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42. Les épis arrachés. Mai 31 ?

(Matthieu 12, 1-8). Marc 2, 23-28. Luc 6, 1-5.

En ce temps-là, Jésus vint à passer un jour de sabbat à travers des moissons. Ses disciples ayant faim, chemin faisant, se mirent à arracher des épis et à les manger après les avoir froissés dans leurs mains. Mais ce que voyant, quelques Pharisiens de lui dire : « Voilà que tes disciples font, pourquoi font-ils, pourquoi faites-vous ce qu’il n’est pas permis de faire le jour du sabbat ? »

Mais Jésus leur répondit : « Vous n’avez donc jamais lu ce que fit David lorsqu’il fut dans le besoin et qu’il eut faim, lui et ses compagnons ? Comment il entra dans la maison de Dieu au temps du grand prêtre Abiathar, prit les pains de proposition, en mangea et en donna aussi à ses compagnons, ces pains qu’il n’est permis de manger qu’aux seuls prêtres ? Comment ils mangèrent les pains de proposition qu’il ne lui était pas permis de manger ni à ses compagnons mais aux prêtres seuls ? 

« Ou encore n’avez-vous pas lu dans la Loi que, le jour du sabbat, les prêtres dans le Temple violent le sabbat sans être en faute ? Or, je vous le dis, il y a ici plus grand que le Temple. Et si vous aviez compris le sens de cette parole : C’est la miséricorde que je désire et non le sacrifice, vous n’auriez pas condamné des gens qui sont sans faute. »

Et il leur disait : « Le sabbat a été fait pour l’homme et non pas l’homme pour le sabbat ; en sorte que le Fils de l’homme est maître même du sabbat. »

Episode 42. Commentaire.

Mai 31, juste avant la moisson, dont la Pentecôte était la fête. Si la Pâque de cette année-là (le 14 Nisan) était le 26 mars, un lundi, comme on l’a calculée dans le commentaire de l’épisode 27, la Pentecôte, 50 jours après Pâque à compter du 16 Nisan, tombait cette année-là le 16 mai, un mercredi.

Autre péricope considérablement décalée dans le temps par Matthieu grec, le présumé diacre Philippe. Nos épisodes 42 (celui-ci), 43 et 44, correspondant à Mt 12, 1-21, sont refoulés plus loin encore que les quatre épisodes précédents, après la guérison d’une hémorroïsse et la résurrection de la fille de Jaïre, qui seront notre épisode 68.

Là encore, même phénomène. Bien que les trois épisodes soient déplacés dans le temps, Matthieu grec les laisse cependant à la suite l’un de l’autre, comme on les lit dans Marc. Il nous est facile, dans la synopse, de remettre le paquet de versets en parallèle de Marc et de Luc, et de les fondre ensuite dans la synthèse.

La règle du tiers, chère à la Théorie des deux sources, s’applique : quand deux synoptiques sont, dans l’ordonnance du récit, d’accord contre le troisième, Marc est toujours l’un des deux. Cela prouve qu’il est la source et le guide de la narration. Ce qui n’interdit aucunement que ses collègues ne puissent s’inspirer de sources autres, et indépendantes de Marc, pour le compléter. 

Certaines traductions autorisées de Marc, la Bible de Jérusalem dans son édition de 1998 par exemple, ont cru devoir comprendre que les disciples, et Jésus lui-même, non contents de cueillir quelques épis, et de les froisser dans leurs mains, se seraient permis de se frayer un chemin au milieu des blés quasi mûrs, un jour de sabbat. Autrement dit, ils se seraient mis  d’eux-mêmes à moissonner une portion du champ, le jour du sabbat ! Cela relève de la plus haute invraisemblance. Jésus lui-même, et ses amis, se seraient alors placés en infraction directe et grave du repos sabbatique. Les Pharisiens, pour l’heure, n’auraient pas manqué, non seulement de les critiquer, mais bien de les dénoncer, et de les faire arrêter. Ensuite, jamais les paysans du village concerné n’auraient toléré qu’on saccage ainsi leurs moissons. Ils seraient sortis avec des fusils pour chasser la bande de vandales, ou sinon avec des fusils, qui n’existaient pas encore, du moins avec des pierres. Et l’on pourrait presque dire que, dans cette éventualité, ils eussent été dans leur droit ! Jésus, et son équipe, violant ainsi délibérément le droit et la propriété privée, n’auraient eu rien à répliquer aux accusations portées contre eux. Ils n’auraient eu qu’à s’enfuir honteusement, en espérant qu’on ne les rattrape pas.

On n’avait trop le respect des moissons et du labeur d’autrui pour agir ainsi, sans parler de la Loi de Dieu qui s’appliquait à tous.

D’ailleurs, la propriété privée en Galilée, comme elle l’est encore aujourd’hui, était très morcelée. De multiples sentiers couraient à travers champs, sans qu’on eût besoin de capiller les récoltes. Comme il existait pour les vignes un droit de grappillage, une tolérance tacite de cueillir quelques épis était de mise, à la condition expresse de ne pas nuire aux récoltes. Cela s’observe toujours dans le monde paysan. Cela va même de soi. Un peu comme le droit de glanage qui, après le passage des moissonneurs, était laissé aux indigents. Il était même commandé par la Loi de laisser volontairement tomber quelques épis, dont bénéficiaient les familles pauvres. De même pour la vendange. On ne ratissait complètement pas la vigne. On laissait quelques grappes.

La polémique qui s’engage avec les Pharisiens soupçonneux ne porte que sur le fait de cueillir quelques épis, de les froisser, de souffler dessus, avant de manger les grains, en guise d’apéritif plus que de réelle nourriture.

Les disciples de Jésus n’ont pas été surpris en pleine infraction. Ils ont commis un geste quasi machinal et innocent. Jésus dans son sens inné de la probité n’hésite pas à les défendre. Dans le cas inverse, il les eût sévèrement blâmés.

C’est bien ainsi d’ailleurs que l’ont compris Matthieu grec et Luc qui copient Marc indépendamment l’un de l’autre.

Arthur Loth est intrigué par une expression de saint Luc, présente dans d’importants manuscrits : Alexandrinus, Codex Ephrem, Codex Bezae, un oncial du VIe siècle appartenant à la British Library, etc. « Il arriva, un jour de sabbat second premier, qu’il  traversait des moissons… » (Lc 6, 1). Si ce mot de sabbat ‘second premier’ n’est pas original, on ne s’explique pas pourquoi les copistes l’auraient ajouté. Par contre, si ce terme mystérieux est de la plume de Luc (ou de son stylet), on comprend facilement qu’il soit tombé du texte, dans certains manuscrits. (Théorie de la lectio difficilior.)

Pour Loth, on appelait premier sabbat le premier sabbat de chaque mois. Et par conséquent le sabbat ‘second premier’ désignait le premier sabbat du second mois lunaire, ce qui nous renverrait quelques semaines seulement après la Pâque de l’an 31, effectivement en pleine époque des moissons. Exactement le samedi 14 avril 31.

La Pâque de l’an 31 (14 Nisan) fut le lundi 26 mars.

Le premier sabbat de l’année fut le samedi 17 mars 31.

Le second ‘premier sabbat’ fut le samedi 14 avril 31.

Faut-il prendre au pied de la lettre l’expression de Luc ? Est-elle authentique dans les manuscrits invoqués ? D’où Luc tenait-il ce détail si précis qui n’est pas dans Marc ? L’interprétation d’Arthur Loth est-elle valide ? Autant de points d’interrogation qui laissent l’esprit en suspens. Il faut reconnaître la vraisemblance interne de l’information, si elle se confirmait. 

Nous laissons cependant l’épisode en mai 31 ; ce qui nous paraît plus naturel, dans la séquence de Marc, et dans la biographie de Jésus-Christ. Mais sans certitude.

En tout état de cause, cet incident se situe, dans Marc suivi par Luc, à une place tout à fait convenable dans la biographie de Jésus. Disons peu avant la Pentecôte de l’an 31, qui était la fête de la moisson. Par contre, cela se justifie beaucoup moins dans Matthieu grec qui a rejeté l’épisode jusqu’après la tempête apaisée, laquelle a dû survenir en hiver. Et avant la seconde visite à Nazareth de début 32, racontée seulement par Marc et par lui-même. On ne voit guère se profiler de moissons à ces périodes-là de l’année. En tout état de cause, la séquence de Marc, généralement suivie par Luc, reste de beaucoup la plus vraisemblable. On en a encore une preuve tangible ici. C’est bien Marc qui est premier.

Jésus profite de cette altercation avec les Pharisiens pour nous donner de longs enseignements sur le repos sabbatique. Il le fera encore dans l’épisode suivant, à propos d’une guérison le jour du sabbat. Les quatre évangiles canoniques, y compris donc celui de saint Jean, sont remplis de ces allusions que Jésus fait aux règles trop strictes et formalistes de la religion, imposées par les Pharisiens. Jésus est venu en libérer le peuple. Saint Paul de même en fera l’angle d’attaque de sa doctrine.

Jésus ne vient pas nous libérer du sabbat, mais bien remettre le sabbat au service de l’homme. Ce que le sabbat n’aurait jamais dû cesser d’être.

« Le sabbat a été fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat ; en sorte que le Fils de l’homme est maître même du sabbat. » (Mc 2, 27-28).

Jésus se pose, aux yeux des juifs, en législateur suprême ayant autorité pour interpréter de façon authentique la Torah de Dieu, et même pour changer ses prescriptions positives dans ce qu’elles avaient de caduc. Il le fait en tant que Messie et Yahvé lui-même. Saint Paul se basera sur ce principe pour affranchir les païens convertis de l’observance des règles mosaïques. Elles ne valaient que dans l’attente du jour de Yahvé.

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