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32. A Capharnaüm guérison d’un démoniaque, dans la synagogue, le jour du sabbat.

Marc 1, 21-28. Luc 4, 33-37.

Ils pénètrent à Capharnaüm. Et dès le jour du sabbat, étant entré dans la synagogue, il se mit à enseigner. Et l’on était vivement frappé de son enseignement, car il enseignait en homme qui a autorité et non pas comme les scribes. Justement il y avait dans leur synagogue un homme possédé avec l’esprit d’un démon impur, qui se mit à vociférer d’une voix forte : « Ah ! que nous veux-tu, Jésus le Nazarénien ? Es-tu venu pour nous perdre ? Je sais qui tu es : le Saint de Dieu. » Mais Jésus le menaça : « Tais-toi, dit-il, et sors de cet homme. » Et le démon, l’esprit impur, le secouant violemment, le projetant à terre devant tout le monde, sortit de l’homme, en poussant un grand cri, sans lui faire aucun mal. La frayeur les saisit tous, de sorte qu’ils se demandaient les uns aux autres : « Qu’est-ce que cela ? Quelle parole ! Voilà un enseignement nouveau, donné d’autorité ! Il commande même avec autorité et puissance aux esprits impurs et ils lui obéissent ! Et ils sortent ! » Et sa renommée se répandit aussitôt de tous côtés dans toute la contrée de Galilée.

Episode 32. Commentaire.

Comme à Nazareth, Jésus sera victime d’un esclandre, et, comme un fait exprès, le jour du sabbat. C’est que les juifs de Galilée étaient particulièrement pieux, et observateurs scrupuleux du sabbat. Jésus donnait l’exemple et attendait tout le monde dans l’assemblée du village, une fois qu’ils étaient libérés des travaux serviles, y compris la pêche.

Matthieu grec, le diacre Philippe, saute à pieds joints cet épisode de Marc, alors que le Luc le conserve. Episode pourtant si caractéristique, et important dans la vie de Jésus, puisqu’il s’agit pratiquement de l’inauguration, le premier sabbat venu, de son ministère à Capharnaüm. Les commentateurs, les bibles, appellent volontiers cette journée, la journée inaugurale de Jésus. Elle l’est dans Marc. Elle connaîtra d’autres rebondissements.

On remarque que Matthieu grec, à partir des deux épisodes suivants (33 et 34), tout en reprenant le parallélisme avec le texte de Marc, introduira de grands bouleversements dans la séquence du même Marc, déplaçant, non seulement des épisodes, mais des groupes entiers d’épisodes, alors que Luc, lui, organe témoin, suivra fidèlement Marc, qui reste, évidemment le document-maître.

Ce phénomène s’observera, dans Matthieu grec, pendant toute la première partie du ministère galiléen de Jésus (avec cependant deux points de contact en Mt 4, 23-25 et Mt 5,1), jusqu’à la Tempête apaisée qui sera notre épisode 65 (loin dans l’avenir donc !). Mais à partir de là, autre phénomène curieux, Matthieu grec reprendra fidèlement la séquence (la suite, et pas seulement le parallélisme) de Marc, plus même que Luc, qui aura de grandes omissions, et ceci jusqu’à la fin authentique de Marc (verset Mc 16,8), y compris pour le récit de la Passion.

La conclusion s’impose. Matthieu grec, en bouleversant aussi profondément la chronologie de Marc, laquelle est suivie à peu près par Luc, a montré que, dans son évangile, il ne prétendait pas d’abord faire œuvre biographique. Quoique sommaire, Marc reste une biographie de Jésus, et Luc a voulu compléter cette biographie en intercalant en icelle l’évangile araméen de Matthieu (que les exégètes appellent la source Q). Matthieu grec au contraire, le diacre Philippe donc, dans son œuvre si fortement charpentée, a d’abord voulu composer, plus qu’une simple biographie de Jésus, une véritable dissertation, ou une véritable thèse, pour démontrer, grâce aux Ecritures, la messianité et la divinité de Jésus-Christ. Son discours s’adressait à deux publics radicalement opposés : les fidèles de Jésus-Christ, et leurs communautés, pour les conforter dans leur foi, les Pharisiens de la synagogue et tous les opposants, pour les réfuter. Dans cet ordre de pensée, la chronologie, la suite exacte des événements, avait une moindre importance. Matthieu grec, en ce sens-là, reste le moins historique de nos évangiles canoniques. Tout au moins en ce qui regarde la chronologie relative des faits. C’est pourquoi dans cette synopse, et dans la synthèse, nous suivons préférentiellement l’ordre de Marc, ou, en son absence, l’ordre de Luc.

Tout ce qu’on peut dire à propos de l’épisode en cours, la guérison d’un démoniaque dans la synagogue de Capharnaüm, c’est qu’il n’a pas trouvé place dans le schéma de Matthieu grec.

Venons-en à la synthèse elle-même de cet épisode : la combinaison, ici, de Marc et de Luc, en l’absence de Matthieu.

On voit que Luc se contente de paraphraser librement la prose si vivante de Marc. Il lui ajoute quelques notations secondaires, mais sans importance biographique. Plutôt des gloses de style.

Notons-le une fois pour toutes, au passage : si les évangiles, dans certaines pages, se ressemblent si étroitement, il faut bien que l’un d’eux ait servi de modèle. Ce modèle ne peut être que Marc ou, en son absence, l’évangile original de Matthieu traduit de l’araméen. La Théorie des deux sources se confirme à chaque instant, et fournit seule la clef du problème.

Quant au récit de Marc, il est si pittoresque, ici, et dans les épisodes qui vont suivre, en particulier dans cette journée inaugurale, qu’on croirait entendre un témoin oculaire. Mais il l’est, à travers Pierre, dont il note fidèlement la relation. Daniel-Rops, commentant justement cette journée, l’observe excellemment, en ces termes : « Saint Marc surtout les rapporte [ces incidents], avec tant de précision qu’on croit lire, dans son texte, un souvenir direct de son maître Simon-Pierre, l’inspirateur, sans doute de son évangile. » (Jésus en son temps, page 219). On ne saurait mieux dire.

« Ils pénètrent à Capharnaüm » nous dit Marc (1, 21), car c’est la première fois qu’il parle de cette ville dans son évangile. Jésus, et ses nouveaux disciples recrutés sur la grève du lac, commencent leur office de prédication. Ils le font, bien sûr, à l’occasion du sabbat, dans la synagogue. On remarque que Jésus, d’après l’évangile, prend lui-même la parole, d’autorité, sans même demander l’aval du chef de synagogue, qui n’est pas nommé. Il est chez lui, et il enseigne en maître. C’est ce qui frappe, d’abord, les auditeurs.

Cette synagogue de Capharnaüm, d’ailleurs, lui sera plutôt favorable. C’est là qu’il prononcera, plus tard, le discours sur le pain de vie (cf. Jn 6, 26-66). Et Jésus guérira un jour le serviteur d’un centurion de Capharnaüm, qui avait aidé à la construction de cette synagogue (cf. Lc 7, 1-10). Jaïre, un chef de synagogue, dont le lieu de résidence n’est pas nommé (cf. Mc 5, 22),  n’était-il pas celui de Capharnaüm ? Jésus ressuscitera sa fille.

« Il les enseignait en homme qui a autorité, et non pas comme les scribes. » (Mc 1, 22). Dommage, au passage, que Marc, ou Pierre, ne se soit pas souvenu de la teneur de ce discours, sans doute long. Mais, comme le plus souvent, ils s’en tiennent aux détails pittoresques. Les scribes et les Pharisiens, en effet, qui dominaient les synagogues, même en Galilée, n’étaient pas prêtres, et ne disposaient d’aucune autorité pour interpréter les Ecritures. Ils ne faisaient que les commenter, un peu laborieusement (comme je le fais moi-même), à l’aide de références, ou de citations plus ou moins appropriées, ou de rapprochements avec d’autres passages bibliques, souvent artificiels. Ils rapetissaient les Ecritures, à la mesure de leur esprit, plutôt qu’ils n’en faisaient une nourriture substantielle pour le peuple.

D’où la surprise des premiers auditeurs de Jésus.

Les scribes, les lettrés, (grammateis, en grec) exerçaient cependant une fonction essentielle, qu’on oublie souvent de mentionner : c’est eux, en effet, qui recopiaient sans cesse, et minutieusement, les manuscrits bibliques sur des rouleaux de parchemin. Les supports du texte, bien entendu, étaient fragiles. Ils finissaient par s’user. Il fallait sans cesse les renouveler. C’est aux scribes que nous devons la conservation des textes sacrés de l’Ancienne Alliance : Torah et prophètes. Tous les scribes, d’ailleurs, n’étaient pas Pharisiens.

Exceptionnellement, des prêtres du Temple de Jérusalem pouvaient être scribes, et secrétaires officiels de la Loi, si l’on s’en tient à l’exemple d’Esdras, qui joua un si grand rôle, au retour d’exil. Ils en tiraient surtout des commandements pour la vie pratique, des règles du culte et des mœurs.

Mais voilà que, comme à Nazareth d’après Luc, le sermon de Jésus est interrompu par un incident dramatique. Un possédé est dans l’assistance. Comme se fait-il qu’il ne fût pas enfermé à l’asile d’aliénés ? Mais en ce temps-là, on vivait à la bonne franquette, valides et invalides mêlés, normaux ou anormaux. On n’était pas ségrégationniste, sauf à l’égard des lépreux, ou des autres contagieux, bien sûr, et ceci par mesure de prophylaxie. Pour ceux-là d’ailleurs, on était inexorable : hors de la société.

Le possédé d’un démon se rebiffe. Il hurle dans l’assistance. Il ne peut supporter l’ascendant moral de Jésus. Il se met à vociférer. Il monte sur son banc, au grand effroi de tous. « Que nous veux-tu, Jésus le Nazarénien ? », comme s’il parlait au nom de tous les démons de l’enfer. « Je sais qui tu es : le Saint de Dieu. » (Mc 1, 24).

« Jésus le Nazarénien », l’appellation est typique. Marc la donne alors qu’il vient juste de mentionner l’origine nazaréenne de Jésus (cf. Mc 1, 9). Luc, lui, l’a justifiée en racontant l’enfance de Jésus à Nazareth et, juste avant, la première visite de Jésus dans la bourgade de son enfance. Ce sobriquet collera décidemment à la personne de Jésus.

« Le Saint de Dieu », expression mystérieuse, mais qui fait contraste avec l’impureté du démon qui parle. Il ne fait pas de doute, d’après les pseudépigraphes, le Livre d’Hénoch, le Testament des douze patriarches (très lus au début de notre ère, et qu’on ne distinguait guère des textes proprement bibliques), que le Saint, ou le Grand Saint, ne désigne Yahvé lui-même, mais qui devait venir à la fin des temps, sous forme humaine, pour juger le monde. Dans Marc et dans Luc, « le Saint de Dieu » est une dittographie, pour dire Dieu lui-même, ou Yahvé lui-même. C’est comme si le démon disait : «Tu es Dieu. » Pas étonnant que Jésus le fasse taire !

C’est ici que commence, principalement dans Marc, ce qu’on a appelé le secret messianique, mais qui, en réalité, n’est pas un secret, car Marc, dès son titre, a annoncé la couleur : « Evangile de Jésus-Christ, Fils de Dieu. » C’est un simple suspens, à l’usage des auditeurs ordinaires de Jésus, mais dont le lecteur de l’évangile n’est pas dupe. Il est vrai que l’on comprend la réserve de Jésus à se voir proclamé Dieu, dès l’entrée.

Dans Luc, d’ailleurs, comme souvent, l’expression est amenée, car dans le récit de l’Annonciation, déjà, Jésus était nommément désigné comme saint, et comme Dieu : « L’être saint qui naîtra de toi sera appelé Fils de Dieu. » (Lc 1, 35).

Mais Jésus, dans la synagogue, ordonne souverainement, dans la pleine possession de sa puissance divine : « Tais-toi, dit-il, et sors de lui. » (Mc 1, 25 ; Lc 4, 35). Seul Dieu peut gouverner les enfers. Le règne de Dieu commence, puisque les démons sont expulsés.

Le démon, en sortant, le secoua violemment. Luc surenchérit en disant qu’il le projeta à terre devant tout le monde, mais sans lui faire aucun mal. Le démon poussa un grand cri, et s’enfuit.

On comprend l’effarement des paisibles pratiquants de Capharnaüm. C’est comme si les murs de leur petite synagogue avaient tremblé. Et la renommée de Jésus, notent les évangélistes, gagna aussitôt toute la Galilée. On l’admet sans peine.

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