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112. Le Pater.

(Matthieu 6, 9-13). Luc 11, 1-4.

Or, un jour, quelque part, il priait. Quand il eut fini, un de ses disciples lui demanda : « Seigneur, apprends-nous à prier, comme Jean l’a appris à ses disciples. » Il leur dit : « Vous donc priez ainsi, quand vous priez, dites :

Notre Père qui es dans les cieux,

que ton Nom soit sanctifié,

que ton Règne arrive,

que ta Volonté soit faite sur la terre comme au ciel.

Donne-nous aujourd’hui, chaque jour, notre pain quotidien,

remets-nous nos dettes, nos péchés, comme nous-mêmes avons remis à nos débiteurs,

et ne nous soumets pas à la tentation,

mais délivre-nous du Mauvais. »

Episode 112. Commentaire.

« Or, un jour, quelque part. » (Lc 11, 1). On voit bien par ce début de péricope que la source Q, et Luc lui-même dans sa grande insertion, enregistraient des épisodes destinés à la postérité, mais qu’ils ne situaient pas précisément dans le temps ni dans l’espace : un jour quelconque, dans un endroit quelconque.

On doit les prendre comme tels, puisque l’évangéliste Luc nous les présente comme tels.

Matthieu grec, quant à lui, a inclus sa relation de l’institution du Pater dans son Sermon sur la montagne, qui on le sait, n’a pas d’équivalent dans Marc, et qui procède apparemment, lui aussi, de la source Q, l’évangile araméen de Matthieu. Cet évangile araméen contenait des paroles authentiques de Jésus-Christ, mais les deux auteurs d’évangile, Luc et Matthieu grec, les ont utilisées différemment, selon leurs besoins.

L’institution du Pater faisait donc évidemment partie de la source Q, puisqu’on la retrouve à la fois dans Matthieu grec et dans Luc, et non dans Marc.  

Elle figure dans la source Q. Mais elle y figure sous deux formes nettement différentes : une forme brève, en cinq propositions seulement, celle de Luc dans sa grande insertion (Lc 11, 2-4), et une forme longue, en sept demandes, dans le Sermon sur la montagne de Matthieu grec (Mt 6, 9-13). Par principe, dans la synopse-synthèse, nous avons mis la péricope de Matthieu grec en parallèle de celle de Luc, puis nous les avons fondues ensemble. (En l’absence de Marc, priorité absolue à l’ordre de Luc). Mais cette option que nous avons prise n’est qu’une hypothèse de travail, qui ne doit pas obnubiler notre recherche. C’est l’option la plus probable certes, mais elle n’est pas apodictiquement certaine.

On peut considérer que c’est Luc qui nous donne la version originale du Pater. Il nous précise bien qu’on ne peut dater dans le temps, ni situer dans l’espace, son institution et son legs aux disciples. Mais l’on pourrait tout à fait, par provision, envisager d’autres solutions : par exemple, le Pater aurait réellement été prononcé pendant le Sermon sur la montagne, sous la forme septénaire que nous livre Matthieu grec. Ou encore le Pater aurait été édicté par Jésus-Christ à deux reprises, et sous deux formes différentes, une forme longue et une forme brève.

Un sympathique blogueur nommé Yves Daoudal, qui avoue ne pas connaître le grec ancien, mais qui a appris cependant à réciter le Pater dans cette langue, avec la prononciation voulue, c’est-à-dire avec toutes les aspirations et les iotacismes, défend l’idée que la langue grecque serait la langue originale du Pater. Jésus-Christ l’aurait directement enseigné sous cette forme à ses disciples, qui eux-mêmes entendaient le grec.   

Cette proposition, intéressante en soi, a cependant bien peu de chance d’être vraie, d’un point de vue historique. La langue courante de l’époque en Palestine, la langue vernaculaire, ç’était l’araméen depuis le retour d’exil. Jésus, même s’il connaissait le grec, enseignait les foules en araméen, et tous ses disciples, comme lui-même, s’exprimaient en araméen.

Il reste vrai que le grec de la koinê tendait à devenir la langue universelle, dans tout le Moyen Orient, depuis les conquêtes d’Alexandre, et même la langue du commerce. Un peu comme l’anglais pour nous, aujourd’hui. Deux apôtres, au moins, portaient des noms grecs : André (l’homme) et Philippe (l’amateur de chevaux). Il est probable que le négoce du poisson, pour les pêcheurs du lac de Tibériade, se pratiquait en grec. 

Cependant, Jésus n’aura pas proposé la récitation du Pater sous une forme futuriste, ou étrangère, mais  plutôt dans la langue de tous les jours, la langue usuelle. Dans le Sermon sur la montagne il s’adressait aux foules, qui parlaient l’araméen. Et dans la grande insertion de Luc, la forme quinquénaire du Pater semble provenir directement de l’évangile de l’apôtre Matthieu, qui fut rédigé en langue hébraïque selon la tradition, c’est-à-dire très probablement en araméen.

Mais quelle fut la version originale du Pater, celle donnée par Luc, ou celle transmise par Matthieu grec ?

La Théorie des deux sources semblerait suggérer que Matthieu grec a trouvé le Pater dans la source Q, sous sa forme réduite, tel que nous le lisons dans Luc, et qu’il l’a développé lui-même sous une forme septénaire, pour l’insérer dans le discours sur la montagne tel qu’il l’a composé.

Dans ces conditions l’auteur réel du Notre Père, sous la forme où nous le récitons tous les jours, ne serait autre que le diacre Philippe, l’un des Sept. La Bible de Jérusalem elle-même souligne à l’envi ce travail de composition, accompli par l’auteur de notre premier évangile. « Dans la rédaction de Matthieu (grec), le Pater contient sept demandes. Ce chiffre est cher à Matthieu : deux fois sept générations dans la généalogie, sept béatitudes (sic !), sept paraboles, pardonner non sept fois, mais soixante-dix-sept fois, sept malédictions des Pharisiens, sept parties de l’évangile. » (Note à Mt 6, 9). Il est de fait que tout le premier évangile répond à une rythmique septénaire, qui est typique de bien des écrits judéo-chrétiens. On retrouve cette rythmique dans d’autres écrits du Nouveau Testament, comme l’évangile de saint Jean, l’épître aux Hébreux, mais avec des styles très différents.

Que le Pater lui-même soit construit sous une forme septénaire laisse donc penser qu’il s’agit d’une composition littéraire de l’auteur de notre premier évangile.

Ce qui ne veut pas dire que Jésus-Christ n’a pas institué le Notre Père, ni qu’il n’a pas demandé à ses disciples de prier ainsi. Divina institutione formati, audemus dicere, dit la liturgie. Instruits par l’institution divine, nous osons dire. Mais il l’a fait sous la forme brève que l’on trouve dans saint Luc, en un temps et dans un lieu indéterminés.

« Quand vous priez, dites :

Père, que ton Nom soit sanctifié ;

que ton Règne arrive ;

donne-nous chaque jour notre pain quotidien ;

remets-nous nos péchés,

car nous-mêmes remettons à quiconque nous doit ;

et ne nous soumets pas à la tentation. » (Lc 11, 2-4).

La Bible de Jérusalem juge au contraire que la version (longue) de Matthieu grec parait plus primitive. Ce n’est pas mon sentiment. La version simple, et la moins construite, a des chances d’être plus ancienne. Certes, Matthieu grec a rendu ‘nos péchés’ de Luc par ‘nos dettes’. Mais il l’a fait par cohérence avec le stique suivant, qui parle bien de dettes dans les deux versions. Dans la pensée de Luc (comme dans la pensée du Christ, ce semble) les péchés sont des dettes que l’on a contractées envers Dieu.

Subsistent deux difficultés célèbres pour la traduction en langue vernaculaire du Notre Père, celle sur le ‘pain quotidien’, et celle sur ‘ne nous soumets pas à la tentation’. Nous ne prétendrons pas les résoudre ici de manière définitive mais seulement exposer notre point de vue. Remarquons d’abord, et cette remarque est capitale, que les deux expressions controversées, dont la traduction est débattue, se retrouvent à l’identique dans les deux formes du Pater, la longue et la courte, celle de Matthieu grec et celle de Luc. Il semble donc bien, il paraît même certain, qu’elles appartiennent (dans leur teneur) au texte primitif, et même qu’elles ont été traduites de l’araméen, langue originale du Pater, par un même auteur, à savoir Philippe le diacre en personne, et qu’il l’a fait à deux reprises : la première fois quand il livrait à l’intention de Luc la traduction de l’évangile araméen de Matthieu, et la seconde fois pour son propre compte quand il rédigeait le Sermon sur la montagne dans son évangile.  

Sur le mot grec ‘epiousion’, les traducteurs latins se sont escrimés pour le rendre : ‘cotidianum’, ‘supersubstantialem’, ‘perpetuum’, ‘necessarium’, ‘venientem’, ‘crastinum’. Les traducteurs français hésitent de même. L’adjectif verbal ‘epiousion’ peut venir d’un verbe qui contient la préposition ‘epi’, (sur, vers), et le verbe être et dans ce cas-là il signifie super-substantiel (nécessaire à la subsistance), ou il peut provenir d’un autre verbe contenant la même préposition ‘epi’, (sur, vers), et le verbe aller, et dans ce cas-là il signifie futur, à venir, suivant, et l’on peut traduire par ‘pour le jour suivant’.

Les dictionnaires semblent pencher pour la seconde solution. Il s’agirait bien du pain de demain (crastinum), du pain immédiatement à venir (venientem). On peut donc traduire sans contresens : quotidien (cotidianum). Et c’est bien le mot qu’emploie la liturgie latine. ‘Notre pain de chaque jour’, dans la traduction admise, a la même signification.

« Ne nous soumets pas à la tentation » traduit approximativement aussi bien le grec que le latin du Notre Père de Matthieu grec, comme de celui de Luc. « Et ne nos inducas in tentationem ». Une faute aurait-elle pu entacher la translittération de l’araméen vers le grec, aussi bien chez Matthieu grec que chez Luc ? Dans ce cas-là l’unique responsable serait le diacre Philippe, auteur des deux formes. Mais observons-le le texte original des évangiles, le seul qui fasse foi, le seul reconnu par l’Eglise, et d’ailleurs le seul qui soit parvenu jusqu’à nous, c’est le grec. La teneur exacte de l’araméen n’est qu’une conjecture et l’on ne peut corriger le latin de la Vulgate, encore moins le grec de l’original !

Par ailleurs, le mot grec ‘peirasmos’, que l’on rencontre aussi bien dans Luc que dans Matthieu grec, et que l’on traduit d’ordinaire, et ici même, ‘par tentation’, signifierait plutôt ‘épreuve’, ‘essai’, ‘tentative’, ‘test’. Il provient d’un verbe qui selon les dictionnaires veut dire ‘essayer’. C’est peut-être là qu’on pourrait améliorer notre traduction habituelle du Pater, qui gêne certains. On pourrait comprendre : ‘ne nous conduis pas vers l’épreuve’, ‘ne nous mets pas à l’essai’.

Dieu ne tente pas, mais il peut permettre que soyons soumis à la tentation. Le saint homme Job a été tenté avec la permission de Dieu. Dieu ne permet pas que nous soyons tentés au-dessus de nos forces. Délivre-nous, Seigneur, de l’épreuve de la tentation.

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