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Le lendemain, Jean se tenait encore là avec deux de ses disciples. Fixant les yeux sur Jésus qui passait, il dit : « Voici l’Agneau de Dieu. » Les deux disciples, l’entendant parler ainsi, suivirent Jésus. Jésus se retourna et vit qu’ils le suivaient. Il leur dit : « Que voulez-vous ? » Ils lui répondirent : « Rabbi, -- ce mot signifie Maître -- où demeures-tu ? » -- « Venez et voyez », leur dit-il. Ils allèrent donc et virent où il demeurait et ils restèrent auprès de lui ce jour-là. C’était environ la dixième heure. André, le frère de Simon-Pierre, était l’un des deux qui avaient entendu les paroles de Jean et suivi Jésus. Il rencontre au lever du jour son frère Simon et lui dit : « Nous avons trouvé le Messie » -- c’est-à-dire le Christ. Il l’amena à Jésus. Jésus le regarda et dit : « Tu es Simon, le fils de Jean ; tu t’appelleras Céphas » -- ce qui veut dire Pierre. Le lendemain, Jésus se proposait de partir pour la Galilée ; il rencontre Philippe et lui dit : « Suis-moi ! » Philippe était de Bethsaïde, la ville d’André et de Pierre. Philippe rencontre Nathanaël et lui dit : « Celui dont il est parlé dans la Loi de Moïse et dans les prophètes, nous l’avons trouvé ! C’est Jésus, le fils de Joseph, de Nazareth. » -- « De Nazareth, lui répondit Nathanaël, peut-il sortir quelque chose de bon ? » -- « Viens et vois », lui dit Philippe. Jésus vit venir Nathanaël et dit de lui : « Voici un véritable Israélite, un homme sans artifice. » -- « D’où me connais-tu ? » lui dit Nathanaël. -- « Avant que Philippe t’appelât, reprit Jésus, quand tu étais sous le figuier, je t’ai vu. » Nathanaël lui répondit : « Rabbi, tu es le Fils de Dieu, tu es le roi d’Israël. » Jésus répartit : « Parce que je t’ai dit : ‘ Je t’ai vu sous le figuier ‘, tu crois ! Tu verras mieux encore. » Et il lui dit : « En vérité, en vérité, je vous le dis, vous verrez le ciel ouvert et les anges de Dieu monter et descendre au-dessus du Fils de l’homme. » |
Le lendemain. Le lendemain du 10 novembre 29, c’est le 11 !
Non, je plaisante, car toutes ces dates ne peuvent être qu’approximatives. Nous sommes à l’automne 29. Jésus réapparaît sur les bords du Jourdain, comme un fait exprès, le lendemain même de l’interrogatoire serré auquel fut soumis le Baptiste de la part des sanhédrites. Les a-t-il croisés ? C’est peu probable. Ils ont dû repartir aussitôt, pour rendre compte à leurs mandants. Entre nous, ils devaient partir un peu frustrés dans leur démarche inquisitoriale, vu les réponses un peu évasives, peut-être même teintées d’ironie, de Jean-Baptiste. Comme Jésus plus tard, il les a faits se prendre à leurs propres pièges dans leurs interrogatoires trop systématiques, légalistes. Ni le Christ, ni Elie, ni le prophète, mais alors rien du tout ? Si, une voix ! Pourquoi donc baptiser ? Mais, aurait pu répliquer facilement Jean-Baptiste, dans la Bible, il n’est question de baptême, ni à propos du futur Messie, ni à propos d’Elie, ni à propos du prophète (Moïse redivivus), encore moins à propos d’une voix, dans le prophète Isaïe. J’ai improvisé. Et alors, que vous chaut ? N’ai-je pas le droit d’improviser ? Mais toutes ces questions, ou toutes ces réponses, rentrées, demeurèrent tues, laissant place à des sous-entendus pleins d’orages. Les envoyés avaient dû griffonner pas mal dans leurs carnets de notes. Mais ils s’en allaient quasiment bredouilles. La menace se précisait.
Jésus, dès le lendemain de ce jour fameux, reparaissait. Emacié, silencieux, les yeux pleins d’éclairs, à la fois resplendissant et anonyme. Comme tout le monde, mais en même temps infiniment autre pour les yeux éveillés à la spiritualité.
Jean-Baptiste l’aperçoit qui passe, perdu dans la foule. En cet instant, deux de ses disciples, anonymes, se tiennent auprès de lui. Ce ne peut être que Jean, le futur évangéliste, et narrateur de la scène, et André, le frère de Pierre, autrement dits les associés du lac de Tibériade. Car l’on s’associait volontiers par équipes de deux, dans le travail de la pêche : André et Pierre, d’un côté, puis Jacques et Jean, ces derniers fils du vieux Zébédée, toujours vivant à cette heure. Donc André et Jean. Le Baptiste n’a qu’un seul mot, prophétique. Désignant le passant des yeux, c’est dans le texte, et de l’index, je l’imagine (mais les peintres l’ont ainsi imaginé), il dit : « C’est l’Agneau de Dieu. » Le Messie, certes, mais déjà le Messie immolé et Sauveur. Quel condensé ! Le commencement et la fin mêlés. Toute la destinée de Jésus, aperçue en un seul regard, c’est bien le cas de le dire.
Après tout, quand je la médite, cette intuition fulgurante du Baptiste ne m’étonne plus tellement. Jésus venait de s’imposer une grève de la faim si terrible, qu’il devait avoir un aspect souffrant. Cela me fait songer à la statue de saint Grignion de Montfort, qu’on aperçoit dans une chapelle de l’église Saint-Sulpice à Paris, là où il a célébré sa première messe. Un jeune prêtre perclus d’austérités et d’humiliations. Victime autant que prophète.
Aussitôt dit, aussitôt fait : Les deux disciples, André et Jean, l’entendant parler ainsi suivirent Jésus. De disciples du Baptiste, ils deviennent illico disciples de Jésus. Ils se mettent à sa suite. Jésus se retourne et joue les étonnés : Mais qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? Réponse embarrassée des deux compères, en tournant leur chapeau, ou leur casquette, entre leurs mains : Mais où loges-tu ? Jésus a compris. En réalité, il avait compris tout de suite : Venez voir. Heure très précise notée à l’horloge du village, s’il y en avait une : la dixième heure, quatre heures de l’après-midi pétantes, ou plutôt inscrites dans le grand cadran solaire du soleil lui-même. Daniel-Rops fait remarquer qu’à cet instant le soleil était sur le point de toucher l’horizon des montagnes, dans cette vallée du Jourdain. Jean eut raison de noter cette heure. C’était là que commençait l’aventure de l’Eglise, celle de la sequela Christi.
Ils restèrent auprès de lui ce jour-là. Ils ont pris un premier contact avec lui, reçu ses premiers enseignements, dans la modeste cellule où il demeurait. Il a dû leur montrer comment il priait. Il a partagé un frugal repas avec eux. Quelques figues, une galette, peut-être un poisson grillé. Puis ils sont repartis enchantés. Leur vie avait désormais un sens. Leur enthousiasme serait communicatif.
C’est là que nous apprenons que l’un des deux compagnons était André. C’est cet André que l’on a surnomme ‘le premier appelé’, faute de connaître le nom de l’autre heureux élu. Mais l’identité de cet heureux élu ne fait guère de mystère. Il ne peut être que celui qui nous a raconté l’histoire. Saint Jean l’évangéliste, malgré son anonymat volontaire, qu’il respectera tout au long de l’évangile, fut donc bien, en compagnie d’André, le premier disciple du Seigneur. Pas étonnant s’il fut toujours, avec sa grande intelligence précoce, l’apôtre préféré du Sauveur.
André, c’est le frère de Simon-Pierre. Le lendemain de ce jour, à l’aube, il le rencontre. Peut-être s’était-il absenté. Ils n’ont pas le moindre doute : Nous avons trouvé le Messie, celui que l’humanité entière attend. Annonce époustouflante, en même temps que naturelle. En ce temps-là, on attendait le Messie d’un instant à l’autre. Heureux temps de fraîcheur naïve ! Et puis, ils avaient sans doute assisté au baptême étrange de Jésus, quelques six semaines plus tôt, avant qu’il ne s’éclipsât mystérieusement. Mais manifestement, ils sont conquis de manière définitive, et leur ferveur est contagieuse.
On amène Pierre à Jésus. Ce dernier n’est pas en reste de coups d’œil fulgurants : Tu es Simon ? Tu seras Céphas, le rocher, la pierre, le fondement. Jésus bâtit son Eglise : la pierre d’angle, les colonnes. La troupe prend forme. Encore le lendemain, troisième jour depuis l’enquête – décidemment, Jean note les jours : il le fera tout au long de son évangile – Jésus projette déjà de partir pour la Galilée, son pays, et leur pays, car ils sont pécheurs du lac. On rencontre Philippe, autre pêcheur : « Suis-moi ». Ce Philippe était de Bethsaïde, la maison des poissons, frontalière de la Trachonitide. D’où étaient originaires Pierre et André, qui vivaient cependant à Capharnaüm. Mais c’étaient des connaissances. Philippe rencontre Nathanaël. La réaction en chaîne est bien amorcée ; elle ne s’arrêtera plus. Ce Nathanaël est de Cana en Galilée (cf. Jn 21,2), bourg proche de Nazareth, et où l’on va se rendre bientôt. Il est à identifier avec l’apôtre Barthélemy, car, comme lui, il est associé étroitement à l’apôtre Philippe, dans la liste des Douze (cf. Mt 10, 3 ; Mc 3, 18 ; Lc 6, 14). Sans doute doit-on comprendre qu’il était Nathanaël, le fils de Thélemy. On s’explique ainsi que son nom n’apparaisse pas chez les synoptiques.
Rien n’est caché au regard de Jésus : « Voici un véritable israélite, un homme sans mensonge. » « D’où me connais-tu ? », réplique l’autre. Tu y vas à l’esbroufe, ou bien connais-tu réellement le fond des cœurs ? « Je t’ai vu sous le figuier. » Il se sent percé à jour. Selon une sentence rabbinique, se placer sous le figuier signifiait se mettre assidûment à la lecture des Saintes Ecritures. Car là on était tranquille, à l’abri des rayons ardents du soleil, dans la fraîcheur, dans la solitude. Effectivement, ce Nathanaël, fervent israélite, devait étudier la Bible, comme tout bon israélite. Et Philippe, pour le persuader, lui mentionne les Saintes Ecritures : la Loi, c’est-à-dire la Torah, ainsi que les prophètes. Mais cette référence n’avait pas suffi à vaincre ses réticences. De Nazareth, ce village que je connais bien, si proche du mien, si insignifiant, peut-il sortir quelque chose de bon ? Il n’est même cité dans la Bible ! « Viens et vois. »
« Nathanaël reprit : ‘Rabbi, tu es le Fils de Dieu, tu es le Roi d’Israël’. » (Jn 1, 49) Dès le principe, leur foi est totale. Sans progression possible. Qu’ajouter au fait que Jésus est le Fils éternel de Dieu ? C’est tout le Credo.
Tu crois parce que je t’ai dit que je t’ai vu sous le figuier ? Peut-être, sûrement même, il y priait. Tu verras mieux encore : l’échelle de Jacob, avec les anges du ciel qui montent et qui descendent au-dessus du Fils de l’homme. Non seulement la perception, par la foi, de la divinité du Fils, mais encore l’eschatologie, et la cosmogonie, et la théophanie qui suivront sa manifestation. A la foi plénière de ses disciples, Jésus, pour n’être pas en reste, répond par une révélation encore plus ample qui les comble. C’est une surenchère de bons procédés.
Les commentateurs veulent souvent que Philippe et Nathanaël eussent été recrutés chez eux, à Bethsaïde, donc après le retour de Jésus. Mais pas du tout. D’après le texte, à prendre scrupuleusement au pied de la lettre (sous peine d’erreur historique), ils ont été choisis dans le val du Jourdain, au moment où Jésus « se proposait de partir pour la Galilée. » (Jn 1, 43). Ou encore, selon une traduction plus littérale : « Le lendemain, il résolut de partir pour la Galilée. » (Jn 1, 43). Mais il n’était pas encore parti. Philippe et Nathanaël, eux-mêmes, étaient disciples du Baptiste et baptisés par lui. Toute la joyeuse bande des galiléens était descendue de concert à la rencontre de celui que nous appelons le Précurseur. Ils s’en reviendront ensemble. En trois jours, ils seront à Cana.
En supposant que les sanhédrites sont descendus un vendredi, ils ont interrogé Jean-Baptiste le dimanche suivant. Ils repartent aussitôt leur mission terminée. Jésus surgit le lundi, le lendemain donc de l’interrogatoire. Le soir même, il défraie ses premiers disciples : Jean et André. Le mardi, choix de Simon-Pierre. Le mercredi, choix de Philippe et Nathanaël et dans la foulée, on monte vers la Galilée. On parvient tous ensemble à Cana le troisième jour (du voyage et du choix de Philippe et Nathanaël) soit le vendredi soir. On était bon marcheur.
Il est vrai que l’expression ‘le troisième jour’ peut prêter à confusion. La Bible de Jérusalem l’entend comme trois jours après la rencontre avec Philippe et Nathanaël (et non pas le troisième jour à partir de la rencontre). Dans ce cas-là il faut tout avancer d’un jour. L’interrogatoire eut lieu le jour du sabbat. Les sanhédrites repartent dès le dimanche matin, leur mission terminée. Jésus ressurgit dans cette même journée du dimanche, le lendemain donc de l’interrogatoire, et reçoit André et Jean. Choix de Pierre, le lundi. Choix de Philippe et Nathanaël, le mardi. Départ pour la Galilée le mercredi matin (peut-être même dès le mardi soir). On parvient à Cana le vendredi soir, trois jours après le choix de Philippe et Nathanaël. Quoi qu’il en soit de l’interprétation, l’intention délibérée de Jean d’indiquer les jours est manifeste.
De toute façon, la semaine est complète, comptée presque jour par jour, selon d’ailleurs la coutume de Jean dans tout son évangile. C’est ce que la Bible de Jérusalem appelle avec raison la semaine inaugurale, premier septénaire d’un plan vraiment septénaire du IVe évangile, si l’on met à part le Prologue (Jn 1, 1-18) et l’Appendice (Jn 21), rédigés après coup.