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Près de la croix de Jésus se tenaient sa mère, la sœur de sa mère, Marie, femme de Clopas, et Marie de Magdala. Voyant sa mère et près d’elle le disciple qu’il aimait, Jésus dit à sa mère : « Femme, voici ton fils. » Puis il dit au disciple : « Voici ta mère. » A partir de cette heure, le disciple la prit chez lui. Et vers la neuvième heure, Jésus clama en un grand cri : « Eli, Eli, lema sabachthani. » « Elôï, Elôï, lama sabachtani. » Ce qui signifie : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Certains des assistants, certains de ceux qui se trouvaient là, dirent en l’entendant : « Voilà qu’il appelle Elie, celui-ci ! » Puis, sachant que tout était achevé désormais, Jésus dit, pour que toute l’Ecriture s’accomplît : « J’ai soif. » Aussitôt quelqu’un courut tremper une éponge dans du vinaigre. Un vase était là, plein de vinaigre. Prenant donc une éponge imbibée de ce vinaigre parfumé à l’hysope, et l’ayant mise au bout d’un roseau, on l’approcha de sa bouche. Il lui donnait à boire en disant : « Attendez voir si Elie va venir le descendre ! » Les autres lui dirent : « Attends que nous voyions si Elie va venir le sauver ! » Quand Jésus eut pris le vinaigre, il dit : « Tout est achevé. » Le rideau du Temple se déchira par le milieu et Jésus, poussant de nouveau un grand cri, dit : « Père, je remets mon esprit entre tes mains. » Et, se disant, il expira ; il baissa la tête et remit son esprit. |
L’heure de la rédemption approche. L’atroce agonie de Jésus se prolonge. Jean seul nous rend compte de l’entrevue pathétique de Jésus avec sa sainte mère. Les synoptiques mentionneront, après la mort de Jésus, la présence des saintes femmes, et des amis de Jésus, au Calvaire (notre épisode suivant). Elle était donc là, la vaillante femme ! Dans Jean, on n’avait plus entendu parler d’elle depuis Cana. C’est-à-dire, chronologiquement, depuis plus de trois ans, puisque les noces de Cana étaient antérieures à la première Pâque de la vie publique de Jésus.
Les synoptiques n’avaient parlé d’elle qu’épisodiquement, au cours de la vie publique. Au moment de la démarche des parents de Jésus à Capharnaüm (notre épisode 56). Ou encore pour la visite de Jésus à Nazareth (notre épisode 72). La présence de Marie, au Calvaire, n’est pas signalée par les synoptiques.
A la faveur de l’obscurité, qui s’est soudain abattue sur la terre, la surveillance autour de la croix a dû se relâcher. Les amis de Jésus ont pu s’approcher. Près de la croix de Jésus, donc, se tenaient les trois Maries. La mère de Jésus. La sœur de sa mère, ou plutôt la belle-sœur de sa mère, Marie femme de Clopas, lui-même frère de Joseph, le père adoptif de Jésus. Cette Marie était la mère de ceux qu’on appelle les ‘frères de Jésus’ : Jacques le mineur, apôtre et futur évêque de Jérusalem, José qui n’est pas apôtre, Simon et Jude, qui font partie des Douze. Enfin la troisième Marie, Marie de Magdala, fidèle entre les fidèles, de laquelle était sortis sept démons, selon Marc (16, 9) et Luc (8, 2). Les quatre évangélistes la désigneront comme le premier témoin de la Résurrection. Jean, l’apôtre et futur évangéliste, se tenait avec les saintes femmes.
Pour bien comprendre la scène qui va suivre, il faut avoir à l’esprit que Salomé, la propre mère de Jean, était présente elle aussi au Calvaire selon Marc (15, 40) et Matthieu (27, 56). Jésus, en mourant, confie toute l’humanité à Marie, sa mère, en la personne de Jean : « Femme, voici ton fils. » (Jn 19, 26). Si elle est la mère de Jean, c’est bien qu’elle est la mère de tous les hommes. En retour, Jésus confie sa mère, comme un legs, à son disciple préféré, Jean : « Voici ta mère. » (19, 27). Une femme, dans l’Israël ancien, devait avoir un tuteur. Jacques le majeur, l’un des fils de Zébédée, aura la garde de sa mère Salomé. Jean, quant à lui, aura la garde de Marie mère du Christ. « A partir de cette heure, le disciple la prit chez lui. » (Id.) Une ancienne tradition veut que saint Jean l’ait emmenée à Ephèse, en Asie mineure.
Arrive la neuvième heure. L’heure de la Rédemption ! Jésus est en croix depuis près de six heures maintenant. Marc et Matthieu seuls (Marc imité par Matthieu) font pousser à Jésus un grand cri, une exclamation, qui n’est autre que le début du psaume 22 (ce même psaume que saint Jean citait tout à l’heure à propos du partage des vêtements : notre épisode 224). « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Ps 22, 2). On remarque que le psalmiste utilise en cet endroit le nom commun de Dieu, en langue sémitique, El, ou ses dérivés. Et non pas le nom propre de Dieu révélé à Moïse, à l’Horeb : Yahvé (cf. Ex 3, 15). Le psaume est cité, non pas en hébreu, mais dans l’interprétation targumique, ou araméenne, qui se lisait dans les synagogues.
Marc a pour sa part noté : « Elôï, Elôï, lama sabachthani. » (Mc 15, 34). C’est la prononciation que l’apôtre Pierre avait en mémoire, telle qu’on la lui avait rapportée. Matthieu a légèrement rectifié : « Eli, Eli, lema sabachtani. » (Mt 27, 46), prononciation plus proche, sans doute, de celle du Targum, que le diacre Philippe connaissait. En tout cas, aucun doute ne peut subsister sur le sens de cette phrase que Marc, comme Matthieu, prennent le soin de nous traduire en bon grec.
Le grand cri lui-même est étonnant, comme le fait remarquer Daniel-Rops (page 554), car la crucifixion paralyse la cage thoracique, et serre la gorge. Mais c’est dans un effort surhumain que le Sauveur l’a jeté, pour marquer sa détresse, en même temps que sa confiance en Dieu. Car la suite du psaume exprime la confiance invincible au sein même de la plus grande angoisse.
Jésus poussera de nouveau un grand cri, au moment d’expirer (cf. Mt 27, 50 ; Mc 15, 37 ; et même Lc 23, 46). Ce sont ces manifestations extraordinaires, au cours d’une agonie sur la croix, qui impressionnent le centurion présent, et lui feront prononcer son acte de foi après la mort de Jésus.
Certains des assistants, toujours d’après Matthieu (27, 47) et Marc (15, 35), font un quiproquo avec ce mot d’‘Eli’ ou d’‘Elôï’. Tiens ! Voilà qu’il appelle Elie, le prophète. Sans doute ne sont-ils pas juifs, et ne comprennent-ils pas l’araméen.
A ce point du récit intervient Jean. Jésus dit, d’après Jean : « J’ai soif. » (Jn 19, 28). On comprend certes que l’abondante perte de sang aboutisse à une déshydratation prononcée. Jésus meurt, littéralement, de soif. C’est la seule plainte que Jésus ait laissé échapper durant son supplice, à part le cri de détresse vers Dieu. Mais cette soif, en cet instant suprême, exprime bien plus qu’un besoin physiologique. Jésus a soif du salut du genre humain tout entier, depuis Adam jusqu’au dernier homme de l’avenir. C’est une soif d’aimer. En même temps, il appelle à l’aide, à travers le récit de ses biographes, toutes les âmes de bonne volonté pour qu’elles sauvent le monde avec lui, au moins par le vœu et par la prière, peut-être aussi en acceptant leurs ‘croix’.
C’est par ce cri de « J’ai soif », rapporté par le seul Jean, que l’on comprend la réaction de l’entourage, mentionnée non seulement par Jean, mais encore par Marc (15, 36) et Matthieu (27, 48-49). Un volontaire pris de pitié se précipite (enfin un geste d’humanité de la part des bourreaux).
« Un vase était là, plein de vinaigre » explique Jean (19, 29). Ce vinaigre était la posca, la boisson acidulée des soldats. Luc en avait déjà parlé tout à l’heure, au début de l’agonie de Jésus (notre épisode 224) : avant les ténèbres, survenues à midi. Alors, c’était pour se moquer de lui. Maintenant, on discerne un sentiment d’humanité, même s’il est encore mêlé à des railleries.
Le soldat prend donc une éponge imbibée « de ce vinaigre parfumé à l’hysope » (Jn 19, 29). Cette hysope, mentionnée par Jean, a beaucoup intrigué les traducteurs, comme les exégètes. On a compris que le soldat aurait fixé l’éponge à une branche d’hysope, alors que Marc (15, 36) et Matthieu (27, 48) parlent, avec beaucoup plus de vraisemblance, d’un roseau.
L’hysope est une plante condimentaire qui sert à aromatiser les crudités et les salades. Elle entre aussi dans la composition de certaines liqueurs, du pastis, de l’eau de mélisse, de l’absinthe suisse. C’est un des éléments essentiels de l’élixir de la Grande Chartreuse, de la Bénédictine.
Il est évident que Jean a voulu parler d’un vinaigre aromatisé, ou parfumé, à l’hysope. Et non pas d’une branche d’hysope qui aurait servi de support. La branche d’hysope, bien trop flexible et ramifiée, ne saurait soulever une éponge imbibée de liquide, ni même s’adapter à elle. Par ailleurs le texte de Jean, ainsi compris, serait incompatible, dans la synthèse, avec le texte des synoptiques (Matthieu et Marc) qui nomment sans équivoque un roseau.
Le verset de saint Jean doit se traduire littéralement ainsi : « Un vase gisait là, plein de vinaigre ; saisissant donc une éponge pleine de ce vinaigre à l’hysope, ils la présentèrent à sa bouche. » (Jn 19, 29). Ce qui s’accorde fort bien, dans la synthèse, avec Matthieu et Marc disant qu’ils fixèrent l’éponge à un roseau.
D’après Marc le soldat compatissant, ou ses acolytes d’après Matthieu, continuent de se moquer de Jésus. Ils prolongent le calembour au sujet d’Elie. « Attendez voir si Elie va venir le descendre ! » dit le soldat dans Marc (15, 36). « Attends que nous voyions si Elie va venir le sauver ! » lui répliquent ses collègues d’après Matthieu (27, 49). C’est dans ce mélange confus de compassion naissante, de trivialité ou de méchanceté, que la mort de Jésus va survenir.
« Quand Jésus eut pris le vinaigre, il dit : ‘Tout est achevé’ » nous dit Jean (19, 30), témoin oculaire. Consummatum est ! Jésus a chevé de boire la coupe que lui présentait le Père. Luc nous dit par anticipation : « Le rideau du Temple se déchira par le milieu. » (Lc 23, 45). Ce que Marc (15, 38) et Matthieu (27, 51) reportent immédiatement après la mort du Christ (notre prochain épisode 227). C’est un effet de ces manifestations telluriques dont Matthieu grec (le diacre Philippe) nous entretiendra plus longuement. On discute pour savoir si ce fut le rideau du Saint, ou le rideau du Saint des Saints (le Débir), qui se déchira ainsi par le milieu.
Par là, était marqué symboliquement que Dieu quittait son Temple, qu’il n’habiterait plus désormais dans une demeure faite de main d’homme, mais qu’il résidait désormais dans le Christ, et dans son Eglise, nouveau Temple et Temple spirituel.
« Or Jésus, jetant un grand cri, expira » selon Marc (15, 37). Selon Matthieu : « Or Jésus, poussant de nouveau un grand cri, rendit l’esprit. » (Mt 27, 50). Mais selon Luc : « Jésus dit en un grand cri : ‘Père, je remets mon esprit entre tes mains’. Et, ce disant, il expira. » (Lc 23, 46). Luc est donc seul à nous rapporter la teneur de ce grand cri. Citation du psaume 31, précédée d’une invocation au Père. La prière du psaume 31 est celle du croyant dans l’épreuve : « En tes mains je remets mon esprit, c’est toi qui me rachètes, Yahvé. » (Ps 31, 6). C’est un cri de confiance et d’abandon. Selon Jean : « Il baissa la tête et remit son esprit. » (Jn 19, 30). Sur le Saint-Suaire de Turin, on observe que la tête, fixée par la rigueur cadavérique, fait un angle de 70° avec le reste du corps. La tête est penchée de 20° sur la droite. Il remit son esprit, c’est-à-dire son âme.
Il était trois heures de l’après-midi. En ce moment commençaient théoriquement au Temple les cérémonies de célébration de la Pâque juive. Les agneaux, qui seraient consommés dès la tombée de la nuit, étaient égorgés par milliers. A cette même heure, Jésus, le véritable agneau pascal, offrait sur le Golgotha l’oblation sainte et sans tache. « Car notre pâque, le Christ, a été immolée. » (1 Co 5, 7).