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Cependant Pierre était assis dehors, en bas dans la cour. Arrive une des servantes du grand prêtre. Voyant Pierre, assis, qui se chauffait près de la flambée, elle s’approcha, le dévisagea et lui dit : « Toi aussi, tu étais avec le Nazarénien, avec Jésus le Galiléen. Celui-là aussi était avec lui ! » Ils lui dirent : « N’es-tu pas toi aussi de ses disciples ? » Mais lui nia devant tout le monde en disant : « Je n’en suis pas ! Femme, je ne sais pas, je ne comprends pas ce que tu veux dire. Je ne le connais pas. » Peu après, un autre l’ayant vu, déclara : « Toi aussi, tu en es ! » Mais Pierre répondit : « Mon ami, je n’en suis pas ! » Puis il se retira dehors vers le vestibule, vers le porche. La servante l’ayant vu recommença à dire aux assistants : « En voilà un qui en est ! » Une autre l’aperçut et dit aux gens qui étaient là : « En voilà un qui était avec Jésus le Nazaréen ! » Mais, de nouveau, il le nia avec serment : « Je ne connais pas cet homme. » Un moment après, environ une heure plus tard, un autre soutenait avec insistance : « Sûrement celui-là aussi était avec lui et d’ailleurs il est Galiléen. » A leur tour, ceux qui se trouvaient là s’approchèrent et dirent à Pierre : « Sûrement, toi aussi, tu en es : et d’ailleurs ton langage te trahit, tu es Galiléen ! » Un des serviteurs du grand prêtre, parent de celui à qui Pierre avait tranché l’oreille, reprit : « Ne t’ai-je pas vu dans le Jardin avec lui ? » Pierre nia encore : « Mon ami, dit Pierre, je ne sais pas ce que tu dis. » Alors il se mit à jurer avec force imprécations : « Je ne connais pas cet homme dont vous parlez. » Et aussitôt, au même instant comme il parlait encore, pour la seconde fois le coq chanta, et le Seigneur se retournant fixa son regard sur Pierre. Pierre alors se ressouvint de la parole que Jésus, le Seigneur, lui avait dite : « Avant que le coq chante aujourd’hui deux fois, tu m’auras renié trois fois. » Et il éclata en sanglots. Sortant dehors, il pleura amèrement. |
Les quatre évangiles redeviennent pleinement synoptiques pour nous raconter les reniements répétés de ce pauvre apôtre Pierre. Ces reniements sont annoncés largement, en prolepse, pendant la Sainte Cène (notre épisode 205) ou juste après : pendant le trajet du Cénacle à Gethsémani (notre épisode 206). Ce fut un des thèmes les plus constants de la catéchèse antique. Et on le doit à l’apôtre Pierre lui-même qui a longuement raconté ses défaillances devant ses auditoires, et devant Marc son interprète fidèle. Marc a été imité par Matthieu grec et Luc. Et Jean, l’ami longtemps inséparable de Pierre, loin de l’exonérer, n’a fait que confirmer les dires de la tradition. On a là un bel exemple de l’humilité apostolique. On a là aussi un bel indice de la sincérité irrécusable qui a présidé à tous ces reportages évangéliques.
Les quatre récits s’imbriquent merveilleusement dans la synthèse, de la façon la plus naturelle, comme on peut le constater aisément en la relisant avec attention.
Cependant, il faut l’avouer d’emblée, une petite difficulté surgit, qui a fort intrigué les exégètes depuis même saint Augustin ou peut-être antérieurement. Si l’on compte bien tous les reniements dont s’est rendu coupable ce pauvre apôtre Pierre durant cette nuit tragique (aurions-nous mieux fait à sa place ?), on parvient facilement à un total d’au moins cinq, au lieu des trois qui nous sont annoncés. Une erreur se serait-elle glissée quelque part ? Ou ne faut-il pas prendre toutes ces expressions à la lettre, et les entendre seulement comme des approximations ?
Cependant la tradition sur ce point est trop ferme, les prédictions répétées de Jésus-Christ lui-même (cf. Mt 26, 34 ; Mc 14, 30 ; Lc 22, 34 ; Jn 13, 38), et réaffirmées, en leur propre nom, par les évangélistes (Mt 26, 75 ; Mc 14, 72 ; Lc 22, 61), sont trop nettes. En outre, le plan établi par saint Marc, suivi par Matthieu et partiellement par Luc, est trop précis : il faut qu’on essaie de regrouper en trois sections seulement, ou trois actes, les divers reniements de Pierre. La synthèse s’y prête, sans trop forcer les textes. La reconstitution des faits qu’elle nous donne semble plausible. On rappelle ici que la synthèse fond ensemble les quatre récits sans aucune interversion des versets, ou même des mots, sauf si c’est indiqué dans l’en-tête de l’épisode : ce qui n’est pas le cas ici. On peut donc lire les quatre évangiles à la suite dans leur teneur complète.
Reprenons le schéma tel que suggéré par Marc. Nous ne ferons que suivre la synthèse pas à pas, ce qui peut se vérifier aisément. Toutefois nous sommes obligés de revenir un peu en arrière, à l’épisode 209 : Comparution devant Anne, de nuit.
Premier reniement. (Mc 14, 66-68a). Le reniement auprès de la flambée. (Cf. Mt 26, 69-70 ; Lc 22, 56-58 ; Jn 18, 17 et 18, 25b).
Nous suggérons que le reniement relaté par Jean dès la comparution de Jésus devant Anne (cf. Jn 18, 17) fait partie du premier reniement du schéma de Marc. En effet, Marc ne raconte pas la comparution devant Anne, mais nous sommes pourtant dans la même cour, devant la même flambée de bois. C’est la même servante qui a introduit Pierre à la demande du disciple anonyme, d’après Jean, qui interpelle Pierre devant le feu de bois selon Matthieu, Marc et Luc : « Toi aussi, tu étais avec le Nazarénien, avec Jésus. » (Mc 14, 67). Et, d’après Jean, les témoins font chorus : « Ils lui dirent : ‘N’es-tu pas toi aussi de ses disciples ?’ ». (Jn 18, 25b). Mais Pierre nie devant tout le monde : « Je n’en suis pas. » (Id.). « Femme, je ne le connais pas. » (Lc 22, 57). « Je ne sais pas, je ne comprends pas ce que tu veux dire. » (Mc 14, 68a). « Je ne sais pas ce que tu veux dire. » (Mt 26, 70). Premier reniement.
Luc ajoute même : « Peu après, un autre, l’ayant vu, déclara : ‘Toi aussi, tu en es !’ Mais Pierre répondit : ‘Mon ami, je n’en suis pas.’ » (Lc 22, 58). En raison du « Peu après », nous regroupons ce reniement avec celui auprès de la flambée. Il n’en est qu’une suite, ou une retombée.
Deuxième reniement. (Mc 14, 68b-70a). Reniement vers le vestibule. (Cf. Mt 26, 71-72).
Pierre se retire vers le vestibule d’après Marc, vers le porche d’après Matthieu. De nouveau il est interpellé par la même servante d’après Marc, ou par une autre, d’après Matthieu : « En voilà un qui en est ! » (Mc 14, 69). « En voilà un qui était avec Jésus le Nazaréen. » (Mt 26, 71). Mais Pierre nie avec serment : « Je ne connais pas cet homme. » (Mt 26, 72). Deuxième reniement.
Ce deuxième reniement, en fait, n’est raconté que par Marc et Matthieu grec.
Troisième reniement. (Mc 14, 70b-72). Environ une heure plus tard d’après Luc. (Cf. Mt 26, 73-75 ; Lc 22, 59-62 ; Jn 18, 26-27).
« Un moment après » d’après Matthieu (26, 73) et Marc (14, 70b). « Environ une heure plus tard » d’après Luc (22, 59). C’est le sommet des reniements, le reniement décisif, juste avant le chant du coq, donc vers 4 heures et demie du matin, en ce premier avril 33. Ce sont des hommes, cette fois, qui interpellent Pierre. « Sûrement, celui-là aussi était avec lui, et d’ailleurs il est Galiléen ! » (Lc 22, 59). « Sûrement tu en es ; et d’ailleurs tu es Galiléen. » (Mc 14, 70b). Matthieu renchérit : « Sûrement, toi aussi, tu en es : et d’ailleurs ton langage te trahit. » (Mt 26, 73).
Les exégètes hébraïsants, ou aramaïsants, de nous expliquer que les Galiléens avaient tendance à adoucir certaines gutturales caractéristiques des idiomes sémitiques, ou à changer certaines voyelles, ce qui amenait d’amusants quiproquos : hamor (âne) pour hamar (vin), ou camar (laine), ou ’immar (agneau), etc.
Avec ce troisième reniement, nous regroupons celui signalé par saint Jean, juste avant le chant du coq : « Un des serviteurs du grand prêtre, parent de celui à qui Pierre avait tranché l’oreille, reprit : ‘Ne t’ai-je pas vu dans le jardin avec lui ?’» (Jn 18, 26). Manifestement ce serviteur fait partie du même chorus qui entoure Pierre, alors que l’aube du jour approche.
« Pierre nia encore. » (Jn 18, 27). « Mon ami, dit Pierre, je ne sais pas ce que tu dis. » (Lc 22, 60). Et d’après Marc (14, 71) imité par Matthieu grec (26, 74) : « Alors il se mit à jurer avec force imprécations : ‘Je ne connais pas cet homme dont vous parlez.’ »
Troisième reniement. Mais c’est aussi le dénouement. Au même instant, comme il parlait encore, le coq chanta, selon les quatre évangélistes, mais Marc seul précise : « Pour la seconde fois » (Mc 14, 72). Car c’est Marc seul qui fait dire au Christ : « Avant que le coq chante deux fois, tu m’auras renié trois fois. » (Mc 14, 30.72).
Mais le véritable coup de théâtre de cette nuit mouvementée nous est donné par Luc seul : « Et le Seigneur, se retournant, fixa son regard sur Pierre. Pierre alors se souvint de la parole du Seigneur. » (Lc 22, 61). Evidemment, le Christ a traversé la cour, toujours lié, les mains devant le corps, à la mode juive. Sans doute était-il transféré vers le cachot, en attendant la séance du matin, où il devait subir son jugement définitif. Déjà, il était tout couvert d’ecchymoses. Son regard croisa un instant celui de Pierre, qui était ainsi surpris dans ses dénégations désespérées.
Voilà l’homme-Dieu, et voilà le premier pape.
Alors Pierre n’y tint plus. « Et il éclata en sanglots. » (Mc 14, 72). Matthieu grec et Luc ont tous deux la même formule : « Et, sortant dehors, il pleura amèrement. » (Mt 26, 75 ; Lc 22, 62). Rare coïncidence, qui suppose une concertation.
Evidemment, les regroupements que nous avons opérés dans l’énumération des divers reniements de Pierre peuvent paraître un peu artificiels. En fait, chacun des évangélistes avait en tête le chiffre trois en rédigeant sa copie. Mais seul Matthieu grec a suivi à la lettre le schéma de Marc avec ses trois reniements : celui devant la flambée, celui dans le vestibule et celui d’un moment après. Luc a dédoublé le reniement devant le feu, mais omis celui dans le vestibule. Jean, lui, a un reniement préliminaire quand la concierge introduit Pierre. Il a le reniement devant la flambée, mais il omet aussi le reniement dans le vestibule. Et pour le reniement final, il signale qu’intervient un parent de Malchus, l’homme à l’oreille coupée. Mais peu importe. En réalité la synthèse donne une image très plausible de la vérité historique, telle qu’elle a dû, en fait, se produire. Pierre a dû bafouiller et réitérer ses démentis, avec un crescendo sensible. Au deuxième chant du coq, il avait largement renié trois fois son Maître.