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Aussitôt après, l’Esprit le pousse au désert, et il demeura dans le désert quarante jours tenté par Satan. Jésus, rempli de l’Esprit Saint, revint des bords du Jourdain et fut conduit par l’Esprit à travers le désert pour être tenté par le diable ; pendant quarante jours, il y fut tenté par le diable. Et il était avec les bêtes sauvages et les anges le servaient. Il jeûna quarante jours et quarante nuits, il ne mangea rien durant ces jours-là, et lorsqu’ils furent écoulés, il eut faim. Et le tentateur l’abordant, le diable, lui dit alors : « Si tu es Fils de Dieu ordonne que ces pierres se changent en pain. » Mais Jésus lui répliqua : « Il est écrit : l’homme ne vit pas seulement de pain mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. » Le diable l’emmenant alors plus haut, sur une très haute montagne, lui fit voir en un instant tous les royaumes de l’univers avec leur gloire et lui dit : « Tout cela je te le donnerai, toute cette puissance et la gloire de ces royaumes, car elle m’a été remise et je la donne à qui je veux. Si donc tu tombes à mes pieds et m’adores, si tu te prosternes devant moi, elle t’appartiendra toute entière. » Alors Jésus lui dit : « Retire-toi, Satan, car il est écrit : C’est le Seigneur ton Dieu que tu adoreras et c’est à lui seul que tu rendras un culte. » Alors le diable le conduisit à la Ville Sainte, Jérusalem, le plaça sur le faîte du Temple et lui dit : « Si tu es Fils de Dieu, jette-toi d’ici en bas ; car il est écrit : Il donnera pour toi des ordres à ses anges afin qu’ils te gardent. Et encore : Ils te porteront dans leurs mains de peur que tu ne heurtes du pied quelque pierre. » Mais Jésus lui répliqua : « Il est encore écrit, il est dit : Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu. » Ayant ainsi épuisé toutes les formes de la tentation, le diable s’éloigna de lui pour revenir au temps marqué. Alors le diable le quitte et voici que des anges s’approchèrent et ils le servaient. |
Marc raconte les tentations du Christ au désert de Judée en seulement deux versets. Matthieu grec et Luc le font en citant, en sus de Marc, un document commun, qui rapporterait aussi la prédication du Baptiste, et que nous avons assimilé, par provision, à la source Q (Voir commentaire de l’épisode 14). Ce document commun correspond, ici, aux versets : Lc 4, 2b-13 et Mt 4, 2-11a.
Il est essentiel de le remarquer. Le détail des tentations du Christ, comme celui de la prédication de Jean, se trouvent ainsi au confluent de deux documents indépendants : Marc et la probable (ici) source Q, que les évangélistes, Matthieu grec et Luc, ont fusionnés. C’est un indice certain d’authenticité. Cela se produit très rarement dans le reste de la tradition synoptique.
De ces tentations, rien n’empêche que Jésus en ait fait la confidence à ses apôtres, puisque d’une part Marc, disciple de Pierre, les rapporte succinctement ; et que d’autre part Matthieu araméen les avait notées dans ses logia.
Sans doute, si le disciple Matthieu le douanier n’a été recruté par Jésus qu’un peu plus tard, en a-t-il reçu le compte-rendu de la bouche des premiers disciples, ceux qui étaient présents sur les bords du Jourdain : Pierre, André son frère, Jacques et Jean, Philippe et Nathanaël.
Cela pouvait fort bien se raconter dans les veillées. Et Matthieu a-t-il pu en obtenir confirmation de la part même de Jésus. L’évangile apocryphe des Ebionites précisait, selon Daniel-Rops : « Le Seigneur nous disait que le diable discuta avec lui et le tenta quarante jours. » C’est dans la bouche du Christ que l’ancienne tradition plaçait ce récit. Il ne pouvait guère, d’ailleurs, en être autrement.
Quand Petitfils soutient « que nous sommes ici en présence d’un genre littéraire particulier, qu’il convient de lire dans le contexte culturel de l’époque : un récit fictif illustrant une idée théologique, accomplissant une ‘vérité propre’ » (page 96), il cède aux légèretés de l’exégèse contemporaine. Rien n’est plus véridique, et vraisemblable, que ce récit. Comme si les synoptiques pensaient à faire de la théologie ! Ils n’en avaient même pas la notion. Ils ne songeaient qu’à relater, naïvement, la vérité historique.
Sans nul doute peut-on se demander, sincèrement, si les tentations subies par le Christ furent réelles ou seulement mentales, psychologiques. Si le Christ a été physiquement transporté sur le pinacle du Temple, ou bien si, halluciné par son long jeûne, il a seulement rêvé qu’il l’était. Mgr Clemens Kopp, dans ses Itinéraires évangéliques, suggère nettement la seconde solution. Je n’en suis pas si sûr.
Il fallait que Jésus, le Messie, fût éprouvé dans son humanité, au début de sa vie publique. Dieu aura permis qu’il le soit réellement, physiquement, aussi bien qu’en pensée. C’est là un des mystères de notre foi. Un mystère de solidarité avec nous, les hommes, qui connaissons la tentation.
On aura souvent l’occasion de le constater, dans la suite de la synthèse. La source Q n’est pas rapportée dans le même ordre par les évangiles de Matthieu grec et de Luc. C’est une constante de l’exégèse évangélique, qui se vérifiera dans la suite. Les tentations du Christ ne font pas exception. Elles ne sont pas décrites dans le même ordre dans Matthieu et Luc. Mais conformément à la règle immuable que nous nous sommes fixée tout au long de la synopse, comme de la synthèse, nous accordons la priorité absolue, en l’absence de Marc, à la séquence de Luc. Par conséquent la péricope 4, 5-7 de Matthieu est changée de place pour être mise en parallèle du texte de Luc. Les tentations sont présentées ici dans l’ordre suivant : 1).Tentation des pains. 2). Tentation au sommet de la haute montagne. 3). Tentation au Temple. Tandis que Matthieu, lui, avait l’ordre : 1). Tentation des pains. 2). Tentation au Temple. 3). Tentation sur la haute montagne.
Il faut avouer, pour le cas présent, que la règle est un peu arbitraire. On n’a aucun moyen de vérifier dans quel ordre réel elles se sont produites. Mais il faut bien se fixer une consigne stable.
On a bien là les trois formes principales de la tentation, que devait subir le Christ, comme tout homme : la tentation matérielle, la tentation intellectuelle, et la tentation spirituelle. On remarque cependant qu’il manque la tentation de la chair, proprement dite. Mais il ne convenait pas que le Christ la subît, ou que, tout au moins, les évangélistes la rapportassent. Je crois bien avoir lu, cependant, dans des écrits de mystiques, que le Christ avait subi aussi cette tentation, un peu comme les anachorètes, au désert, qui voyaient les accoster, en mirages, de gentes personnes. On a fait subir au jeune saint Thomas d’Aquin une épreuve de ce genre. De même pour saint Bernard, avant qu’il ne quittât le monde. Mais, encore une fois, même les plus grands saints n’étaient pas le Christ.
Luc le dit bien : « Ayant ainsi épuisé toute tentation, le diable s’éloigna de lui jusqu’au moment favorable. » (Lc 4, 13). Le Christ a subi toutes les formes de la tentation que peut connaître un homme, et pas seulement un ange. Quel était ce temps favorable, ou ce temps marqué ? L’original grec dit sobrement : kairos, l’occasion, par opposition à khronos, le temps qui passe. Pour le Christ, ce fut évidemment la Passion, et la nuit de Gethsémani.
On a remarqué que le Christ répond à chaque tentation du démon par une parole de l’Ecriture. L’Ecriture, connue et citée opportunément, est un excellent exorcisme. Mais dans la bouche du démon, entendue à la lettre et non en esprit, elle devient un piège.
C’est conduit par l’Esprit, soulignent les trois évangiles, que Jésus fut emmené au désert pour y être tenté. C’est que depuis son baptême tout récent, Jésus était visiblement, aux yeux des hommes, conduit par l’Esprit. Et sa première démarche d’homme charismatique, sa retraite de 40 jours dans la solitude, ne pouvait évidemment pas échapper à cette motion de l’Esprit. Au début de sa vie publique, ce temps d’épreuve et de méditation était absolument nécessaire. Certainement pas une légende fabriquée après coup !
C’est un exemple, aussi, qu’il a donné aux hommes, et spécialement aux hommes d’Eglise, qui ne manquent pas de faire des retraites pour préparer des entreprises fructueuses d’apostolat. Tous les saints ont suivi ce mode d’emploi.
La durée elle-même de son séjour à l’écart évoque pour nous de grands souvenirs bibliques. Jésus ne l’a pas choisie au hasard. Ou ce n’est pas une affabulation mythologique, ou un discours allégorique conventionnelle. Non, Jésus l’a déterminée librement et très consciemment.
40 jours, c’est en raccourci les 40 ans d’épreuve et de purification de peuple hébreu au désert, avant l’entrée dans la terre promise. 40 jours, c’est le temps aussi qu’avait passé Moïse dans la montagne. Et c’est le temps qu’Elie avait mis pour atteindre l’Horeb. C’est aujourd’hui la durée du carême pour les chrétiens. C’est manifestement un rythme de vie, un parcours obligé de la vie spirituelle.
Il reste vrai que l’exploit de Jésus : survivre sans manger ni boire pendant quarante jours, demeure une performance inhumaine, surhumaine, inégalée et inégalable ! On le souligne rarement. A la sortie de cette épreuve, Jésus devait être mince et élancé comme un fil de fer ! Soulagé et affranchi de toute pesanteur humaine. On comprend vraiment qu’il ait eu faim. Et qu’il ne dût surtout pas rompre le jeûne de façon brutale, comme le lui suggérait Satan, ne serait-ce que par une précaution élémentaire de survie. Seul le Messie de Dieu, habité par l’Esprit, pouvait se permettre, sans dommage irréparable pour son corps, un tel temps de pénitence. Un idéal qu’on pourrait seulement imiter de loin. Il fallait, en tout, qu’il marchât en tête, bien en avant. Les ermites de toutes les époques suivront ses traces.
Où placer, géographiquement, le désert dans lequel se retira Jésus ? La tradition le fixe au djebel Quarantal, le mont de la Quarantaine, juste à l’ouest de Jéricho, avec ses 348 mètres presque à pic au-dessus de la vallée du Jourdain. Daniel-Rops en donne une description romantique, comme il en a le secret. Une trentaine ou quarantaine de grottes dans les rochers témoignent encore de la présence d’anachorètes, dans les parages, dès le IVe siècle de notre ère. Un modeste couvent byzantin y subsiste de nos jours, incrusté dans la paroi rocheuse. Du sommet, où se dressait autrefois une forteresse, la forteresse Duk, où fut assassiné Simon le dernier des frères macchabées, se développe un panorama époustouflant, sur toute la vallée du Jourdain, à l’est, sur la Palestine, à l’ouest, l’Hermon, au nord, et la mer Morte, au sud. « C’est un des sites les plus austères de ce désert de Juda, où planent les aigles et aboient les chacals. » « Le désert est plein de ces blocs monstrueux qui imitent le pain, comme par dérision. » Toutefois, l’érudit Clemens Kopp, dans ses Itinéraires évangéliques déjà cités, nous apprend que la tradition de fixer dans ces lieux les tentations du Christ est assez tardive. Elle ne remonterait guère qu’au temps des croisades. On peut donc rester sceptique, ou tout au moins réservé, sur cette localisation.
Si le Christ a été baptisé fin septembre de l’an 29 de notre ère, ses 40 jours dans le désert ont dû se prolonger jusqu’à mi-novembre de la même année ; disons jusqu’au 8 novembre, à peu de jours près. Puis il reviendra dans le val du Jourdain où continuait d’officier Jean-Baptiste. C’est là que le Baptiste, le voyant réapparaître auréolé de la plus vive spiritualité, lui rendra témoignage. Et Jésus lui-même choisira parmi les disciples du Baptiste ses premiers fidèles, avant de les amener aux noces de Cana, début 30. La Pâque de l’an 30 sera la première Pâque de sa vie publique à Jérusalem, celle des marchands chassés du Temple et de l’entretien avec Nicodème. L’année 30 entière verra son ministère commun avec celui du Baptiste, principalement en Judée. Le ministère en Galilée ne commencera guère qu’en l’an 31, après l’arrestation de Jean-Baptiste.