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Sur ces entrefaites, la foule s’étant assemblée par milliers et par milliers au point qu’on s’écrasait les uns les autres, il se mit à dire, et d’abord à ses disciples : « Méfiez-vous du levain, -- c’est-à-dire de l’hypocrisie, -- des Pharisiens. « N’allez donc pas les craindre ! Non, rien ne se trouve si voilé qui ne doive être dévoilé ; rien de caché qui ne doive être connu. C’est pourquoi tout ce que vous aurez dit dans les ténèbres sera entendu au grand jour, et ce que vous aurez entendu à l’oreille dans les pièces les plus retirées sera proclamé sur les toits. « Ce que je vous dis dans les ténèbres, dites-le au grand jour ; et ce que entendez dans le creux de l’oreille, proclamez-le sur les toits. « Je vous le dis à vous, mes amis : Ne craignez rien de ceux qui tuent le corps mais ne sauraient tuer l’âme ; et après cela ne peuvent rien faire de plus. Je vais vous montrer qui vous devez craindre : craignez plutôt celui qui, après avoir tué, a le pouvoir de jeter dans la géhenne, celui qui peut perdre dans la géhenne à la fois l’âme et le corps. Oui, je vous le dis, celui-là, craignez-le. Ne vend-on pas cinq passereaux pour deux as ? Ne vend-on deux passereaux pour un as ? Et pas un d’entre eux n’est en oubli devant Dieu ; pas un d’entre eux ne tombe au sol à l’insu de votre Père. Et vous donc ! ... « Bien plus, vos cheveux mêmes sont tous comptés. Aussi soyez sans crainte ; vous valez bien mieux, vous, qu’une multitude de passereaux. « Je vous le dis, quiconque se déclarera pour moi devant les hommes, le Fils de l’homme à son tour se déclarera pour lui devant les anges de Dieu ; à mon tour je me déclarerai pour lui devant mon Père qui est dans les cieux. Mais celui qui m’aura renié à la face des hommes, sera renié à la face des anges de Dieu, à mon tour je le renierai devant mon Père qui est dans les cieux. « Et si quelqu’un, tout homme, dira une parole contre le Fils de l’homme, cela lui sera remis. Mais s’il parle contre le Saint Esprit, pour celui qui aura blasphémé contre le Saint Esprit, il n’y aura pas de rémission ; cela ne lui sera pas remis ni en ce monde ni dans l’autre. « Quand on vous conduira devant les synagogues, les magistrats et les autorités, ne cherchez pas avec inquiétude comment vous défendre ou que dire, car le Saint Esprit vous enseignera au moment même ce qu’il faut dire. » |
Parler ouvertement et sans crainte, c’est bien le cas de le dire ! Jésus vient d’en administrer la preuve, ou l’exemple, dans le fameux repas avec les Pharisiens, les scribes, les légistes et consorts (notre épisode précédent). A la sortie, la foule s’amasse au point qu’on s’écrasait, nous dit Luc. Nous ne savons toujours pas où nous sommes, ni dans quel temps. Sans doute en plein ministère galiléen, au plus grand du succès populaire. Jésus prend à témoin la foule, au premier rang de laquelle se trouvent ses disciples, de l’hypocrisie des Pharisiens, et de leurs amis scribes, qui passent pourtant pour les instructeurs du peuple, ou qui se donnent tels.
« Méfiez-vous du levain – c’est-à-dire de l’hypocrisie – des Pharisiens. » (Lc 12, 1). Sans doute l’incise est-elle un commentaire de Luc, ou encore de l’auteur de l’évangile araméen. Peut-être est-elle du Christ lui-même qui, cette fois, veut s’exprimer clairement. Mais c’est moins probable.
Déjà, dans l’épisode 86, quand nous étions dans la barque en compagnie du groupe apostolique, en direction de Bethsaïde, Jésus avait parlé du levain des Pharisiens et des Sadducéens. Matthieu grec avait trouvé bon d’ajouter ce commentaire : « Alors ils comprirent qu’il avait dit de se méfier, non du levain dont on fait du pain, mais de la doctrine des Pharisiens et des Sadducéens. » (Mt 16, 12).
Beaucoup de paroles, contenues dans ce discours, apparaissent déjà dans Marc, et appartiennent de ce fait à la double tradition. On les trouve souvent en double dans Luc lui-même, ou dans Matthieu grec, qui imite tantôt l’une ou tantôt l’autre des deux sources. Il y a aussi de nettes ressemblances avec Jean. C’est là qu’on observe l’imbrication très subtile qui préside à la fabrication de nos trois, ou même quatre, évangiles canoniques.
« Méfiez-vous du levain […] des Pharisiens » (Lc 12, 1) dit Jésus dans la source Q. « Gardez-vous du levain des Pharisiens et de levain d’Hérode » avait-il dit dans la barque d’après Marc (8, 15) (toujours notre épisode 86). Et Matthieu grec, en cette même occasion, lui faisait dire : « Méfiez-vous du levain des Pharisiens et des Sadducéens ! » (Mt 16, 6).
« Rien ne se trouve si voilé qui ne doive être dévoilé » (Lc 12, 2) poursuit Jésus dans la source Q. Matthieu grec reprenait, quant à lui, cette phrase dans son discours apostolique : « Rien ne se trouve voilé qui ne doive être dévoilé. » (Mt 10, 26). « Car il n’y a rien de caché qui ne doive être manifesté » disait déjà Jésus dans Marc (4, 22) dans la parabole de la lampe (notre épisode 58). Et Luc reprenait en écho dans le même épisode : « Car il n’y a rien de caché qui ne doive être manifeste. » (Lc 8, 17).
« Ne craignez rien de ceux qui tuent le corps et après cela ne peuvent rien faire de plus » dit Jésus dans la source Q (Lc 12, 4). Matthieu grec reprend cette idée dans son discours apostolique : « Ne craignez rien de ceux qui tuent le corps mais ne sauraient tuer l’âme. » (Mt 10, 28).
« Quiconque se déclarera pour moi devant les hommes, le Fils de l’homme à son tour se déclarera pour lui devant les anges de Dieu » dit Jésus dans la source Q (Lc 12, 8). De nouveau, Matthieu grec utilise cette idée dans son discours apostolique : « Quiconque se déclarera pour moi devant les hommes, à mon tour je me déclarerai pour lui devant mon Père qui est dans les cieux. » (Mt 10, 32). Mais Marc, juste avant la Transfiguration, avait noté une pensée similaire : « Car celui qui aura rougi de moi et de mes paroles dans cette génération adultère et pécheresse, le Fils de l’homme, à son tour, rougira de lui, quand il viendra dans la gloire de son Père avec les saints anges. » (Mc 8, 38). Et Luc, de nouveau, avait repris cette parole en parallèle de Marc : « Car celui qui aura rougi de moi et de mes paroles, de celui-là le Fils de l’homme rougira, quand il viendra dans sa gloire et dans celle du Père et des saints anges. » (Lc 9, 26). C’était notre épisode 90.
« Et tout homme qui dira une parole contre le Fils de l’homme, cela lui sera remis, mais pour celui qui aura blasphémé contre le Saint-Esprit, il n’y aura pas de rémission » écrit Luc dans la grande insertion (Lc 12, 10). Matthieu grec copie cette parole et la place en conclusion de son épisode ‘Jésus et Béelzéboul : « Et si quelqu’un dit une parole contre le Fils de l’homme, cela lui sera remis ; mais s’il parle contre l’Esprit Saint, cela ne lui sera pas remis ni en ce monde ni dans l’autre. » (Mt 12, 32). Marc de son côté avait écrit dans notre épisode 55 (Calomnie des scribes) : « En vérité, je vous le dis, tout sera pardonné aux enfants des hommes, les péchés et les blasphèmes tant qu’ils en auront proférés ; mais quiconque aura blasphémé contre l’Esprit Saint n’aura jamais de pardon : il est coupable d’une faute éternelle. » (Mc 3, 28-29).
« Quand on vous conduira devant les synagogues, les magistrats et les autorités, ne cherchez pas avec inquiétude comment vous défendre et que dire, car le Saint Esprit vous enseignera au moment même ce qu’il faut dire » note Luc, ici, dans la grande insertion (Lc 12, 11-12). Marc écrira de même dans son discours eschatologique : « Et quand on vous emmènera pour vous livrer, ne vous préoccupez pas de ce vous direz, mais dites ce qui vous sera donné sur le moment : car ce n’est pas vous qui parlerez, mais l’Esprit Saint. » (Mc 13, 11). Ce sera notre épisode 198. Luc écrira en parallèle, dans le même discours eschatologique : « Mettez-vous bien dans l’esprit que vous n’avez pas à préparer votre défense : car je vous donnerai moi-même un langage et une sagesse, à quoi nul de vos adversaires ne pourra résister ni contredire. » (Lc 21, 14-15). De son côté, Matthieu grec reprendra cette phrase de Marc, ou peut-être même celle de la grande insertion (car elles se ressemblent), dans son discours apostolique, troisième section : persécution des missionnaires, en faisant dire à Jésus : « Mais, quand on vous livrera, ne cherchez pas avec inquiétude comment parler ou que dire : ce que vous aurez à dire vous sera donné sur le moment, car ce n’est pas vous qui parlerez, c’est l’Esprit de votre Père qui parlera en vous. » (Mt 10, 19-20).
Et certaines expressions de ce discours de Jésus, après le repas chez le Pharisien (notre épisode précédent), consonnent aussi avec l’évangile de Jean. « Je vous le dis à vous mes amis » (Lc 12, 4) annonce le : « Je ne vous appelle plus serviteur […] je vous appelle amis », de Jn 15, 15. « Le Saint-Esprit vous enseignera au moment même ce qu’il faut dire » (Lc 12, 12) se rapproche de : « Mais le Paraclet, l’Esprit Saint, que le Père enverra en mon nom, vous enseignera tout » de Jn 14, 26.
La Théorie des deux sources – Marc et Matthieu araméen – nous permet plus que jamais d’entrer profondément dans l’analyse des textes. Nous voyons comment Luc et Matthieu grec les utilisent tour à tour, les combinent jusqu’à se répéter. Les trois sources principales qui nous permettent d’accéder aux paroles mêmes de Jésus : Marc et Matthieu araméen, donc, puis Jean, se ressemblent parfois étroitement. La Théorie des deux sources ne se dément pas. Elle se confirme jusque dans le détail infime des textes. Mais le fait de savoir que Matthieu grec (le diacre Philippe) et Luc se sont connus avant de rédiger nous aide aussi.