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Or, un jour que, pressé par la foule qui écoutait la parole de Dieu, il se tenait sur les bords du lac de Gennésareth, il vit deux barques arrêtées sur les bords du lac ; les pécheurs en étaient descendus et lavaient leurs filets. Il montra dans l’une des barques, qui était à Simon, et pria celui-ci de s’éloigner un peu du rivage ; puis, s’asseyant, de la barque il enseignait les foules. Quand il eut fini de parler, il dit à Simon : « Avance en eau profonde, et lâchez vos filets pour la pêche. » Simon répondit : « Maître, nous avons peiné toute une nuit sans rien prendre, mais sur ta parole, je vais lâcher les filets. » L’ayant donc fait, ils prirent une grande quantité de poissons, et leurs filets ses rompaient. Ils firent signe alors à leurs associés qui étaient dans l’autre barque de venir à leur aide. Ceux-ci vinrent, et on remplit les deux barques, au point qu’elles enfonçaient. A cette vue, Simon-Pierre tomba aux genoux de Jésus, en disant : « Eloigne-toi de moi, Seigneur, car je suis un pécheur ! » La stupeur en effet l’avait saisi, lui et tous ceux qui étaient avec lui, à cause du coup de filet qu’ils venaient de faire ; de même Jacques et Jean, fils de Zébédée, les compagnons de Simon. Mais Jésus dit à Simon : « Rassure-toi ; désormais ce sont des hommes que tu prendras. » Alors, ramenant leurs barques à terre et laissant tout, ils le suivirent. |
Luc est seul ici. Beaucoup de commentateurs y voient un doublon de l’épisode 31, que justement Luc a omis, et qu’il aurait situé un peu plus tard, à sa fantaisie, pourrait-on dire. Dans cette hypothèse, l’on remettrait volontiers cet épisode en synopse de l’épisode 31 (appel des premiers disciples au bord de lac).
Pourtant d’autres commentateurs en font la remarque. Ils notent l’aspect très profondément pétrinien de ce récit, qui n’est pas dans Marc, porte-parole habituel de l’apôtre Pierre. Daniel-Rops s’exprime en ces termes, lui qui transfèrerait volontiers ici l’appel des premiers disciples sur le lac :
« Symbolique alors, seulement [cette scène] ? Tout au contraire. Comme elle donne l’impression d’avoir été notée sur le vif, et comme les détails y sont précis, concrets ! » (Jésus en son temps, page 222).
Il faut en prendre son parti. Luc, comme souvent Matthieu grec, a puisé à des sources particulières. Il a procédé à sa propre enquête en Palestine, dans les années 57 à 59, du temps qu’il accompagnait Paul. Il a, comme il l’affirme dans sa préface, interrogé les témoins oculaires, et pas seulement consulté les sources écrites. Il a certainement connu en personne l’apôtre Jean, comme nous le déduisons de ses chroniques sur l’enfance du Christ. Or l’apôtre Jean est ici directement nommé, aux côtés de Pierre. Le même Jean, dans son évangile, contera une autre pêche miraculeuse sur le même lac de Galilée, mais après la Résurrection, mettant en exergue le même Pierre, et son discret compagnon, Jean, fils de Zébédée.
Les deux pêches, en effet, se répondent : l’une au départ du ministère galiléen, l’autre à l’extrême fin, ou même dans le hors-d’œuvre. Toutes les deux pointent du doigt le primat ecclésial de Pierre. Elles sont néanmoins trop typées pour pouvoir être confondues, trop précises dans les circonstances alléguées, trop situées dans le temps.
Nous les laissons toutes les deux à leur place. C’est le plus obvie. Si nous voulions les confondre, nous n’aurions aucun critère pour discerner laquelle est le modèle, laquelle est la copie. Elles sont toutes les deux, dans leur dualité même, hautement et également vraisemblables. Si le Christ a vraiment opéré, dans sa puissance divine, une pêche miraculeuse, il a pu en perpétrer plusieurs ! Ce n’était pas de l’illusionnisme. Si l’on voudrait nier l’une, autant nier les deux, à la Renan.
Quand ils étaient à Capharnaüm, Pierre et Jean, et leurs frères respectifs, reprenaient volontiers le métier de pêcheur. Tout les y invitait, malgré l’appel précédent de Jésus, à le suivre. Ils le feront même après la Résurrection ! Tout les y invitait : d’abord l’incitation au travail en semaine, en dehors du sabbat réservé à Dieu. Dans mon enfance paysanne, c’était une honte, ressentie comme telle, de ne pas travailler en semaine. Comme c’était une honte de travailler le dimanche, en dehors des soins obligatoires pour les animaux. Et puis, il y avait les nécessités familiales. Le gagne-pain. La mission ne rapportait pas. Elle était gratuite.
Les quatre compagnons, donc, s’en vont à la pêche. De nuit, comme de bien entendu. A la lueur des falots. (André restera anonyme, mais il est suffisamment désigné par les pluriels des versets Lc 5, 5.6.7).
Le matin, ils rentrent, complètement bredouilles. Comme d’habitude, ils descendent de la barque et se mettent à laver leurs filets, avant de les ranger, ou plier. Mais que voient-ils ? La foule arrive à la suite de Jésus, et sans eux ! La popularité de Jésus ne faiblit pas. On accourt de toutes parts. On le presse de tous côtés, au point, presque, involontairement, de le repousser dans l’eau. Il fait signe à Simon qui s’empresse. Jésus monte dans la barque amie, et de là, sans façons, il enseigne les foules. Car la voix sur l’eau, tout le monde le sait, porte très loin. Il y a là un peuple immense. Il parle longuement, jusqu’à midi peut-être. Puis il renvoie les foules. Il est temps pour vous d’aller manger.
Mais alors, quelle idée ! Elle ne peut venir que d’un novice de la pêche : « Retournez au large, dit-il à Pierre, et jetez de nouveau les filets. » C’est qu’il a bien compris, à sa mine défaite, et lasse, qu’ils n’avaient rien pris de la nuit. « Mais, Maître, réplique le maître de pêche, vous n’y êtes pas ! Nous n’avons rien pris, mais rien du tout, de la nuit, et vous, vous voudriez qu’à midi passé…. » - « Allez-y, quand même ! » De confiance, il a entièrement confiance, il y va contre les usages, et contre la probabilité humaine.
Il retourne au large avec son frère André, et Jésus toujours embarqué. Ils jettent les filets. Jamais ils n’avaient vu une telle quantité de poissons ! A croire que le fretin voulait se suicider ! Les filets menacent de se rompre, et la barque d’enfoncer.
De loin, Jacques et Jean, ont observé la manœuvre, avec étonnement, ou peut-être avec scepticisme. On leur fait signe. On les appelle. Ils accourent, à force de rames. Ils ont du mal à sauver le butin. On emplit les deux barques, à la limite de la flottaison. Journée mémorable ! Pierre, au milieu du poisson, se met à genoux dans la barque. « Eloigne-toi de moi », dit-il, pénétré de sa propre indignité. Il en oublie que Jésus devrait marcher sur l’eau, pour s’éloigner ! « Je ne suis qu’un pécheur », sans accent circonflexe !
« Rassure-toi ; désormais ce sont des hommes que tu prendras. » (Lc 5, 10).
Ils abandonneront dès lors la pêche de nuit, et suivront Jésus dans ses randonnées de jour, et dans ses pêches à l’homme. La mission exigera le plein temps. Ils laisseront même leurs propres familles. La Providence veillera sur elles.
« Alors, ramenant leurs barques à terre et laissant tout, ils le suivirent. » (Lc 5, 11) Autrement dit, ils abandonnent le produit de leur pêche mirifique sur le rivage, dans les deux barques, pleines à ras bord ! Ce ne fut certainement pas perdu pour tout le monde. Les foules, dont débordait alors le village, ont dû en profiter. Et quelques voisins aussi. Il fallait bien cette surabondance exceptionnelle de la pêche pour approvisionner le marché local.