étaient séparés par des distances considérables, l’un à Césarée maritime (Matthieu grec) et à l’autre à Rome (Luc) où il suivait Paul, vers les années 60-62 de notre ère, durant la première captivité romaine de Paul. Ils ne disposaient pas de téléphone portable, ni d’Internet, pour se communiquer à distance l’état d’avancement de leur projet. Il était désormais trop tard pour concerter leurs plans, ou pour se transmettre des documents. Certes les postes pouvaient fonctionner, mais elles étaient d’une extrême lenteur par-dessus l’étendue des mers. Ils ne communiaient plus qu’en esprit.

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